L’exclusion des Juifs des pays arabes aux sources du conflit – 9
Constantine 1961, Paris 2003. L’exode inoublié
par Raphaël Draï
La mémoire peut se définir de différentes façons: conservatoire de ce qui fut, irréversiblement, ou préservation de ce qui sera, contre tout pronostic oraculaire ou tout jugement de la Fatalité.
Pour ma part, j’y vois une forme de ténacité. Celle de l’esprit, et même du corps luttant contre les dissolutions de l’oubli sous le seul prétexte que le temps passe, qu’il a passé. Et après ! Qu’il passe donc mais sans nous entraîner à sa suite. Autrement que deviendrait la vocation humaine au témoignage en direction d’un avenir jamais renoncé?
C’est donc un témoignage que je voudrais livrer en ces quelques lignes sur ce que fut mon départ brutal d’Algérie, en septembre 1961, il y a plus de quarante ans.
À Constantine, ma ville natale, depuis plusieurs mois déjà l’on tuait sans répit. Les rues étaient devenues des abattoirs où les exécuteurs du FLN et les commandos de l’OAS se donnaient furieusement la réplique.
L’assassinat de Raymond Leyris sur injonction du FLN fut ressenti par la communauté juive comme le signe irréfragable du naufrage de l’Algérie française et celui, désormais irrécusable, après quelques années de faux espoirs, du départ collectif.
J’ai quitté Constantine avant d’y avoir atteint mes vingt ans, mes parents ayant décidé que ma vie irait au-delà de cette limite, quitte à ce que ce fût de l’autre côté de la Méditerranée. Pourtant, ce départ a comme tranché mon existence en deux puisque je ne suis plus revenu sur mes pas.
Depuis cet arrachement, avec deux valises pour viatique, et si peu de livres échappés à ma bibliothèque d’enfant et de collégien, il n’est pas un jour où des images de Constantine, ma ville natale, ne me reviennent en tête.
Images entêtées, entêtantes. Elles ne veulent pas se dessaisir de ce qui les habite : une enfance et une adolescence continuant de vivre une vie propre, comme un témoin serrant près de son corps le corps de son témoignage, et défendant l’un par l’autre. Comment un tel enfant d’abord, puis cet adolescent que j’ai été – et que je suis resté, malgré l’écoulement du temps chronologique et à cause de cette coupure –, ont-ils justement fait corps avec une ville tout entière?
Une simple vue de Constantine suffirait à le faire comprendre.
Aucune ville natale ne se compare à une autre.
L’on connaît des gosses de banlieue aussi fortement attachés à leur HLM que des châtelains à leur château. Me permettra-t-on de soutenir que Constantine est tout de même une ville hors de l’ordinaire, si tant est qu’elle en soit une, et de commune représentation?
Sa situation géographique, sa conformation topographique, ses anamorphoses géologiques, en font un site auquel le rêve seul convient. Clivée en son milieu par l’on ne sait quel accident sismique, ou par quel mouvement rongeur d’au-delà du temps mesurable, elle donne à la fois le sentiment de l’abîme et le souhait des ponts.
Son histoire est accordée à rien de moins que celle du genre humain. Son sol et son sous-sol, saturés de signes, en constituent l’archive incessible, et cela depuis les temps scolairement qualifiés de temps « préhistoriques ».
Pour qui voudrait s’en convaincre, il n’aurait qu’à consulter le Bulletin archéologique de l’Est Constantinois, rescapé dans tel Musée parisien jouxtant le Jardin du Luxembourg.
À Constantine, la préhistoire est tellement présente qu’elle se fait histoire tout court, surtout lorsqu’elle incite sans répit à considérer, en pente remontante, ses strates de plus en plus antérieures. En ce lieu dit, l’Humain a commencé. Bien prétentieux quiconque viendrait assurer qu’il y fut le premier venu. Il suffirait de creuser un peu dans cette terre mémorielle pour le déconsidérer. Ici, tous les conquérants rencontrèrent leurs prédécesseurs. En détournaient-ils la tête qu’ils se transformaient aussitôt en fantômes.
Lorsque j’ai quitté Constantine au mois de septembre 1961, l’Algérie révolutionnaire était en train de se persuader qu’elle était née d’elle-même.
L’explication n’en est pas malaisée. Pendant tout le temps qu’avait duré le régime français, la culture arabe et musulmane de cette partie de l’Afrique du Nord avaient souffert cent dénis et mille dénégations.
La nouvelle Algérie se fondait sur une négation supplémentaire qui englobait les précédentes. Pour prétendre être née en 1962, il lui fallait, à son tour, effacer les traces et les témoignages de ce qui l’avait précédée.
Pourquoi tant y insister? La révolution algérienne, sous la poigne impitoyable du FLN, excipait, en ce qui la concerne, de son antécédence en cette terre sur le colonialisme français.
Les corps expéditionnaires du Roi de France n’avaient-ils pas débarqué sur les plages de Sidi Ferruch en 1832, à peine? Ce genre d’argument a son revers.
L’Algérie a-t-elle été musulmane depuis l’aube de l’Humanité?
N’avait-elle pas été elle aussi conquise au ixe siècle de l’ère chrétienne par d’autres corps expéditionnaires, venus de bien plus loin puisqu’ils priaient en se tournant vers La Mecque?
Et la chrétienté elle-même ne s’y était-elle pas développée à partir, notamment des établissements juifs qui s’étaient créés là depuis l’ère salomonienne?
Ce n’est pas qu’en ces matières faire assaut d’anamnèse, si l’on peut ainsi dire, soit recommandable. Mais une argumentation doit conserver sa cohérence. Si l’antériorité est de nature à fonder un droit de priorité, alors en cette terre appelée Algérie mais dont Algérie ne fut pas le nom premier, la présence juive s’atteste avant celle de toute autre population monothéiste, pour nous contenter de ce seul critère.
Autrement, pourquoi promouvoir les ruines tenaces de Timgad, chanter, après Camus, le vent ombreux de Djemila et le ciel qui s’ennuage au dessus de Tipasa?
Lorsque Rome, en personne, a fait mouvoir ses centuries sur ce sol qui n’était pas désert, l’Humain antérieur était déjà en mesure d’y élever sa protestation dès lors que le pas cadencé des troupes romaines voulait y effacer ses traces.
J’ai raconté ailleurs comment je fus amené en 1986 à rencontrer André Berthier, le conservateur du Musée de Constantine dans les années 1930. Écolier, puis collégien, je puis dire qu’il ne se passait pas de semaine où je ne me rendais à ce Musée édifié sur le plateau du Koudiat. Avant de visiter et de revisiter ses galeries, je m’asseyais quelques instants sur l’un des bancs disposés devant son escalier d’entrée. On pouvait y découvrir le panorama de la ville disposée en contrebas et notamment la Mairie et la Préfecture.
À mes yeux jamais habitués, il ne s’agissait pas d’un point de vue topographique seulement mais bien d’un point de vue historique et presque mnémotechnique. Les institutions de la ville actuelle étaient envisagées à partir non pas d’une éminence géographique mais bien de sa mémoire pérenne, à laquelle je me trouvais en ces instants adossé. Ensuite je pénétrais dans le Musée, m’attardant un peu dans son entrée avec la sensation physique d’un calmement du temps, d’une respiration moins haletante des événements, ce que favorisait la diffusion d’une clarté de verrière, moins vive que celle qui astreignait nos regards à l’extérieur, surtout lorsque l’été sculptait la ville en arêtes vives, presque tranchantes, de lumières aveuglantes et d’ombres vibratiles.
Mais c’est bien plus tard que, dans son bureau de la rue des Archives, André Berthier me parla pour la première fois des stèles qu’il avait mises au jour dans le sous-sol de Constantine et qu’il avait confiées cette fois à un autre Musée, le Musée du Louvre.
Il m’assura que ces stèles dites d’El Hofra (la Fouille), portant des inscriptions en langue phénicienne, étaient en réalité des ex-voto juifs, rédigés en cette langue si proche de l’hébreu, comme des autres langues du groupe sémitique.
