L’Evangile selon Saint-Jean – Comment naquit le Christianisme chapitre 23
Les 28 chapitres de l’oeuvre d’André Wautier sur les débuts du Christianisme. Un monument intense d’érudition, et la source de multiples polémiques.
CHAPITRE 23 : L’Evangile selon Saint-Jean
Le caractère composite du IVe Evangile.
Nous avons déjà vu, notamment aux chapitres IV, VI, VIII et XIV, s’esquisser la genèse de ce qui deviendra le IVe Evangile canonique. Issu d’une simple biographie de Jean-Dosithée, ce texte finira par camper la figure d’un Jésus mystique, combinaison du Nazaréen, du Baptiseur et du Fils du dieu Chrestos de Paul.
Encore le premier ne fournira-t-il que quelques traits, empruntés pour la plupart à Marc, comme l’onction de Béthanie (Marc XIV, 3; Jean XII, 2-3) qui y est d’ailleurs attribuée à Marie, la sœur de Marthe, au lieu de l’être à une étrangère anonyme, et qui se relie au récit de la résurrection de leur frère, lui-même tiré des additions « secrètes » à l’évangile de Marc (1).
Clément le Romain le remania-t-il aussi ?
Clément le Romain remania-t-il cet évangile également, comme il l’avait fait de la plupart des autres écritures chrétiennes ? Bien que cela soit moins assuré que pour les épîtres et pour l’Evangile selon Luc, c’est néanmoins assez probable, car certains des remaniements qu’a subis Jean présentent des caractéristiques similaires à celles qui furent apportées à Luc et aux Épîtres de Paul.
Le rédacteur de Jean XIX 35 et XXI 24 proteste, entre autres, de la véracité de son « témoignage » (2) avec la même insistance suspecte que l’interpolateur de l’Epître aux Galates I 20. De même, les récits de l’onction de Béthanie et de la résurrection de Lazare, auxquels on vient de faire allusion, ont été intervertis aussi maladroitement que, dans Luc, les visites de Jésus à Capharnaüm et à Nazareth. Enfin, le récit de la nativité dans Luc est radicalement contredit par deux au moins des passages que l’on trouve enJean : en I 45, Jésus est expressément dit fils de Joseph, qui est de Nazareth », ce qui contredit la naissance virginale à Bethléem ; en VII, 41-42, il est rappelé que, selon les prophètes (plus particulièrement Mâchée V 2), le Messie doit venir de Bethléem de Judée et non de Galilée, ce qui contredit également la naissance de Jésus en Judée.
La méthode suivie paraît d’ailleurs, elle aussi, exactement la même : pour écrire l’Evangile selon Luc, Clément Romain avait repris un texte johannite, celui qu’on a dénommé le Proto-Luc; il y avait substitué Jésus à Jean dans nombre de péricopes et il en avait ajouté d’autres, reprises à d’autres sources, notamment à Marc. C’est tout à fait de même que procède le dernier arrangeur de Jean, coupant en outre parfois dans son texte de la même façon abrupte que celui des Actes avait amputé de sa finale le récit de la vie de Paul de Tarse.
Enfin, selon l’affirmation d’Irénée (Adv. Haer. II, 11, 7) à laquelle il a déjà été fait allusion (3), ce serait contre les valentiniens et contre Cérinthe qu’aurait été composé l’Evangile selon Jean. Il est de fait que les « hérésies” cérinthienne et valentinienne, tout comme le marcionisme, continuaient à faire des adeptes. Mais il importait surtout de rallier au christianisme romain les johannites d’Ephèse. Il s’imposait donc de remanier non seulement le Proto-Luc, mais encore l’évangile éphésien, dont le vocabulaire et les tendances étaient d’ailleurs fort proches de ceux des autres gnostiques, en particulier en effet des Valentiniens (4).
Toutes ces particularités font fortement présumer que l’Evangile de Jean ait donc été, non point écrit certes, mais remanié avec ces objectifs, et que l’auteur de ce dernier remaniement soit, lui aussi, Clément le Romain.
On sait que le texte du IVe Evangile canonique est très différent de celui des trois ,autres, des “synoptiques”. Si les récits qui suivent le prologue de Jean diffèrent tellement de la plupart de ceux qui figurent dans ces derniers, cela est dû principalement à deux causes :
1-Dans les versions qui précèdent sa forme définitive, l’Evangile selon Jean a été rédigé, dans sa majeure partie, nous le savons, à Ephèse, tandis que Marc l’a été à Rome et Luc, au moins partiellement, aussi : il participe donc d’une tradition différente de celles de ces derniers ;
2. Son arrangeur veilla sans doute à ne pas trop répéter dans ce IVe Evangile ce qui était déjà mentionné dans les deux premiers, y ajoutant certains passages surtout pour assurer la concordance entre les divers textes, et aussi pour faire apparaître Jésus comme un homme en lequel s’était incarné un Dieu et non seulement comme un personnage purement divin, comme devait apparaître celui qui était censé s’être manifesté aux disciples de Jésus et de Jean après la mort de ce dernier.
