La communauté juive de Mogador-Essaouira
Dès l’Antiquité (Ier et IIe siècles), le site d’Amagdoul ou Mogador, avec ses ateliers de fabrication de la pourpre et ses gisements de fer, attirait des navigateurs phéniciens et romains. Les Grecs et les Byzantins y ont aussi laissé des vestiges. Les Portugais en firent une étape commerciale et y construisirent en 1505 un fort, le Castello Real, qui deviendra Mogador.
Il n’est pas exclu qu’antérieurement à la fondation d’Essaouira en 1764 par Sidi Mohammed ben Abdallah, des juifs soient venus avec ces navigateurs et colons et qu’ils aient créé une petite colonie juive qui vivait dans le village de Diabat tout près de la ville actuelle. Quelques années après sa fondation, ils étaient toujours là.
Nous parlerons dans cette contribution de la « nouvelle » communauté juive de Mogador, celle créée au milieu du XVIIIe siècle.
Des recherches généalogiques que nous avons menées pendant de longues années sur des familles mogadoriennes nous ont permis de regrouper leurs noms, de retracer leur histoire, leur statut social leurs trajectoires migratoires, les relations entre elles, avec le Makhzen et avec leurs compatriotes musulmans.
La communauté juive de Mogador, aujourd’hui dispersée dans le monde, a connu tout au long de son existence relativement courte (à peine deux siècles) un va-et-vient constant de personnes, de familles et de groupes qui a produit des changements démographiques, économiques et sociaux au sein de la ville et dans la région.
Dynasties de fondateurs : les tujjar-as-Sultan
Un précieux document, retrouvé dans les archives de la famille Corcos, révèle que s’établissent en 1764, à la demande du sultan Sidi Muhammad ben Abdallah et sur les conseils de Samuel Sumbal, les dix premières familles de marchands juifs dans la ville portuaire que le monarque venait de fonder à proximité du Castello Real, le fort portugais. Ce fut là le premier noyau de la communauté juive de Mogador.
Ces marchands reçoivent le titre de « marchands du sultan » ou « négociants du roi » (tujjar as-sultan, au singulier tajjer), généralement confirmé par un dahir ou décret royal, titre qui deviendra parfois héréditaire.
Ils bénéficient de privilèges particuliers : avances de fonds, logements et entrepôts dans la Casbah, le quartier résidentiel de l’administration et, plus tard, des consulats étrangers.
L’arrivée des premiers marchands instaure une ère nouvelle, non seulement dans les relations commerciales du Maroc avec l’Europe, grâce à l’ouverture du nouveau port, mais aussi dans les relations du royaume avec les juifs.
Dès sa fondation, une classe importante de grands marchands se forme à Mogador, se distinguant par l’importance et l’envergure de ses activités commerciales.
Ces familles, et quelques familles de marchands musulmans et plus tard européens (anglais, génois), jouent un rôle prépondérant dans l’économie et la politique locale et nationale et dans le phénomène migratoire interne.
Leur présence à Mogador attire d’autres juifs principalement de la région du Souss et de Marrakech.
D’abord toute une classe de petits bourgeois, de boutiquiers, colporteurs, artisans, domestiques et courtiers, espérant un avenir meilleur dans une ville en développement et plein essor économique qui serons suivis par d’autres marchands, venant de Taroudant, Safi, Rabat et Tétouan.
Tableau n° 1 : Liste des premières familles venues s’installer à Mogador
– Sumbal et Delvante de Safi ;
– Corcos et De la Mar de Marrakech ;
– Aflalo et Pénia d’Agadir ;
– Lévy-Yuly, Lévy-Bensoussan, Anahory de Rabat ;
– Aboudarham de la ville de Tétouan.
Les débuts prometteurs du développement économique de la ville attirèrent vers elle d’autres familles juives venues d’au-delà des mers :
– De Lara, d’Amsterdam ;
– Akrich, de Livourne ;
– Cohen-Solal et Boujnah, d’Algérie.
Puis vinrent d’autres familles, dont sont issus les « marchands du sultan » :
– les Cohen-Macnin, Sebag, Pinto, Belisha de Marrakech ;
– les Hadida et Israël, de Tétouan ;
– les Méran de Safi et les Guedalla d’Agadir.
