Le christianisme

Pierre et Paul à Rome – Comment naquit le Christianisme chapitre 10

Les 28 chapitres de l’oeuvre d’André Wautier sur les débuts du Christianisme. Un monument intense d’érudition, et la source de multiples polémiques.

CHAPITRE 10 : Pierre et Paul à Rome

 

Le premier évangile de Marc.

Entre temps, la Longue captivité de Paul à Césarée avait été mise à profit par ses rivaux, en particulier par Syméon Kîpha, c’est à dire Pierre. Ce dernier n’était déjà plus à Jérusalem quand Paul y alla pour la dernière fois rencontrer Jacques « frère du Seigneur », pas plus que le Jean qu’il y avait également vu lorsqu’il s’y était rendu vers 53. Qu’était-il donc advenu d’eux ?

D’aucuns supposent que, si Pierre disparaît des Actes des Apôtres après le chapitre XV, c’est parce qu’il s’identifierait avec le Simon, fils de Juda le Gaulonite, qui fut exécuté en même temps que son frère Jacques vers l’an 47 sur l’ordre du gouverneur de Judée Tibère Alexandre. C’est la thèse notamment de Robert Ambelain (1), qui soutient en outre que Jésus était lui aussi fils de ce Juda; et que Simon Pierre était donc son frère, tout comme Jacques, Jean et encore quelques autres.

Outre les nombreuses invraisemblances de cette thèse, celle-ci se heurte, pour le point particulier qui nous occupe présentement, au fait que Paul a rencontré Jacques à Jérusalem pour la dernière fois vers l’an 56, au temps du gouverneur Félix, donc 8 ou 9 ans après l’exécution de Simon et Jacques, fils de Juda de Galilée. Ce ne peut par conséquent être le même Jacques, et le Simon exécuté en 47 ou 48 n’est donc pas non plus le Simon Kîpha qui avait, quelques années auparavant, reçu Paul avec lui et avec un troisième personnage nommé Jean. D’ailleurs, Ambelain lui-même parle plus loin (2) du Symeon qui succéda à Jacques à la tête de la communauté nazaréenne: or, c’est ce Symeon qui est Simon Pierre (Simon est la forme grecque du nom hébreu Shimeon, qu’on transcrit en français Siméon ou Syméon, et ce dernier nom est donné à Pierre dans plusieurs passages des Actes).

Si, au moment où Paul est venu à Jérusalem rencontrer Jacques une nouvelle fois, Syméon Pierre n’était pas là, ce n’est donc pas parce qu’il serait mort, puisqu’il succédera quelques années plus tard à Jacques le Juste; c’est tout simplement qu’il était ailleurs… On a vu au chapitre précédent qu’il voyageait beaucoup. Où donc se trouvait-il ?

Il y a de fortes présomptions qu’il soit retourné à Rome et que ce soit notamment pour cela que Paul tenait tellement à se rendre, lui aussi, dans cette ville, capitale de l’Empire. Il jugea sans doute nécessaire de rencontrer une nouvelle fois auparavant à Jérusalem le chef de l’Eglise nazaréenne avant de se rendre ensuite à Rome pour y affronter celui qui y avait fondé une église dont l’importance était sans doute déjà alors presque égale à celle de Jérusalem (et qui devait dans la suite l’éclipser).

On a vu aussi que la tradition qui veut que Symeon Pierre ait été une première fois à Rome vers 47 ou 48 est probablement véridique. Pierre fut sans doute impliqué dans les bagarres entre juifs qui provoquèrent l’édit de Claude en 49, qu’on interprète souvent, d’après Suétone, comme une expulsion. Mais, d’après l’historien grec Dion Cassius, qui rapporte le même fait, Claude ordonna seulement la fermeture des synagogues, ce qui provoqua le départ de la Ville de nombreux juifs, adeptes ou non de Pierre ou de Paul.

On a beaucoup disserté sur ce passage de Suétone, notamment sur le sens qu’il convient de donner aux mots impulsore Chresto qui expliquent la cause des troubles à la suite desquels Claude rendit son édit. Ce nom ne peut en tout pas désigner Jésus-Christ, car il serait alors orthographié Christo et il est impossible que les copistes médiévaux aient commis là une erreur: s’ils avaient commis une erreur de transcription, volontaire ou non, ça aurait plutôt été en sens inverse, de même que, nous l’avons vu au chapitre précédent, les copistes substituèrent partout, dans les épîtres de Paul, ……….. à ……….; la question est donc seulement de savoir si le nom de Chrestus ou Chrestos est celui d’un homme ou d’un dieu.

Si c’est le nom d’un homme, d’un juif appelé Chrestus, ce qui signifie tout simplement dans ce cas le Bon ou Lebon (et ce nom de Chrestus était aussi communément porté à Rome, à l’époque, surtout dans la colonie juive, que de nos jours Lebon dans les pays de langue française) les mots impulsore Chresto veulent tout simplement dire « menés par Chrestus » et le fait relaté par Suétone se réduit alors à une banale affaire de police, la répression de désordres.

Mais si c’est le nom d’un dieu, ce pourrait être le Dieu Bon de Paul. Les troubles rapportés par Suétone et par Dion Cassius pourraient, dans ce cas, avoir eu pour origine une querelle entre les partisans de Pierre, conduite par Pierre lui-même ou par l’un de ses disciples, et ceux de Paul ou de Philippe qui avaient fondé à Rome une église chrétienne ou simonienne (à laquelle Paul adressera lui-même plus tard, on l’a vu, une première version de son épître aux Romains) et qui devaient nécessairement entrer en conflit, comme presque partout où Paul ou ses disciples étaient passes, avec d’autres juifs, israélites orthodoxes ou nazaréens.

Les deux hypothèses sont possibles l’une et l’autre. Mais la seconde est la plus vraisemblable, car s’il ne s’était agi que d’une simple bagarre conduite par un homme appelé Chrestus, on se demande pourquoi les autorités romaines auraient jugé nécessaire de fermer les synagogues. S’il s’agissait d’une querelle religieuse, au contraire, cette mesure se comprend très bien. Il dut en tout cas y avoir à Rome, sous le règne de Claude, sinon des églises pauliniennes, au moins des communautés simonienne, car c’est à cette époque aussi que les récits où il est question de Simon le Mage le font venir à Rome, et l’un de ses disciples s’appelle Aquila, comme celui que les Actes des Apôtres présentent comme ayant été chassé de Rome à la suite de l’édit de Claude et devenant à Ephèse un ami de Paul de Tarse.

Quoi qu’il en soit, Symeon Kîpha fut sans doute de ceux qui quittèrent Rome à ce moment aussi, puisqu’on le retrouve peu après à Jérusalem parmi ceux que Paul y rencontra lors de sa première « montée » en cette ville en 52 ou 53 et qu’ ensuite Paul le vit une nouvelle fois à Antioche. Dans les écrits canoniques, ensuite, on perd effectivement sa trace. La tradition chrétienne veut cependant qu’il soit mort à Rome et, selon certains écrits, il y aurait même souffert le martyre en même temps que Paul…

Il est très improbable que Pierre soit mort à Rome et plus encore qu’il y soit mort en même temps que Paul. Mais il n’est pas impossible, il est même très vraisemblable, qu’il y retourna après sa rencontre avec Paul à Antioche, en repassant d’abord par Jérusalem accompagné de Barnabé (3). ; Pierre ayant fondé une église nazaréenne à Rome, on peut de ce fait le considérer comme ayant été le premier évêque de Rome. Dans ce sens, on peut dire que l’Eglise catholique romaine a raison d’en faire le premier « pape”, puisque actuellement le pape de l’Eglise catholique, c’est l’évêque de Rome.

Mais cela n’implique pas que Pierre ait été aussi, comme la doctrine officielle de cette Église l’affirme également, son premier chef. Le premier chef de l’Eglise chrétienne véritable, celle dont le Dieu était Chrêstos, ce fut Paul, auquel succédera un Jean, comme on le verra au chapitre XII (si l’on ne tient pas compte de Néron, dont il sera nécessaire de parler bientôt aussi).

L’Eglise nazaréenne, celle qui se réclamait de jésus le Nazaréen, ne se qualifiait pas elle-même de chrétienne, puisque ce n’est que beaucoup plus tard que ce dernier fut considéré par elle comme le seul véritable Christ parmi tous ceux qui avaient été proclamés Messie ou s’étaient eux-mêmes attribué cette qualité. Et si même on pouvait admettre que c’est l’Eglise nazaréenne qui fut la première Église chrétienne, encore son premier chef après Jésus le Nazaréen ne fut-il en tout cas pas Simon Pierre: A jésus succéda Jacques, celui qui est appelé « frère du Seigneur » ou encore « le Juste », comme on le sait déjà. Symeon Kîpha ne lui succédera comme chef de l’Eglise nazaréenne qu’après sa mort en 62, ainsi qu’on le verra au chapitre suivant.