Sa nature propre reste cependant encore bien sensible après ce remaniement: « Chez Jean », note Grant, « Jésus n’est pas ce personnage relativement humain que nous rencontrons dans les Synoptiques ; de même, ses adversaires y sont moins des personnages que des types » (5). Il est à noter, en outre, que le Jésus de Jean diffère encore de celui des synoptiques en ceci qu’il ne raconte aucune parabole, sauf celle du bon pasteur au chapitre X (6).
Il y a lieu de rappeler, à ce propos, comme déjà signalé plus haut (7) , que dans le Sepher ha- Zohar un des traités qui composent ce livre est intitulé « le vrai Pasteur » (Rahia Mehemna) et que ce « vrai » pasteur n’est autre que Moïse, auquel le Jésus du IVe Evangile s’assimile d’ailleurs à plusieurs reprises en citant Nombres XVI 28 (celui qui m’a envoyé). Ces indices confirment que c’est bien Jean le Baptiseur qui est cet « imposteur » samaritain dont parle Josèphe et qui se réclamait, comme lui de Moïse ; que c’est donc bien lui aussi qui, dans les versions précanoniques de Jean, en était le personnage principal.
Mais le nazaréen Jésus a aussi été, nous le savons, substitué à Jean dans de nombreux passages du texte remanié. Il en est notamment ainsi sans doute des versets I, 43-50, où il est question de Philippe et où un certain Nathanaël , dont il n’est nulle part question sous ce nom ailleurs que dans Jean, lui dit: « Tu es le roi d’Israël » et « Tu es le fils de Dieu ». Or, nous savons que Jésus le Nazaréen n’aspirait pas à la royauté et que jamais il ne se proclama lui-même fils de Dieu.
Tandis que Jean, sous le nom de Dosithée, s’attribua cette dernière qualité lorsqu’il se fit reconnaître par les samaritains comme étant leur Taheb, et qu’il revendiqua contre les Hérode le trône d’Israël, ce qui fut le principal motif, selon Josèphe, de son emprisonnement par Antipas (Antiq. jud. XVIII 7). En Jean VI 15 encore, la foule veut faire Jésus roi: cela aussi ne s’explique guère que si Jésus a été, là comme en de nombreux passages, substitué à Jean.
Ses lacunes.
Il n’est pas étonnant, après tous ces remaniements et substitutions, que les contradictions soient, si on le lit littéralement, tellement nombreuses dans le IVe Evangile. Qui, entre autres, identifie son Jésus au Logos et le fait procéder du Père, qui en fait donc un être immatériel et intemporel, mais le fait néanmoins poursuivre ensuite en justice et mourir sur une croix d’une mort très terrestre et très matérielle.
Jean et Jésus, fils de Dieu.
Cependant, si l’on s’attache davantage au sens symbolique du texte qu’à son sens littéral, on constate que l’ensemble est, au contraire, remarquablement cohérent (8). L’original sur lequel l’adaptateur a travaillé semble même avoir été écrit suivant un plan assez précis, car tandis que les événements relatés dans Marc et dans Luc ne se déroulent pas dans un ordre chronologique bien net, il en va tout autrement dans Jean, où les faits principaux sont datés de façon suffisamment précise pour qu’on puisse en inférer qu’ils s’étendent sur trois ans et demi, laps de temps qui est également mentionné à plusieurs reprises, on l’a déjà noté, dans l’Apocalypse attribuée pareillement à Jean (9)…
C’est ainsi qu’après sa rencontre avec Philippe et Nathanaël rappelée ci-dessus, Jésus se rend en Galilée, à Cana. Il a déjà été dit aussi que ce lieu est, lui, en tout cas symbolique, qu’il s’agit en réalité de la jonction, après la mort du Nazaréen, de Jean et des canaïm, les « zélés ». Et ce n’est pas, en réalité non plus, sa mère qui l’accompagne, mais la
Magad Helena, la « Précieuse Hélène », qui deviendra sa compagne si elle ne l’était déjà et que, comme au Calvaire au moment de sa mort, il apostrophera en l’appelant « femme » (II 4 et XIX 26), ce qui serait assez irrespectueux de la part d’un fils s’adressant à sa mère, mais est assez naturel s’il s’agit bel et bien de sa femme, légitime ou non. C’est d’ailleurs ainsi qu’il interpellera la Madeleine lorsqu’il lui apparaîtra près de son tombeau (10).