L’une d’elles porte cette inscription encore déchiffrable, se rapportant à un don votif, au sens biblique, un neder, appelant sur son auteur un haute bénédiction : « … che nadar N’azar, shamâ le berakha ».
Les références à Baal Hamon et à Tanit seraient de convenance.
Au fait, qu’est-ce qu’une langue sémitique sinon une langue se rapportant à la culture monothéiste? Mérite-t-elle d’être ainsi qualifiée la langue amnésique qui s’imagine être née de ses propres mots, quitte à « parricider » celles qui furent parlées avant elle dans les lieux qu’elle veut recouvrir d’une chape de silence mortuaire?
Une des plus anciennes pierres écrites que recèle la mémoire de Constantine porte ces mots latins : « moles in perpetuum statura succederet. » La solidité de la construction en sollicitait l’aval de l’éternité. Rome, maîtresse du monde, ne cédait pas à l’inconscience du nouveau venu, de l’arriviste des victoires enivrées, contemplant son nombril pour y assigner les commencements de l’univers. Ses citoyens acceptaient de s’insérer dans un temps relatif à la perpétuité mais qui n’était pas directement issu de ses flancs.
De 1954 a 1962, la guerre d’Algérie en décida autrement. Le vent violent fait tourner d’un coup et par dizaines d’un coup les pages du Livre déchiré que la mémoire, inlassablement, recoud.
Les Juifs d’Algérie avaient été faits français en 1870 par l’application du fameux décret Crémieux.
Que n’a-t-on pas écrit à ce sujet! Que cette mesure de circonstances avait servi à opposer Juifs et musulmans en assimilant les premiers à l’élite de la France et en laissant les autres confinés dans l’asservissement et le mépris.
Il y eut probablement de cette sorte de calcul parmi les autorités françaises mais cette considération ne saurait en masquer une autre : si les Juifs d’Algérie avaient été aussi heureux que le prétendent les histoires reconstruites après-coup, pourquoi auraient-ils choisi la France? Encore que ce choix ne fut pas exempt parmi eux de débats et d’interrogations fort inquiètes.
Mais le régime turc qui sévissait à Alger et à Constantine avait été trop souvent et trop durement celui du bon plaisir des beys et des deys qui ployaient le cours du temps à leur humeur du moment.
Les nuits n’y tenaient pas toujours les engagements du jour ni le lendemain les promesses de la veille. Séquelles de l’Histoire réelle lorsqu’elle habite une mémoire peu oublieuse!
En 1940, ce qu’avait accompli la république de Crémieux, l’État de Pétain l’abrogea.
Les Juifs d’Algérie furent reconduits au statut précaire et incertain d’indigènes. Le débarquement allié sur les plages algéroises en novembre 1942 écarta la menace fatale. Cependant, le décret Crémieux ne fut pas immédiatement rétabli. Malgré ces avanies, à nouveau les Juifs d’Algérie choisirent la France.
Bien peu la récusèrent lorsque à la Toussaint de 1954 se déclenchèrent « les événements » que nul n’osait qualifier de guerre. Plutôt que de toujours mettre en cause la courte vue historique de cette population ne vaut-il pas mieux s’interroger, du côté de ses juges, sur la lie qu’avaient déposée en sa conscience des siècles de domination islamique?
Il ne suffira pas de quelques proclamations universalistes pour effacer les règles discriminatoires de la dhimma, de la djezia et du kharidj, de toutes ces dispositions réputées protectrices, en réalité asservissantes qui avaient fait rêver les Juifs de libération.
À l’intention de ceux qui se récriaient en déclarant que, à tout prendre, l’Islam s’était montré plus hospitalier que la Chrétienté et qu’en ces temps-là une réelle protection avait été plutôt bonne à prendre, il était aisé de répondre qu’à ce compte l’on ne comprenait pas pourquoi les Arabes d’Algérie se révoltaient contre la France coloniale qui les vouait, selon ses dires, et selon ses cadences, à la civilisation.
Pour qu’une telle discussion eût pu s’engager et se développer, il eût fallu que la mort nous laissât quelque répit. La terreur, je l’ai dit, frappait à l’aveugle.
On prétend que le terrorisme est l’arme des faibles. Cela ne l’empêche pas de solliciter un sentiment de toute-puissance chez ses adeptes. Comment ne finirait-il pas par se prendre pour un Dieu omnipotent ou pour une Divinité létale, le lanceur de grenade offensive ou la poseuse de bombe ayant décidé de faire à lui seul, ou à elle seule, le plus grand nombre de victimes dans une salle de bal, dans un préau d’école ou dans un café, et cela au moment souverainement décidé?
En ce temps là, l’on s’accoutuma de vivre sous l’obligation quotidienne du couvre-feu, de la fouille à corps perpétuelle, des trains précédés de draisines tandis que nos aînés et nos parents se trouvaient requis par la Territoriale pour surveiller ce qui ne pouvait l’être constamment.
La mort frappait, frappait. Comment oublierais-je les bombes qui explosèrent la veille de ma bar misva en 1955 non loin du bain maure où selon la coutume je devais me rendre avec mes cousins et avec mes amis?
Comment s’effacerait-il de ma mémoire ce jour de juillet 1956 lorsqu’une grenade explosa au beau milieu des consommateurs de la Brasserie du Casino de Constantine, mélangeant le sang, l’anisette et l’orgeat?
Comment oublier ce juin 1961 lorsque Raymond Leyris fut assassiné au bras de sa fille, une veille de Chabbat et – coïncidence troublante – à quelques pas de l’une des principales mosquées de la ville, elle-même située non loin de quelques synagogues, aujourd’hui détruites ou abandonnées?
L’on aurait beaucoup de peine à me démontrer que ces tueries aveugles avaient pour seul but la libération du peuple algérien en qui tous ses membres se seraient retrouvés ensuite sans distinction de race et de religion, selon la formule consacrée. Formule « verbale », hélas. Car les promoteurs de cette guerre anti-civils ne pouvaient ignorer que de pareilles tueries rendaient de moins en moins concevable l’idée de coexistence en une patrie réputée nouvelle qui eût réuni tous ses enfants.
C’est sans doute ce que de Gaulle n’avait pas, lui, bien « compris ». Si « l’Algérie française » était une contradiction dans les termes, une « Algérie algérienne » telle qu’il la définissait n’était qu’une tautologie. Celle-ci masquait – mal – l’impossibilité de la vouloir autrement que comme une Algérie arabe et islamique, voie dans laquelle, on le sait, elle fut engagée dès la fin des années 1970 vers les horreurs que l’on n’ignore pas non plus.
À y repenser, lorsque à l’automne de 1999 j’ai écrit la « Lettre au Président Bouteflika sur le retour des Pieds Noirs en Algérie », alors que je tentais d’y établir l’état des erreurs mutuelles et engrenées qui avaient conduit à l’exode massif de 1961 et 1962,
j’ai sous-estimé un premier événement mais j’en ai oublié un autre, ou plus exactement ce dernier ne m’est pas revenu à l’esprit. J’avais minimisé les conséquences sur la mémoire collective de Constantine des violences auxquelles s’étaient adonnés en 1956 des éléments de la communauté juive contre des passants musulmans. Violences injustifiables puisque dirigées contre des innocents.
Faut-il oublier pour autant que ces réactions de colère étaient consécutives à une série d’attentats sanglants ayant visé les rues juives de la ville, comme si ces rues étaient situées sur une ligne de front militaire et comme si les autres passants de toutes conditions et de tous âges qui y déambulaient avaient porté la tenue léopard des paras de Bigeard ou de Massu?
Quoi qu’on en dise à présent, ces attentats ne visaient-ils pas à plonger la communauté juive dans un si profond et si constant climat d’insécurité qu’elle n’avait plus, en vue de sa survie, qu’à se faire à l’idée d’un départ inéluctable?
Dans sa propre mémoire collective le souvenir du pogrom perpétré le 5 août 1934 ne cessait de faire irruption, à la moindre pensée inquiète au sujet de l’avenir, et donc aux premiers élancements de l’angoisse.
L’événement qui m’était sorti de l’esprit concerne le saccage et la profanation de la grande synagogue d’Alger dans l’hiver de 1962.