Ce Jacques était d’ailleurs, nous le savons aussi, d’esprit très traditionaliste. Il ne désirait pas une Église distincte de la Synagogue de Jéhovah, mais seulement une communauté essénienne parmi d’autres. Il s’était même allié aux pharisiens contre les johannites hellénistes d’Etienne (4).

Lorsqu’il fut en présence de Paul de Tarse, on l’a vu, il accepta de tenter, semble-t-il, un rapprochement avec lui, mais sans pouvoir accepter certains points essentiels de sa doctrine, trop peu compatibles avec l’orthodoxie juive. Aussi cette tentative échoua-t- elle complètement. Elle ne pouvait réussir.

Symeon Kîpha, qui semble avoir été le principal adjoint de Jacques le Juste paraît avoir été moins rigoriste, plus proche par conséquent aussi, à dire vrai, de la pensés de Jésus le Nazaréen. Homme simple, mais de bon sens, imprégné plus que Jacques lui-même, de la doctrine de leur maître, d’esprit plus universaliste en tout cas, puisqu’il évangélisa plusieurs régions situées hors de la Palestine, ce qui était d’ailleurs conforme à ce qui était préconisé dans Isaïe : « Je ferai de toi la lumière des nations pour que mon salut atteigne aux extrémités de la terre » (XLIX,6) , et poussa même jusqu’à Rome, il semble bien aussi avoir été le principal artisan de la diffusion de cette doctrine, assez nouvelle malgré tout, qui mettait l’accent davantage sur l’esprit de la Loi que sur ses prescriptions littérales.

Il restait cependant, lui aussi, fort attaché à cette Loi, professant que l’enseignement de Jésus n’avait fait que continuer les Écritures mosaïques et les accomplir.

Qui était il exactement ? La seule chose certaine quant à son identité est son surnom de Kîpha, sous lequel il apparaît notamment dans les épîtres de Paul . Ce mot, latinisé plus tard en Cephas, veut dire en araméen roc ou rocher (l’équivalent de l’hébreu tsour), ce qui sera exploité plus tard lorsqu’on introduira dans le Ier Évangile canonique le piètre jeu de mots par lequel Jésus est censé avoir fondé sur lui une Église qu’en réalité il n’avait jamais instituée (Mat. XVI,18-19).

Son nom véritable était Shimeon, qui fut hellénisé en Simon. Il faut remarquer, à ce sujet, que de même qu’apparaissent, dans l’histoire des débuts du christianisme, plusieurs Jacques, et plusieurs Jean, il y a aussi un très grand nombre de Simons.


Ce nom de Simon peut d’ailleurs avoir trois origines. Tout d’abord, c’est en fait un nom grec, qui est alors parfois aussi orthographié Cimon. Ce peut être aussi la grécisation du nom hébreu Shimeon, parfois orthographié Syméon et qui veut dire « obéissant ». C’est encore le nom du dieu phénicien Eshmoûn, qui fut, lorsque le culte de ce dernier se répandit en Samarie, assimilé par les hébreux à Shimeon (les consonnes des deux noms était les mêmes), lequel devint à son tour Simon.

Enfin, le mot araméen shmoûn, fort proche du nom d’Eshmoûn, signifie en cette langue, comme aussi en copte, « huit » ou « huitième ».

On a déjà vu au chapitre V que le Simon de Cyrène des Évangiles synoptiques est probablement en réalité ce dieu samaritain Simon, c’est à dire donc Eshmoûn, préfiguration du dieu Christos prêché par l’apôtre Paul. Les Actes des Apôtres et divers écrits apocryphes en ont fait un homme, un magicien, qui voulut supplanter Simon Pierre.

Mais ce n’est pas tout. Un des frères de ~jésus s’appelait Simon (Mat. XIII, 55; Marc VI, 3), ainsi qu’un des fils de Juda le Gaulonite, le fondateur de la secte des sicaires. Ce dernier Simon fut crucifié en 47 ou 48, rappelons le, avec un de ses frères nommé Jacques, sur l’ordre du gouverneur de la Judée, Tibère Alexandre.

Il y a aussi Simon le lépreux, le frère de Marthe et de Marie de Béthanie, celui que le IVe Évangile appelle Lazare. Il y a encore Simon le Zélé, un des disciples de Jésus, qui est le père de Judas Iscariote (5). Et il y a enfin tous les Simons – ils sont très nombreux – dont parle Josèphe dans ses oeuvres.

Il est souvent difficile de distinguer tous ces Simons les uns des autres et il est d’ailleurs probable que plusieurs d’entre eux ne font qu’un. A cet égard, on remarquera que, dans les Évangiles, s’adressant à un Simon, dont les textes actuels éprouvent presque chaque fois le besoin de préciser qu’il s’agit de Pierre (preuve que cela n’est pas évident), Jésus le qualifie de Bariôna ou bien il fait suivre son nom de « fils de Jean ».

Divers indices portent à croire cependant que ces précisions relatives à Pierre ont été ajoutées après coup et qu’en outre la qualification de « fils de Jean » provient d’une confusion quant au sens de Bariôna. Ce mot araméen, lui-même d’ailleurs d’origine akkadienne, signifie « le Hors la Loi ».

Cela s’applique bien plutôt à Simon Iscariote ou le Sicaire qu’à Simon Kîpha. Le premier, en effet, est qualifié de plusieurs manières dans les diverses versions que l’on connait du texte des Évangiles: le zélote, le zélé, le cananéen (ces trois mots étant d’ailleurs synonymes, puisque l’hébreu canna et le grec ……… veulent l’un et l’autre dire « zélé ») ou encore Iscariôth ou Skariôtes (ce qui veut dire « le sicaire »).

C’est le père de Judas Iscariote, le IVe Évangile le dit expressément (Jean VI, 71; XIII, 2). Or, les zélotes qui étaient aussi appelés sicaires, du nom de leur arme favorite, la sique, sorte de glaive recourbé, étaient les résistants armés de l’époque contre l’occupant romain; c’étaient des hors-la-loi, ce qui est précisément le sens, on vient de le dire, de bariôna. Mais, comme beaucoup d’autres, ce mot fut très tôt, mal compris par ceux auxquels s’adressaient les évangiles. On crut qu’il fallait comprendre Bariôna, c’est à dire « fils de Jean », puisque bar veut dire fils en araméen.

En outre, comme ni Kîpha, ni Simon Iscariote n’étaient fils d’un Ionas, on imagina que Iôannès était une autre forme de ce dernier nom (ce qui est linguistiquement insoutenable) et on traduisit souvent, à tort, Bariôna par « fils de Jean »: d’où de grandes confusions. Je crois cependant en avoir dit assez pour qu’il soit évident que Bariôna ne peut désigner Shimeon Kîpha (qui était d’ailleurs le fils d’un nommé Clopas ou Cléophas), mais s’applique évidemment à Simon Skariôtès. Lorsque, dans les Évangiles, Jésus paraît l’appliquer à Pierre, ce ne peut être dû qu’à une confusion, involontaire ou non, ou à une glose d’un copiste, ignorant ou trop zélé lui-même, les deux ne s’excluant d’ailleurs nullement l’un l’autre.

D’autre part, il n’est pas du tout impossible que ce Simon Bariôna ne s’identifie avec le fils de Juda le Gaulonite exécuté vers 47 avec son frère Jacques. Et si, comme on l’a vu au chapitre premier, Jean le Baptiseur était aussi le fils de ce Juda, il serait donc aussi le frère, ou tout au moins le demi-frère, de ce Simon et de ce Jacques. Cela pourrait fournir une explication des passages des Évangiles où il est question du « signe de Jonas », expression à laquelle, parmi les exégètes, seul Albert Nolan (6) a jamais été capable de donner une explication satisfaisante autre que celle qui va suivre (7).

Le « signe de Jonas », c’est en grec ………Mais on sait que l’ i grec est actuellement prononcé comme un i long. Il en était probablement déjà ainsi au début de notre ère, ce qui facilita aussi la confusion entre …….et ……… Il en va de même pour l’upsilone, appelé pour ce motif en français « i grec ». ……, …….; ……. devaient donc se prononcer à peu près de la même façon.