L’itinéraire de Jésus (en réalité Jean, alias Dosithée à partir de son passage en Samarie) est ensuite retracé, dans Jean, avec une précision remarquable. Il se rend à Jérusalem pour la Pâque (II 13), reste en Judée un moment et y baptise (III 23); il passe en Samarie (IV 4), puis en Galilée (IV 43 & s.), d’où il retourne à Jérusalem pour une fête non précisée (V 1). Il se rend ensuite à Tibériade (VI 1), puis revient à Jérusalem pour la fête des Tentes, c’est à dire en octobre (VII 2 & s.), et il y reste jusqu’à la Dédicace (X 22). C’est au cours de ce séjour qu’est placé, dans la version définitive du IVe Evangile , l’épisode de la femme adultère (VIII, 3-11), mais ce n’est certainement pas Clément qui l’a ajouté: cette péricope, modification elle-même d’un texte antérieur, n’a été insérée dans cet Evangile qu’au IIIe siècle (11), car elle ne figure pas encore dans le « papyrus Bodmer », qui date du début du IIIe siècle (12).
Jésus s’en va ensuite au delà du Jourdain (X 40), puis il se rend à Béthanie (XI 1 – XII 9), où il est oint par Marie et où il ressuscite un frère de cette dernière, qui est ici appelé Lazare : cet épisode est tiré, en l’adaptant, d’un passage secret de l’Evangile selon Marc (13) et il est présenté comme une illustration de la conclusion de la parabole du pauvre lépreux de l’Evangelion marcionite, reprise par Clément Romain dans l’Evangile selon Luc (XVI, 19-31) (14).
Jésus, c’est à dire Jean, entre enfin triomphalement à Jérusalem (Jean XII, 12-15), où il célèbre une dernière pâque. On a déjà dit combien le récit de la Passion dans Jean est différent de celui des synoptiques, laissant notamment des traces de trois procès différents, maladroitement amalgamés (15).
Le Paraclet.
*C’est notamment au cours de la dernière Cène, telle qu’elle figure dans le IVe Evangile, que Jésus (en réalité Jean) annonce la venue après lui d’un « Paraclet », terme qui a été interprété de façons diverses : on sait notamment que, pour Paul de Tarse et ses épigones, ce terme désigne le Sauveur universel, auquel Cerdon et Marcion donneront le nom de Christ. Il est à remarquer cependant que l’un des sens que peut avoir le mot grec, c’est celui d’avocat, de défenseur. Or, l’un des sens de l’hébreu Menachem, c’est aussi défenseur.
Une fois de plus, comme à propos du « signe de Jonas », Jean n’annonce-t-il pas une expédition militaire menée par un de ses frères ? Le chef de l’insurrection de 66 en Judée s’appelait, rappelons le, Menachem, et c’était le dernier fils de Juda de Gamala…
Cependant, on sait comment la guerre qui s’ensuivit échoua, ainsi que celle qui fut, en 132, menée par Symeon Bar Kochba, un autre descendant encore dudit Juda, « un autre Menachem » en quelque sorte. (Jean XIV 16)…
Comme on le sait aussi, il fait allusion ailleurs en Jean, à Bar Kochba, notamment dans ce même long discours, XVI 2-3. Le rapprochement est saisissant et semble bien confirmer que, dans un état antérieur du texte, Jean racontait d’abord essentiellement les campagnes militaires de Jean-Dosithée à partir de son passage en Samarie et que ce n’est que dans la suite que, d’abord, son message fut spiritualisé, puis ensuite attribué à Jésus, assimilé entre temps au Christ des chrétiens gnostiques.
Un peu plus loin, en effet, il est précisé que le “%%%%%%”, que doit envoyer le Père, c’est « l’esprit saint » (XIV 26), « l’esprit de vérité, qui vient du Père » (XV 26). Avant Menachem, il y avait eu Téouda, disciple de Jean et de Jésus, qui avait lui aussi échoué, en 46, puis deux autres fils de Juda de Galilée, Siméon et Jacques, crucifiés en 47 (16). C’est peut-être alors que Paul attribua un sens spirituel au message de Jean et soutint que l’expédition de Téouda, dont il fit le Christ réincarné, avait eu ce caractère : d’où la première des précisions ci-dessus, ajoutée au texte parallèlement, semble-t-il, à une première interpolation dans le prologue, où il est dit que Jean vint, non seulement pour servir de témoin, mais pour rendre lui-même « témoignage à la lumière » (17).