D’après ce document Corcos, en 1770, Mogador comptait 1 875 juifs. Dès cette période, la présence juive est marquante dans la ville, et le restera jusqu’aux années 1960.
L’octroi de privilèges et, plus tard, la protection des grandes puissances accordée à certains juifs engendrent un processus de stratification sociale très marqué dans la ville. Ce déséquilibre, qui induit un nouveau mode d’administration de la communauté, a son explication dans l’histoire de la cité, et dans les circonstances de sa fondation, auxquelles il faut ajouter l’influence européenne (principalement anglaise).
Il se forme ainsi une élite économique et culturelle qui, grâce aux échanges commerciaux avec l’étranger, voit le monde s’ouvrir devant elle.
L’influence des idées et des tendances occidentales modernes pousse à des départs vers de nouveaux horizons, ce qui a été une constante de l’histoire de cette communauté.
En revanche, le développement des ports et l’urbanisation intensive qu’a connus le Maghreb provoquent des migrations massives de l’intérieur du pays vers les villes côtières, processus qui a culminé au XIXe siècle : Mogador en est un exemple caractéristique. De plus, l’instabilité de la situation politique et l’insécurité, les périodes de sécheresse, les famines et les épidémies qui frappaient la région presque tous les dix ans, ont poussé de nombreux juifs vers la ville.
La première grande vague d’immigration de juifs a lieu en 1774, lorsque le sultan soumet Agadir, la ville restée rebelle à son pouvoir.
La plupart des habitants, juifs et arabes, sont expulsés et contraints de s’installer à Mogador. Ils arrivent par groupes et s’installent dans les quartiers qui portent aujourd’hui encore les mêmes noms, comme Darb Ahl Agadir, Bani-Antar ou Shbanat. On estime à 2 000 les personnes juives et musulmanes originaires d’Agadir et de ses environs qui s’y installent à cette époque.
Initialement, la plupart des juifs s’établirent au centre-ville dans la Médina, dans le quartier qu’on appellera plus tard Mellah el-Kedim (Vieux mellah) construit en 1804, où les moins nantis seront obligés d’habiter. Quant aux grands commerçants, ils continuent de résider dans la Casbah, avec l’autorisation du sultan. C’est parmi eux que celui-ci choisit ses conseillers, ses représentants à l’étranger et ses banquiers.
Sous le règne du sultan Moulay Abderrahman, en 1846, à la demande de Jacob Corcos, un nouveau mellah qui sera appelé Mellah Zdid, est ajouté au premier pour remédier à la surpopulation devenue intolérable.
En 1869, Sir Moses Montefiore par l’intermédiaire d’Abraham Corcos, finança l’édification d’un hôpital et les rues des deux mellahs furent assainies et pavées. La même année, le souverain fit construire une nouvelle casbah avec de belles et grandes maisons dans le but d’attirer d’autres marchands juifs.
Ce n’est qu’à partir de 1903 que des juifs du mellah surpeuplé oseront le quitter, pour se loger dans la Médina.
Il se crée un dynamisme de coexistence et de coopération entre les juifs, les musulmans et la communauté chrétienne. Cependant, le rôle des négociants juifs reste prépondérant.
Dès l’implantation des premières familles de marchands juifs, des liens se créent entre elles. Ce sont non seulement des relations d’affaires, mais aussi des alliances par mariages qui renforcent la cohésion de ces familles.
Dès le milieu du XVIIIe siècle, l’arrivée de commerçants étrangers, principalement européens, nécessite l’établissement de consulats, où les juifs seront employés comme consuls, vice-consuls, et interprètes. Avec le mélange de cultures, l’ambiance dans la ville devient cosmopolite.
L’étude généalogique des grandes familles mogadoriennes à travers le temps démontre qu’elles étaient toutes liées par des liens de mariage. Ce phénomène engendre des clans fermés et de véritables dynasties.
Cela apparaît dans la généalogie de l’une de ces premières grandes familles de tujjar du sultan, les Guedalla, originaires d’Agadir, qui s’adonnent au commerce international.
Ils s’allient aux Pinto, aux Del Mar, aux Aflalo et, en Angleterre, aux Montefiore, aux Sebag-Montefiore et même aux familles De Lara (venue s’installer à Mogador vers la fin du XVIIIe siècle) et Cevi d’Amsterdam, qui se lient aux Serfaty. Jacob Guedalla (né vers 1690) fut le premier à recevoir un permis de construire dans la Casbah (Dar Parey) et le seul juif à être accepté dans le Commercio.