Le temps était, certes, à la folie et à la fureur collectives. Les commandos de l’OAS s’adonnaient à la politique de la terre brûlée. Les hommes du FLN pratiquaient la même politique mais de manière plus ciblée: contre les Européens, chrétiens et juifs, et contre les musulmans francophiles, réduisant chaque jour et chaque heure la terre algérienne sous leur pas.
Au regard des légendes concernant l’âge d’or judéo-musulman, qui aurait pu imaginer que le lieu de culte juif le plus important de la capitale algérienne allait être souillé de manière tellement systématique : bâtiment éventré, rouleaux de la Thora dilacérés, maculés d’excréments… Un véritable arrêt d’expulsion, en somme.
Que pouvait-il subsister des promesses d’une Algérie démocratique et fraternelle après cette démonstration de haine non plus politique mais véritablement religieuse, laquelle rappelant son ancienneté annonçait son programme proche? Son onde de choc devait résonner loin et profond.
Comme la ville de Constantine s’était vidée de son immémoriale population juive en quelques mois, si ce n’est en peu de semaines, les Juifs d’Alger ne conçurent à leur tour leur salut qu’en se rendant en masse sur les quais de la ville blanche ou vers ses aéroports vite surpeuplés, transformés en lieux de détresse.
Il en fut de même à Oran, à Blida, à Batna. À n’en pas douter, bien des Algériens musulmans furent navrés de ce désastre. Mais parmi ceux-là bien peu aussi n’imaginaient pas que l’Algérie ne tarderait pas à s’en relever.
À l’Algérie française, coloniale, parfois raciste, sans discernement politique, s’était subrogée une Algérie – algérienne, en effet, autrement dit ethniquement pure, tautologique, ayant fait table rase de ses composantes juives et chrétiennes, et s’imaginant que l’idéologie « socialiste » ainsi que l’épithète « révolutionnaire » remédieraient à cet exode en masse qui allait sûrement et largement la lobotomiser.
La communauté juive emportait avec elle cela qui est indéfinissable, impalpable, non mesurable sur l’instant : la mémoire des siècles, la plus grande profondeur psychique d’un pays, celle qui autorise ses patiences dans ses moments de stase ou de régression.
Elle « rapatriait » encore avec elle ses savoirs, ses manières d’être, sa présence, ses fêtes, ses prières. Tout ce que les « planificateurs « de l’industrie industrialisante, du guévarisme d’importation, du titisme artificiel, du sékoutourisme sans lendemain, puis du wahhabisme enténébré et du talibanisme exterminateur, ne pourront même plus imaginer.
Mon père avait cru donner foi aux Accords d’Évian du mois de mars 1962. S’il demeura en Algérie près de deux années après la proclamation de l’Indépendance, il fut forcé de quitter Constantine à son tour quelques jours après qu’une décision de « nationalisation » le spolia de tout ce qu’il y avait édifié.
Je ne sais si l’Histoire suivante est vraie mais elle reste significative.
À Constantine, un boulevard à la Max Ernst courait le long des flancs du Rocher onirique et permettait d’en côtoyer les épouvantes, au risque d’un vertige phénoménal. Ce boulevard avait été nommé « Boulevard de l’Abîme », comme il se doit. En hommage à l’idéologie dite du « non-alignement » qui faisait fureur à cette époque il fut débaptisé. On le nomma désormais boulevard de la… Yougoslavie. Un abîme confluait vers un gouffre.
Plus de quarante années ont passé. Puisque nous avons été coupés en deux, notre existence algérienne continue de vivre de sa propre vie. Un rien, une couleur de ciel, une senteur, un accroc d’accent, et surtout un accord de ôud, suffisent pour la ressusciter mais sans lui redonner vraiment vie.
L’Algérie de 2003 n’est plus celle de 1061 ni de 1962.
La France non plus. Ni nous non plus. En abandonnant l’Algérie à son indépendance bâclée, de Gaulle avait supputé qu’il sauvegarderait la France idéalisée, elle aussi « pure « à sa façon, qu’il dessinait dans ses fresques mentales. Le pur n’est jamais loin du pire.
Aujourd’hui, la population musulmane de la France se compte par millions et l’on parle couramment arabe dans les rues de Paris ou de Marseille.
En revanche, de l’exode des Français d’Algérie, nul ne veut parler ni entendre parler. Un monument inauguré à la sauvette par ci, un livre de photos « nostalgériques » par là. Service minimum. Le temps s’accélère et balaye les feuilles mortes. Le raï lui-même semble être déjà passé de mode.
Néanmoins, la Table rase a été renversée. Aucun convive ne s’y pressait plus autour de ses plats vides. Si le voyage de réconciliation largement espéré n’a pas abouti en l’an 2000, l’idée de réconciliation a été réhabilitée. Le Tribunal de l’Histoire, celui qui ne connaît que l’Accusation, n’est plus qu’une ruine. Et la mémoire de l’Algérie ne cesse de tressaillir. Ses ressauts la reportent bien avant 1962 et bien en amont de 1832.
De jeunes Algériennes, nées en France, issues à présent de la troisième génération, reçoivent le prénom de Kahina. Se doutent-elles de son histoire?
Qui leur dira que La Kahena est issue du peuple juif?
Que l’Algérie tout entière, si on l’y autorisait, pourrait exsuder d’une mémoire biblique encore plus ample?
Cette histoire mérite d’être racontée. Ceux et celles qui l’écouteront pourraient en faire partager les enseignements à d’autres et ailleurs, afin que des erreurs analogues, payées ensuite d’un prix humain prohibitif, ne se renouvellent pas.
Par exemple auprès des amnésiques fonctionnels du conflit israélo-palestinien qui s’imaginent établir la légitimité et la légalité de la cause palestinienne en niant que le lieu dit Mont du Temple ait jamais servi d’assise à la Maison de Sainteté, au Beth Hamikdach, où le peuple juif accueillait la présence divine ; ni qu’il y existât jamais un vrai peuple ainsi appelé ; ni que Bethlehem, ni que Hevron, ne soient des noms hébraïques.
La mémoire courte est utilisée désormais comme une arme de poing au service des logiques du pire.
La mémoire longue n’en démord pas pour autant. L’espace profond, pour peu qu’on le laisse parler, ne cesse de protester avec elle contre les archéologues de surface.
Albert Camus se rendait à Tipasa la Romaine pour la transfigurer avec les mots de ses vingt ans. Pour transfigurer, il faut beaucoup se souvenir. Il faut beaucoup oublier pour défigurer. Les mots qui viennent de loin comme les visages d’éternité y résistent. Et finalement, c’est celui qui défigure qui devient méconnaissable.
L’Exil des Juifs de Tunisie : l’échec d’une continuité
par André Nahum
Dans les années 1980, j’étais en vacances à Hamamet et, tandis que je me prélassais sur cette magnifique plage de sable fin, un jeune Tunisien d’une quinzaine d’années vint me proposer le rituel bouquet de jasmin. La conversation s’engagea en français puis à un moment donné, je dis à ce gosse qui me prenait pour un touriste ordinaire : « Je vais te faire une surprise. » Et je me mis à lui parler en arabe.
« Tu es arabe ? me demanda-t-il alors.
– Non.
– Alors pourquoi tu parles arabe ?
– Parce que je suis tunisien.
– Si tu es tunisien, tu es arabe.
– Non, je te dis.
– Alors tu es quoi ? demanda-t-il de plus en plus intrigué.
– Je suis juif.
– Ah ! Tu es israélien ?
– Non ! je suis juif tunisien.
– Tu te moques de moi ! Un Israélien-tunisien, ça n’existe pas, ce n’est pas possible. Tu es certainement un Arabe qui habite à Paris…
À l’évidence on avait soigneusement caché à ce gosse, comme à toutes les nouvelles générations de ce pays qu’il y avait eu pendant près de vingt siècles une importante communauté juive en Tunisie.
Une communauté dont l’origine remonte à la nuit des temps. Pour certains, les Juifs sont arrivés dans ce pays dès la fondation de Carthage par la reine Didon-Elyssa. Pour d’autres, des fuyards de Judée ont abordé les rivages de l’île de Djerba après la destruction par Nabuchodonosor, « que Dieu efface son nom », du premier temple de Jérusalem au vie siècle avant J.-C. Que dire du rôle que nous avons joué dans les domaines culturel, médical, économique, politique même, tant au Moyen Âge sous les dynasties aghlabite puis fatimide que dans l’édification de la Tunisie moderne ?