Lorsque, dans la scène qui est relatée dans Matthieu en XII, 38-42, et en XVI, 1-4, dans Luc en XII, 54-56, le personnage qui dit que ce siècle ne verra pas d’autre signe que le signe de Jonas, ne fait-il pas un jeu de mots ? On sait que les grecs autant que les hébreux aimaient en faire. ………. certes,c’est le signe de Jonas, mais cela est presque la même chose que …………, c’est à dire « Siméon (fils) de Jonas », autrement dit, en araméen cette fois, Shimeon Bariôna: et ce dernier, c’est Simon Bariôna, c’est à dire Simon le Sicaire, c’est à dire peut-être un des fils de Juda le Gaulonite, un frère donc de Dosithée.

On sait d’autre part que Jésus a souvent supplanté Jean dans la version définitive des Évangiles et qu’il y est même crucifié à sa place au lieu d’être lapidé. Ne serait-ce pas, en l’occurrence, Jean qui annonce une prochaine expédition zélote sous le commandement de son frère Simon ? L’explication que donne Matthieu en XII, 40, passage qui n’est qu’un doublet de XVI, 1-4, a visiblement été ajouté après coup: il ne cadre guère avec le contexte. Par contre, le passage de Luc XI, 29, est probablement le texte original, On remarquera qu’il figure assez loin après Luc XI, 16, où l’on réclame à Jésus un signe, comme dans Jean VI, 30.

On vient de le rappeler, dans plusieurs des textes primitifs, c’est Jean-Dosithée qui apparaissait au lieu de Jésus. Si mon hypothèse est exacte, c’est bien Jean qui annonce ainsi une nouvelle action de résistance, dirigée cette fois par Simon Bariôna, pour tenter de libérer la Judée du joug des romains: il n’y aura pas de meilleur signe de sa condition royale, à lui Jean, que cette expédition, menée par celui qui est sans doute son demi-frère, pour le rétablir sur le trône de David. Car Jean, on le sait, avait lui aussi participé à la résistance avant de partir au désert, d’adhérer quelque temps à l’essénisme contemplatif, puis de redevenir prédicateur. On sait aussi qu’il s’opposa à Hérode Antipas, qu’il considérait à la fois comme un usurpateur et comme coupable du péché d’adultère selon la Loi hébraïque: le dénigrement moral a toujours été une des armes de prédilection des opposants politiques.

Mais, on l’a rappelé plus haut, Simon fils de Juda fut exécuté vers 47. Une nouvelle tentative, dirigée cette fois par Ménahem, son plus jeune frère, qui se proclama a son tour Messie en 66, comme on le verra plus loin, devait échouer elle aussi et se terminer, ainsi que l’avait prophétisé un autre Jésus, fils d’un certain Hanan (8), par la prise de Jérusalem et la destruction partielle du Temple.

Une dernière rébellion enfin, celle d’un autre Simon encore, surnommé Bar Kochba, à son tour proclamé Messie, devait connaître le même sort en 135 et Jérusalem et son Temple seront alors détruits complètement (9).

La sombre prophétie du Jésus des années 60 était réalisée, tandis que celle du Jésus ou du Jean des années 30 s’évanouissait définitivement. C’est pourquoi sans doute le scribe qui ajouta dans Marc un passage, d’ailleurs repris de l’Evangelion marcionite, où il combine Luc XI, 16, et Luc XI, 29-30, ne parle plus, lui, du signe de Jonas: en Marc VIII 12, Jésus pousse un profond soupir et gémit:

« Pourquoi cette génération demande-t-elle un signe ? Vraiment, je vous le dis, que n’est-il donné un signe à cette génération » (10).

A l’époque où l’Evangile selon saint Marc reçut sa forme définitive, c’est à dire vers 150, la ruine de Jérusalem était encore présente à tous les esprits, d’où le découragement que trahit cette version. Il n’en était plus de même lorsque fut rédigé le Ier Évangile canonique, vers 190. A ce moment, le gémissement de Jésus était devenu incompréhensible. Les rédacteurs de Mat. XVI, 1- 4, qui combinèrent ce passage avec Luc XII, 54-56, ne le reproduisirent donc pas textuellement, mais préférèrent la version moins pessimiste (évidemment) de Luc XI, 29, d’où ils avaient déjà tiré une première version du même récit (XII, 39-40) et ils le mirent en concordance avec celui-ci, sans toutefois répéter l’explication qui y est, arbitrairement donnée et qui est, bien entendu, fondamentalement étrangère à l’idée que celui, Jean ou Jésus (mais plus probablement Jean) qui l’avait exprimée pour la première fois, lui donna.

La démonstration paraît ainsi faite que Simon Bariôna, c’est bien Simon le Zélote, le père de Judas Iscariote et peut-être un des fils de Juda le Gaulonite, peut-être aussi frère de Jean-Dosithée, mais qu’il n’est pas Symeon Kîpha, fils de Clopas. Il est probable, par contre, que ce dernier Simon c’est à dire Pierre, soit ce personnage dont parle Josèphe (Ant. iud. XIX, 7) qui, ayant parlé mal d’Hérode Agrippa en 42 ou 43, fut tancé par ce dernier et se confondit en excuses. On sait que Symeon Pierre était capable de couardise: les Évangiles le dépeignent souvent comme un poltron et, dans ses démêlés avec Paul, tels qu’ils sont relatés dans les épîtres de ce dernier, il n’a pas souvent non plus le
beau rôle…

Comme il voyageait beaucoup, il n’y a rien d’invraisemblable à ce qu’il soit allé à Rome fonder une communauté nazaréenne et y ait gagné des disciples à la secte dont Jacques était le chef. Peut-être avait-il compris que, pour que celle-ci acquière de l’importance, il lui était nécessaire de faire des adeptes au coeur même de l’Empire romain, qui dominait le monde d’alors. Il est certain en tout cas que l’église nazaréenne de Rome se réclamait de lui et qu’elle finit par lui attribuer plus d’importance qu’à Jacques. Des épîtres de Paul il résulte clairement qu’au cours de ses voyages il fit des adeptes dans plusieurs villes, notamment à Corinthe. Il est certain aussi, on l’a vu plus haut, qu’il rencontra Paul à Antioche. C’est sans doute vers 55 qu’il retourna à Rome. Il n’était en tout cas, on l’a vu aussi, plus à Jérusalem lorsque Paul de Tarse s’y rendit pour la deuxième fois, pas plus d’ailleurs qu’aucun Jean, car les Actes ne mentionnent aucun personnage de ce nom à cette occasion .

Mais Symeon Pierre ne savait, semble-t-il, ni le grec, ni le latin, ce qui est très normal pour un juif de condition modeste resté très attaché à la Loi mosaïque, même s’il entendait la rajeunir. Il dut donc faire appel, pour propager la doctrine qu’il prêchait, à des traducteurs. Le principal d’entre ceux-ci fut un disciple nommé Jean, qui prendra en Italie le surnom romain de Marcus, c’est à dire Marc, sous lequel il est mieux connu.

Cependant, si ce dernier accompagna Pierre à Rome, il semble ne l’avoir pas tenu en une bien grande estime, car dans l’Evangile qui porte son nom, Pierre est présenté sous un jour peu favorable, parfois même ridicule. Peut-être Marc était il davantage attaché à Jacques et n’accompagna-t-il Pierre que sur l’ordre du chef de la secte.

Les Actes en font un compagnon aussi de Paul, mais cela est hautement invraisemblable: c’est manifestement là une marque de plus du souci du compilateur du texte de présenter Pierre et Paul comme deux apôtres du même jésus, bien d’accord sur l’essentiel et poursuivant le même but seulement par des voies différentes, la réalité fut tout autre, on le sait.

D’aucuns ont même soutenu que Marc était le propre fils de Symeon Pierre. Cette thèse s’appuie sans doute sur le fait que, dans l’une des épîtres attribuées à Pierre, ce dernier appelle Marc « mon cher fils ». Mais, outre que les épîtres dites de Pierre sont d’une authenticité plus que douteuse, cette expression peut très bien être employée par un maître à l’égard de son disciple. Il est seulement vraisemblable que Jean, dit Marc, était plus jeune que Symeon Kîpha.

Deux choses paraissent en tout cas certaines au sujet de Marc: il était juif et il se nommait Jean (Actes XII 24; XV 37). Dans l’épître de Paul aux Colossiens, qui fut écrite sans doute à Rome, il est dit cousin de Barnabé (Col. IV 10). Mais cette épître est une de celles qu’il faut manier avec prudence, car si elle est probablement en partie authentique, elle fut certainement remaniée. Le nom de Marc étant latin, Jean ne le prit sans doute qu’au cours d’un de ses séjours dans la Ville éternelle, de même qu’il prendra le nom grec de Glavkias quand il parcourra l’Orient hellénistique, puisque c’est sous ce nom que le désigne le chrétien gnostique Basilide (11).

