L’universalisme rabbinique aux IIe et IIIe siècles
Au cœur d’une longue tempête politique, les sages rabbiniques des premiers siècles de l’ère chrétienne assurèrent la préservation et la pérennité du patrimoine juif. Loin d’être univoque, ce patrimoine témoignait d’une diversité considérable.
Bien que pleinement conscients des divisions qui avaient déchiré les positions religieuses juives au cours des siècles, ces rabbins firent de leurs débats et de leurs divergences la caractéristique même de leurs travaux.
Qu’il s’agisse de questions juridiques, éthiques ou théologiques, les opinions différentes, voire contradictoires, étaient la norme.
Le caractère anthologique de l’ensemble du corpus rabbinique résulta tout naturellement de cette attitude des rabbins [1].
Nous ne possédons pas les travaux individuels des rabbins, si grands qu’ils aient pu être. Nous disposons plutôt d’un florilège de déclarations qui traduisent parfois des conversations réelles entre les sages, mais qui peuvent aussi refléter une juxtaposition rédactionnelle de points de vue opposés [2]. Ces caractéristiques de la littérature rabbinique posent un formidable défi à ceux qui souhaitent traiter systématiquement de la pensée rabbinique [3].
Dans le présent article, j’aborderai une série de textes qui attestent l’universalisme du judaïsme rabbinique au cours des IIe et IIIe siècles. Ces textes n’occupent pas leur place légitime dans l’histoire de la religion rabbinique, pas plus qu’ils n’ont été incorporés dans l’étude de l’activité missionnaire (juive ou chrétienne) de l’époque. Après avoir décrit ce phénomène, je traiterai des circonstances historiques alléguées qui ont donné naissance à cet élan universaliste.
Deux éminents historiens du judaïsme rabbinique et de la fin du christianisme antique ont, chacun de leur côté, identifié des aspects de l’universalisme juif et chrétien dans l’affrontement avec les revendications à l’universalité et à la domination présentées par l’empire romain.
C’est la raison pour laquelle j’introduirai mon propos par un bref exposé de leurs opinions, dans la mesure où ce sont eux qui ont déterminé l’utilisation que je fais du mot universalisme dans cet article.
Dans un essai fort stimulant publié en 1996, Jonathan Z. Smith donna un bref tour d’horizon de l’évolution des classifications des diverses religions « universelles [4]. Sa critique sévère décourage certainement les efforts investis pour établir une distinction trop nette entre la portée et les objectifs des diverses religions. L’une des anciennes définitions qu’il donne décrit un monde religieux se fondant sur un « livre [5], interprété par ses adeptes comme s’adressant au monde entier. Ce type de religion comporte en général une puissante tendance au prosélytisme.
Dans un article publié la même année, mais rédigé de façon indépendante, Jon D. Levenson traitait du problème de l’universalisme dans la théologie biblique en établissant une distinction entre trois niveaux d’universalisme biblique [6]
- Le plus rudimentaire est le point de vue qui considère Dieu comme le maître de l’univers, sans nécessairement définir la nature de la relation de Dieu avec les différentes nations composant le monde.
- Un deuxième niveau d’universalisme est défini en termes concrets et se caractérise simplement par la disposition à accepter des prosélytes.
- Le dernier niveau, le plus spécifique, correspond à un point de vue qui escompte que, dans un temps futur, le monde se retrouvera uni en un seul système [7]
Je montrerai qu’au début de l’époque rabbinique il existait une école de pensée soutenant que son livre, la Torah, était en fait destinée à tout le monde.
Bien qu’elle ait encouragé l’activité missionnaire et le prosélytisme, elle semble aussi avoir bien accueilli les Gentils qui s’intéressaient à la Torah sans se convertir. C’est ce que Henry Chadwick a appelé, dans un autre contexte, « l’idéal universaliste [8], unissant le monde sous une loi unifiée.
L’universalisme dans le midrash de l’époque tannaïtique (1-250 de l’ère chrétienne)
La révélation au Sinaï s’adressait à toutes les nations
Commençons par une extraordinaire description de la révélation au Sinaï dans la Mikhilta de R. Yishmael, un midrash tannaïtique compilé du milieu à la fin du IIIe siècle.
Le midrash était, comme David Stern l’a dernièrement montré, une sollicitation rabbinique du texte, une herméneutique permettant à « Dieu de parler… entre les lignes du texte, dans les brèches et discontinuités textuelles que dévoile l’exégèse [9].
Le midrash suivant porte sur la signification du fait que la Torah fut révélée dans le désert plutôt que dans le Pays d’Israël.
Cette source insiste considérablement sur le fait que la révélation d’origine au Sinaï s’adressait expressément à tous les peuples et pas seulement aux Juifs. Nous lisons dans la Mekhilta de R. Yishmael :
« Ils campèrent dans le désert » (Exode, XIX, 12). La Torah fut donnée [démos, parrésia] dans un endroit sans attaches. Car si la Torah avait été donnée dans le Pays d’Israël, les Israélites auraient pu dire aux nations du monde : « Vous n’y avez pas part. » Mais puisqu’elle a été donnée dans le désert, publiquement et au grand jour, dans un lieu ouvert à tous, quiconque souhaitait l’accepter pouvait se présenter [10]
Il est frappant de constater que la Mekhilta non seulement affirme que la révélation était destinée à tous les peuples, mais elle le fait dans un vocabulaire qui porte la marque de la démocratie gréco-romaine [11].
Ce texte s’adressait-il à son public juif pour réfuter les allégations païennes, ou aurait-il pu être transmis à un public non-juif ? Bien que ce soit là une question bizarre et importante, peut-être insoluble, l’idée directrice de la source est très claire.
La Mekhilta affirme sans ambages qu’Israël ne doit pas s’imaginer que la Torah n’est destinée qu’aux Juifs. Le don de la Torah dans le désert – un no man’s land – indique clairement que la Torah n’est pas l’apanage d’une seule nation, mais s’adresse à tous les peuples.
On pourrait affirmer que cette interprétation est une projection délibérée dans le passé pour justifier l’actuelle réticence d’Israël à autoriser les non-Juifs à partager la Torah. Cette possibilité fut effectivement envisagée par certains rabbins par le passé. Mais je traiterai maintenant de trois sources principales concernant ce texte et prônant l’attitude selon laquelle, aujourd’hui encore, la Torah est destinée à tous les peuples et pas seulement aux Juifs.