Une partie de la famille émigre à Amsterdam en Hollande et une partie en Angleterre.
Une des familles importantes, originaire de Marrakech, est celle des Macnin. Le professeur Daniel Schroeter a consacré à Meir Macnin (décédé en 1835) un excellent ouvrage. Il fut le tajjer-as-sultan le plus important de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XIXe siècle. Son frère Salomon et lui étaient associés aux affaires des familles Guedalla et Pinto, et avaient aussi noué avec eux des liens par mariages
La famille Aflalo, elle aussi originaire d’Agadir, compte parmi les dix premiers marchands arrivés à Mogador, au service du Makhzen. Moussa Aflalo (décédé en 1828) est l’une des personnalités les plus réputées du Maroc de son temps. Il fut représentant du sultan à la cour d’Angleterre. Aaron Aflalo (décédé en 1849), surnommé el-Gadiri, crée la première synagogue, Slat Aflalo, qui restera en fonction jusqu’aux années 1950. Il amène à Mogador son grand-père, le rabbin Yahia Aflalo, qui est considéré comme le premier grand rabbin de la ville. Les Aflalo s’allient aux Guedalla et aux Corcos par le mariage d’Abraham Corcos et de Miriam Aflalo.
Vers la fin du XVIIIe siècle, Isaac et Moses Aflalo émigrent en Angleterre. Moses continuera à travailler avec la cour du sultan comme armateur de vaisseaux de guerre pour le combat que celui-ci menait contre les pirates.
Sous le règne, heureusement court, de Moulay Yazid, à peine deux ans (1790-1792), les juifs subirent des persécutions et des souffrances, notamment des commerçants et personnalités éminentes qui étaient en relation étroite avec le Palais.
Un grand nombre de familles se réfugièrent à Gibraltar et à Londres. Le rabbin Jacob Elmaleh de Mogador publia une lamentation en mémoire de ces événements. Cela montre la vulnérabilité des tujjar, qui dépendaient de la tolérance du pouvoir en place.
1799 est une année difficile pour Mogador, où sévit une grave épidémie de peste qui frappe des régions entières. Certaines sources mentionnent 4 500 victimes, parmi lesquelles des membres de familles de tujja1.
On parle d’un départ en masse vers l’Angleterre de marchands juifs, à bord de deux navires.
Parmi eux, Meir Macnin, Abraham et Salomon Sebag, Abraham et David Pinto, et d’autres négociants avec leurs familles parmi lesquels des Cohen de Lara, Coriat, Abensur, Aflalo et Afriat. La plupart ne reviendront pas et constitueront la communauté juive de Mogador en Angleterre, qui deviendra très importante et influente.
Elijah Halevi BenYuly (1761-1800) est venu de Rabat s’installer à Mogador avec son père, Rabbi Shmuel, qui était l’un des courtisans du roi Sidi Muhammad et parmi les dix premières familles venues à Mogador en 1765. Il lui lègue son titre de tajjer. Elijah et son fils Moses (1782-1853) quittent la ville pour échapper à l’épidémie de peste : ils s’embarquent à Gibraltar et, en passant par les îles Vierges, parviennent à Cuba. Leur destination finale sera la Floride.
Le fils de Moses, David BenYuly (1819-1886), reprend les affaires de son père, tout en poursuivant une brillante carrière politique. En 1845, il devient le premier sénateur juif des États-Unis et l’un des plus riches résidents de Floride.
Les Corcos, commerçants déjà prospères à Safi et à Marrakech, répondent à l’appel du sultan Sidi Muhammad ben Abdallah et, plus tard, à celui de Moulay Abderrahman. Le premier membre de la famille qui s’installe dans la ville en 1765 est Maymun (décédé en 1799).
Selon les archives familiales, nous connaissons les relations quasiment intimes de la famille avec le sultan et ses successeurs, la variété et l’importance de leur activité commerciale. Cinq générations de Corcos furent au service de sultans successifs jusqu’à l’instauration du protectorat français en 1912.