Rome était, à l’époque, une très grande ville de plus d’un million d’habitants et certainement la cité la plus cosmopolite du monde d’alors. L’esclavage, alimenté principalement par les prisonniers de guerre des armées impériales, et le commerce y avaient attiré un nombre considérable d’étrangers. En outre, vu la pratique de l’affranchissement des esclaves, un grand nombre de citoyens romains étaient d’origine étrangère. Il y avait même, comme on le constate encore aujourd’hui dans plusieurs grandes villes du monde, des quartiers où s’étaient rassemblés la majeure partie de ses habitants originaires d’un même pays étranger ou d’une des provinces romaines. C’est ainsi qu’on avait au Quirinal un quartier africain, un quartier breton aux abords du Champ de Mars, un quartier sicilien sur l’Aventin, etc… Quant aux juifs, ils avaient le droit de pratiquer librement leur culte et ils le gardèrent au moins jusque sous Commode (12).

Suétone rapporte (Cés. 84) que les juifs prirent le deuil à la mort de César: ils lui étaient reconnaissants d’avoir battu Pompée, qui avait pris Jérusalem. Ce n’est que lorsqu’Antoine leur donna pour roi Hérode, qu’ils considéraient comme un étranger, ainsi qu’on l’a vu au chapitre premier, que les choses commencèrent à se gâter. On rencontrait principalement des juifs, à Rome, à l’ouest du Tibre; mais ceux d’entre eux que le commerce avait rendus prospères habitaient plutôt le quartier de Suburre, non loin du Forum et du Cirque. C’est dans ces quartiers surtout que les nouveaux prophètes juifs devaient porter ce qu’ils considéraient comme la bonne parole, en particulier Pierre et ses adeptes, ainsi que les « frères » de Paul (Actes XXVIII, 14-15). Inévitablement, des discussions passionnées devaient s’ensuivre, tournant parfois à la bagarre, comme celle qui provoqua l’édit de Claude auquel il a déjà été fait allusion.

Mais Simon Pierre prêchait en araméen, langue qui n’était pas comprise par la plupart des juifs de Rome, lesquels parlaient évidemment latin, mais souvent aussi le grec, langue commune à la fois à la plupart des peuples orientaux, aux commerçants et aux lettrés, même romains. Très rapidement, par conséquent, le besoin se fit sentir de rédiger en grec ou en latin un texte qui exposât, ou tout au moins résumât l’essentiel de ce qu’on a appelé plus haut la Doctrine des nazaréens.

C’est Jean-Marc qui se chargea de ce travail. On sait que, suivant une remarque de Papias rapportée par Eusèbe de Césarée dans son « Histoire de l’Eglise » (III, 39, § 15), Marc aurait rapporté exactement, quoique non dans le même ordre, les enseignements de Pierre au sujet de Jésus. L’Eglise catholique interprète ce propos en y voyant la preuve que l’actuel IIe Evangile a bien été écrit tout entier par Marc à cette époque. Mais pareille thèse est insoutenable. L’étude du texte révèle le style de plusieurs rédacteurs (13) et l’ouvrage, dans son ensemble, n’est nullement écrit sans ordre. Il est remarquable notamment que la plupart des événements qui y sont rapportés sont systématiquement groupés par trois, aussi bien les miracles que les paraboles et que les autres faits. Même dans le récit de la crucifixion, qui paraît pourtant bien provenir d’une autre source que le reste, il est précisé que Jésus est mis en croix à la 3e heure, que les ténèbres surgissent à la 6e heure et que Jésus meurt à la 9e heure (14).

Il est très probable qu’une toute première version de cet Evangile a réellement été écrite par Marc, mais qu’ elle fut ensuite remaniée. Cependant, même dans son état actuel, la langue du IIe Evangile est maladroite et parfois incorrecte. Elle apparaît souvent comme une traduction d’un texte originairement écrit en une langue sémitique. En outre, le vocabulaire est souvent marqué de latinismes. Tout concorde donc pour étayer la supposition qu’il s’agissait primitivement du résumé, fait en Italie dans le but d’évangéliser un public composé de personnes parlant le latin ou le grec, d’un écrit araméen, qui ne peut évidemment être que la Doctrine des Nazaréens rédigée par Matthieu Lévi dans les circonstances rappelées au chapitre IV.

Ce résumé était sans doute assez incohérent, sans quoi la remarque bien connue de Papias vue lus haut n’aurait aucun sens. Pierre racontait ses souvenirs, certes, mais il devait certainement aussi utiliser, fût-ce comme aide-mémoire, le texte de Matthieu. Marc traduisait. Plus tard, il éprouva le besoin de mettre par écrit cette catéchèse. Plus tard encore, lui-même ou un autre entendit mettre de l’ordre dans cet écrit et c’est ce remaniement qui présente les subtilités de composition relevées par plusieurs exégètes (15)), notamment les symétries ternaires relevées plus haut. quant à l’esprit anti-juif qu’on y remarque aussi, il provient sans doute d’un dernier remaniement, opéré après l’excommunication de Marcion en 144, comme on le verra plus loin au chapitre XX, chapitre où sera au surplus analysée plus en détail la structure de l’Evangile selon saint Marc tel qu’il se présente dans sa version canonique.

Il est certain, en tout cas, que la toute première version de cet Evangile date du premier séjour de Jean-Marc et de Symeon Pierre à Rome, donc d’avant 50. On a, en effet, retrouvé dans la septième grotte de Coumrâne (la seule qui contienne des manuscrits grecs: dans les autres grottes de ce site, on n’a encore retrouvé que des manuscrits hébreux et araméens) plusieurs fragments de papyrus reproduisant des passages d’écrits néo-testamentaires. L’un d’eux, celui auquel est attribué le n° 7 Q 5, semble bien correspondre à Marc VI, 52-53. Ce fragment date d’un peu avant l’an 50 selon le papyrologue anglais C.H. Roberts. Il présente en outre une particularité orthographique qui n’a encore été relevée que dans certains manuscrits trouvés à Herculanum: le delta initial du mot …………. est remplacé par un tau; ce manuscrit doit donc avoir été écrit en Italie, ce qui confirme que Marc y est allé à cette époque et ce qui concorde avec la tradition selon laquelle Pierre y est allé aussi, puisque Marc était son interprète.

Dans la version actuelle du IIe Evangile, on distingue facilement quatre parties, dont l’allure générale et le style diffèrent assez sensiblement:

1. Les dix premiers chapitres, qui constituent sans doute la mise en ordre par un rédacteur ultérieur des notes prises par Jean-Marc;

2. Les chapitres 11 et 12, qui sont assez peu cohérents et paraissent rédigés partiellement à partir du texte primitif de Marc, auquel sont ajoutés quelques éléments provenant d’autres sources (entre autres sans doute l’Evanqelion marcionite);

3. Le chapitre 13, qui constitue un discours eschatologique, lequel n’est pas sans analogie avec l’Apocalypse dite de Jean; ce chapitre paraît avoir été conservé à peu près dans sa forme primitive et l’on y trouve des allusions aux événements qui eurent lieu sous Caligula: il est donc probablement de Jean-Marc lui-même (16); 4. Les chapitres 14 et suivants, qui racontent la passion et la résurrection de Jésus: ils proviennent certainement d’une autre source que les trois premières parties.

En ce oui concerne les deux premières parties, on y reviendra plus longuement au chapitre XX. La troisième et la quatrième doivent nous retenir ici un moment, bien que la dernière ne soit certainement pas l’oeuvre de Marc et précisément pour bien le montrer. Jésus le Nazaréen, on a eu à plusieurs reprises l’occasion de le dire, n’avait pas été crucifié, mais lapidé. C’est donc le récit de cette lapidation que le texte original de Jean-Marc devait contenir, si toutefois il comprenait une relation de la mort de Jésus, ce qui n’est pas assuré. Mais le récit de la lapidation ayant été mal compris, puis confondu avec la crucifixion céleste du Jésus de Paul dans les circonstances qui ont été exposées aux chapitres II et III, un adaptateur substitua ou ajouta au texte de Jean-Marc un autre texte.

Les récits qui forment les chapitres 14 et suivants du IIe Evangile ne sauraient d’ailleurs être l’oeuvre d’un juif comme l’était Jean-Marc. Celui de la Cène notamment n’a certainement pas été écrit par un juif, même d’esprit très large. On remarquera qu’il diffère assez sensiblement de ce qui figure dans l’Evangile selon saint Luc et plus encore du récit de l’Evangile selon saint Jean, d’où l’institution de l’eucharistie notamment est totalement absente.