« La Torah pour tous ceux qui viennent au monde »
En premier lieu, je considérerai un long passage de Sifre Nombres avant de poursuivre par d’importants passages extraits des recueils de midrashim tannaïtiques. Je montrerai qu’ils sont thématiquement reliés et partagent une terminologie commune.
La section 119 dans le Sifre traite d’un verset des Nombres (XVIII, 20) mettant en relief le statut particulier des prêtres qui ont pour héritage Dieu plutôt qu’une portion de territoire.
Le midrash porte principalement sur les vingt-quatre offrandes dues à la prêtrise. Cette liste se clôt par la remarque suivante : « Ce fut une grande joie pour Aaron le jour où l’alliance fut conclue par des offrandes. »
Le midrash cite alors un propos de R. Yishmael montrant que la révolte de Korah présentait un bon côté, puisqu’elle aboutissait à une réaffirmation par Dieu du statut particulier des prêtres, de leurs droits et de leurs privilèges.
La troisième homélie compare les prêtres aux anges que Jacob vit sur l’échelle et attribue à ce dernier une vision du service dans le Temple dans un lointain avenir. Deux pages plus loin, cette section se conclut par une comparaison en faveur de l’alliance conclue avec Aaron plutôt que celle conclue avec David. Il est dit que l’alliance avec David exigeait que ses héritiers suivent le droit chemin, alors que l’alliance avec les prêtres était inconditionnelle [12]
De façon surprenante, les passages concernant le sujet de l’universalisme sont insérés dans le cadre littéraire de cette section, c’est-à-dire celle qui traite du statut particulier des prêtres.
Comme il appert de cette description succincte, cette section du midrash offre un bon exemple de la façon dont un midrash ancien pouvait développer un thème dans son ensemble tout en demeurant dans le cadre littéraire d’une exégèse prétendument ligne par ligne.
Dans cette œuvre considérable, on trouve deux sections qui exposent de façon prégnante une tendance universaliste. Dans le passage suivant du Sifre, le midrash poursuit son exploration du thème de la prêtrise, élargissant cette catégorie d’identité et accordant même à l’Israélite moyen le statut au moins honorifique de prêtre.
Aimés sont [les Enfants d’] Israël, car lorsque Dieu [13] leur donne un surnom, Il les appelle prêtres, comme il est dit : « Et vous, vous serez appelés prêtres de l’Éternel » (Isaïe, LXI, 6)
Aimés sont [les prêtres d’] Israël [14], car, lorsque Dieu leur donne un surnom, Il ne les appelle pas autrement qu’anges de bonté, comme il est dit « c’est que les lèvres du pontife doivent conserver la science ; c’est de sa bouche qu’on réclame la doctrine car il est un ange (mandataire) de l’Éternel-Cebaot » (Malachie, II, 7). Au moment où la Torah sort de sa bouche, il est semblable à un ange ; dans le cas contraire, il est semblable à une bête et à un animal qui ne connaît pas son créateur.
Aimée est la Torah, car lorsque David, roi d’Israël s’informait, il n’interrogeait que la Torah. Il est ainsi dit : « Tu es bon et tu exerces le bien, instruis-moi dans tes préceptes » (Psaumes CXIX, 68). Le bien que tu fais se répand largement sur tous ceux qui viennent au monde, fais en sorte que le bien que tu fais afflue jusqu’à moi et enseigne-moi tes préceptes.
Les deux premières déclarations sont formulées de façon presque identique, établissant une équivalence selon laquelle les Enfants d’Israël, aimés de Dieu, sont appelés prêtres et aussi anges [c’est-à-dire émissaires divins, N.d.T.]. La condition s’attachant à cette deuxième affirmation est extrêmement frappante : les Enfants d’Israël ne sont angéliques que lorsque la Torah est sur leurs lèvres. Les qualités divines d’Israël sont entièrement dépendantes de l’adhésion à la parole divine, la Torah. Sinon, Israël, ou les prêtres, sont inférieurs à l’humain, comparables à un animal qui ne connaît pas son maître.
La sainteté d’Israël est définie par sa capacité à exprimer la Torah. Le serviteur de Dieu par excellence, le prêtre, parvient à la sainteté en enseignant la Torah. Lorsque la Torah est absente, l’humanité n’est pas seulement différente des anges, elle ressemble au règne animal.
La capacité d’Israël à participer au divin est décrite en termes de service divin, qui équivaut à étudier la Torah. Cette conception tranche nettement avec les idées adoptées par R. Akiva dans le célèbre passage de la Mishna (Avot, 3, 12). Cette source, un traité datant du IIIe siècle qui réunit les propos éthiques et religieux des sages, diffère du midrash par son genre littéraire en ce qu’elle est généralement formulée sans référence aux textes saints. Pourtant, dans ce cas, on peut constater à quel point la présentation de l’opinion de R. Akiva, avec ses trois « bien-aimés », est proche sur le plan de la formulation littéraire, mais à quel point elle est éloignée en termes d’attitude religieuse.
Voici ce que dit la Mishna :
Aimé est « adam [15» (« une personne ») qui fut créé en une image ; une preuve plus grande de cet amour, c’est que Dieu a annoncé à l’homme qu’Il l’a créé à Son image (comme il est dit : « car l’homme a été fait à l’image de Dieu » [Genèse IX, 616]
Aimés sont [les Enfants d’] Israël puisqu’ils ont été appelés Ses enfants ; une preuve plus grande de cet amour, c’est que Dieu lui-même les a appelés de ce nom, comme il est dit : « Vous êtes les enfants de l’Éternel, votre Dieu. » [Deutéronome XIV, 1]
Aimés de Dieu sont [les Enfants d’] Israël, puisqu’Il leur a donné un instrument précieux ; une preuve plus grande de cet amour, c’est que Dieu leur a annoncé lui-même qu’Il leur a donné ce précieux instrument avec lequel Il avait créé le monde. [16]
Dans cette approche, Israël est appelé Enfants de Dieu, auxquels fut donnée la Torah, un puissant outil par lequel le monde fut créé. En outre, la Torah est l’unique possession des Enfants de Dieu. Bien que, selon cette opinion, les Gentils n’aient pas part à ce don, ils partagent l’image de Dieu en vertu de la création d’Adam.
Dans le Sifre et dans la Mishna s’opposent, à mon avis, deux conceptions opposées de la « personne » et d’« Israël ». Dans la Mishna, la métaphore est celle de l’enfant. L’enfant reçoit un don de ses parents, alors que le prêtre doit préserver sa position privilégiée en enseignant la Torah.