C’est sans doute lorsque Jésus fut substitué à Jean dans cet Evangile que la seconde précision ci-dessus fut ajoutée (on remarquera qu’elle peut être supprimée du texte sans inconvénient, alors que le mot Père est répété inutilement) en même temps que, dans le prologue, une nouvelle addition en I, 7-8.
Daniel Massé a analysé celle-ci très finement (17) en l’appliquant à sa thèse suivant laquelle Jésus et Jean ne font qu’un (non seulement ici d’ailleurs, mais pour Massé, dans les quatre évangiles), mais elle s’explique tout aussi bien dans l’hypothèse où le premier a été substitué au second. C’est peut-être alors que fut ajouté aussi au prologue le célèbre passage qui commence par « et le Logos s’est fait chair » (I, 14 & suiv.), expression de la thèse selon laquelle Dieu se serait manifesté parmi les hommes en leur envoyant son fils, émanation de lui-même sous les traits d’un homme, ce qui fait partie de la doctrine de Justin, dont Clément le Romain était un disciple.
Il est encore à remarquer (mais les Evangiles sont pleins de ces jeux de mots subtils auxquels excellaient aussi bien les grecs que les juifs) qu’en hébreu, la chair, (en grec sarx) se dit bassar, ce qui s’écrit exactement comme besar, qui veut dire « annonce, nouvelle ». On voit comment le prologue, tout comme le long discours de Jésus au cours de la Cène ou IVe Evangile, peut être interprété de différentes manières, soit dans un sens matériel, soit dans un sens « spirituel”.
Au début de cette dernière Cène, Jésus lave les pieds de ses disciples, détail repris de l’Evangelion (XI 9). Le gnostique belge Jules Vindevogel commente très ~judicieusement ainsi cet acte : « C’est d’abord un exemple de pratique d’humilité. Mais la signification est mystique, à sens spirituel. C’est par les pieds que l’homme est rivé à la terre, à la matière. Jésus lave les pieds et, comme il dit à Pierre, le reste a été lavé déjà et par le long contact des disciples avec le Maître, et par la doctrine de Jésus qui a éclairé l’esprit et formé le coeur de ses plus proches disciples, de ses initiés. Je pars, dit Jésus, et je vais vous préparer le royaume de mon Père, le séjour de la Divinité; il me reste à vous détacher par les pieds de cette Terre qui vous retient et enchaîne votre esprit. L’acte du lavement des pieds signifie cette rupture finale de l’Esprit avec la Terre à laquelle on est rivé par les pieds et sa préparation pour l’essor vers la vie éternelle, le séjour des Esprits bienheureux au sein de la Divinité » (18).
Toutes ces réflexions sont on ne peut plus pertinentes, mais il faut encore y ajouter que cet acte, à première vue étrange, du lavage des pieds de ses disciples par Jésus a aussi une signification astrologique: c’est l’annonce de la fin de l’aventure terrestre du Christ gnostique. Les pieds, en effet, en astrologie médicale, sont régis par le signe des Poissons, le 12e et dernier signe du zodiaque, qui marque la transition vers un nouveau cycle. Ils correspondent aussi à la 12e maison astrologique, celle des épreuves. Le Christ, en lavant les pieds de ses disciples, leur donne à entendre qu’est venu pour lui le temps des épreuves, mais que celles-ci seront aussi l’annonce d’un renouveau, de l’avènement d’une religion nouvelle.
Cependant, comme déjà dit, l’Évangile de Jean était surtout, en son état primitif, le récit de ses campagnes militaires, dont certaines furent menées contre les Hérode. Curieusement, alors que, dans Luc, Jésus comparaît devant Hérode « le tétrarque », cet épisode est omis dans le IVe Evangile… On sait pourtant que, dans le seul fragment connu de l’évangile de Pierre, c’est Hérode qui condamne le Seigneur à être crucifié, Pilate s’en lavant les mains (détail qui sera repris par Matthieu). Comme on l’a exposé en détail au chapitre III et rappelé ci- dessus, Jean avait une première fois été emprisonné par Hérode Antipas parce qu’il soulevait les foules contre lui, lui reprochant notamment son mariage avec sa nièce, afin de le détrôner; mais Jean s’était évadé (19). Il était allé en Samarie se faire reconnaître comme Taëb et fils de Dieu, avait tenté contre Jérusalem un coup de main qui avait échoué, Pilate l’ayant fait alors poursuivre par ses hommes, qui l’avaient à nouveau fait prisonnier.
