Lorsque le chrétien se rend sur les lieux où vécut Jésus, il va en « Terre sainte », et quand il arrive à Jérusalem, il va faire son pèlerinage dans la « ville sainte ».
Ces expressions « terre sainte » et « ville sainte » découlent de la foi chrétienne dans le Christ, mort et ressuscité dans ce pays (la Judée d’alors) qui fut juré à Abraham, Isaac et Jacob.
Très souvent le langage de la théologie chrétienne n’est pas né ex nihilo mais en héritage de la tradition juive, que le chercheur ou l’exégète peuvent retrouver en faisant vibrer les termes dans leur consonance originelle .
En son temps Claude Tresmontant , en publiant son Christ hébreu, mit en exergue ce soubassement hébraïque qui traduisait incontestablement l’état de conscience des premiers judéo-chrétiens. D’une certaine manière l’hébraïsme constituerait une sorte d’inconscient de la psyché chrétienne, que le croyant en Jésus découvre aujourd’hui en s’investissant dans l’étude de l’hébreu biblique, du Talmud et autres midrash.
La question que nous nous poserons ici sera de savoir si les expressions « terre sainte », « ville sainte » ou « lieu saint » possèdent une signification en hébreu, dans la Bible (Torah écrite) ou le Talmud (Torah orale).
Définition de la sainteté
Avant de parler de « terre sainte » ou de « ville sainte », commençons par définir ce que désigne la sainteté (en hébreu kédoucha). En français, le terme est synonyme de perfection, de sans défaut. Qu’en est-il pour la Torah ? La première fois que le terme y apparaît, c’est en tant que verbe au début du chapitre II de la Genèse (2,3), à propos du Shabbat, le septième jour (samedi) :
« Et Dieu bénit le septième jour et Il le sanctifia. »
Abraham ibn Ezra , commentateur littéraliste, donne une exégèse qui vaudra comme définition par la suite :
« Il le sanctifia par le fait que Dieu ne fit aucune œuvre comme pour les six autres jours. »
La sainteté renvoie donc à la différence, à la différenciation.
Le Shabbat est sanctifié, car en ce jour Dieu n’y fait aucun travail. Par la suite nous verrons que cette notion ne s’applique pas qu’au Shabbat (le samedi), mais à l’ensemble des fêtes bibliques (moâdim ou rendez-vous) surnommées mikraé kodech, « appels de sainteté », dans la mesure où certains travaux étaient proscrits au sein de la société hébraïque.
Ainsi certains temps deviennent des réalités sanctifiées dans la Bible. Par la suite nous découvrons qu’également certaines personnes seront sanctifiées, toujours au sens de « distinguées ». Tout d’abord l’ensemble du peuple d’Israël avant la révélation du Décalogue (Exode 19,14) :
« Et Moïse descendit de la montagne [du Sinaï] vers le peuple, il le sanctifia, et ils lavèrent leur vêtement. »
Le texte ne dit pas explicitement en quoi consistait cette sanctification, mais le lavage des vêtements, ainsi que l’interdiction faite aux maris de s’approcher de leurs épouses (verset 15) donnent un contenu à cette consécration.
Plus tard Aaron, le grand frère de Moïse, et ses quatre fils seront à leur tour sanctifiés. Ils inaugureront par là la lignée pontificale, celle de Cohanim (singulier Cohen = prêtre), comme nous le lisons dans le livre de l’Exode (8,30) :
Et Moïse prit de l’huile d’onction et le sang de l’autel et il aspergea sur Aaron et sur ses fils, sur ses vêtements et les vêtements de ses fils ; et il sanctifia Aaron et ses vêtements et ses fils et leurs vêtements avec lui.
Remarquons que les habits des prêtres sont sanctifiés comme le seront les éléments et les ustensiles du Sanctuaire. Par cette onction, des personnes et des objets sortiront du cadre profane et laïc pour entrer dans le domaine du service de Dieu.
Paradoxalement, nous trouvons également le terme kédécha qui désigne la « prostituée sacrée ».
Il ne s’agit pas dans ce cas d’une femme publique, mais d’une femme qui aux temps antiques se consacrait à un culte idolâtre (par exemple le culte du dieu cananéen Baal). Là encore, il s’agit d’une personne qui se distingue en vouant sa vie à la prostitution sacrée (bien que la Bible à travers l’action des prophètes s’oppose à cette pratique).
En conclusion le temps peut être sanctifié, des personnes et même des objets. À chaque fois, il s’agit d’une distinction du fait que le travail est interdit ou que la conduite commune est modifiée, mais en aucun cas, il s’agit d’une sainteté au sens totémique ou animiste du terme.
La « terre sainte »
Qu’en est-il de la « terre sainte » ?