Dans le Sifre, la Torah confère à Israël un statut divin (semblable aux anges) ; dans la Mishna, toute personne partage par nature l’image de Dieu, mais le peuple d’Israël est littéralement héritier de la Torah créatrice du monde.
La capacité d’une personne à atteindre un statut divin inné est-elle inscrite dans la création ?
Ou s’agit-il d’un caractère acquis devant être continuellement renouvelé par l’étude de la Torah ?
Telle est la différence fondamentale entre ces deux conceptions du monde.
Théoriquement, il est possible de présenter une autre école qui pourrait envisager une voie médiane ; mais le style littéraire commun me fait penser à une discussion rabbinique classique sur ce point théologique, semblable au débat mené par R. Akiva et R. Yishmael sur un point de comportement humain, dans le passage précédent de la Mishna Avot [17]
Il semblerait que la position de R. Akiva, tout en privilégiant Israël, veille à donner aux non-Juifs une part de l’image de Dieu. Quelle est alors la position du Sifre à l’égard du non-Juif ?
Je reviens maintenant au long passage du midrash appelé Sifre. La première mention des Gentils apparaît dans le Sifre dans le contexte de la supplique adressée par David.
Lorsque David prie pour avoir part à la Torah ou pour la bienveillance divine, le Sifre fait observer que cette forme de bienveillance a déjà été octroyée à tous ceux qui sont venus au monde. Mais la question du non-Juif est explicitement évoquée dans le passage suivant:
Vous pouvez dire qu’il y a trois couronnes : la couronne de la prêtrise, la couronne de la royauté et la couronne de la Torah.
La couronne de la prêtrise revint à Aaron qui la porta. La couronne de la royauté revint à David qui la porta. La couronne de la Torah demeure en place afin de ne pas donner à ceux qui viennent au monde l’occasion d’affirmer : « si les couronnes de la prêtrise et de la royauté avaient été en place, elles auraient pu me revenir et j’aurais pu les porter. »
La couronne de la Torah est un reproche pour tous ceux qui viennent au monde [et affirmeraient cela], car quiconque la remporte, je considère cela comme si les trois couronnes étaient [demeurées] à leur place et qu’il les a toutes remportées.
La Torah est accessible à tous ceux qui viennent au monde.
Elle demeure en place, accessible à quiconque s’en empare.
La Torah est l’épreuve de vérité pour l’humanité tout entière et pas seulement pour les Juifs.
Alors que quelques-uns seulement sont choisis pour la prêtrise ou la monarchie, tous sont invités à partager la Torah, l’ultime couronne.
Il est intéressant de remarquer que les deux sections principales de ces homélies sur la prêtrise et son statut se terminent par les versets bibliques suivants : « C’est la loi [torat] d’une personne (ha-adam) Seigneur Dieu » (II, Samuel VII, 19) ; et « La conclusion de tout le discours, écoutons-la : crains Dieu et observe ses commandements car c’est là toute la personne (ha-adam) » (Ecclésiaste XII, 13).
Les deux versets s’adressent à ha-adam, une personne dans le sens le plus général et le plus universel du terme. La loi est la loi de l’humanité et la nature de la personne consiste à accomplir les commandements divins.
Le Gentil qui observe la Torah est l’équivalent du grand prêtre
Le passage du Sifre cité ci-dessus semble sans équivoque.
Mais la question demeure : cette déclaration suppose-t-elle la conversion ou cette perspective de Torah est-elle ouverte également aux Gentils ?
Une réponse nette se trouve dans une autre source, la Mekhilta de-Arayot, une section particulière insérée dans le Sifre commentant le chapitre XVIII du Lévitique à propos de l’exégèse du mot ha-adam, la personne.
Dans le Sifra du chapitre XVIII versets 1 à 5 du Lévitique, l’introduction aux lois concernant les relations sexuelles illicites, la participation des non-Juifs à la Torah est nettement affirmée. Le Sifra est une exégèse juridique extrêmement technique du livre du Lévitique.
Selon la tradition mishnaïque (Haguiga II, 1), les lois sur les relations sexuelles illicites étaient un domaine d’études limité à certaines personnes. Cette section particulière qui offre une interprétation de ces lois est considérée par les spécialistes comme une unité littéraire indépendante, qu’il faut probablement attribuer à l’école de R. Yishmael.
Voici l’affirmation concernant un Gentil « observant » la Torah :
« Vous observerez donc mes lois et mes statuts parce que l’homme qui les pratique obtient, par eux, la vie » (Lévitique XVIII, 5).
R. Yirmiya disait : « d’où dites-vous que même un Gentil qui “a fait” la Torah, est considéré comme l’égal du grand prêtre ? »
Les textes enseignent (talmud lomar) « parce que, ce faisant, une personne [vivra] ; de même, « c’est la Torah de… » Les prêtres, les lévites et les Israélites ne sont pas précisés ; au contraire « C’est la loi d’une personne, Seigneur Dieu » (II, Samuel VII, 19) [18]; de même, il est dit : « Ouvrez les portes pour que… » prêtres, lévites et Israélites ne sont pas spécifiés, il est dit : « Ouvrez les portes pour que puisse entrer un peuple juste, gardien de la loyauté. ».(Isaïe, XXVI, 2)
La technique rhétorique employée dans ce midrash consiste à souligner que tous les versets cités n’ont pas pour objet les trois catégories de personnes du peuple d’Israël. Il est question des justes ou simplement d’une personne, sans qualificatif. Cette rhétorique est destinée à mettre en relief la position prestigieuse accordée à un Gentil – le statut le plus élevé – si ce Gentil « fait » la Torah.
Le passage donne ensuite trois autres exemples, mais cette sélection suffit à illustrer le modèle exégétique [19].
Nous disposons d’une source sans équivoque comparant le Gentil qui applique la Torah au Juif de la plus haute lignée, le grand prêtre [20]
Les deux sources midrashiques que j’ai citées jusqu’à présent sont toutes deux attribuées à l’école de R. Yishmael. C’est d’autant plus poignant que R. Yismael lui-même était un prêtre. Les déclarations universalistes que nous avons rencontrées jusqu’ici sont insérées dans le cadre de la prêtrise.
Je voudrais prendre un peu de recul et clarifier l’expression « un Gentil qui fait la Torah ».