Curieusement tout était oublié, effacé, gommé. Comme si ça n’avait jamais existé.
Le pays regorge pourtant de preuves de notre très ancienne présence.
Que soit le fameux cimetière juif de Gammarth, dont on ne sait même plus où il se trouve tant on le dissimule, l’antique synagogue de Hammam-Lif que l’on cache soigneusement, les lampes à huile décorées d’une ménorah dont regorge le sol de Carthage, nos cimetières, nos synagogues, désacralisées pour la plupart, les maisons que nous avons habitées, les rues où nous nous sommes promenés, les souks, les commerces où nos familles exerçaient leurs activités, les hôpitaux dans lesquels les médecins juifs étaient si nombreux et si prisés, les livres, les journaux que nous avons publiés, nos voisins, nos amis musulmans, tout devrait porter encore la marque de notre long passage…
Qu’aurait été la Tunisie, sans la cuisine juive, la pâtisserie juive, la musique et la danse juives, les architectes juifs, le sport juif, etc. ? Que les gens et même les lieux aient changé, cela pouvait se comprendre,
Le vent de l’Histoire était passé par là, mais disparaître ainsi « sans sépulture » m’était intolérable et soulevait en moi une immense impression d’injustice.
Lorsque Mendès France, président du Conseil français, accorda l’autonomie interne à la Tunisie en 1954, les cent cinquante mille Juifs de ce pays commencèrent à se poser des questions quant à leur avenir. Mais la plupart espéraient que, l’autonomie n’étant pas l’indépendance, la présence française allait durer encore longtemps. Ils se trompaient lourdement.
La phase d’autonomie fut de courte durée, puisque le 20 mars 1956, soit moins de deux ans après, la Tunisie se séparait définitivement de la France. Et si certains d’entre nous accueillirent cette indépendance avec joie car ils y avaient largement contribué aux côtés de Habib Bourguiba et de ses compagnons du « Neo-Destour » son parti, la plupart des Juifs se sentirent brusquement orphelins de cette France, qui était venue en 1881 et avait aboli le statut de dhimmis qui leur avait été imposé lors de la conquête arabo-musulmane au viiie siècle, cette France dont le nom était synonyme de liberté et de démocratie à laquelle ils étaient si attachés.
La période de l’indépendance et la liquidation de la communauté juive.
Au début, le bey Sidi Lamine resta sur son trône et Habib Bourguiba fut nommé premier ministre.
La transition se passa dans le calme et le nouveau pouvoir ne montra aucune hostilité envers les Juifs. Bien au contraire… Et s’il y avait des cassandre qui prédisaient l’émigration certaine de la communauté, la plupart voulaient espérer qu’une minorité juive pouvait tout de même vivre dans un pays arabe.
Il y avait eu, certes, dès 1948, à la création de l’État d’Israël un mouvement d’émigration vers ce nouveau pays et l’agence juive particulièrement active en Afrique du Nord avait réussi à convaincre un certain nombre de familles de faire leur alya. Une alya qui concerna surtout la couche la plus pauvre et la plus démunie de la communauté et particulièrement des gens de la province. Très peu de cadres accompagnèrent ces immigrants. Seulement quelques sionistes convaincus.
Les Juifs, pour la plupart, restèrent dans l’expectative bien que très attirés par la France, sa démocratie, sa langue, sa culture. La fin du protectorat faisait d’eux des citoyens tunisiens, mais ils ne pouvaient se résigner à considérer l’ancienne métropole comme un pays étranger. Les uns, la majorité, acceptèrent cette situation, tandis que quelques familles décidèrent d’émigrer, principalement en France.
Le souvenir de la situation de dhimmis dans laquelle avaient vécu leurs grands-parents jusqu’à l’arrivée de la France en 1881 était trop présent à leur mémoire. Par ailleurs le conflit israélo-arabe qui n’avait eu aucune incidence jusqu’alors sur les relations entre Juifs et Arabes pouvait modifier à tout moment leur situation.
Lorsque Habib Bourguiba abolit la monarchie et proclama la république, les premiers articles de la nouvelle constitution précisaient que : « la Tunisie est une république dont l’islam est la religion et l’arabe la langue ». Ce qui mettait ipso facto les Juifs dans une condition particulière puisqu’ils n’étaient pas musulmans et qu’ils ne pratiquaient pas l’arabe classique qui devenait la langue officielle du pays.
Je me souviens à ce propos d’un épisode cocasse. Un beau jour, les autorités décidèrent avec sagesse que tous les Tunisiens devaient avoir un nom patronymique, ce qui n’était pas la cas jusqu’alors puisque l’on connaissait les individus comme « X ben Y ben Z ». Il fut stipulé que tous les citoyens devaient remplir un formulaire, en arabe, évidemment.
Je me suis rendu comme tout le monde à l’administration concernée et, comme je ne savais ni lire ni écrire l’arabe bien que pratiquant parfaitement le langage parlé, je dus m’adresser à un interprète qui accepta volontiers de me rendre service moyennant quelques pièces de monnaie puisque j’étais « illettré ». Il faut cependant rendre cet hommage à Bourguiba que les apparences ont toujours été sauves.
Lorsqu’il organisa des élections législatives, puis présidentielle, il tint absolument à ce que les citoyens juifs s’inscrivent sur les listes électorales et remplissent leur devoir alors qu’il n’avait absolument pas besoin des voix juives. Mais il avait besoin des Juifs pour assurer la transition entre les Français qui s’en allaient et les musulmans qui n’étaient pas encore tout à fait prêts.
Dans les premiers temps de l’indépendance, on multiplia les gestes d’amitié envers la communauté et on fit tout pour la rassurer. Des relations amicales se nouèrent entre bourgeois juifs et arabes ce qui avait été très peu le cas sous le protectorat. On vit des Juifs dans des grandes réceptions arabes et vice versa et l’on put croire que, contrairement à ce qui se passait dans d’autres pays arabes et notamment en Irak et dans l’Égypte de Nasser, il y avait une possibilité pour des Juifs de vivre normalement dans ce pays arabo-musulman.
La nouvelle république supprima très vite le conseil élu qui dirigeait la communauté juive sous la présidence de maître Charles Haddad et le remplaça par une « commission provisoire du culte israélite » nommée par le pouvoir et qui, sauf erreur, demeura toujours « provisoire ».
Elle supprima également le tribunal rabbinique qui gérait jusque-là le statut personnel des israélites, ce qui peut apparaître normal dans une démocratie, mettant les citoyens juifs sous la juridiction des tribunaux nationaux.
Le vieux cimetière juif de l’avenue de Londres qui rappelait en pleine ville la très ancienne présence juive dans la cité fut transformé en un jardin public dont les rabbins interdirent l’accès aux Juifs Après avoir promis de déterrer les squelettes et de les envoyer en Israel, on employa les bulldozers pour niveler le terrain. Quant aux centaines de pierres tombales, nul ne sait ce qu’elles sont devenues. L’un de mes amis m’affirma en avoir aperçu quelques-unes dans le jardin d’un haut fonctionnaire, entreposées là dans l’attente peut-être de servir au dallage de ses allées.
De 1956 à 1961, les choses allèrent à peu près correctement. Bourguiba tenait le pays d’une main de fer.
La police, toute-puissante assurait pleinement la sécurité des personnes et des biens. Mais ne se voyant pas d’avenir et n’étant plus habitués depuis le protectorat français à vivre sous un régime dictatorial, beaucoup de Juifs envisageaient le départ. D’autant que le pouvoir intervenait dans tous les secteurs de la vie publique.
Par exemple, parce que certains dirigeants du syndicat national des médecins déplaisaient au président, il y eut une pression formidable sur les praticiens pour qu’ils démissionnent de cette organisation et tous les jours la radio annonçait triomphalement les noms des médecins qui avaient abandonné ce syndicat indésirable. Finalement il ne resta plus en lice que quelques membres du bureau directeur qui attendirent l’extrême limite de l’ultimatum gouvernemental pour baisser le pavillon et dissoudre cette institution rebelle.