Tandis que, pour Jean, Jésus est le pain de vie, les synoptiques, Marc en particulier, ajoutent qu’ il faut aussi boire son sang, idée qui devait faire horreur aux juifs, y compris les essénien, donc aussi les nazaréens, dont Jean-Marc était un des principaux dirigeants. La Loi de Moïse interdit en effet sévèrement de boire la moindre goutte de sang (V. not. Gen. IX, 4; Lévit. III, 17, & XVII, 10). Ce prescrit est encore observé par beaucoup d’israélites aujourd’hui. L’idée qu’il faut boire le sang du dieu vient en droite ligne des religions à mystères, en particulier du culte d’Osiris et du mithraïsme (17).

De même, vu les invraisemblances des procès de Jésus, que l’on a relevées au chapitre III, le récit qui en est fait dans le IIe Evangile ne saurait, lui non plus, surtout en ce qui concerne la comparution de Jésus devait le Sanhédrin, avoir pour auteur quelqu’un qui aurait vécu en Palestine. Enfin, on a souvent fait remarquer que le chapitre 16 et dernier, celui qui est censé rapporter la résurrection, se compose de deux parties juxtaposées, qui ne se complètent pas et même se contredisent en certains détails: En XVI, 1-S, il est raconté que la Magdeleine, Marie mère de Jacques, et Salomé se rendent au tombeau , le trouvent vide et ne rencontrent qu’un ange, qui leur raconte que Jésus le Nazaréen est ressuscité, qu’il est parti en Galilée et qu’il y attend les apôtres.

Tandis que, dans le récit final de XVI, 9-19, Jésus apparaît d’abord à la Magdeleine seule, puis à d’autres personnes: ce dernier récit est visiblement une paraphrase des relations parallèles de Luc, de Jean et des Actes. Il est donc évidemment postérieur à ces derniers. Il manque d’ailleurs dans plusieurs manuscrits, tandis que l’un de ceux-ci porte un texte assez différent des autres.

Quant au chapitre 13, au contraire, il est probablement le seul qui subsiste, n’ayant subi apparemment que quelques minimes retouches, du texte primitif authentique de Jean-Marc. S’inspirant en grande partie du livre d’Henoch (18), Jésus y annonce explicitement la destruction de Jérusalem, en particulier du Temple, et les calamités qui accompagneront ce désastre. Mais il ajoute que, peu après cela , se produira l’avènement du Fils de l’Homme qui « enverra les anges pour rassembler ses élus, des quatre vents de l’extrémité de la Terre à l’extrémité du Ciel. »

Dans la suite, les disciples de Jésus le Nazaréen devaient l’assimiler lui-même au Fils de l’Homme (19) et prêcher que c’est lui qui reviendrait ainsi dans toute sa gloire: c’est ce qu’on appelle la « parousie ».

Tout cela n’est pas sans analogie avec divers passages de l’Apocalypse, qui a précisément pour auteur quelqu’un qui se nomme Jean, comme Marc, et qui appelle, lui aussi, le retour de Jésus. Or, on lit dans le Canon de Muratori que Jean, « un des disciples » (ce n’est donc pas le fils de Zébédée, qui n’est jamais qualifié de « disciple » chez les Pères, mais d’ « apôtre » ou de « théologue ») « exhorté par ses compagnons et les épiscopes, dits jeûnez avec moi trois jours. et tout ce qui aura été révélé à chacun, nous nous le raconterons mutuellement. La même nuit, il fut révélé à André, un des apôtres, que Jean, sous le contrôle de tous, écrive le tout en son nom. »

Le Canon fait de cette révélation le IVe Evangile, mais il est clair que ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Le terme d’ « évangile » n’avait pas encore, à l’époque où se place cet épisode, le sens précis que nous lui donnons aujourd’hui: il pouvait s’agir de n’importe quel message heureux. Ici, il s’agit explicitement d’une « révélation » (ce qui est proprement le sens du mot « apocalypse ») faite à André, le frère de Kîpha (qui est expressément nommé aussi au début du chapitre 13 de Marc) et transcrite, sous le contrôle de tous les autres, par un Jean, qui joue donc auprès d’André un rôle analogue à celui dont nous savons que Marc le joua auprès de Pierre, et qui n’est pas considéré comme apôtre. Mais André est le frère de Pierre et Marc s’appelle aussi Jean. Il semble donc bien que la scène se passe à Rome, ou ailleurs en Italie, à un moment où Pierre en est absent et où son frère le remplace. Cela pourrait nous mener un peu après 62, date à laquelle Pierre dut partir pour Jérusalem en vue de participer à la désignation d’un successeur à Jacques, qui venait d’être lapidé sur l’ordre du grand-prêtre (20).

Mais n’anticipons pas: on aura l’occasion de parler de tout cela au chapitre suivant. Nous savons donc qu’à Rome, et même ailleurs en Italie, la doctrine des nazaréens était prêchée par Simon Pierre et par son frère André, assistés de Jean-Marc, qui était en quelque sorte leur secrétaire et leur interprète, à l’époque où Paul y arriva dans des circonstances retracées au chapitre précédent.

Nous savons aussi que Paul fut placé sous la garde d’un soldat, mais qu’il bénéficia d’un régime de captivité fort peu rigoureux, pouvant notamment recevoir dans son logement pratiquement qui il voulait. D’après les Actes des Apôtres, ce régime dura deux ans, ce qui paraît beaucoup pour l’instruction d’un procès apparemment fort simple, qui dut se terminer par un acquittement, puisque son premier juge déjà l’avait reconnu non coupable (Act. XXVI, 31-32). Mais on a déjà souligné la façon abrupte dont se terminent les Actes, qui ne parlent même pas d’un procès à Rome, ni a fortiori d’un acquittement, si bien que ces Actes ne nous sont absolument d’aucune utilité pour savoir ce qui se passa durant ces « deux ans ».

A cette époque, le préfet du prétoire, devant qui Paul dut certainement comparaître, n’était autre que Burrus, qui avait été, avec Sénèque, un des précepteurs du jeune Néron et qui était resté un de ses conseillers. Or, Sénèque était lui-même le frère de Novatius Gallo, devant qui Paul avait déjà comparu à Corinthe, si l’on en croit un des passages interpolés dans les Actes des Apôtres (XVIII, 12-16) et nous avons déjà eu l’occasion de constater que les faits mentionnés dans les interpolations des Actes ne sont pas nécessairement tous inexacts, même s’ils n’y sont habituellement pas insérés à la place qu’ils devraient avoir chronologiquement: le passage en question peut donc rapporter un incident qui se produisit réellement au cours d’un des séjours que Paul avait faits à Corinthe. Ainsi, Paul n’était donc sans doute pas tout à fait un inconnu pour Burrus, puisqu’il avait déjà eu l’occasion de paraître devant le frère d’un de ses collègues, qui l’avait d’ailleurs acquitté, ce que Paul ne dut pas manquer de faire valoir comme antécédent.

Cependant, Paul en ayant appelé à l’empereur lui-même, ce ne fut sans doute pas Burrus qui le jugea: ce dernier ne joua vraisemblablement en l’occurrence qu’un rôle de magistrat instructeur. Il se pourrait aussi que Paul ait pris pour avocat Apion, dont on a déjà eu l’occasion de parler précédemment. Cet Apion, en effet, était simonien. Or, on le sait, la doctrine prêchée par Paul de Tarse dérivait directement du simonisme, bien qu’il y mêlât des éléments repris à la religion juive orthodoxe, à l’essénisme johannite et à divers cultes orientaux. Et, dans divers écrits où il est question de Simon le Mage, c’est en réalité de Paul qu’il s’agit. On y reviendra plus loin.

Apion avait plaidé contre Philon. Il devait plaider encore, peu après, contre Josèphe, qui écrira contre lui plus tard un pamphlet virulent pour répondre aux attaques qu’il lançait continuellement contre les juifs. Sans doute Paul était-il juif lui aussi, mais seulement par sa mère; par son père, il était romain. En tout cas, ses adversaires étaient juifs, que ce fussent les juifs orthodoxes ou les nazaréens, c’est à dire les disciples juifs de Jésus, dont Pierre, qui se trouvait très probablement à Rome à ce moment et qui comparut sans doute au procès de Paul comme témoin. Il ne serait donc pas étonnant qu’Apion, qui ne manquait jamais aucune occasion d’attaquer des juifs, se soit offert à Paul pour le défendre en justice contre ses adversaires, ou que ce dernier l’ait sollicité, d’autant plus que Paul avait fréquenté Philippe et Ménandre, qu’Apion connaissait sûrement, puisqu’il était comme eux disciple de Dosithée ( 21).