L’expression osseh tora a fait l’objet d’études érudites, stimulées dernièrement par le rouleau de Qumran intitulé miqsat maassé tora [21
Bien que S. Ambramson ait soutenu que l’expression peut signifier soit « accomplir les commandements » soit « étudier la Torah », il n’existe pas de preuve tannaïtique nette de cette dernière interprétation. L’usage tannaïtique se limite au sens d’« accomplir les commandements [22]
S’il s’agit du respect des commandements, alors, R. Yirmiya parle fort clairement d’un Gentil qui observe la Torah, non d’un Gentil qui l’étudie. Pas plus que cela n’implique la conversion.
Le Gentil vertueux, ha-adam, est récompensé pour observer la Torah et franchira les portes du paradis.
Il est important de remarquer que ce qui précède le propos de R. Yirmiah est une longue diatribe contre les lois des nations qui interdisent tout depuis les activités de loisir (théâtre et cirque) à des coiffures, et plus précisément, les lois et la sagesse des nations. L’« appel » lancé par R. Yirmiya aux Gentils suit de très près une longue attaque contre la sagesse, les lois et les coutumes des Gentils.
En voici le texte :
De peur que vous disiez qu’ils [les Gentils] ont des lois et que nous n’avons pas de lois, le texte biblique dit « c’est à mes statuts que vous devez obéir, ce sont mes lois que vous respecterez dans votre conduite. » (Lévitique XVIII, 4).
Il y a encore lieu de laisser libre cours au mauvais penchant qui souffle : Elles sont meilleures que les nôtres. » La Bible dit : « Observez-les et pratiquez-les ! ce sera là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples. » (Deutéronome IV, 6).
« Mes lois… dans votre conduite » (Lévitique XVIII, 4) que vous n’ayez commerce qu’avec elles, que vous ne les mélangiez jamais [les propos de la Torah] avec d’autres choses, que vous ne disiez pas « J’ai étudié la sagesse d’Israël, [maintenant] j’étudierai la sagesse des nations ». La Bible enseigne « mes lois… dans votre conduite », vous ne devez prendre congé [23] que par elles.
La Mekhilta lance une attaque généralisée sur les usages des nations [24], et se termine par une invitation lancée par R. Yirmiya aux non-Juifs pour qu’ils rejoignent la Torah.
L’universalisme ne doit pas être pris à tort pour de la tolérance ou du pluralisme, point sur lequel je reviendrai à la fin de l’article.
Cette position invitant le Gentil à observer la Torah sans devenir Juif à part entière semble inimaginable compte tenu de la rigidité de la ligne tirée entre religions et modernité. Vers la fin de l’Antiquité cependant, ce n’était pas seulement imaginable, cela faisait partie du comportement religieux.
L’ampleur du passage des fidèles d’une religion à une autre a été très étudiée par l’érudition moderne, de même que les efforts déployés par l’église, la synagogue et les diverses écoles philosophiques pour atteindre le public dans son ensemble [25]
L’argument le plus pertinent et le plus convaincant concernant l’adhésion des Gentils à la Torah, à part la conversion, a été présenté par A. Marmorstein, quoique pour les IIIe et IVe siècles [26] Le statut juridique précis de ces adeptes était et demeure une question complexe pour les spécialistes et est généralement discuté sous la rubrique de Theosebeis ou croyants [27]
Ainsi, la position de R. Yirmiyah esquissée ici est solidement insérée dans la « réalité » décrite par des documents de la fin de l’Antiquité.
L’éternelle alliance avec le converti
La dernière source qui manifeste la même tendance universaliste est issue d’un midrash tannaïtique sur le livre de l’Exode la Mekhilta de R. Yishmael.
La Mekhilta est divisée en neuf traités, dont l’un est appelé le Traité d’Amalek. Il couvre naturellement la guerre contre Amalek relatée dans le chapitre XVII de l’Exode (versets 8 à 16), mais, de façon surprenante, inclut également les versets 18 à 27 du même chapitre, c’est-à-dire l’arrivée de Jéthro dans le camp des Hébreux.
Bien que la Mekhilta fournisse un commentaire assez suivi des chapitres XII à XXV de l’Exode, il demeure curieux qu’Amalek et Jéthro aient été placés ensemble dans un seul traité. On peut constater l’unité des deux sections dans un commentaire de Rabbi Eliézer concernant le difficile verset qui conclut la section d’Amalek, « sa main sur le trône » (Exode XVII, 16).
Rabbi Eliezer interprète ainsi cette phrase :
De son trône (kissé), Dieu fit le serment que, si un membre d’une quelconque nation du monde venait pour se convertir, ils l’accueilleraient, mais Amalek et les siens, ils ne les accueilleraient pas. Comme il est dit « et David dit encore au jeune homme qui lui avait fait le récit : “D’où es-tu ?” Il répondit : “Je suis fils d’un étranger, d’un Amélécite”. » (II, Samuel I, 13). David se souvint à ce moment de ce qui avait été dit à Moïse : « Si quelqu’un vient d’une quelconque nation du monde, accueille-le, mais de la maison d’Amalek, ne l’accueille pas. » Immédiatement, David lui dit : « Ton sang retombe sur ta tête. »
Le commandement très troublant d’extirper le souvenir des Amalécites devient l’occasion pour R. Eliezer d’exprimer son opinion que c’est uniquement ce peuple en particulier qui se voit dénier le droit de faire partie du peuple d’Israël.
Selon R. Eliezer, Amalek est la seule exception. Toutes les autres nations, non seulement sont habilitées à postuler à la conversion, mais Dieu, de son trône, a fait le serment qu’ils seraient « rapidement admis ».
La section suivante sur cette partie du midrash est tout entière consacrée à un dithyrambe du converti, notamment Jéthro et ses descendants les Rekhabites, le paradigme des convertis.
Tout au long de ce texte de la Mekhilta, Jéthro et les Rékhabites sont décrits comme des élèves étudiant la Torah. L’insistance de Jéthro pour retourner dans son pays est illustrée dans son discours à Moïse, tel qu’il est rapporté par le midrash :
Une bougie n’est-elle pas bénéfique dans le noir ? Quel avantage présente-t-elle entre le soleil et la lune ? Tu es le soleil et ton frère Aaron est la lune, que peut faire une bougie entre vous ? Je retournerai plutôt dans mon pays et je convertirai les habitants de ma ville, je les amènerai à la Torah et les rapprocherai des ailes de la Shekhina (la Présence divine).
