Les derniers juifs de Tunisie
Récit d’une disparition annoncée, que la montée des salafistes ne freine pas.
Par Félix Uhel
A Tunis, dans les années 1950, la quartier de La Goulette était le vivier de la communauté juive. Depuis, la diaspora a déserté les rues. Les derniers juifs se sont repliés autour de l’avenue Franklin-Roosevelt, entre les restaurants hallal et les enseignes italiennes.
Le vaste bâtiment du Centre juif pour personnes âgées est surveillé 24h/24 par des gardes de l’ État tunisien. Le décor est fastueux, les âmes grises. Les vieillards déambulent en fauteuil roulant sur le sol frappé de l’étoile de David. Les vingt-huit résidents sont tous juifs. « Ils étaient près du double il y a encore quelques années », se souvient Yasmina, intendante depuis 35 ans. « Beaucoup sont décédés, les autres ont suivi leur famille partie en exil. » Israël, la France ou les États-Unis sont leurs terres d’accueil.
On ne dénombre plus que 1 500 juifs au pays du jasmin. Les deux tiers sont confinés à Djerba.
Onze synagogues quadrillent aujourd’hui la petite île. Du côté de la capitale, 100 à 200 personnes peuplent la communauté et préservent les trois lieux de cultes qui subsistent. Sinon, plus rien, ou presque ; seules quelques familles dispersées ça et là dans le pays. À Nabeul, les fidèles ont déserté, mais un gardien surveille toujours la synagogue. Ailleurs, des dizaines d’autres ont été abandonnées.
Une longue histoire
« Les juifs sont dans le pays depuis plus de 2000 ans, rappelle Daniel Cohen, l’un des deux derniers rabbins de Tunis. Ils étaient là bien avant l’arrivée des musulmans. » Mais, en un demi-siècle, les choses ont changé et les juifs sont partis.
La création de l’État d’Israël, en 1948, et l’indépendance de la Tunisie, en 1956, marquent les deux premières vagues d’émigration. En 1961, environ 70 000 juifs ont déjà quitté le pays. Puis vint la Guerre des Six jours, en 1967.
La victoire israélienne provoque d’importantes émeutes antisémites.
« La communauté juive a été extrêmement bouleversée par ces événements. Les boutiques tenues par des juifs étaient marquées d‘une étoile de David », raconte Sonia Fellouss, chercheuse au CNRS, chargée de l’inventaire du patrimoine juif. A Tunis, la Grande synagogue est saccagée. Plus de 7 000 juifs quittent le pays pour la France, les autres partent pour Israël. La communauté se réduit alors à 2 000 âmes.
Sous Ben Ali (1987-2011), les relations avec le pouvoir sont ambiguës. Pendant 23 ans, le dictateur assure la sécurité de la communauté et, en retour, celle-ci lui témoigne un soutient discret.
« Oui, les juifs étaient protégés par Ben Ali, mais avaient-ils le choix ? » s’interroge Sonia Fellouss. C’est le propre de chaque minorité de vouloir rester proche du pouvoir, pour assurer ses intérêts. »
Le rabbin Cohen considère quant à lui que, « si Ben Ali a protégé les juifs, c‘est avant tout pour s‘assurer les bonnes grâces des Occidentaux ».
Aujourd’hui encore, certains avouent regretter les années Ben Ali. « Le jour où il est parti, j‘ai beaucoup pleuré », confie Samuel, 20 ans, à la sortie de l’office du Shabbat.
Ils ne sont plus qu’une vingtaine à se réunir chaque samedi dans une annexe de la Grande synagogue de Tunis.
A l’entrée de la petite pièce, les kippas s’amoncellent dans une corbeille. Les chants hébraïques résonnent entre les murs défraîchis. L’immense salle principale, désespérément vide, n’est utilisée qu’une fois par an, pour Kippour.
Depuis le 14 janvier 2011, une relative méfiance s’est instaurée vis-à-vis du nouveau régime : « Comme tous les Tunisiens, nous observons avec crainte la situation politique et sociale de l’après Révolution », constate Samuel. « L’ambition du parti Ennahdha de créer un pays islamique et d’instaurer la charia dans le droit tunisien n’est pas compatible avec notre statut. » D’ici trois ans, il quittera le pays. Il en est maintenant convaincu.