Depuis la création de l’État d’Israël, les Juifs tunisiens s’en sont toujours sentis proches.
S’ils ne pouvaient manifester leur solidarité en public pour des raisons évidentes et qu’ils évitaient de prononcer le nom même d’Israël par crainte de représailles, ils écoutaient régulièrement « Kol Israel », la radio de Jérusalem et se tenaient informés du moindre événement qui se déroulait là-bas.
Avec les musulmans, il y avait une sorte de modus vivendi et l’on évitait de parler des problèmes du Moyen-Orient. Habib Bourguiba qui avait courageusement pris ses distances avec l’Islam intégriste en buvant un verre de jus de fruits à la télévision en plein mois de Ramadan, ne manifestait pas d’hostilité haineuse à l’égard d’Israël et conseilla même à l’OLP au cours d’un voyage en Jordanie de privilégier une solution politique au différend israelo-palestinien.
Au point de vue économique, la Tunisie avait adopté une nouvelle monnaie, le dinar qui valait théoriquement dix francs. Mais, pour le protéger, un contrôle des changes très strict fut imposé et l’on ne put ni exporter ni importer cette nouvelle devise.
Or, les Juifs, rendus méfiants par les aléas de leur histoire, essayaient de transférer de l’argent en France quand ils le pouvaient. Les envois légaux qui se faisaient par mandat poste, ne pouvaient dépasser cinquante francs, c’est-à-dire que pour transférer une somme conséquente il fallait faire de nombreux voyages dans tous les bureaux de poste avec la perspective de longues files d’attente. La deuxième possibilité consistait à transférer illégalement l’argent par des moyens divers en ayant recours notamment à des trafiquants, mais cela comportait beaucoup de risques et nombreux sont les Juifs qui ont fait des séjours plus ou moins longs en prison pour de tels délits.
Les autorités tunisiennes voulaient officiellement conserver en place la communauté juive et nos coreligionnaires purent croire que leur départ éventuel était un acte illégal. C’est pourquoi on en parlait à voix basse, loin des oreilles indiscrètes et, si l’on était dans un lieu public, on regardait avec soin à droite et à gauche pour s’assurer que l’on n’était pas entendu.
L’habileté du pouvoir fut de se débarrasser des Juifs en faisant croire qu’il faisait tout pour les garder.
Officiellement on voulait les retenir. En réalité tout concourait à les faire partir. Peut-être avaient-ils déjà, comme l’aurait dit un jour le président Bourguiba, « le corps en Tunisie et le cœur ailleurs ». Peut-être y avait-il entre les Juifs qui avaient déjà décidé de s’exiler et le pouvoir une sorte de jeu de « poker menteur » ?
En 1956, la Tunisie indépendante disposait de très peu de cadres musulmans, la plupart des fonctionnaires et des techniciens en place étant français et quelques-uns juifs. Lorsque les Français rentrèrent dans leur pays, les Tunisiens jouèrent habilement de cette situation en utilisant les Juifs pour occuper les places rendues vacantes par les Français, le temps de former des remplaçants musulmans. Ils purent ainsi assurer à bon compte le passage d’une administration française à une administration tunisienne musulmane après avoir été pendant un court temps juive.
Un des mes amis, fonctionnaire de police sous le protectorat, se vit ainsi offrir une promotion inespérée dans cette administration et, lorsqu’il forma un jeune musulman, on lui supprima sa secrétaire, sa voiture de fonction et son chauffeur et on le mit au placard. Ce qui l’amena à s’exiler. Cette politique permit donc une transition en douceur…
Mais peu à peu chaque profession était confrontée à des difficultés propres. Les juges et les avocats juifs qui utilisaient jusque-là le français se trouvèrent dans une situation très difficile lorsque l’arabe littéraire devint la langue officielle de la justice. Dans les hôpitaux, tel médecin juif qui aurait dû accéder normalement au poste de chef de service, se voyait préférer son élève musulman qui devenait ainsi son supérieur hiérarchique.
Pour les commerçants, les choses allèrent différemment. Comme les marchandises essentielles venaient de l’étranger et essentiellement de France, il fallait obtenir des licences d’importation pour chaque produit. On limita alors de plus en plus les licences accordées aux Juifs pour les donner à des musulmans souvent tout à fait étrangers au domaine concerné. Mieux, on n’accordait de licences aux Juifs que lorsqu’ils s’associaient à des musulmans. Il en fut ainsi du commerce en gros des textiles, que je connaissais bien, ma famille étant établie au Souk-el-Ouzar, haut lieu de ce négoce.
Des tracasseries confinant à la discrimination accablèrent les propriétaires juifs de terrains ou d’immeubles les amenant souvent à les vendre à des prix dérisoires à des musulmans.
Comme on le fit pour les Français, dès qu’un appartement paraissait inoccupé il tombait sous le coup de la loi qui permettait de l’attribuer à un Tunisien musulman sous prétexte de « vacuité ».
C’est ce qui faillit arriver à mes parents qui passaient l’été au bord de la mer et qui virent notre maison familiale réquisitionnée. Il fallut l’intervention énergique d’un de mes amis, radiologue musulman, pour lever cette réquisition abusive. Alors, peu à peu les Juifs commencèrent à se décourager.
D’autant qu’un jour, M. Ben Salah, ministre du Commerce, réussit à convaincre Bourguiba que l’avenir économique du pays se trouvait dans une sorte de collectivisme, vaguement inspiré des idées marxistes et il instaura des « coopératives » dans tous les secteurs de l’activité. Je dis bien tous, c’est-à-dire tant dans le domaine agricole, que dans le commerce grand et petit.
On vit ainsi de modestes épiciers djerbiens, connus jusque-là pour leur libéralisme et leurs méthodes très personnelles de travail, être obligés de s’inscrire dans un organisme coopératif, ce qui les amenait à passer par de multiples formalités administratives pour acquérir un sac de semoule ou un bidon d’huile d’olive. Cette « brillante » initiative qui traumatisa autant les Juifs que les Arabes mit le pays au bord de la banqueroute et fit émigrer un certain nombre de commerçants juifs pour des raisons économiques, tout simplement parce qu’ils n’arrivaient pas à nourrir leur famille.
La communauté commençait ainsi à s’effilocher, mais le gros des juifs restait encore en place, bien que l’inquiétude gagnât du terrain, lorsque de plus en plus s’imposa l’évidence que nous ne pouvions être que des citoyens de deuxième zone et qu’aux difficultés de l’ensemble de la population, il fallait ajouter les nôtres propres. Et comme ici-bas, seul Allah est éternel, Ben Salah tomba en disgrâce, il fut destitué par Habib Bourguiba qui avec beaucoup de sagesse envoya son ministre et son socialisme aux oubliettes et revint à l’économie libérale, sauvant ainsi ce qui pouvait encore être sauvé.
La crise de Bizerte
Et les Juifs dans tout cela ? Eh bien, ceux, peu nombreux qui jouissaient de la nationalité française, continuèrent à préparer leur départ et leur rapatriement avec l’aide de l’ambassade de France, et les autres, les Tunisiens, continuèrent à scruter l’horizon politique et économique à la lorgnette, un œil sur la Tunisie, un autre sur la France, accrochés à la radio et particulièrement à « Kol Israel », la station israélienne pour ne pas être pris au dépourvu si un incident majeur survenait au Moyen-Orient. Mais jusqu’alors, le conflit israélo-arabe n’avait pas eu d’incidence majeure sur leur situation.
La première crise internationale qui sema l’inquiétude et le doute au sein de la communauté juive fut la courte guerre de Bizerte entre la Tunisie et la France.
En effet, durant l’été 1961 la France et la Tunisie se firent la guerre à Bizerte pendant quelques jours. La Tunisie indépendante voulait récupérer au plus vite la base aéronavale de Bizerte que la France occupait encore en vertu des accords conclus entre les deux pays. Le général de Gaulle, alors président de la République, refusa. Bourguiba s’énerva, isola Bizerte en coupant notamment son ravitaillement en eau et ameuta les foules tunisiennes qui se mêlèrent aux militaires et allèrent s’agglutiner autour du périmètre. De Gaulle ne pouvait accepter cet affront. Il envoya sur Bizerte ses paras.