Les Rékhabites sont eux aussi décrits comme étudiant sans relâche la Torah, « habitant les tentes » ; ils quittèrent Jéricho pour se rapprocher de Yavetz, un maître enseignant la Torah. Le midrash cite ensuite un propos de R. Nathan, un autre sage qui occupe une place de premier plan dans le midrash de l’école de R. Yishmael, disant que « l’alliance conclue avec Yehonadav Rekhab est supérieure à celle qui fut conclue avec David » en ce qu’elle était inconditionnelle. Cette affirmation présente une ressemblance frappante avec la première source présentée ci-dessus, le Sifre sur Nombres, qui comparait l’alliance avec David et l’alliance avec les prêtres, la première étant conditionnelle et la seconde inconditionnelle.
La suite de la Mekhilta insiste sur son point de vue. Nous avons à nouveau une section relativement longue développant le thème des dons conditionnels et inconditionnels faits par Dieu.
Voici le midrash :
Trois choses ont été données sous condition : le Pays d’Israël, le Temple et la dynastie davidique, à l’exception du rouleau de la Torah et de l’alliance avec Aaron.
Il s’agit dans ce cas de trois choses éternelles : la Torah, l’alliance avec Aaron et l’alliance avec cette famille de convertis qui se consacrent à la Torah. Dans Jérémie (XXXV, 19), une promesse est faite aux Rekhabites qu’« en aucun temps, il ne manquera à Yehonadav, fils de Rekhab, des hommes pour se tenir en ma présence ».
Au moins un sage l’a interprété ainsi :
R. Judah [28] dit « les convertis sont-ils autorisés à pénétrer dans le hekhal, à l’intérieur du Temple ? Les Israélites eux-mêmes ne sont pas autorisés à pénétrer dans le hekhal…. ils s’assoient plutôt dans le sanhedrin et enseignent la Torah ». Certains disent que leurs filles ont épousé des prêtres et les enfants de leurs enfants ont offert des sacrifices sur l’autel.
Pour résumer cette dernière source, la Mekhilta de R. Yishmael, il est question d’un statut extraordinaire accordé à Jéthro et ses enfants qui se sont convertis et ont adhéré à la Torah [29]
Leur est octroyée une alliance inconditionnelle semblable à celle des prêtres eux-mêmes, formulée en une terminologie rappelant celle du Sifre par laquelle j’ai commencé.
J’ai présenté trois sources montrant qu’un statut spécial est accordé aux Gentils, la dernière source mentionnant explicitement les convertis originaires de toutes les nations.
Les trois sources définissent le statut des Gentils par rapport au statut éternel de la prêtrise. Ces trois sources sont issues de sections identifiées comme appartenant au corpus de R. Yishmael qui était lui-même prêtre.
Le fait que, dans la discussion d’ordre juridique, ce recueil n’utilise jamais explicitement le terme mitsvot chel bené noah, c’est-à-dire les lois dites noahides, n’a rien d’anodin.
Cette omission présente un net contraste avec le Sifra, d’origine akibéenne, dans lequel ces lois occupent une position de premier plan [30]
Il serait certainement cohérent pour une école qui considère que la Torah tout entière concerne le monde entier de s’abstenir de dresser une liste de commandements distincts pour les Gentils, mais mieux vaut laisser cette spéculation pour une étude ultérieure.
Je n’affirme pas que toutes les sources représentent exactement la même école exactement au même moment. Je n’ai aucun moyen de savoir quelle est leur relation temporelle exacte [31]À mon avis, chacune témoigne d’un effort pour présenter le judaïsme comme étant accessible aux non-Juifs tout en maintenant le statut privilégié de la prêtrise. On ne peut éviter d’évoquer Heb 7, 11-12 qui affirme qu’un changement dans la prêtrise nécessite un changement dans la Torah. Ici, nous n’avons aucune nouvelle prêtrise et aucune nouvelle Torah, mais plutôt une Torah pour tous ceux qui viennent au monde. Il semble plus que probable qu’une telle attitude reflétait une perspective missionnaire.
L’aspect le plus frappant de cet universalisme est qu’il n’a rien de messianique. Sa perspective est historique et non eschatologique. Cela correspond au point de vue de M. Weinfeld sur l’universalisme d’Isaïe XL-LVI [32]
Il souligne qu’Isaïe, à l’époque passionnante de la restauration, envisagea hic et nunc un judaïsme ouvert à tous.
C’est aussi un universalisme cultuel, ouvrant les portes du Temple à l’étranger qui viendra participer au service. Levenson a soutenu cette opinion et a insisté sur le fait que les sources sacerdotales de la Torah comptaient parmi les plus hospitalières pour l’étranger (guer). Weinfeld étudie l’école d’Ezra qui, à l’instar des adversaires de l’idéologie d’Isaïe, insistait sur la pureté de la lignée d’Israël, « la semence sainte » (la Bible du Rabbinat traduit la « race sainte », N.d.T.). Il n’est guère surprenant que les versets d’Isaïe XL-LVI soient mis en exergue dans les textes rabbiniques prônant l’universalisme.
Vers la fin de l’époque du Deuxième Temple, au premier siècle de l’ère chrétienne, la maxime de Hillel dans Avot (I, 12) « Sois un disciple d’Aaron… qui aimait les êtres et les amenait à l’étude de la Torah [33] pourrait fort bien illustrer de la façon la plus appropriée l’approche que j’ai décrite dans le présent article.
Image de soi chez les romains, les juifs et les chrétiens
Gerson Cohen, dans son célèbre essai Esau as Symbol, suggère qu’au IIe siècle de l’ère chrétienne les Romains comme les Juifs s’appréhendaient eux-mêmes de façon similaire, ce qui les plaçait en périlleuse situation de conflit :
Il existait fondamentalement une similitude entre Rome et la Judée en termes de modèles de pensée et d’expression…
Chacun se considérait comme faisant l’objet d’un choix divin et promis à une histoire exceptionnelle. Chacun était obsédé par son glorieux passé. Chacun était convaincu que le ciel l’avait choisi pour diriger le monde. Aucun ne pouvait accepter avec sérénité le moindre défi lancé à ses prétentions [34]
Alan Segal reprend la perspective de Cohen, mais considère le judaïsme aussi bien que le christianisme comme des réponses « à un universalisme qui apparut pour masquer l’impérialisme et était intolérant aux différences [35]» Judaïsme et christianisme réagissaient, selon lui, à la « tyrannie de l’hellénisme [36]
Ces comparaisons doivent cependant être établies avec prudence. L’universalisme juif n’est pas né au cours des premiers siècles de l’ère chrétienne. Au mieux, on parlera, en fonction de ses propres perspectives, d’une renaissance ou d’une recrudescence de l’universalisme explicite de la Bible. Même dans la Bible, on peut établir une distinction entre un universalisme messianique et eschatologique [37] et l’universalisme historiquement fondé d’Isaïe (XL-LXVI) évoqué ci-dessus.