Devoir de mémoire
Le 5 janvier 2012, la venue du chef du Hamas, Ismael Haniyeh à l’aéroport de Tunis avait fait craindre le pire. Les « morts aux juifs », scandés par quelques islamistes dans la foule, avaient été immédiatement condamnés par le gouvernement tunisien.
« Ces évènements sont exceptionnels », précise Essid Kamarl, adjoint du ministre des Affaires religieuses. « Les juifs tunisiens vivent en harmonie dans notre pays aux côtés des musulmans et des catholiques. Nous sommes profondément fiers de cette communauté qui fait partie de notre histoire.»
La disparition de la communauté juive de Tunisie semble une évidence. Les jeunes veulent partir, les anciens vont mourir ici. « Ceux qui restent le font pour des raisons purement affectives, de l‘ordre de l‘irrationnel, analyse Sonia Fellouss, la communauté a déjà disparu et la Révolution n‘y changera rien. »
Pourtant, au ministère, on est plus optimiste : « Les juifs de la diaspora reviendront, dans deux ou trois ans, lorsque la Tunisie sera stabilisée. »
En attendant, certains membres de la communauté essayent de sauver ce qui peut encore l’être. Gilles-Jacob Lellouche est de ceux-là. Artiste peintre, il est également gérant du dernier restaurant käsher du pays, Mamie Lily, à La Goulette.
Au lendemain de la Révolution, Gilles fonde l’association Dar el dhekra avec la mission de « préserver le patrimoine judéo-tunisien ». Organiser des conférences, éditer des ouvrages, créer un musée… Dar el dhekra veut sauvegarder une identité qui disparaît. Récemment, à la demande de l’association, le gouvernement a accepté d’instaurer une journée dédiée au patrimoine juif. Petite victoire face à l’immensité de la tâche. « Nous sommes des Don Quichotte », s’amuse Gilles-Jacob.
« Il faut entretenir cette mémoire pour les Tunisiens et pour le monde arabe. Sans quoi, ce dernier se renfermera sur lui-même » explique Sonia Fellouss.
Le principal objectif de l’association : introduire l’histoire juive dans les manuels scolaires. « Ce patrimoine n‘appartient pas qu’aux juifs, il appartient à tous les Tunisiens », veut croire Gilles-Jacob. Raconter leur histoire à des musulmans, voilà sûrement le dernier vœu des juifs de Tunisie.
A Djerba, les derniers juifs tunisiens font de la résistance
Les juifs de Djerba sont catégoriques. Ils ne veulent pas quitter leur île ! Les guerres, les invasions, la succession des régimes, et les récents attentats, les juifs djerbiens ne veulent rien entendre : ils ne partiront pas !
Alors que la Tunisie se vide de ses juifs – ils étaient encore 100.000 en 1956, ils ne sont plus que 1.300 aujourd’hui –, la communauté demeurant à Djerba s’accrochent à ses traditions. Leur arrivée sur l’île remonte à la destruction du temple de Jérusalem en 587 av. J-C.
Ils sont aujourd’hui un millier – 900 à Djerba, 104 à Zarzis, la ville voisine – à former le dernier bastion d’irréductibles.
« Oui, on veut rester ici, et alors ? Nous sommes chez nous à Djerba ! Il n’y a aucune raison qu’on parte », s’énerve David, un jeune bijoutier, fier de perpétuer la tradition familiale du commerce de l’argent et de l’or, ajoutant, en pointant le doigt vers le ciel. Sachez, monsieur, qu’ici nous n’avons jamais été persécutés ! »
« Ma patrie, c’est la Tunisie ! »
Sans cesse sollicités, les juifs djerbiens refusent farouchement de partir. « Nombreux sont les gens qui leur ont fait des propositions, ils font toujours le choix de rester », tente d’expliquer Gabriel Kabla, Djerbien de naissance et infatigable ambassadeur de son île. « Je ne quitterai jamais Djerba surenchérit sa sœur Annie Kabla. Et pour plusieurs raisons. Outre le fait que j’y sois née, grandie, et vécue mes plus beaux moments, j’aime par-dessus tout cette île. »
Et la cohabitation judéo-arabe ?