Il se pourrait même qu’Apion soit l’un des multiples personnages qui ont servi à composer la légende de Simon le Mage ou le Magicien. Dans les écrits clémentins, Apion et Simon sont associés et c’est souvent Apion qui expose les doctrines simoniennes. Il y a aussi, dans la chapelle Palatine de Palerme, une fresque qui représente Pierre et Paul comparaissant devant Néron en présence de Simon le Mage. Néron est représenté assis sur un trône et derrière lui figure un cinquième personnage dont le nom n’est pas indiqué. Une inscription porte ceci: « Sic Petrus et Paulus intraverunt ad Nerone (sic) et disputaverunt cum Simone Mago ». Ne serait ce pasPaul comparaissant, assisté de son avocat Apion (sous les traits de Simon le Mage) devant Néron, flanqué de Burrus, Pierre étant cité comme témoin ? L’attitude du personnage désigné comme étant Simon le Mage est en tout cas très semblable à celle d’un avocat prononçant une plaidoirie.

D’autre part, on ne peut manquer, quand on lit dans la littérature chrétienne apocryphe et dans les écrits des Pères de l’Eglise les divers passages où il est question de Simon le Mage ou le Magicien, de constater comme celui-ci apparaît sous des traits différents, non à vrai dire contradictoires, si ce n’est sur des points de détail, et qui se complètent même assez bien, mais qui ne se recoupent ou ne se confirment presque jamais. On a nettement l’impression qu’il s’agit de plusieurs personnes différentes auxquelles est donné le même nom. Il est donc probable que, dès le IIe siècle, les chrétiens désignèrent sous ce nom unique de Simon le Magicien tous les adeptes du simonisme et du paulinisme. L’un d’eux est en tous cas certainement Paul de Tarse en personne.

On lit en effet dans les Homélies attribuée à Clément de Rome, ces paroles que Pierre est censé dire à Simon le Mage: «

 Si donc notre Jésus s’est fait connaître à toi aussi et s’il s’est entretenu avec toi dans une vision, c’est par colère contre toi, qui es son adversaire! Voilà pourquoi il t’a parlé au travers de visions, de songes ou même de révélations (…) Mais comment croirons nous ce que tu dis, à savoir qu’il t’est apparu? (…) Et si, pour avoir joui pendant une heure de sa présence et de ses leçons, tu es devenu apôtre, alors publie bien haut ses paroles, explique sa doctrine, aime ses apôtres et cesse de me combattre, moi qui ai vécu avec lui » (XVII, 19).

Ces mots s’appliquent point par point à Paul de Tarse, qui déclarait avoir reçu ses enseignements directement de Jésus au cours d’une apparition et être ainsi devenu apôtre à l’égal des chefs nazaréens de Jérusalem, avec lesquels il n’avait cessé d’être en désaccord, surtout avec Symeon Kîpha, c’est à dire Pierre. Qu’en conclure ? sinon que, dans ce passage des Homélies, Simon le Mage, c’est Paul. Ailleurs, il est dit:

« Simon le Mage doit avoir demain une discussion publique dans laquelle il osera s’attaquer à la souveraineté du Dieu unique. Il a l’intention d’apporter un grand nombre de citations tirées des écritures mêmes et d’affirmer qu’il y a plusieurs dieux, dont l’un est différent du créateur de l’univers et supérieur à lui » (III, 10).

Observons que Paul disait de même :

« S’il existe des êtres qui sont appelés dieux, soit dans le ciel, soit sur la terre, de même qu’il existe réellement plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, pour nous en tout cas il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout vient, et un seul seigneur Jésus, fils de Chrîstos, par qui tout existe et par qui nous sommes » (I Cor. VIII, 5-6).

Les simoniens ne parlaient guère autrement et, en outre, à Tarse, d’où Paul était originaire, on honorait de même, outre Sandan et d’autres, dont on a déjà parlé au chapitre VII, le Baal-Tarz, le « Seigneur de Tarse », divinité transcendante et supérieure à toutes les autres (22).

Plus tard, les successeurs syriens de Paul affirmeront de même avec vigueur que le Dieu père, qui est le créateur de l’univers selon la Genèse, est inférieur à Chrîstos, le Dieu bon (23).

Paul de Tarse étant donc un de ceux qui servirent à composer le personnage de Simon le Mage, il n’est pas étonnant que, quelques siècles plus tard, polémiquant avec les chrétiens dans son Discours véridique (24), Celse déclarera que leur maître pratiquait la magie et prétendait participer à la puissance divine (Préambule, § 3) ce qui s’applique bien plus exactement à Simon le magicien qu’à Paul ou à Jacques ou même qu’à Jésus le Nazaréen, qui fut peut-être taxé de « sorcellerie » à cause de ses « miracles », mais qui ne pratiqua jamais la magie proprement dite.

Les comparutions devant Néron tournant ainsi à la polémique religieuse, Néron dut finalement relaxer Paul, puisque rien de répréhensible ne pouvait être relevé contre lui du point de vue pénal et qu’il ne s’agissait en réalité, en cette affaire, que d’un différend d’ordre confessionnel entre juifs. Mais, intéressé comme il l’était par tout ce qui était controverse religieuse ou philosophique, Néron dut certainement convoquer ensuite encore à plus d’une reprise les deux hommes à sa cour. Parmi ses familiers, Sénèque semble avoir étéenclin, lui aussi, à favoriser les juifs. Il pourrait avoir été en contact avec Philon d’Alexandrie lorsque ce dernier vint à Rome défendre ses corréligionnaires et il ne dut pas manquer d’être favorablement impressionné par la qualité intellectuelle de ce juif de la Diaspora, philosophe comme lui et tout imprégné de ce qu’il y avait de meilleur dans les cultures hellénique et hébraïque.

Néron et Poppée

La femme de Néron, elle aussi, favorisait les juifs. Poppée n’était pas, comme on l’a parfois écrit, d’origine juive, mais elle était considérée par les juifs comme une « prosélyte de la porte »; elle avait lu la bible et elle fréquenta plusieurs juifs de Rome, notamment des rabbins et l’acteur Alitor. Néron l’avait épousée peu auparavant, en 58, répudiant pour elle son épouse Octavie et renonçant à l’amour d’Acté, sa concubine. Poppée elle- même, qui avait six à sept ans de plus que Néron, avait déjà été mariée deux fois, d’abord toute jeune à un certain Crispin, dont elle s’était séparée peu après, puis à Othon, le futur empereur, dont elle divorça elle aussi pour épouser Néron. Une des premières choses que ce dernier lui accorda fut de donner raison aux juifs de Jérusalem dans un différend qui les opposait au gouverneur Festus, le même qui lui enverra Paul peu après (25).

Sous l’influence donc à la fois de Sénèque et de Poppée, sceptique au surplus, comme tous les romains cultivés, à l’égard de la religion polythéiste officielle, féru d’ailleurs de philosophie, de poésie et d’art depuis sa prime jeunesse, Néron s’intéressait tout particulièrement aux cultes celtiques et orientaux, ne manquant jamais de convoquer, pour en savoir davantage à leur sujet, l’un ou l’autre druide, myste ou prophète un peu en vue, de passage à Rome. On sait notamment par Philostrate, qui écrivit une vie d’Apollônios de Tyane, que Néron invita ce dernier lui montrer ses talents de devin. Il finit par aimer fréquenter les juifs:

 » Silencieux, il les observait « , écrit un de ses biographes,  » confrontant leurs visages intelligents et fins, leur taille malingre, à la stature, aux visages stupides de ses gardes. (…) Ils n’étaient que ce qu’ils étaient et leur mort n’enlevait rien à leurs parents, à leurs amis, qui connaissaient tout d’eux. Mais un Juif, à chaque instant, pouvait être ceci ou cela: humble, orgueilleux, lâche, téméraire… «  (26).

Aussi est il faux de prétendre, comme d’aucuns (27), qu’il n’y avait presque pas de Juifs à Rome sous Néron et que Paul ne put faire parmi eux que peu d’adeptes. Après que César et Auguste les eussent favorisés, Tibère avait pris contre eux, il est vrai, ainsi d’ailleurs que contre des égyptiens, diverses mesures de rigueur, interdisant leurs cultes, envoyant en Sicile en 19 quatre mille affranchis souillés par ces « superstitions » sous couleur d’y réprimer le brigandage, chassant de Rome “le reste de cette même nation et des gens de culte analogue” (28), et faisant déporter en Sardaigne à nouveau quatre mille juifs en 34 (29).