Il semble évident que le premier a nourri le christianisme, tandis que la marque rabbinique que j’ai décrite ici semble être non messianique. Je voudrais appliquer l’opinion de Segal sur la tyrannie de l’hellénisme à la tyrannie de tous les universalismes, y compris ses tendances juives et chrétiennes [38]
De façon intéressante, Chadwick considère l’élan universaliste du christianisme au IVe siècle comme une fusion de l’universalisme romain et chrétien. Il fait remonter l’universalisme chrétien aux épîtres pauliniennes (Romains 13 et 2 ; Thessaloniens 2) et cite la découverte de Celsus parmi eux « une ambition inquiétante de conquérir la société, de devenir les « maîtres du monde », de convertir les empereurs à leur foi… et « d’unir sous une loi unique les habitants d’Asie, d’Europe et d’Afrique [39][»
Ce ne fut qu’au IVe siècle, selon Chadwick, que ces aspirations universalistes « associèrent… la prétention illimitée à l’autorité des empereurs romains de l’époque [40]
Si mes conclusions sur l’universalisme rabbinique sont correctes [41], l’expérience chrétienne décrite par Chadwick nous montre la voie non empruntée par le judaïsme.
L’école que j’ai décrite ici tenait à ce que les Gentils « fassent [appliquent] la Torah » et se montrait prodigue en louanges à l’adresse des convertis. Il est plus que probable que ce groupe dont le converti paradigmatique était Jéthro (qui, selon eux, retourna chez lui pour amener son peuple à la Torah) se livrait à un missionnariat actif [42]
En même temps, il encouragea la pratique du rituel par les Gentils sans conversion formelle. J’imagine que cette école comportait en son sein toute une gamme d’opinions, notamment ceux qui considéraient la conversion comme un objectif ultime et ceux qui pensaient que l’acceptation de principe de la Torah par les Gentils et leur observance sporadique des commandements suffisaient.
Que les événements politiques des IIIe et IVe siècles aient été à l’origine de la dissolution ultérieure de cette approche ou que ce point de vue ait été moins attrayant pour la tradition rabbinique [43], c’est ce que je ne saurais dire.
Il est cependant important d’attester – et j’espère y être parvenu – l’existence et la vitalité d’une école d’universalisme rabbinique au cours des IIe et IIIe siècles.
Cette école se développa aux côtés de l’universalisme chrétien des mêmes siècles et était en rivalité pour les mêmes convertis.
L’association unique en son genre de l’empire et de la religion fit pencher la balance en faveur de l’universalisme chrétien. Le judaïsme rabbinique évolua par la suite vers davantage de particularisme du type de celui qu’on peut observer dans l’école de R. Akiva, interdisant aux Gentils l’étude de la Torah.
Au cours des premiers siècles cependant, les rabbins étaient divisés, une école au moins prônant énergiquement l’approche universaliste, voie que n’empruntèrent pas les générations suivantes.
Marc Hirshman
Notes
[1] Voir Marc Hirshman, « The Greek Fathers and the Aggada on Ecclesiastes : Formats of Exegesis in Late Antiquity », HUCA (Hebrew Union College Annual) n° 59, 1988, p. 137-165. Plus récemment, voir « The Anthological Imagination in Jewish Literature », Prooftexts, n° 17, 1997, numéro spécial, p. 1-63.[2] Voir Richard L. Kalmin, « Friends and Colleagues, or Barely Acquainted », HUCA (Hebrew Union College Annual) n° 61, 1990, p. 125-158 ; revu et corrigé in idem, Sages, Stories, Authors and Editors in Rabbinic Babylonia, Scholars Press, Atlanta, 1994, p. 175-192.
[3] Non moins problématiques furent les efforts investis pour situer ou estimer les idées dans leur contexte historique. La datation des travaux rabbiniques fut, pourrait-on dire, l’idée directrice du mouvement de la Wissenschaft des Judentums de Zunz, au xixe siècle et occupa depuis lors le savoir talmudique. La reconstruction historique est impossible sans une datation précise des traditions, comme Neusner et ses élèves n’ont cessé de le répéter. Pourtant, 150 ans d’étude universitaire des textes tannaïtiques montrent que, pour l’essentiel, ces travaux peuvent sérieusement être attribués aux iie ou iiie siècles. Voir les commentaires convaincants de M. Kahana sur la datation de la Mekhilta de R. Yishmael dans l’annexe de son article « Les éditions critiques de la Mekhilta de Rabbi Yishmael à la lumière des fragments de la Genizah » Tarbiz n° 55, 1986 (en hébreu), p. 515-520 et le volume qu’il a publié dernièrement Amalek dans les Mekhiltot, Jérusalem, Magnes, 1999 (en hébreu). L’important travail de Jay Harris, How Do We Know This ?, Albany, N.Y., State University of New York, 1995, met en doute la ferme opposition entre les textes de Yishmael et ceux de R. Akiba, mais le livre de Kahana et ma propre recherche démentent certaines de ses critiques, du moins en ce qui concerne le midrash tannaïtique.
[4] Jonathan Z. Smith, « A Matter of Class : Taxonomies of Religion », HTR (Harvard Theological Review) n° 89, 1996, p. 387-403.
[5] Ibid., op. cit., p. 395.
[6] Jon D. Levenson, « The Universal Horizon of Biblical Particularism », in Mark R. Brett, Ethnicity and the Bible, Leyde, Brill, 1986, p. 143-169.
[7] Ibid., p. 144-145.
[8] Henry Chadwick, « Christian and Roman Universalism in the Fourth Century » in Lionel R. Wickham et Caroline P. Bammel, Christian Faith and Greek Philosophy in Late Antiquity, Leyde, Brill, 1993, p. 39.
[9] David Stern, Midrash and Theory : Ancient Jewish Exegesis and Contemporary Literary Studies, Evansion, IL, Northwestern University Press, 1996, p. 31.
[10] Mekhilta de R. Yishmael, Bahodesh 1, Lauterbach, p. 198, c’est moi qui souligne.