La démarche la plus simple consiste à traduire mot à mot l’expression « terre sainte » formée d’un nom commun et d’un adjectif qualificatif. Cela donnera dans la langue des prophètes : adama kédocha.
Or, nous aurons beau scanner les textes, l’expression ainsi déposée n’existe nulle part. Par contre, il existe une unique mention biblique qui lui est proche et qui en constituerait la racine, à savoir admat kodech. La formule se trouve en Exode 3,5 dans le célèbre épisode dit du Buisson ardent , quand Moïse connaît sa première expérience prophétique.
Constatant ce phénomène insolite : une flamme ne consumant pas le buisson qui la porte, Moïse (Moché) décide de s’approcher ; c’est alors qu’il entend cette voix divine :
« Ne t’approche pas ici ; retire tes sandales de dessus tes pieds, car le lieu (makom) où tu te tiens debout est admat kodech. »
Analysons admat kodech ; il s’agit d’une forme grammaticale dite sémi’hout (complément du nom) reconnaissable à la terminaison féminine en at à la fin du premier mot. Le second terme n’est pas un adjectif qualificatif mais un nominatif, ce qui donne : « une terre de sainteté ».
Quelle différence, demandera l’étudiant, entre une « terre sainte » et une « terre de sainteté » ?
Pour le judaïsme la différence est de taille : dans le premier cas, c’est la terre qui est intrinsèquement sainte ; dans le second, la terre devient le lieu d’une expérience de sainteté. Pour le dire autrement, la différence traduit la distance infranchissable entre une vision animiste ou totémiste et la vision monothéiste qui pose que seul Dieu est saint.
Comment donc entendre cette injonction divine à Moïse ? Dieu ne dit pas au prophète que la terre est sainte, mais que cette terre devient ici et maintenant le lieu d’une expérience spirituelle qui bouscule l’ordre de la nature.
En effet, dans l’ordre naturel le feu consume son support en se détruisant lui-même, alors qu’au buisson ardent, ni la flamme ni le végétal ne disparaissent. La vie triomphe de la mort.
Sans doute cette vision devait donner à Moïse cette grande leçon : le monde n’est pas régi que par un principe anonyme de la loi du plus fort, il existe un autre fondement transcendant : le fort peut donner vie au plus faible. C’était là une sorte de signature céleste, le sceau de l’Éternel, que l’ancien prince d’Égypte devait transmettre à Pharaon.
Les dix saintetés
Dès lors la terre d’Israël n’est pas intrinsèquement sainte, porteuse de minéraux radicalement autres, mais distinguée pour le service du Dieu un.
Un texte du Talmud va dans le sens de cette interprétation, il se trouve dans le traité Kélim (« ustensiles ») qui présente les règles concernant les différents objets utilisés au Temple de Jérusalem. En voici des extraits :
Il existe dix saintetés : la terre d’Israël est sainte parmi toutes les terres. Et en quoi consiste sa sainteté ? Car on y amène la mesure d’orge, les prémisses et les deux pains, ce que l’on ne fait pas dans les autres pays. [ …] L’intérieur des murailles de Jérusalem est plus saint qu’eux, car on y mangeait certains sacrifices et la seconde dîme. [ …] Le saint des saints est plus saint car n’y entrait que le grand prêtre (cohen gadol) le jour de Kippour pour y accomplir le service du jour.
Dans son commentaire sur ce traité, Maïmonide précise qu’il s’agit de définir des espaces de pureté et d’impureté afin de savoir qui pouvait accomplir les rites des offrandes ou des sacrifices ou non ; ces règles étaient très importantes à l’époque du premier et du second Temple.
En bref, il ne s’agit pas ici de commenter les détails techniques de ce texte, mais de bien en saisir le sens général. Lorsque les rabbins réfléchissent à la notion de « sainteté de la terre d’Israël », ils n’affirment nulle vision animiste – la terre d’Israël par nature serait radicalement sainte et distincte des autres terres du globe – elle est sainte, c’est-à-dire distinguée dans la mesure où le peuple israélite doit y accomplir des commandements spécifiques : des offrandes, des sacrifices, des prélèvements.
Pour mieux éclairer cette interprétation, il suffit de revenir à la place de la terre d’Israël (terre de Canaan) dans l’économie biblique. Cela nous obligera à un détour par le livre de la Genèse.
Le pari de Dieu
Malgré la désobéissance d’Adam, malgré la perversion générale de l’humanité qui précéda le déluge, malgré la tour de Babel, malgré le refus de toutes les nations de conformer leur vie nationale à l’éthique monothéiste, Dieu va continuer de miser sur l’homme en se choisissant un peuple-témoin, un peuple de prêtres, descendant du patriarche Abraham.