Son successeur Caligula avait fait pire encore, ainsi qu’on l’a vu au chapitre VIII. Mais, dès son avènement, Claude avait rétabli les juifs dans leurs droits et nous avons vu quelle fut la portée exacte de l’édit qu’il rendit en 49. Sous Claude et sous Néron, par conséquent, les juifs purent vivre en paix et revenir à Rome, dont la colonie juive devait donc, au moment où Paul y débarqua, comprendre des sectateurs de toutes les doctrines qui divisaient alors tant les habitants de la Palestine que les juifs de la Diaspora. Beaucoup d’auteurs admettent même qu’il devait y avoir à cette époque, à Rome, plusieurs synagogues importantes, plus quelques petites synagogues dissidentes. Autour d’elles gravitaient en outre un certain nombre de personnes qui s’intéressaient à la Loi et souvent se convertissaient. On les appelait les « prosélytes de la porte » (ou « du seuil ») ou les « craignant Dieu ».


Poppée, on l’a dit, était de ces derniers. Néron et elle aimaient d’ailleurs participer aux discussions, théologiques et autres, entre juifs de différentes sectes. Aussi la présence à Rome de représentants éminents de deux des dissidences du judaïsme, Symeon Kîpha et Paul de Tarse, qui s’étaient affrontés devant son tribunal, dut être ressentie par Néron comme une aubaine à ne pas manquer. Il est impossible que le prince n’ait pas invité les deux hommes à poursuivre devant lui et en présence de Poppée, de Suétone et d’autres familiers de sa cour, leurs controverses au sujet de Dieu, de Jésus, de la Loi hébraïque…

C’est ainsi que Paul aura l’occasion de s’entretenir avec Sénèque et avec d’autres philosophes stoïciens, comme Epictète, qui était un esclave d’Epaphrodite, ancien esclave lui-même de Néron, qui l’avait affranchi et dont il avait fait un de ses conseillers les plus écoutés. Cet Epaphrodite devait plus tard encourager aussi Josèphe, comme ce dernier le dit dans le prologue de son « Histoire ancienne des Juifs” , et il est nommé dans une des épîtres qui sont attribuées à Paul. Tout cela explique les analogies certaines que l’on peut observer entre le stoïcisme et la philosophie chrétienne.

Zénon, qui avait fondé cette doctrine, professait comme Anaximandre que le principe de toutes choses matérielles est le feu, ajoutant que c’est dans la poursuite de la vertu que réside le souverain bien. Or, pour les gnostiques également, en particulier pour les simoniens, c’est le feu qui est à l’origine de toute chose, et pour Paul le souverain bien n’était autre que Christos, pour plaire auquel il convenait de pratiquer la vertu. Comme les stoïciens, en outre, Paul prônait le détachement des biens de ce monde, doctrine qui, on l’a vu au chapitre VII, devait parfaitement convenir à des esclaves, comme l’était notamment le philosophe Epictète, déjà nommé. On trouve dans le « Manuel » de ce dernier des recommandations qui se rapprochent très fort de certains préceptes évangéliques, tels que l’indifférence envers les biens matériels, le conseil de s’abstenir de juger autrui, celui de rendre le bien pour le mal et de s’abstenir de se glorifier de ses bonnes actions. Il y a certainement eu influence réciproque des stoïciens romains et de leurs interlocuteurs chrétiens et nazôréens, d’autant plus que Tarse, d’où Paul était originaire, était un des principaux centres de la philosophie stoïcienne (30).

Les premiers durent aussi franchement se divertir des discussions entre Paul et Pierre, ces deux juifs qui essayaient de se convertir l’un l’autre, tentant d’ailleurs de gagner à leur cause, quiconque les écoutait, prêchant tous les deux au nom d’un Jésus, mais sans arriver à s’accorder sur la personne même de ce dernier, ni d’ailleurs non plus sur la nature de Dieu. Pour Symeon Pierre, Dieu, c’était le Créateur, le Jéhovah de la Genèse et de l’Exode. Pour Paul, ce Dieu-là n’était rien d’autre que le créateur du Ciel et de la Terre, et il y avait un autre Etre qui lui était supérieur, le bon Dieu Chrîstos, le Père qui avait envoyé son fils Jésus enseigner aux hommes la voie du salut et lui avait enjoint à lui, Paul, de répandre cet enseignement, cet « évangile », aux quatre coins du monde.

Quant à Jésus, pour Pierre, c’était un juste opprimé par les prêtres sadducéens pour avoir voulu réformer la Loi de Moïse en la débarrassant de ce qu’elle avait d’archaïque et de formaliste; c’était une victime, morte comme un agneau qu’on aurait mené au sacrifice. Tandis que pour Paul la mort de Jésus n’avait été que la victoire apparente des puissances du mal et le Sauveur était ressuscité sur la croix glorieuse des divinités triomphantes, faisait ainsi de son Jésus une divinité analogue à de nombreuses autres parmi celles qu’honoraient des cultes orientaux: Mardouk , Mithra et d’autres avaient subi, d’après leurs fidèles, des crucifixions du même genre.

Pareille conception, pour Pierre, devait être un horrible blasphème, surtout si, comme il est probable (puisqu’il ne savait pas le grec et que son interprète Jean-Marc ne le savait sans doute pas parfaitement), il se méprenait sur le sens ésotérique que donnait Paul à cette mise en croix, la confondant très vraisemblablement avec le supplice romain, auquel il aurait évidemment été scandaleux de soumettre un Dieu ou même un prophète, tandis que la lapidation qu’avait subie son maître, pour injuste qu’elle fût, avait au moins eu lieu conformément à la législation juive. Et d’ailleurs, rétorquait-il à Paul, Jésus ne s’était jamais prétendu Dieu (31); il avait seulement voulu réformer l’antique Loi hébraïque, la moderniser et la rendre accessible à tous les hommes au lieu de la réserver aux juifs.


Et pourquoi Néron ne l’aiderait il pas, lui Symeon dit Kîpha ou Pétros, à réaliser cet objectif ? Son règne n’en serait que plus assuré (32).

Mais, loin d’être le tyran sanguinaire que ses ennemis se sont complus à décrire, Néron était même totalement dépourvu d’ambition. L’exercice du pouvoir, loin de l’enivrer, lui répugnait, notamment parce qu’il l’obligeait parfois à prendre des décisions rigoureuses totalement contraires à son tempérament bienveillant. Devant, un jour, signer la condamnation à mort d’un criminel, il avait soupiré:

« Ah! pourquoi donc m’a-t-on appris à écrire ?  » (33).

Les promesses de Pierre d’étendre son empire ne durent le tenter que peu. L’éloquence de Paul , au contraire, homme instruit, comme en témoignent ses épîtres, et qui devait savoir se montrer persuasif, comme le prouve la facilité avec laquelle il arrivait à fonder des synagogues partout où il passait, devait faire sur Néron une impression plus profonde. D’autant plus que Paul ne pouvait trouver en lui qu’un auditeur de choix, tout prêt à se laisser convaincre. Néron était très versé dans les arts et dans la philosophie, composant lui-même des poèmes et des traités, dont ses contemporains se plaisent à souligner la médiocrité, mais comme ses oeuvres ont toutes disparu (34), il est impossible de se faire une idée exacte à leur sujet.

Cependant, même si ses propres oeuvres n’avaient réellement aucune valeur, le fait seul qu’il ait éprouvé le besoin de les écrire et même de déclamer ou de chanter certaines d’entre elles en public, le fait aussi qu’il se considérait lui-même comme un grand artiste, montre le goût qu’il avait de tout cela. Depuis longtemps, la religion polythéiste officielle l’ennuyait. S’étant tourné vers les religions orientales, aucune n’avait pu le retenir, pas plus que l’astrologie, la magie, ni même l’antique culte des druides. Or, voici que se présentait devant lui un homme éloquent, qui prêchait une religion nouvelle, syncrétisant ce qu’il y avait de meilleur dans les religions orientales, y compris l’hébraïsme, et dans la Gnose traditionnelle. Comment ne se serait il pas laissé séduire et convaincre ?

Suétone raconte que, méprisant toutes les formes de religion, il finit par s’adonner à une « superstition » qui lui avait été enseignée par un homme du peuple et que celle-ci fut désormais la seule à laquelle il restât inébranlablement attaché(35). Cet « homme du peuple », terme de mépris sous la plume d’un aristocrate comme Suétone, ne serait-ce pas Paul, simple fabricant de voiles et de tentes ? Sa doctrine ne pouvait que réussir auprès de Néron et de son entourage, qui ne faisaient d’ailleurs que continuer une tendance qui s’était fait jour depuis longtemps. Il y avait beau temps que le scepticisme envers les mythes autres que ceux du panthéon officiel avait disparu, sauf peut-être chez les mieux nantis.