Les descendants de la famille sont les seuls parmi les familles des fondateurs qui continuent à résider à Mogador et à conserver leur place de grands commerçants jusque dans les années 1950, à l’exception de Messod (1882-1934) et de Salomon (1870-1923), qui émigrent en Angleterre à la fin du XIXe siècle, et y représentent les intérêts de la famille.
Le décès de Jacob Corcos, en 1951, marquera la fin de cette époque. Des membres de la famille comme Nathaniel (Monti, 1898-1958), Léon (1868-1946), son fils Ernest (1904-2001) et David (1917-1975) s’installent à Agadir, alors en plein développement, et comptent parmi ses pionniers.
C’est là une station intermédiaire d’émigration par laquelle passeront bon nombre de juifs mogadoriens comme les Bensoussan, les Abisror, les Reboh, les Elmaleh, les Loeub, les Ben-David et beaucoup d’autres.
Nous avons découvert dernièrement de nouvelles archives familiales, celles appartenant à Moses et Stella Corcos, membres d’une autre branche : Moses, décédé en 1904, était un grand commerçant très estimé des juifs et des musulmans de Mogador. Stella (1858-1948), son épouse, était une Anglaise descendante des Duran d’Algérie et des Montefiore d’Angleterre.
C’est elle qui fonde et dirige, sans objection des rabbins, une école anglaise destinée principalement aux jeunes filles juives pauvres.
Le but initial de la fondation de l’école anglaise était de détourner les filles juives (généralement issues de milieux pauvres) de la tentation de s’inscrire dans les établissements de la Mission anglicane, qui avait elle-même ouvert ses portes à Mogador. L’école fonctionne à partir de 1885, avec grand succès pendant 37 ans, exerçant une grande influence sur la ville. En 1876, 30 juifs étudiaient à l’école de la Mission. En 1885, l’école anglaise réussit à en soustraire 32 filles.
Stella Corcos fut la première à monter une pièce de théâtre juive au Maroc.
De même, il convient de mentionner le nom de Miriam Corcos (1855-1927), sœur de Moses, qui épouse Rabbi David Anahory (1831-1900), descendante d’une lignée de rabbins et de commerçants originaires de Tétouan installés à Mogador. Elle fonde aussi une école anglaise pour les enfants de la Casbah et ceux des consulats, mais cette école ne connaîtra pas le même succès. Il existait une troisième école anglaise, fondée par J. Bendahan, petite et modeste.
La famille Afriat issue d’Oufrane et de Goulimine s’installe à Mogador. Elle est considérée comme l’une des familles juives les plus anciennes du Maroc.
Les Afriat deviendront ce qu’il est convenu d’appeler « la première famille capitaliste du Maroc ». Ils dominent une partie du commerce transsaharien et ce sont eux qui introduisent le thé vert sur le marché marocain (« Attay Afriat »).
Les Afriat étaient respectés de tous. On les appelle les nissrafin, les « brûlés d’Oufran », à la suite d’un événement tragique qui s’est déroulé en 1792, pendant une période d’anarchie dans le Sud marocain près d’Oufran, après la mort du sultan Sidi Muhammad : 50 chefs de familles juives, et à leur tête le rabbin Judah Afriat, avaient choisi de mourir sur le bûcher plutôt que de se convertir à l’islam.
Deux frères, Aaron (1847-1923) et Séllam, émigrent en Angleterre à la fin du XIXe siècle. Aaron représente les affaires de la famille et fera partie de l’élite des juifs de Londres. Sa compagnie anglo-marocaine sera la plus grande de la City.
Les derniers Afriat quitteront Mogador pour Casablanca à la suite de la crise économique mondiale de la fin des années 1920, qui frappe durement la plupart des grandes familles et les mène à la faillite. Les Afriat s’allient notamment aux Coriat, Elmaleh, Rosilio, Corcos, Attia, Ohana, Anahory, Cabessa et Toby.
La tragédie d’Oufran et la situation économique désastreuse dans le Sud marocain à la fin du XVIIIe siècle avaient conduit vers Mogador de nombreuses familles de ce village et de la région, telles que les Aflalo, Shriqui, Ben Shabbat, Ohana, Outmezguine, Ifergane, Ben Soussan, Ohayon, Kadosh, Lévy, Sasportas et la famille Knafo, une des plus importantes lignées de rabbins de Mogador et de tout le Maroc. À leur suite viendront d’autres juifs : de Taroudant, Tazenakht, Iligh, Goulimine, comme les Azoulay, les Bouganim et les Sebag.