Sans violence, mais uniquement par le rayonnement de sa vie nationale et religieuse, Israël aura pour rôle de convaincre qu’aucune nation n’est au-dessus du juste et de l’injuste, que la plus grande illusion serait de compter sur la force des armées, sur la puissance industrielle et économique pour assurer leur pérennité et leur bonheur.
Sa tâche est donc de rendre évidente cette vérité que leur droit à l’existence a lui aussi besoin d’être justifié et qu’il ne peut l’être que par leur contribution à l’édification d’un monde où les valeurs morales soient érigées en absolus, où les rapports humains soient régis sur le plan individuel par la charité et l’amour, sur le plan social et national par la justice, et par le droit enfin sur le plan international, en un mot à l’édification d’un monde où l’inviolabilité des droits de l’homme soit le lieu de rencontre de tous les peuples, de toutes les civilisations, et de toutes les philosophies.
Au seuil de la Terre promise, Moïse soulignera cette vocation aux enfants d’Israël :
Vous observerez et vous mettrez en pratique cette Torah. C’est elle qui constituera votre sagesse et votre intelligence, aux yeux des peuples. Constatant les bienfaits de tous ces commandements, ils s’écrieront : il ne peut être que sage et intelligent ce grand peuple. Car quel peuple peut-il être aussi proche de Dieu qui répond à chacun de ses appels. Et quel peuple est assez grand pour avoir des commandements et des lois aussi justes que ceux de la Torah.
Bergson exprimera cette idée dans Les deux sources de la morale et de la religion, quand il nous dit, à propos d’Isaïe :
S’il a pu penser à une justice universelle, c’est parce qu’Israël distingué par Dieu des autres peuples, lié à Lui par un contrat, s’élevait si haut au-dessus du reste de l’humanité que tôt ou tard, il serait pris pour modèle.
C’était en effet à la condition de commencer par constituer un peuple paradigmatique qu’Israël pouvait agir sur l’esprit des nations. Il lui fallait en effet administrer la preuve, sur le terrain, de la vérité dont il était porteur, pour pouvoir opérer cette métamorphose et pousser tous les peuples à sortir d’eux-mêmes en quelque sorte, pour réaliser que sans rien perdre de leur vocation propre, ils étaient créés pour former une humanité unie et radieuse, de telle sorte que Dieu puisse enfin s’écrier, selon la parole d’Isaïe (19, 25) :
« Bénis soient l’Égypte mon peuple et l’Assyrie l’ œuvre de mes mains et, [venant en troisième position], Israël mon héritage. »
Telle est la logique qui sous-tend tout le texte biblique.
Fonction spirituelle de la terre d’Israël
C’est pour pouvoir accomplir cette mission que Dieu donne à Israël la terre de Canaan dont la fonction doit servir de champ d’application à la Torah et illustrer cette vérité : le divorce entre la politique et la morale n’a rien de fatal.
C’est pourquoi c’est le jour même de sa naissance, célébrée par la fête de Chavouoth ou fête du don du Décalogue, que le peuple israélite reçoit sa Constitution. Il en a été pourvu dans le désert, avant même de posséder un pays, avant d’entrer dans la terre jurée à ses patriarches. Postérité d’Abraham l’Hébreu, le déraciné, il a vu le jour non pas sur une terre d’exil puisqu’il était l’apatride par excellence, mais dans un no man’s land.
La possession d’un territoire, qui va de soi pour tous les autres peuples puisqu’ils en sont le produit, sera pour lui une sorte de consécration, le signe de sa fidélité à l’engagement du Sinaï.
Il devra donc être mérité indéfiniment, car selon la Bible le rapport du peuple d’Israël avec la terre passe par le respect du contrat divin, le respect de la Torah qui est signe d’Alliance.
D’ailleurs, dans le cas où la Torah ne serait pas respectée, la terre vomit ses habitants, selon la formule de l’Écriture. Israël n’a pas fait exception. Et d’ailleurs ses censeurs les plus implacables ont été ses propres prophètes, jusqu’à la voix contemporaine du professeur Yéshayahou Leibowitz .
On constate alors le rôle central de la terre d’Israël. Elle devient une pièce essentielle dans l’économie spirituelle du peuple juif.
Sans le pays, la Torah elle-même ne demeure certes pas purement théorique mais elle ne produit pas son plein effet. Et la présence divine elle-même se trouve en exil, selon la formule rabbinique.
Pour que cette vocation puisse totalement s’incarner, il reste à Israël d’assumer pleinement le message prophétique.
La terre d’Israël n’est nullement sainte en elle-même, mais plus qu’une autre, elle porte sans aucun doute une grande partie de l’espérance du monde.
Partagé par Terre Promise ©
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