On a signalé plus haut que, si l’arrestation du Nazôréen dans le IVe Evangile a lieu après qu’il eut franchi le torrent du Cédron, cela concorde en réalité, malgré certaines apparences, avec ce qui est dit dans les autres Evangiles (20). Il semble toutefois que ce ne soit pas par hasard que le Cédron soit expressément mentionné ici, alors qu’il ne l’est qu’implicitement dans les synoptiques. En araméen, Kadrôn veut dire, en effet, « ténébreux » ou « devenu noir », et, en outre, le roi David avait, lui aussi, franchi ce torrent en des circonstances décisives (I Samuel XXVI, 13; II Samuel XV, 27), ce qui semble bien être à nouveau une façon d’affirmer les prétentions à la royauté de Jean le Baptiseur, descendant du roi David par son père Juda.
C’est après cette nouveile arrestation que Jean comparut devant le gouverneur, et le texte actuel lui fait répondre, à Pilate qui lui demande s’il est le roi des juifs (alors que ceux-ci, en Jean XVIII 10, l’accusent seulement d’être un malfaiteur): « Ma royauté ne vient pas de ce monde », en un passage visiblement dénaturé, tellement il est confus (XVIII, 33-3e). C’est alors sans doute que Pilate livra Jean à Hérode, qui le fit crucifier. Antipas renouvelait ainsi, un bon demi-siècle plus tard, ce que son père Hérode le Grand avait fait à Ezéchias, le grand-père de Jean- Dosithée, en 43 avant notre ère.
Ultérieurement, le texte anté-canonique fut remanié et augmenté afin de le mettre plus ou moins en concordance avec Marc et Luc, et afin d’accentuer encore le caractère mystique attribué à la mission du Christ. Si Jésus déclare, en effet, que sa royauté ne vient pas « de ce monde », c’est sans doute pour s’opposer au prince de celui-ci, à Satan, que certains gnostiques, nous le savons, identifiaient à Jéhovah, le dieu des juifs, et à Ialdabaôth.
Quant au récit de la crucifixion, il amalgame, on l’a déjà dit, le supplice romain subi par le Nazoréen et la mise en croix mystique du Christ gnostique (21).
L’I.N.R.I. et Néron
Il semble qu’il ait emprunté aussi quelques détails au récit rapporté par Tacite (Histoires II, 8) de la crucifixion dans l’île de Cythnos, en 69, peu avant la mort de Galba, d’un homme roux comme l’était Néron et musicien comme lui, qui s’entourait de petites gens et les incitait à se détacher des dieux et des lois de Rome. Arrêté sur l’ordre d’Asprenos, le gouverneur de l’île, ce dernier lui demanda s’il n’était pas Néron et l’homme acquiesça. Sur quoi Asprenos le fit crucifier.
Si pourtant, comme l’écrit Tacite, cet homme n’était qu’un insensé et n’était pas en réalité Néron, on se demande pourquoi il parut nécessaire de le faire mourir. Le véritable Néron n’était-il donc pas mort ? Fallait-il débarrasser définitivement Galba de son ennemi ? On se rappellera aussi que, selon Suétone, on avait promis à Néron, « le royaume de Jérusalem » ( Nero XL).
L’inscription I.N.R.I. dont on ne rappelle jamais que les initiales latines, alors que, selon Jean (XIX 15), elle était rédigée en trois langues, pourrait bien, dans ce cas, se lire: Imperator Nero Rex Ierusalemis…
Selon Jean encore, près de la croix se seraient tenus Marie Magdeleine (qui était probablement, on a déjà eu maintes fois l’occasion de le dire, la compagne de Jean-Dosithée, alias Zébédée), sa mère, la soeur de sa mère et le disciple que Jésus avait aimé, dont on sait que c’était le jeune frère de Simon Lazare, de Marthe et de Marie de Béthanie (Jean XIX 25). Le crucifié aurait alors dit à sa mère: « Femme, voila ton fils » et au disciple bien-aimé: « Voilà ta mère ». Dès ce moment, ajoute le texte, « le disciple la prit chez lui » (XIX, 26-27). Il n’est pas invraisemblable que le disciple aimé de Jésus ait suivi Dosithée jusqu’à sa mort et qu’il ait ensuite recueilli Elisabeth, la mère de ce dernier, jusqu’à ce que son petit-fils Jean ne l’emmène à Ephèse après la persécution d’Etienne. Le tombeau de Marie, à Ephèse, serait, dans cette hypothèse, probablement celui d’ Elisabeth . . .
On trouve encore un autre indice de ce que c’est bien Jean-Baptiste qui fut crucifié à Jérusalem, et non Jésus, dans un passage du « Deuxième Traité du grand Seth », un des écrite retrouvés à Nag- Hammadi (22). Comme on le sait, le nom de Simon a souvent été donné à divers adeptes du simonisme, entre autres à Dosithée lui- même (23).