Salomon Sebag (1782-1863) émigre en Angleterre, et épousera en 1813 Sarah Montefiore, la sœur de Sir Moses. La famille prendra le nom de Sebag-Montefiore et deviendra l’une des familles juives nobles d’Angleterre.
La famille Belisha vient de Marrakech. Le tajjer Yeshua Loeb Belisha (1738-1808) s’installa à Mogador dès sa fondation. Trois générations de la famille furent confirmées par le titre de tajjer. Ce sera l’une des familles les plus riches et honorées de Mogador. Plusieurs de ses membres émigreront à Gibraltar, en France et en Angleterre, où ils prospéreront.
L’un de leurs descendants (le petit-fils de Messod David Belisha, né à Mogador en 1789), Leslie Hore Belisha (1893-1957), deviendra une personnalité marquante de la vie politique britannique : en 1940, il est nommé ministre de la Guerre.
Des rabbins qui n’avaient pas réussi à trouver dans la ville des moyens de subsistance la quittèrent pour d’autres horizons. Ainsi le rabbin David Zagoury émigra au Portugal pour y fonder une maison d’étude ; le rabbin Eliyahou Ben Amozeg créa à Livourne une imprimerie hébraïque connue ; le rabbin Raphaël Hassan s’installa à Londres ; Rabbi Moshé Itzhak Eddery fut parmi les fondateurs de la communauté séfarade d’Amsterdam.
Le rabbin Yossef Corcos (1871-1926), qui était scribe et historien, partit pour Kingston en Jamaïque, où il fut nommé rabbin de la communauté jusqu’en 1903. Plus tard, il exerça ses fonctions à Curaçao et à New York.
Le rabbin Yossef Haym Cohen s’installa en Palestine au début du XXe siècle et fut élu président du tribunal rabbinique de la communauté marocaine de Jérusalem. Rabbi Yehouda Coriat partit pour Livourne, où il exerça les fonctions de juge rabbinique.
Une société ouverte sur le Maroc et sur le monde
Au début du XIXe siècle plusieurs facteurs agissent au détriment de l’économie : l’Europe impose un blocus sur les exportations à cause des épidémies fréquentes, des guerres napoléoniennes et de la politique du sultan Moulay Slimane (1792-1822), qui freine le commerce vers l’Europe. En conséquence, l’activité commerciale de Mogador chute considérablement, poussant à d’autres départs, soit vers Casablanca ou Agadir, soit outre-Atlantique.
Par exemple en 1800 et 1801 arrivent à Londres de Mogador les commerçants David Ben-Shabbat, Haïm Délavant et Shemuel Benadon. Certains se tournent vers d’autres directions, comme les îles Açores et les îles Canaries, dont les familles Zafrani, Shabbat, Sebag, Attia, Ben Shimol, Ben Soussan, Amzaleg, Sabah, Azencot, Elmaleh et même le petit-fils du rabbin, le saint Haïm Pinto, ou enfin vers Gibraltar, et le Portugal (familles Benchabat et Chriqui) au milieu du XIXe siècle.
La première crise politique grave qui frappe Mogador, et la communauté juive en particulier, a lieu en 1845 à la suite d’un conflit entre la France et le Maroc. Son point culminant est le bombardement de la ville par la marine française sous le commandement du prince de Joinville, au cours duquel une partie du Mellah est détruite.
Les tribus de la région exploitent la situation : elles font irruption dans la ville, se livrent au pillage et s’attaquent aux juifs sans faire de différence entre riches et pauvres. Plusieurs hommes sont assassinés et des femmes enlevées. La plupart prennent la fuite, abandonnant tous leurs biens pour se réfugier chez leurs amis de la province de Haha – des Berbères –, et également à Marrakech.
D’après l’historien Jean-Louis Miège, Mogador fut entièrement pillée, abandonnée, désertée.
Ces événements provoquent de nombreux départs. Certains tujjar résidents de la ville s’installent à Gibraltar, à Algésiras en Espagne, ou partent vers d’autres pays européens. Ce n’est que trois mois plus tard que des juifs reviendront petit à petit, après avoir reçu l’assurance de leur protection par le sultan.