« Il y a des hauts et des bas, répond Sonia, 23 ans, elle aussi née sur l’île. Nous avons de bonnes relations avec nos voisins. On se respecte, on discute, et c’est tout. Quand nous parlons d’Israël ou des Palestiniens, je leur réponds : ‘Arrêtez de tout mélanger. Ici on n’est pas en Palestine, et ma patrie c’est la Tunisie. Moi, je suis Djerbienne et pas Palestinienne’. »
L’énorme succès du pèlerinage annuel de la synagogue de la Ghriba confirme cette détermination. Car ce pèlerinage, qui se tient le 33ème jour après la Pâque juive, est un rendez-vous sacré pour eux.
La synagogue de la Ghriba a une longue histoire qui remonte au septième siècle avant notre ère.
Après la destruction du premier temple de Salomon par Nabuchodonosor, des juifs quittèrent Jérusalem en flammes, emportant avec eux, une porte et des pierres « Certains prétendent même qu’ils partirent avec l’Arche sainte », précise Dov Zerah, un énarque érudit du talmud. Arrivés à Djerba, sur les vestiges du Temple, ils construisirent cette synagogue. « Si cette légende était confirmée, ajoute-t-il, cela signifierait que la Ghriba serait la plus ancienne synagogue du monde à l’extérieur d’Israël ».
Le pélerinage de la Ghriba
On comprend mieux, ainsi, l’engouement de ces 2.500 pèlerins, venus du monde entier.
Pendant deux jours règne une ambiance de kermesse, festive, œcuménique, toute empreinte d’une ferveur inimaginable, rythmée par un orchestre oriental. On allume des bougies, on danse les mains en l’air sur des airs de chanteurs juifs tunisiens comme celui de Raoul Journo, pendant que d’autres entonnent l’hymne de la Tunisie, on déguste les spécialités tunisiennes notamment les bricks à l’œuf, autour d’une immense table.
A l’intérieur de la synagogue se trouve un sanctuaire, une grotte où selon la légende, une jeune fille éprise de solitude aurait habité. Un jour, un incendie aurait ravagé son abri entraînant sa mort. Mais son corps serait resté intact. Un miracle selon la tradition, qui fit d’elle une sainte.
Depuis, chaque année, au milieu du mois de mai, des femmes se faufilent dans cette espèce de grotte, surnommée « la caverne de la fille », aux dimensions réduites – 3 mètres de long, 50 centimètres de largeur et autant de hauteur – pour y déposer un œuf sur lequel est inscrit le nom d’une jeune fille célibataire bonne à se marier. A la fin des festivités, elle récupère l’œuf et le mange pour voir exaucer son vœu : trouver un mari !
Le « vœu de l’œuf » comme on l’appelle, est une tradition spécifique de la Ghriba respectée des juifs, mais aussi de certaines musulmanes.
Dans l’après-midi, des bouquets de fleurs sont vendus aux enchères dont la recette, servira à l’entretien de la synagogue et du sanctuaire.
Mesures de sécurité
Chaque année, c’est la même question : le pèlerinage de la Ghriba se tiendra-t-il malgré la menace terroriste? L’attentat-suicide (21 morts) revendiqué par Al-Qaïda, contre la synagogue de La Ghriba, en 2002, est encore présent dans toutes les têtes.
Les autorités tunisiennes ont déployé un dispositif sécuritaire exceptionnel pour protéger les pèlerins : forces de police présentes en permanence devant chaque hôtel, fouilles des voitures, barrières métalliques, un hélicoptère qui survole le site, des dizaines de militaires et des membres de la Brigade antiterroriste (BTA), le GIGN tunisien.
La communauté juive par l’intermédiaire de ses 19 synagogues, de ses écoles religieuses, ses institutions sociales, ses orfèvres, ses commerçants qui perpétuent en bonne intelligence avec ses voisins arabes, fait de Djerba une véritable exception.
Auteurs: Mathilde ENTHOVEN, Nicolas FELDMANN, Félix UHEL et Alain Chouffan
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