Or, dans ce traité, Seth – qui, pour les séthiens, s’était réincarné en Jésus – dit notamment ceci:
» Car ma mort, telle qu’ils pensent s’être passée, l’a été pour eux dans l’erreur et l’aveuglement: c’est leur homme en effet qu’ils ont cloué à leur mort. Car leur ennoïa ne me voyait pas, vu qu’ils étaient sourds et aveugles. Mais, en faisant tout cela, ils se sont condamnés eux-mêmes. Certes, ils m’ont vu, ils m’ont jugé. Mais c’était un autre, leur père, qui buvait le fiel et le vinaigre, ce n’était pas moi. Ils m’ont frappé avec un roseau: c’est un autre, Simon, qui porta la croix sur son épaule. C’est sur un autre qu’ils ont posé la couronne d’épines. Mais moi, dans les hauteurs, je m’égayais de tout ce qui arrivait à leurs chefs et du bourgeonnement de leur erreur, de leur vaine gloire. Et je riais de leur ignorance. «
Après quoi Seth redescend, changeant de forme dans chacun des sept cieux et apparaissant sur Terre sous la forme d’un homme, y révèle les mystères de la « chambre nuptiale » (24) et déclare qu’il est Christ, le fils de l’Homme. Quant à la date à laquelle le IVe Evangile place la crucifixion qu’il relate, on a déjà vu précédemment (25) les conclusions qu’on en peut tirer.
Sur le plan mystique, quand le centurion perce le flanc du supplicié avec sa lance s’il sort de la plaie du sang et de l’eau (Jean XX 34) (alors que, si l’homme en croix était mort, il ne devrait rien sortir du tout, le coeur et donc la circulation du sang étant alors arrêtés), cela vise, semble-t-il, à concilier les deux pratiques de l’eucharistie qui avaient cours, au temps de Clément le Romain, chez les chrétiens : les uns, à la suite des marcionites, la célébraient avec du pain et de l’eau; les autres, notamment à Ephèse, avec du pain et du vin. On voulut montrer que, les veines du Christ ayant aussi contenu de l’eau, les deux pratiques étaient bonnes toutes deux. « Quant à l’Église de Rome, elle transigea : elle utilisa du vin coupé d’eau… Et l’épître de Jean fut remaniée en conséquence: en V 6, on ajouta le passage suivant : « par eau et par sang, non dans l’eau seulement, mais dans le sang et l’eau. »
D’autre part, ce coup de lance est à rapprocher aussi du passage des Eddas nordiques, où Wotan déclare que, pour acquérir le savoir suprême, il fut pendu à un arbre, blessé au moyen d’une lance et sacrifié à Odin (26).
Le dernier chapitre de Jean enfin, ainsi que les versets 24 à 29 du chapitre XX, ont très vraisemblablement été ajoutés au texte de l’Evangile éphésien par Clément le Romain ou arrangés par lui, même si ce n’est pas lui qui a réécrit à sa manière l’oeuvre entière.
Les deux derniers chapitres de Jean.
En ce qui concerne XX, 24-29, il remania, semble-t-il, ce passage afin de faire pièce à certains enseignements des chrétiens gnostiques. Pour les marcionites, Christ n’avait pas eu un corps de chair. Pour les valentiniens, Jésus était un homme, mais il n’avait pas ressuscité matériellement ; il avait, au moment d’expirer, rendu aux trois Principes chacun des éléments de sa personne : son corps de chair à la Matière, son esprit au Créateur et son âme au Dieu bon. Clément voulut montrer que Thomas lui-même, que les gnostiques alexandrins reconnaissaient pour l’un de leurs principaux évangélistes, avec Philippe et Matthieu, avait dû reconnaître que Jésus était ressuscité et qu’il l’avait été en un corps de chair (27).
Quant au chapitre XXI, qui est visiblement rajouté au reste, car il vient après une première finale (XX, 30-31) – on reconnaît là, une fois de plus, la maladresse rédactionnelle de Clément – il se relie au dernier passage connu de l’évangile de Pierre, lequel se termine comme suit, après une relation très semblable à celle de l’Evangelion marcionite de l’annonce de la résurrection par un ange à des femmes:
« Et chacun rentra chez soi, attristé par ce qui était arrivé. Quant à moi, Simon Pierre, et André mon frère, nous primes nos filets et allâmes à la mer. Et il y avait avec nous Lévi, fils d’Alphée, que le Seigneur… »
Le reste est perdu. Il s’agissait sans doute du récit de la pêche miraculeuse, qui constitue la première péricope du dernier chapitre de Jean, que Marc ignore et qui figure, dans Luc (V, 4-10), tout au début de la prédication de Jésus. On remarque donc que, dans le récit de ~Jean comme dans celui de Pierre, les disciples ont suivi l’injonction que leur avait faite l’ange de Marc (XVI 7) de se rendre en Galilée, puisque la scène se passe au lac de Tibériade.