Lesquels furent accueillis à coups de fusil. Ils tirèrent à leur tour, laissant sur le pavé un nombre de morts qui selon les sources varie de quelques centaines à quelques milliers, surtout des civils.
Le président tunisien se manifesta alors, comme il savait si bien le faire, d’une façon tonitruante sur les médias tant tunisiens qu’étrangers. Il y eut de grandioses manifestations à Tunis comme en province. La radio abreuva les masses de chants guerriers et de poèmes à la gloire de la ville martyre…
Le pays fut en état de siège, il y avait des barrages et des contrôles de police à tous les carrefours et l’atmosphère était particulièrement angoissante. Des Français furent internés ou expulsés dont le célèbre chirurgien Jean de Mirleau que l’on mit illico presto dans un avion sans autre forme de procès. Peut-être parce qu’un jeune confrère tunisien aujourd’hui disparu attendait sa place avec impatience.
Qu’avaient à faire les Juifs dans cette histoire allez-vous me demander ? Justement, ils y furent impliqués à leurs corps défendant.
Le bruit se répandit au sein de la population arabe que la communauté juive à Bizerte comme ailleurs avait accueilli avec sympathie les soldats français et leur avait porté aide et assistance. Un sentiment d’hostilité commença alors à se manifester de diverses façons. Résultat : dès que les communications maritimes et aériennes, interrompues pendant des semaines, furent rétablies, des centaines d’israélites abandonnant leurs demeures et leurs biens prirent le chemin de l’exil. Ils avaient eu trop peur! Ce ne fut pas facile.
La plupart se rendirent en France, mais ils n’avaient le droit d’emporter qu’un dinar, c’est-à-dire cinq francs français par personne à l’exclusion de toute autre valeur. C’est-à-dire que le départ n’était possible que pour ceux qui pouvaient être pris en charge dès leur arrivée par des parents, des amis ou des organisations juives.
Rappelons qu’il ne s’agissait pas de rapatriés, mais de Tunisiens, donc d’étrangers qui venaient chercher asile en France.
Si quelques familles avaient réussi à se constituer un petit pécule, la plupart de ces exilés que les instances et les organisations internationales n’ont jamais reconnus comme des réfugiés partaient dans le dénuement le plus complet.
Il est intéressant de mettre en parallèle les conditions dans lesquelles ces réfugiés juifs ont dû refaire leur vie en France, avec celles des réfugiés palestiniens qui bénéficient depuis cinquante-deux ans des aides internationales, et de comparer le dynamisme des premiers et la passivité des seconds qui ne se sont révélés que dans le combat terroriste.
Comment ne pas évoquer les conditions lamentables dans lesquelles leurs dirigeants, les nations arabes et l’ONU ont maintenu les réfugiés palestiniens au sujet desquels en 1951 Tibor Mende écrit dans Le Monde : « Sans occupation utile, sans espoir pour l’avenir, ils font la queue trois fois par jour pour la soupe ou pour leurs rations ; ils discutent autour des tentes et écoutent les tirades provocantes des vieux mukhtars de village ou des agitateurs professionnels. Déambulant, sans but… et nourris de la propagande incessante des notables du camp… l’UNRWA s’est montré incapable de faire quoi que ce soit d’effectif pour l’intégration de ces malheureux dans un système nouveau et définitif… »
Et Mende se demande s’il faut admettre «… la thèse largement répandue selon laquelle les Nations unies dépenseraient de grosses sommes d’argent pour créer un problème des réfugiés plutôt que pour le résoudre. »
Qui oserait soutenir que la souffrance d’un réfugié juif arrivant en France ou en Israël sans le sou après avoir tout perdu est moins respectable que celle des réfugiés palestiniens?
La crise : le pogrom de la Guerre des six jours
Après les événements de Bizerte, il restait encore une communauté juive importante en Tunisie qui espérait vaille que vaille se maintenir dans le pays. C’est alors que survint la guerre des Six Jours.
Le 5 juin 1967, répondant aux menaces de Nasser, à son renvoi des casques bleus et à la fermeture du détroit de Tiran qui permettait l’accès au port israélien d’Eilat, Israël mit en pièces l’aviation égyptienne en quelques heures et fonça à travers le Sinaï. La foule tunisienne, longtemps contenue, ne pouvait laisser passer pareille occasion de manifester son soutien à la cause arabe. Ce fut une journée que n’oublieront jamais les Juifs qui en furent les témoins… et les victimes.
Atmosphère d’émeute, masses humaines déchaînées, déferlant dans les rues en criant leur haine des Juifs, synagogues pillées et incendiées, dont celle de l’avenue de Paris, orgueil de la communauté, rouleaux de sefer thora brûlés.
En ville, magasins juifs saccagés et pillés, l’usine de pains azymes détruite, ce qui mit un terme définitif à la fabrication de matsot en Tunisie. Les Juifs terrorisés se terraient chez eux et certains furent accueillis et protégés par des voisins et amis musulmans, il serait injuste de ne pas le reconnaître.
Il n’y eut heureusement ni morts ni blessés graves au cours de cette journée dramatique.
Commencées le matin, les exactions purent se dérouler la plus grande partie de la journée sans aucune intervention des forces de l’ordre et ce n’est que l’après-midi vers 17 heures, que Bourguiba prononça un discours télé et radiodiffusé pour réclamer en termes énergiques l’arrêt immédiat des manifestations. Il fut obéi, mais un point de non-retour avait été atteint.
Les relations entre Juifs et Arabes s’en ressentirent. Quelque chose avait été brisé. Les musulmans ont pris brusquement une conscience aiguë de leur arabité et les Juifs, qui avaient tremblé durant cette trop longue journée, réalisèrent la centralité d’Israel dans leur destin et comprirent qu’ils n’avaient plus d’avenir dans ce pays. Ils décidèrent une fois pour toutes qu’il valait mieux perdre ses biens que sa vie, et les départs s’accélérèrent.
Ceux-là même, qui avaient joué à fond la carte tunisienne, allant jusqu’à s’inscrire au Neo-Destour, le parti de Habib Bourguiba, préparèrent leur exil dans la plus grande discrétion.
Et l’on vit à Paris, comme à Marseille ou à Montpellier, des familles entières démunies de tout, essayant de reconstruire courageusement leur vie avec l’aide des communautés juives locales qui firent tout ce qu’elles purent pour aider à leur réhabilitation. Ni l’ONU ni l’État ne vinrent à leur secours!
Plusieurs familles vinrent grossir la communauté juive de Sarcelles et furent logées dans une tour que l’on surnomma pour cela « La tour du 5 juin ».
L’émigration des Juifs et leur reconstitution identitaire
Après la guerre des Six Jours, la communauté juive s’amenuisa lentement mais sûrement. Peu de gens avaient désormais confiance. Si l’on acceptait les difficultés économiques qui étaient le lot de tous, les discriminations administratives, auxquelles on s’attendait plus ou moins, on n’était plus prêt à affronter la haine antijuive telle qu’on l’avait vue le 5 juin.
En fait, depuis l’accession du pays à l’indépendance il y avait eu très peu d’agressions physiques contre les Juifs.
L’assassinat du rabbin Masliah Mazouz était l’œuvre d’un déséquilibré au dire des autorités de même que le mitraillage des fidèles juifs à la Ghriba de Djerba par le policier qui les gardait. Quant aux meurtres d’un riche commerçant en cuir et d’un avocat connu, ils ne seraient pas non plus des actes antijuifs.
C’est du moins ce que l’on a affirmé. De cent cinquante mille âmes qu’elle comptait au moment de l’indépendance, la communauté se réduisit comme une peau de chagrin, chaque crise israélo-arabe, chaque incident d’allure antijuive accentuant le rythme des départs. Elle ne compta plus dès les années 1980 que deux mille personnes, vivant principalement à Tunis et à Djerba.
Le président Bourguiba pouvait bien proclamer que la Tunisie était un pays tolérant, ignorant l’antisémitisme, ses propos étaient sans objet, presque tous les Juifs étant partis.