[11] Voir Heinrich Schlier, « parrhsia » TDNT (Theological Dictionary of the New Testament) n° 5, 1967, p. 871-886.
[12] Jon D. Levenson analyse le rapport entre ces deux alliances bibliques dans son article « On the Promise to the Rechabites », CBQ (Catholic Biblical Quaterly), n° 38, 1976, p. 510.
[13] J’ai rendu la troisième personne du masculin du verbe « donner un surnom » en ajoutant le sujet Dieu plutôt que de traduire plus littéralement « il » (Dieu) ou « lui » (le texte saint) les désignant.
[14] La tradition se divise sur la question de savoir si la seconde équation commence par « Bien-aimés sont les prêtres » ou à nouveau par « Bien-aimés sont les Enfants d’Israël ». Il semblerait cependant que même la tradition lisant « prêtres » fait allusion à cette possibilité que les Enfants d’Israël soient appelés prêtres, en appliquant le principe de transitivité. Les Enfants d’Israël étant appelés prêtres et les prêtres étant appelés anges, les Enfants d’Israël sont eux aussi qualifiés d’anges.
[15] Dans la plupart des sources citées dans le présent article, le mot hébreu « adam » occupe une place centrale ; il peut signifier Adam ou un être humain. Dans cet article, j’ai en général traduit le mot adam par « une personne ».
[16] Cette référence biblique est ajoutée dans la marge du premier manuscrit de la Mishna de Kaufmann, p. 341 de la réédition Makor, qui est le texte que j’ai traduit ici. Une édition en fac-similé fut publiée par G. Beer, Faksimile-Ausgabe des Mishnacodex Kaufmann A 50 et rééditée par Makor, Jérusalem, 1968 (2 volumes), p. 341. Les références bibliques sont probablement ajoutées, comme l’a fait observer Ezra Zion Melammed, Essai sur la littérature talmudique, Jérusalem, Magnes, 1988, p. 213-214 (en hébreu).
[17] Il s’agit de Avot III, 12-13 d’après le manuscrit de Kaufmann lisant kol-r ? (‘)? plutôt que kol-ler ? (‘)?. R. Yishmael prône une attitude joyeuse « que R. Akiva met en garde contre les risques de promiscuité que pourrait susciter un tel comportement.
[18] Notons que c’est le même verset que celui cité ci-dessus par le Sifré, verset rarement cité dans toute la littérature tannaïtique.
[19] R. Yirmiyah, un sage mentionné à quelques reprises seulement dans la littérature tannaïtique, est identifié par Jacob Nahum Epstein (Prolegomena ad Litteras Tannaiticas, Jérusalem, Magnus, 1957, p. 572) comme appartenant probablement à l’école de R. Yishmael.
[20] Certains commentateurs (Tossafot, Avoda Zara, 3 a) situent le fondement de cette comparaison dans une homélie sur un autre verset. On peut supposer que ce qui a suscité la comparaison, ce fut la proximité du verset 16 du Lévitique qui décrit minutieusement le service du grand prêtre le jour du Grand Pardon, et nos statuts énoncés au début du chapitre 18 du Lévitique.
[21] Élisha Qimron et Joha Strugnelt, miqsat maassé tora, Oxford, Clarendon Press, 1994. Voir notamment p. 139 et n° 42 à propos du mot assé.
[22] Le seul piège ici est que R. Yirmiya reprend les mots utilisés dans le Lévitique, ce qui renseigne sur son propre usage. Le contexte biblique est l’accomplissement des lois.
[23] Selon d’autres versions « que vous ne prendrez pas congé d’elles », mais l’intention des deux versions est qu’on ne doit étudier que dans les mots de la Torah à l’exclusion de tout autre chose.
[24] La vive polémique de cette section de la Mekhilta de-Arayot contre l’association de l’éthos, de la sagesse et des lois des Gentils présente un net contraste avec la section précédente du Sifra attribué à l’école de R. Akiva qui interprète les mêmes versets mais se limite au thème biblique des mœurs sexuelles. Du fait de la juxtaposition littéraire de deux sources distinctes sur le chapitre XVIII du Lévitique, celle de la Mekhilta et celle du Sifra, nous avons une double introduction à cette même injonction biblique contre les coutumes des non-Juifs. Le Sifra, généralement attribué à l’école de R. Akiva, se limite à une harangue contre les mœurs sexuelles des nations. La Mekhilta de-Arayot, attribuée à l’école de R. Yishmael, fut insérée ici dans le Sifra, car elle contient une exégèse complète des lois des relations interdites que l’école de R. Akiva estimait être un sujet d’étude restreint, étudié seulement par de très petits groupes. Voir Massekhet Haguiga, 2, 1.
[25] Ramsay Macmullen, Paganism in the Roman Empire, New Haven, Yale University Press, 1981, p. 97-99 ; Marc Hirshman, A Rivalry of Genius : Jewish and Christian Biblical Interpretation in Late Antiquity, Albany, NY, State University of New York Press, 1996, p. 114-115.
[26] A. Marmorstein, Studies in Jewish Theology, Oxford, Oxford University Press, 1950, p. 77-92 (section hébraïque).
[27] La littérature sur cette question est très abondante. Voir Saul Lieberman, Greek in Jewish Palestine, New York, Feldheim, 1965, p. 81-90. C’est Lieberman et Marmorstein qui présentent un portrait vivant de la participation des Gentils au rituel juif, le premier s’attachant surtout à la réaction rabbinique à ce phénomène ; Louis Feldman, Jew and Gentile in the Ancient World, Princeton, Princeton University Press, 1993, p. 342-382 ; S. J. D. Cohen, « Crossing the Boundary and Becoming a Jew », HTR (Harvard Theological Review), n° 82, 1989, p. 14-33. Joshua Levinson a partagé ses réflexions avec moi sur ce sujet, qui seront publiées dans un prochain article intitulé « Bodies and Bo(a)rders » devant paraître dans HTR cette année.
[28] Telle est la lecture du manuscrit d’Oxford 151.2 de la Mekhilta.
[29] Je précise que l’expression « amener à la Torah » est une phrase inhabituelle, utilisée seulement ici et à une autre occasion.