On remarquera aussi que, dans ce passage, Jean mentionne, parmi les disciples présents, « les fils de Zébédée », qui ne sont désignés sous cette appellation, dans le IVe Evangile, que là. Or, nous savons aussi que Zébédée s’identifie sans doute avec Jean, fils de Zacharie, Zachou étant le nom chaldéen du signe astrologique du Capricorne et Zêb, celui du signe des Poissons (28).
Les « fils de Zébédée » sont donc probablement les fils ou les continuateurs de Jean le Baptiseur, de Dosithée. Rien d’étonnant à ce qu’ils suivent le Jésus ressuscité, qui est censé être le Christ, Jean revenu sur Terre après sa crucifixion et son ascension au Ciel, ce qui était à peu près la doctrine de Paul et de la valentinienne Pistis Sophia. La pêche miraculeuse de Jean (XX, 3-12) se relie donc au ralliement des disciples du Baptiste à Jésus en I, 35-42 les deux scènes ayant été fusionnées en une seule dans le IIe Evangile (I, 16-20) et dans le IIIe (V, 2-11).
Tout comme le nom de Zébédée et le lavage des pieds des disciples, la pêche de Jean parait bien, elle aussi, avoir une signification astrologique en effet, il est précisé en XXI 11 que le nombre des poissons pêchés par Pierre et ses compagnons est de 153. On a remarqué que ce nombre est celui de la valeur numérique du nom de Rébecca en grec (29), mais cela ne parait guère porter à conséquence.
Plus remarquable est le fait que 153 est le nombre triangulaire de 17, lequel est la valeur numérique, en guématrie de position, tant du mot hébreu thov, qui veut dire « bon », que du mot ében ou aben, qui veut dire « pierre, caillou », l’équivalent donc du grec. Ce nombre pourrait toutefois aussi désigner Paul, ou tout au moins ses disciples gnostiques – les marcionites en particulier – que les nouveaux chrétiens sont invités à « repêcher ».
Car, sur le zodiaque, le degré 153 se trouve dans la Vierge, à l’opposé du degré 333 , qui se trouve dans les Poissons – ce qui est déjà remarquable; mais il y a plus :
333, c’est la moitié de 666, qui dans une version de l’Apocalypse johannite pourrait désigner Néron (30).
L’apôtre Paul, ayant converti Néron, peut être considéré comme la moitié de la Bête malfaisante…
Rappelons enfin que, dans la Cabbale, les poissons symbolisent souvent les initiés (31).
En tout cas, la péricope suivante a bien pour objet de faire apparaître Pierre comme celui de ses disciples que Jésus aurait désigné pour lui succéder, préfigurant ainsi la célèbre déclaration insérée dans Mathieu (XVI, 17- 19). Pierre déclare trois fois qu’il aime Jésus, « effaçant ainsi son triple reniement », constate judicieusement Couchoud (32). Jésus lui confère alors « la charge, de « grand pasteur », selon les termes de Couchoud encore (33), et il lui prédit son futur martyre (XXI, 18-19). Or, on sait qu’une des préoccupations majeures de Clément le Romain fut de faire apparaître Pierre comme le premier chef de l’Eglise prétendument fondée par Jésus. Il est donc fort vraisemblable qu’il soit l’auteur au moins de ce passage.
Le disciple que Jésus avait aimé.
Les tout derniers versets enfin du IVe Evangile ont pour objet d’insinuer que l’auteur de celui-ci et « le disciple que Jésus aimait » ne font qu’un et ne sont autres que l »‘apôtre » Jean. On sait qu’en réalité, il n’en est rien. Le disciple que Jésus aima, il résulte des passages occultes de l’évangile selon Marc que ç’avait été un jeune frère de Simon le lépreux, de Marthe et de Marie. D’autre part, selon les « Constitutions apostoliques », ç’aurait été Clément, le futur épiscope de Rome. Cette dernière circonstance fait présumer, au contraire du reste, que les derniers versets de Jean (XXI, 20-25) ne sont pas de Clément le Romain, car c’est sans doute ce dernier qui est l’auteur des « Constitutions apostoliques » (34) et il n’est pas vraisemblable, malgré sa maladresse avérée, qu’il ait dû se contredire à ce point.
Quoi qu’il en soit, il importait, pour rallier l’Église d’Éphèse à la Grande Église de Rome, que le rôle de l’apôtre Jean fût magnifié.