Ils voulaient bien croire ces propos rassurants, mais ils préféraient se mettre à l’abri en France ou en Israël, restant attachés pour la plupart à leur terre natale, mais de loin. Et, au fur et à mesure que passaient les années, l’image du pays perdu se fit de plus en plus belle. Il devint une sorte de paradis mythique, un Shangrila nord-africain, dans lequel les Juifs jouissaient du bonheur suprême.
S’il faut reconnaître que jamais les autorités tunisiennes n’ont usé de violences pour inciter les Juifs au départ, il n’en demeure pas moins qu’elles les ont poussés délicatement vers la sortie par toutes sortes de tracasseries administratives, de comportements discriminatoires qui en faisaient des citoyens de deuxième zone, dans un pays où les foules pouvaient rapidement s’enflammer et devenir incontrôlables.
Dans les années 1980, les derniers Juifs qui restaient dans le pays furent encore traumatisés par la « révolte du pain » qui vit les Tunisiens manifester violemment contre une augmentation du prix du pain. Les émeutiers cassaient et brûlaient tout sur leur passage et il y eut de nombreuses victimes.
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Cette révolte qui ne concernait pas spécialement les Juifs avait montré la puissance d’une foule arabe en colère et convainquit ceux qui voulaient encore rester de prendre l’avion ou le bateau.
Aujourd’hui comme dans la quasi-totalité des pays arabes, il n’y a pratiquement plus de Juifs en Tunisie et, si l’on excepte les quelques centaines qui y résident encore, des vieillards pour la plupart, on peut considérer qu’elle a été ethniquement purifiée.
Mais les Juifs tunisiens qui ont trouvé refuge en France ou en Israël, n’ont pas passé leur temps à pleurer sur le passé ou à ruminer une quelconque vengeance. Bien au contraire, ils n’ont jamais raté aucune occasion pour retourner en vacances dans leur pays natal, à utiliser en France de la main-d’œuvre tunisienne, à participer à l’augmentation de l’importation des produits tunisiens les plus divers.
De jeunes Juifs devenus français sont allés faire leur service national en coopération dans ce pays. Au lieu de creuser la rancœur, les Juifs tunisiens ont au contraire multiplié les preuves d’affection et d’amitié envers leur terre d’origine. Il n’est que d’entendre le grand Raoul Journo, récemment disparu, chanter sous les applaudissements de foules émues aux larmes :
Ô Tunis, je ne peux t’oublier,
Tu hantes mes jours et mes nuits.
Le soir je rêve de toi
Ô Dieu, aide-moi et réconforte-moi !
Je t’ai quitté ô mon pays,
pays de mes parents et de mes ancêtres,
j’ai quitté le paradis, la villégiature et la bonté,
Que de regrets, que de regrets pour toi ô mon pays… !
J’ai quitté mon beau pays,
dont les vergers regorgent d’arbres ployant sous les fruits,
et son air si doux
et les roses de l’Ariana
Quand te reverrai-je ô mon pays ?
Que de regrets, que de regrets pour toi ô mon pays…
Jusqu’au 11 septembre 2001, les pèlerinages de la Ghriba de Djerba et du mausolée de rebbi Youssef El-Maarabi à El-Hamma près de Gabés attiraient de nombreux nostalgiques venus de France, d’Israël et d’ailleurs, tant pour se souvenir que pour témoigner leur fidélité à leur ancienne patrie.
Une patrie à laquelle ils ont tout donné et qui ne leur a rien rendu puisque, durant des lustres, elle a effacé jusqu’au souvenir de leur existence !…
Alors, en conclusion, que faut-il retenir de cet exode massif des Juifs de Tunisie qui, s’il leur a permis de se réaliser pleinement pour la plupart dans leurs pays d’accueil, a bouleversé leurs structures antiques, leurs relations familiales, leur rapport au judaïsme et leurs mentalités ?
Sont-ils partis de leur plein gré parce qu’ils étaient attirés par la France ou Israël?
Ont-ils quitté leur terre natale pour des raisons économiques, parce que ce pays en voie de développement ne permettait pas à des personnes se situant surtout dans le secteur tertiaire, de nourrir leur famille aussi bien que du temps du protectorat?
Ont-ils craint pour leur sécurité en tant que minorité juive dans un pays arabo-musulman alors que le conflit du Moyen-Orient ne donnait aucun signe d’essoufflement et que l’antijudaïsme progressait de plus belle dans d’autres pays arabes?
Ou bien tout simplement les a-t-on sournoisement incités à l’exil par diverses mesures discriminatoires? En d’autres termes, y a-t-il eu une sorte d’épuration ethnique pratiquée avec intelligence et élégance, tout en imposant l’image d’une Tunisie tolérante et multiconfessionnelle malgré l’article I de sa constitution?
Comme l’histoire n’est jamais simple et que tout n’est jamais entièrement blanc ou entièrement noir, il y a certainement de tout cela à la fois. Et l’on peut se permettre de se poser quelques questions.
Comment a-t-on pu dénier aux Juifs de Tunisie comme à ceux des autres pays arabes la qualité de réfugiés, alors qu’ils ont quitté leur terre natale dans un dénuement total?
Pourquoi aucune instance internationale n’est jamais venue à leur secours?
Pourquoi seuls, l’État d’Israël et les organisations juives les ont aidés?
Pourquoi leur remarquable réinsertion tant en Israël qu’en France et ailleurs n’a-t-elle pas servi d’exemple à d’autres réfugiés?
Et en quoi, parce qu’ils s’en sont sortis tout seuls, leurs droits seraient-ils moins évidents que ceux des réfugiés arabes et leur souffrance moins respectable?
Témoignage de l’exode de Libye
Déposition devant le tribunal de Washington réuni par la WOJAC
Témoignage de Lillo Arbid
Au nom de la communauté juive de Libye autrefois florissante, qui n’existe plus, je suis ici pour expliquer ce qui s’est exactement produit avant notre exode définitif en juin 1967. Afin de mieux comprendre la situation locale sur le terrain, je voudrais vous présenter un aperçu historique général.
1. Les Juifs ont vécu en Libye depuis l’époque du roi Salomon, pendant plus de 2 300 ans.
Note : La première trace archéologique d’une présence juive sur le territoire de l’actuelle Libye est un sceau retrouvé dans les ruines de Cyrène sur lequel il est écrit en hébreu « לעבדיו בן ישב » soit « De Avadyou fils de Yachav ». Cette pièce n’étant pas datable précisément, on doit se contenter de l’hypothèse qu’elle ait été fabriquée entre les Xe et IVe siècles avant notre ère, période durant laquelle ce type de sceau était en usage. Wikipedia – Photo introuvable sur le net, comme la plupart des éléments qui attestent de la présence des juifs en Afrique du nord avant l’ère chrétienne…
La Libye, en raison de sa situation géographique, fut occupée à plusieurs reprises par des pays étrangers.
Si nous ne considérons que les 500 dernières années, nous constatons qu’entre 1551 et 1911 la Libye faisait partie de l’Empire turc ; entre 1911 et 1943 ce fut une colonie italienne ; de 1943 à 1952 elle fut placée sous administration militaire britannique et depuis 1952, la Libye est un État indépendant.
2. Les communautés juives dans le pays jouissaient de la pleine autonomie interne. Il y avait des Talmudei Torah [écoles d’instruction religieuse pour garçons], des écoles de l’Alliance israélite universelle, un tribunal rabbinique et plusieurs yeshivot [académies d’études religieuses supérieures]. L’Empire turc, l’autorité coloniale italienne et l’administration militaire britannique exercèrent leur surveillance en vertu de réglementations communautaires spéciales.
3. Sous la domination turque et italienne, il n’existait aucun motif de heurts entre la population locale arabe et les Juifs et la vie se déroulait normalement ; les Arabes vivant principalement de l’agriculture tandis que les Juifs vivaient du commerce et de l’artisanat.
À partir de 1936, le gouvernement fasciste italien introduisit graduellement les lois raciales et en 1942, quelque 2 600 Juifs de Benghazi furent envoyés au camp de concentration de Giado (dans le désert au sud) et 1 000 autres jeunes Juifs de Tripolitaine furent envoyés aux travaux forcés pour construire une voie ferrée à Sidi Azar, près de Leftis Magua.