[30] Sifra Hova 1 ; Tsav 10 ; Shemini 4, Emor 14, Sifre Deut. 76, 343 ; Midrash Tannaïm 32, 28. La seule occurrence dans le corpus midrashique d’Yishmael se trouve dans un passage non juridique et est attribuée à un sage de la dernière génération de Tannaïm, Shimon b. Elazar, dans Mekhilta de R. Yishmael, Bahodesh 5, Lauterbach, p. 235-236. Comparer avec b. Sanhedrin 57 b qui attribue la catégorie au compte-rendu bref mais provocant de Lieberman sur les lois noahides in Greek in Jewish Palestine, p. 81-82. Dans The Image of the Non-Jew in Judaism : An Historical and Constructive Study of the Noahide Laws, New York, Mellen Press, 1983, D. Novak tente de conceptualiser la catégorie notamment à la lumière des sources médiévales. Plus récemment, voir S. Praade, « Navigating the Anomalons : Non-Jews at the Intersection of Early Rabbinic Law and Narrative » in Laurence J. Silberstein et Robert L. Cohn, The Other in Jewish Thought, NY, New York University Press, 1994, p. 145-165, notamment la note 2.
[31] Voir les critiques sévères émises par Pierre Bourdieu sur la « détemporalisation » de la pratique scientifique in idem, Outline of a Theory of Practise, Cambridge, Cambridge University Press, 1977, p. 3-10.
[32] M. Weinfeld, « La tendance universaliste et la tendance isolationniste à l’époque de la Restauration de Sion », Tarbiz n° 33, 1964, p. 228-242 (en hébreu). Cet article est cité par Levenson, « The Universal Horizon of Biblical Particularism » qui affine la notion d’universalisme biblique. Voir également B. Wodecki, Der Heilsuniversalismus bei Trito-Jesaj », VT n° 33, 1982, p. 258-359.
[33] D’après le manuscrit de Kaufmann. Le mot hébreu traduit par « les êtres » est beriot.
[34] Gerson D. Cohen, « Esau as Symbol in Early Medieval Thought » in Alexander Altmann, Jewish Medieval and Renaissance Studies, Cambridge, MA : Harvard University Press, 1967, réédité in Gerson Cohen, Studies in the Variety of Rabbinic Cultures, Philadelphie, Jewish Publication Society, 1991, p. 247.
[35] Alan Segal, Rebecca’s Children : Judaism and Christianity in the Roman World, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1986, p. 173. Cependant, la présentation par Segal du judaïsme rabbinique est entachée par une optique monolithique, oblitérant le débat universitaire. Segal introduit ainsi la position de R. Yirmiah faisant du Gentil qui observe la Torah l’égal du grand prêtre par les mots : « le consensus dans le judaïsme rabbinique devint rapidement… » (p. 168). Cette généralisation n’est pas suffisamment fondée. Si l’on peut procéder à une généralisation, ce serait probablement dans le sens opposé : que le judaïsme rabbinique adopta une approche isolationniste. De même, à la page suivante, lorsque Segal affirme que « la plupart des rabbins estimaient impossible que des pans entiers de l’humanité puissent être voués à la perdition par un Dieu juste et clément » (p. 169). Pour noble qu’elle soit, cette affirmation excessive n’est guère démontrée. Dans mon livre, j’ai tenté de montrer que cette sollicitation universaliste est propre à une seule école de pensée tannaïtique et, du moins sur cette question, la tradition rabbinique ultérieure semble adopter le point de vue de l’école opposée selon lequel la Torah n’était destinée qu’aux Juifs. Pour une présentation équilibrée de l’universalisme rabbinique, voir George Foote Moore, Judaism, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1962, p. 219-234. La position très spécialisée adoptée par le midrash Seder Eliyahu Rabba n’entre pas dans le cadre du présent article.
[36] Ibid., p. 173.
[37] Comparer avec la Mekhilta de R. Ishmael, Shirta 8, Lauterbach, p. 59-60 dans laquelle toutes les nations sont décrites, au bord de la mer, chantant les louanges de Dieu et renonçant à leurs dieux. L’effet exégétique est ici rendu par le fait que les nations disent « qui t’égale parmi les dieux, Éternel » (Exode XV, 11). Ici également, la Mekhilta présage un temps à la fin de l’histoire où cette reconnaissance se produira à nouveau.
[38] Ainsi, s’il existe un lien entre les sources midrashiques attribuées à l’école de R. Yishmael et R. Yishmael lui-même, ce dernier est connu pour établir une distinction à propos des non-Juifs en se fondant sur le fait que la Torah enseigne à arbitrer équitablement seulement entre des frères (Sifre Deutéronome, alinéa 15 ; [Finkelstein, p. 26-27]. Cette position est contestée par le sage Shimon ben Gamliel. Sur la tyrannie de l’universalisme, voir Isaïah Berlin, The Crooked Timber of Humanity, New York, Knopf, 1991, p. 14-16, 175-184, 245.
[39] Henry Chadwick, « Christian and Roman Universalism in the Fourth Century », in Wickham et Bammel, Christian Faith and Greek Philosophy, op. cit., p. 34.
[40] Ibid., p. 41.
[41] J’ai présenté l’argumentation complète et la documentation dans un volume en hébreu intitulé La Torah pour tous les peuples du monde, Hakibboutz Hameouhad, 1999. Il est évident que l’opinion opposée de l’époque tannaïtique selon laquelle la Torah n’était destinée qu’aux Juifs prévalut à la fin de l’époque rabbinique. Une récente vue d’ensemble de ce sujet, fort intéressante, est celle de Robert Goldenberg, The Nations That Know Thee, New York, New York University Press, 1998.
[42] Comparer M. Goodman, Mission and Conversion : Proselytizing in the Roman Empire, Oxford, Oxford University Press, 1994, et Segal, Rebecca’s Children, op. cit., p. 177. Tous deux tentent d’amener les diverses sources rabbiniques à émettre une seule voix. Goodman essaie de montrer que toutes les sources indiquent une absence de prosélytisme, tandis que Segal, qui fait participer R. Yirmiah au consensus, détermine que la conversion n’était plus nécessaire. Il est tout à fait évident pour moi qu’au moins cette tendance du judaïsme rabbinique était ardemment prosélyte.
[43] Je n’ai pas développé dans le présent article le point de vue de l’école adverse, mais j’ai fait allusion ci-dessus à la position de R. Akiva. Au cours des siècles suivants, nous assistons à des déclarations vigoureuses interdisant aux Gentils d’étudier la Torah ou de respecter le Shabbat. Voir Marmorstein, Studies in Jewish Theology, op. cit., p. 84-85, note 22.
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