C’est à cette préoccupation que répondit, sans nul doute, l’attribution à ce dernier de l’Apocalypse chrétienne et de deux épîtres supplémentaires, alors qu’il n’avait été l’auteur que de l’un des textes qui furent fusionnés pour constituer cette Apocalypse et de la première seulement des épîtres dites de Jean, les deux autres étant probablement, on l’a vu, d’un autre Jean, le Doyen, le Marc sous le nom de qui l’on avait mis le Ile Evangile, jouant habilement sur la confusion de noms des trois Jean : le Baptiste, son fils et Marc, le dernier arrangeur fit en sorte que son texte puisse être attribué à l’apôtre seul, alors que ce dernier n’avait été l’auteur, voire seulement le coauteur, que de l’une des versions pré-canoniques de ce texte, qui est en fait l’un des plus composites du canon chrétien, comme l’a bien montré l’un de ses principaux commentateurs, Octave Merlier. (35)
Notes :
1 V plus haut, chapitre XV, p. 187.
2 V. à ce sujet Salomon REINACH, “Orpheus », tome II, chap. VIII, n° 7. V. à ce sujet Salomon REINACH, “Orpheus », tome II, chap. VIII, n° 7
3 V. plus haut, chapitre XXI, pp. 252-253.
4 V. 2 ce sujet not. Marco TREVES, « Les deux Âges et les deux Mondes » cahiers du Cercle E. Renan, Paris. n° 77, octobre 1972), pp. 5 & s
5 Robert M. GRANT, « La Gnose et les origines chrétiennes » (Seuil, Paris, 1964), p. 143. V. aussi Rudolf AUGSTEIN, « Jésus fils de l’Homme » (Gallimard, Paris, 1975), pp. 45-45.
6 D’ailleurs reprise du mandéisme : voy. J.M.ANGEBERT, « Le Livre de la Tradition”, (Laffont Paris, 1972), p. 201.
7 Voy. chapitre XVII, p. 211
8 V. à ce sujet Paul DIEL et Jeanine SOLOTAREFF, « LE Symbolisme de l’Evangile de Jean » (Payot, Paris, 1983)
9 Cf. ci-dessus, chapitre XVI, p. 199.
10 Sur les confusions entre Marie, mère de Jésus, et Marie Magad Helena, voy. Robert AMBELAIN, « Les lourds secrets du Golgotha » (Laffont, Paris, 1974), pp. 199 & suiv.
11 V. à ce sujet mon article dans La Pensée et les Hommes (Bruxelles, mai 1975), p. 401.
12 Voy. P.L. COUCHOUD, « Histoire de Jésus », p. 27, et la note
13 V. plus haut, chapitre XV, p. 187.
14 Voy. Guy FAU, « Le puzzle des Evangiles » (Ed.rationalistes, Paris, 1971), p. 287.
15 V. plus haut, chapitre XIV, pp. 177-179
16 V.Flavius Josèphe, Ant.Jud. XX, 2-3
17 « Jean-Baptiste et Jean, le disciple aimé et l’apôtre » (Sphinx, Paris, 1929), pp. 33 & suiv. Mais on ne saurait suivre Massé lorsqu’il attribue le texte primitif de Jean À Cérinthe : voy. chapitre XIII, p. 147
18 Jules VINDEVOGEL, »Védanta ou Hindouisme et Christianisme » (Bruxelles,1902), p. 179
19 Sur la réalité de cette évasion, voy. CELSE, « Discours véridique contre les Chrétiens”
20 V. ci-dessus, chap. XXII, p. 270
21 V. plus haut, chap. XIV, pp. 176 & suiv
22 V. plus haut, chapitre XV. p. 189.
23 V. chapitre V, p. 49
24 V. Chapitre XV, pp. 193-194.
25 V. chapitre III, p. 36, et chapitre XIV, p 179
26 Havanaël 5. Cité par Alain de BENOIST, « Comment peut-on être païen ? » (A.Michel, Paris, 19~1), p. 51. V. aussi Jean et,Michel ANGEBERT, « Le Livre de la Tradition (Laffont Paris, 1972), pp. 67 & 69.
27 Voy. mon Evangile selon Thomas » (Bruxelles, 3e éd. 1986), p. 28. Voy. aussi P.L. COUCHOUD, op. cit., pp. 252-293
28 V. plus haut, chapitre II, p. 23
29 Voy. Georges IFRAH, « Histoire universelle des chiffres » (Seghers, Paris, 1984), p.327
30 V. plus haut, chapitre XI, p. 105.
31 V. plus haut, chapitre XI, pp. 105 et 109.
32 Paul-Louis COUCHOUD, op. cit., p. 295
33 Ibid., p. 297.
34 V.plus haut, chapitre XIV, p. 165
35 Dans « Le IVe Evangile. La Question johannique » (P.U.F., Paris, 1961)
A suivre …
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