Un autre groupe d’ingénieurs fut envoyé à Benghazi sur la frontière égyptienne. Le 23 janvier 1943 le pays fut occupé par les forces alliées et toute la population – Juifs et Arabes – jouirent à nouveau d’une vie normale et de la liberté. La communauté juive fut réorganisée, les écoles rouvertes et tout retourna à la normale.
4. À cette époque le mandat britannique sur la Palestine touchait à sa fin et la Libye se trouvait sous administration anglaise.
Il était donc très facile pour les services secrets de planifier une opération visant à influencer l’opinion internationale et à montrer que les Arabes de Libye étaient opposés à la création d’un État juif en Palestine.
Ils souhaitaient également montrer que la population arabe de Libye était primitive et n’était pas prête pour l’indépendance.
C’est pourquoi, au début de novembre 1945 – date anniversaire de la Déclaration Balfour – ils déclenchèrent soudainement une émeute féroce et sanglante qui s’acheva au bout de trois jours avec 140 victimes juives et des millions de dollars de préjudices aux biens [des Juifs].
Ce furent les premières émeutes en Libye depuis des siècles [à l’exception de la mise à sac et du pillage du quartier juif de Benghazi pendant l’occupation allemande en 1942].
Des comités de paix furent créés entre les Arabes et les Juifs de Libye. Mais les autorités mandataires britanniques annoncèrent longtemps à l’avance qu’elles allaient mettre fin au mandat de l’ONU [sur la Palestine] le 15 mai 1948. Cette date était attendue avec crainte par les Juifs de Libye.
De fait, une seconde émeute sanglante éclata en juin 1948, accompagnée de protestations dans toute la Tripolitaine contre la création de l’État d’Israël. Le résultat final fut de quinze Juifs tués et des millions de dollars de dommages aux biens.
Ces émeutes furent suivies par un accord de paix en bonne et due forme signé sur le navire américain Kearsarge, par lequel les Arabes acceptaient de laisser les Juifs émigrer en Israël sans encombre, et les Juifs s’engageaient de leur côté à soutenir les objectifs d’indépendance de la population arabe et à céder certaines de leurs activités commerciales aux Arabes.
5. La Libye obtint son indépendance en janvier 1952 et s’engagea dans sa constitution à accorder la pleine autonomie interne à la communauté juive, reconnaissant qu’elle constituait la minorité « autochtone » la plus ancienne du pays.
À la fin 1949 et pendant l’année 1950, quelque 30 000 Juifs émigrèrent en Israël, et tant les Arabes que les Juifs respectèrent l’accord de paix de juin 1948. Nous étions entièrement convaincus qu’avec l’indépendance libyenne et la responsabilité du gouvernement confiée aux Arabes, la petite communauté juive d’environ 6 000 personnes restant dans le pays jouirait de tous les droits civils et politiques, en tant que citoyens du nouvel État libyen.
Mais ce ne fut pas le cas. Le roi Idris – en dépit de ses promesses officielles et de son engagement à protéger la communauté juive – n’avait aucune influence sur le gouvernement libyen, lequel promulguait régulièrement des lois spéciales restreignant les activités commerciales des Juifs. Les Juifs ne purent obtenir la citoyenneté libyenne et les droits civils les plus élémentaires.
6. Sous le règne du roi Idris, malgré le boom pétrolier, les activités commerciales juives furent peu à peu restreintes.
Les bureaux de commerce et les cessions immobilières furent limités et finalement interdits. Lorsque la guerre des Six Jours éclata entre l’Égypte et Israël, la situation des Juifs de Libye se détériora dans tout le pays.
À partir du 5 juin 1967, des manifestations contre Israël et contre les Juifs se multiplièrent.
Au cours de ces émeutes, deux Juifs furent tués dans la rue et deux familles comportant treize personnes (hommes, femmes et enfants) furent assassinées par la police, leurs corps furent brûlés dans un four à chaux aux environs de Tripoli.
Voici les noms et adresses des familles assassinées : a) Luzon Shalom, Omai el Muctar, 139, Tripoli. Zakia Haemann, sa femme ; leurs fils Rafael, David, Josef, Ariel, Berto et Meir ; b) Raccah Effraim, Omai el Muctar, 147, Tripoli. Fortuna Habib, sa femme ; leurs enfants Isaac et Rachel ; c) Brianes Emilia, grand-mère.
Le 19 juin, le gouvernement libyen expulsa tous les Juifs de son territoire et confisqua tous leurs biens, d’une valeur approximative de cinq milliards de dollars.
Il faut tenir compte du fait que, en plus des biens privés, nous avons laissé en Libye cinquante et une synagogues et de nombreux cimetières.
La révolution du colonel Khadafi en septembre 1969 entraîna la promulgation de lois très sévères à l’encontre des Juifs et des Italiens. Tous leurs biens furent « restitués au peuple ».
Le grand cimetière juif de Tripoli d’environ cinq hectares fut détruit en 1973, les pierres tombales furent enlevées et un bâtiment des douanes fut construit à la place.
En fait, le colonel Khadafi fit détruire tous les documents du cadastre, de sorte qu’il est aujourd’hui impossible de vérifier l’étendue des biens privés et publics, ou d’obtenir des attestations officielles ni aucun document concernant les biens immobiliers. Les émeutes furent soigneusement préparées et organisées par les journaux arabes et par les sermons dans les mosquées.
Avant le 5 juin 1967 – jour appelé le « lundi noir » – les Juifs n’étaient pas autorisés à quitter le pays, sauf s’ils laissaient un membre de leur famille en otage ou une caution de 2 000 livres sterling.
Dans la même semaine, des bureaux officiels de l’OLP ouvrirent dans le pays et des tracts et ouvrages antisémites furent distribués, parmi lesquels une traduction en arabe de Mein Kampf.
De nombreux professeurs nazis furent engagés dans la nouvelle université libyenne.
Des assassins arabes fanatiques attaquèrent les maisons et magasins juifs, tuant et détruisant sans que la police intervienne.
Le quartier juif – la Hara – fut le plus gravement atteint. La majorité de la population juive resta cloîtrée dans les maisons, mais celles-ci ne furent pas toujours un refuge sûr.
Grâce à mon intervention par téléphone et par télégrammes auprès du roi, du Premier ministre et du Mufti, je réussis à obtenir le transfert des Juifs vivant dans le quartier juif dans un camp militaire gardé par l’armée. Je restai chez moi avec ma famille, mais à plusieurs reprises des émeutiers arabes tentèrent d’incendier notre immeuble.
À partir du 5 juin, et jusqu’aux 14 et 15 juin (fête de Shavouot) nous fûmes enfermés dans nos maisons sans pain, viande ni légumes.
Je protestai auprès du préfet arabe chargé de la communauté juive et du Premier ministre et je reçus finalement la visite de trois officiers de police haut placés qui entendirent, pour le compte du Premier ministre, un compte rendu exhaustif de la situation, et notamment des informations tragiques concernant la destruction des deux familles de Shalom Luzon et de Effraim Raccah. Ils se refusèrent à confirmer la disparition des deux familles, malgré la mention que je fis des informations obtenues d’un médecin italien travaillant à l’hôpital. À la fin de la réunion, je conclus en suggérant au Premier ministre de laisser partir tous les Juifs du pays, étant donné la situation confuse.
Le 19 juin je fus informé officiellement que le gouvernement libyen avait accepté d’autoriser les Juifs à partir. Cette autorisation se transforma cependant en un véritable exode: l’expulsion finale des Juifs [restant dans le pays].
La révolution du 1er septembre 1969 entraîna la confiscation de tous les biens juifs, contrairement au droit international et aux droits de l’homme.
Nous fûmes contraints de quitter le pays avec seulement vingt livres sterling et un bagage par personne, abandonnant tous nos biens, nos maisons, nos meubles, nos bureaux et commerces – et 2 300 années d’histoire.
Traduction de l’anglais par Pierre Lurçat.
Copyright © Continuum Books.
A suivre…
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