Les temps catastrophiques prédits par tant de prophètes, il n’y avait plus à redouter leur venue , ils étaient là. Depuis les guerres de Marius, et mise à part la trêve de la fin du règne d’Auguste, l’empire romain, malgré ses conquêtes et ses victoires, ne cessait d’être agité de troubles graves, intérieurs et extérieurs. L’attente n’est donc plus, à l’époque de Néron et de l’apôtre Paul, la crainte d’une tourmente, qui n’est que trop présente, mais l’espoir en un sauveur qui délivrerait l’humanité de ses malheurs. Cet espoir, que l’on trouve exprimé aussi bien déjà chez des philosophes comme Cicéron ou Philon que chez des poètes comme Virgile ou Ovide, explique la floraison de tous ces cultes qui naissent alors un peu partout dans le monde et dont aucun n’est vraiment nouveau, mais dont la plupart tendent à rénover l’une ou l’autre tradition, que ce soit celle du Zoroastre des iraniens, du Thot- Hermès des égyptiens, du Mandoulis des africains, du Krishna des hindous, du Lao- Tseu des chinois, de l’Attis des phrygiens, du Sandan des ciliciens, du Dousarès des arabes, de l’Eshmoûn enfin des phéniciens et de certains samaritains.


Déjà certaines sectes juives avaient imaginé des personnages en qui elles mettaient leurs espoirs de délivrance, tels que le Michel du livre de Daniel, le Fils de l’Homme de ce dernier et des livres d’Hénoch, le Maître de justice des esséniens. Voici que Paul de Tarse synthétisait tous ces rédempteurs en un seul personnage, fils lui-même d’un Dieu de bonté et sauveur des hommes sous le nom de Jésus. .

Pareille doctrine ne pouvait que séduire Néron et son entourage stoïcien et il est certain qu’elle le fit. Déjà Hérode Agrippa, écoutant Paul, lui avait déclaré : « Pour un peu, tu me ferais chrétien » (36). Mais Agrippa était juif, difficile à convaincre, car adepte d’une religion particulièrement stricte. Néron et ses romains étaient certainement beaucoup plus réceptifs. On ne peut douter qu’il se convertit, et avec lui un grand nombre des personnes de sa cour, dont notamment son ancienne concubine Actée (37).

C’est le dépit qu’en éprouvèrent Symeon Pierre et les nazaréens qui leur fit désormais considérer Néron comme un monstre, au point que certains d’entre eux l’assimileront à l’Antéchrist. Il semble d’ailleurs, en outre, que la femme de Pierre avait auparavant été exécutée à Rome en 57 (38), premier motif de ressentiment envers Néron.

La préférence que ce dernier donna à son rival ne put que l’aggraver. D’autre part, Néron devait de même s’attirer l’inimitié des patriciens romains, y compris Sénèque lui-même, on le verra plus loin. C’est cette curieuse conjonction de l’aristocratie romaine et des disciples nazaréens de Pierre qui devait valoir à Néron sa réputation imméritée de tyran odieux, laquelle fait que, de nos jours encore, cet empereur, en réalité plus débonnaire que la plupart des autres, est considéré comme le type même du despote abominable et sanguinaire, alors qu’il fut de son vivant aimé de la classe populaire et que, s’il commit en effet quelques actions révoltantes, ce fut le plus souvent par raison d’Etat, contre son gré, et certainement pas plus souvent que ses prédécesseurs Tibère et Caligula, ni que beaucoup de ses successeurs. Cette vérité commence à se faire jour depuis un certain temps. Il faut aller plus loin encore et affirmer que Néron fut chrétien (39), chrétien au vrai sens du mot à l’époque, bien entendu, c’est à dire adepte de l’apôtre Paul et adorateur du bon dieu Chrîstos.

Il faut même aller plus loin encore, comme on va le voir…

Notes:

(1) « Jésus ou le mortel secret des Templiers » (Laffont, Paris, 1970) chapitre 7 ; « Les lourds secrets du Golgotha » (Laffont, Paris, 1974, chapitre 6.

(2) « Jésus ou le mortel secret des Templiers », pp. 112 & 135.

(3) V. chapitre IX précédent, p. 80.

(4) V. plus haut, chapitre V.

(5) V. plus haut, chapitre II

(6) Dans « Jésus avant le Christianisme » (Ed. Ouvrières, Paris, 1979), pp. 108 et 109

(7) Et que j’avais déjà exposé dans mon article sur “L’Evangile selon St Matthieu, oeuvre de synthèse” ( La pensée et les hommes, Bruxelles, septembre 1972).

(8) Flavius JOSÈPHE, Guerre des Juifs VI, 31. V. aussi plus loin, p. 105.

(9) V. plus loin, chapitre XVI.

(10) On traduit souvent par: « il ne sera pas donné de signe à cette génération », mais cela n’est pas correct, car le verbe est à l’optatif et il n’a la forme négative que dans quelques manuscrits. V. aussi mon édition de l’Evangelion (Bruxelles 1984), p. 23.

(11) V. plus loin, chapitre XV.

(12) Cela résulte clairement d’un épisode relaté par Hippolyte dans ses Philosophoumena (IX 12), épisode qui se place vers 188 et au cours duquel des juifs rappellent au Préfet de la Ville qu’il leur est permis « de lire publiquement les lois de leurs pères”

(13) G.A. Van den BERGH van EYSINGA constate que, par comparaison, l’Évangile selon Marc paraît « n’avoir été composé ni en une seule fois, ni de façon indépendante » (« La Littérature chrétienne primitive », Rieder, Paris, 1926, p. 30).

(14) Pour plus de détails sur les « triades » de Marc, voy. Prosper ALFARIC, « L’évangile selon Marc » (Rieder, Paris, 1929), pp. 8-12; Guy FAU, « Le Puzzle des Evangiles » (Ed; rationalistes, Paris, 1970), pp. 408 & suiv.

(15) Voy. not. Guy FAU, op. cit., p. 130, et les références citées.

(16) Vu son étroite parenté avec l’Apocalypse chrétienne, on peut même se demander si l’auteur de la version primitive de celle-ci ne serait pas également Jean-Marc. On y reviendra plus loin.

(17) V. not. à ce sujet l’article de Robert VAN ASSCHE in Cah. E.Renan, Paris, n° 71, 1971, pp. 33 & suiv.

(18) Voy. Louis ROUGIER, « La genèse des dogmes chrétiens » (Albin Michel, Paris, 1972), p. 115.

(19) V. plus haut, chapitre IV, p. 44.

(20) V. plus loin, chapitre XI, pp. 102-103.

(21) V. « La conversion de Simon le Magicien », par Georges ORY (Cah. du Cercle E.Renan n° 9, 1956), pp. 5 et 9-10.

(22) V. plus haut, et Charles GUIGNEBERT, « Le Christ » (A.Michel, Paris, 1969), p- 217.

(23) V. plus loin, chapitre XIII, p. 140.

(24) V. plus loin, chapitre XXVIII.

(25) Flavius JOSEPHE, « Histoire ancienne des Juifs », XX, 7. V. aussi plus loin, chapitre XIV.

(26) Jean-Claude PICHON, « Néron et le mystère des origines chrétiennes » (Laffont, Paris, 1971), pp. 105-106.

(27) Voy. not. Robert AMBELAIN, « La vise secrète de saint Paul » (Laffont, Paris, ~972), passim. not. p. 70.

(28) Tacite, Annales II, 85; Suétone, Tibère, 36.

(29) Josèphe, « Hist. ancienne des juifs » », XVIII, 5.

(30) Voy. Charles GUIGNEBERT, op. cit. , pp. 216-217.

(31) Voy. Homélies clémentines, XVI, 15.

(32) Suétone (Nero 40) rapporte que « certains » promirent à Néron le royaume de Jérusalem et l’empire du monde. Qui donc aurait pu lui faire pareille promesse, sinon les nazaréens ?

(33) Suétone, Nero 10.

(34) On n’en connaît quelques bribes que par des citations d’auteurs contemporains: voy. Arthur WEIGALL, « Néron » (Payot, Paris, 1950), p. 186, avec la note 186; cet auteur trouve ces quelques vers de bonne facture.

(35) Nero 56.

(36) Actes XXVI 28. V. au~si plus haut, p. 83.

(37) C’est Jean Chrysostome qui l’affirme pour cetten dernière. Sur Actée, voir aussi Arthur WEIGALL, op. cit., pp. 132 , suiv.

(38) Voy. Léon HERMANN, « Autour de saint Paul » (Cahier n° 17 du Cercle E.Renan, Paris, 1958), pp. 14 et 19.

(39) Comme le soutient de façon tout à fait convaincante Jean- Charles Pichon, op. cit.

A suivre ….


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