Après le sac de Mogador, le judaïsme anglais (surtout des anciens Mogadoriens) représenté par Moses Montefiore créa le Relief Famine Fund, en apportant une aide ponctuelle, en vivres et en vêtements, aux victimes des violences. Les principaux donateurs en sont des juifs mogadoriens installés en Angleterre comme Judah Levy-Yuly Judah et Moses Guedalla, Jacob Aflalo, Moses et Aaron Afriat, Moses Cohen, ou d’autres Mogadoriens, comme Dinar Ohana, Abraham et Aharon Corcos.
Le Relief Famine Fund continua d’envoyer de l’aide matérielle et financière aux juifs et musulmans pauvres, surtout durant les périodes de famine.
Cinq ans plus tard, en 1850, la stabilité politique est rétablie dans le pays et le commerce reprend, avec la signature d’un accord de libre-échange entre le Maroc et l’Angleterre. Le sultan Moulay Abderrahman (1822-1859), soucieux de faire revivre l’activité commerciale de Mogador, demande à certains négociants juifs de Marrakech, de Tétouan et de Safi de s’y établir, et leur fait des avances de fonds importantes.
En 1856, une nouvelle vague d’immigrants déferle sur la ville, surtout des colporteurs, artisans et petits commerçants originaires du Souss et de Marrakech. Le Mellah devient surpeuplé. Plus de 5 000 juifs s’y entassent. Les nouveaux venus bénéficient des « caisses de charité » et de l’aide des sociétés philanthropiques. L’afflux de nouveaux citadins aura des conséquences sur la structure démographique de la ville. Une situation paradoxale se crée, qui durera tout au long de l’histoire de la communauté : la prospérité économique attire des foules vers la ville, ce qui a pour effet d’accroître la pauvreté et les épidémies.
Cela conduira à une vague d’émigration de jeunes vers l’Amérique du Sud, principalement vers la région de l’Amazonie au Brésil et ses plantations de caoutchouc. Citons, entre autres, des membres des familles Attias, Benayoun, Bensimon, Bendelac, Nahmias, Pinto, Serraf, Serfaty, Afriat de Mogador, Rabat et Casablanca82.
En 1859, l’année où Sidi Mohamed ben Abed Rahman est proclamé sultan, l’Espagne menace le Maroc et en particulier Mogador, le principal port à cette époque. Encore sous l’effet traumatique qu’avait provoqué le bombardement de la ville 15 ans auparavant, cette menace provoque la fuite de 220 juifs mogadoriens vers Gibraltar. D’autres, comme Aaron et Abraham Corcos, Dinar Ohana, Moses et Judah Afriat et Moses Assor, partent pour Londres. Les moins fortunés prennent la fuite vers la campagne. La guerre avec l’Espagne se termine en 1860 par l’occupation de Tétouan et l’obligation du Makhzen de faire des réformes et de payer des indemnités de guerre.
Cette même année, une grave sécheresse provoque une crise économique, et la mauvaise conjoncture durera presque jusqu’à la fin du siècle. La sécheresse est en effet suivie en 1867 d’une invasion de sauterelles qui détruisent les bonnes récoltes, que les pluies abondantes laissaient espérer. Entre 1867 et 1869, le Maroc connaît trois années de mauvaises récoltes et une épidémie de choléra et de typhus qui coïncide avec la récession économique en Europe.
La détresse et la famine poussent d’autres immigrants à partir des régions du sud vers Mogador. Principalement en provenance de Tifnout, d’Amizmiz, de Tiznit Taroudant (la famille Allul), de Goulimine, d’Illigh, d’Akka, et de bourgades des montagnes comme Imin Tanout, d’où sont originaires les Malka ; et d’Igli, d’où viendront les Kakon. Des Levy viendront de Demnate, la famille Belgurdawi d’Ida-ou-Gurd, les Sasportas d’Oued Noun, les Utgourgoush et les Mellul du bassin de l’oued Souss, les Ifergan de Tillin dans l’Anti-Atlas, et même des familles de la région en bordure du Sahara (Sahel), les Iflah et les Azancot. Le Mellah de Mogador se remplit de réfugiés en détresse. En une vingtaine d’années le nombre des juifs double dans la ville.
D’autres familles, descendantes de megourachim, d’origine espagnole, viennent de Gibraltar comme les Serfaty, de Tétouan comme les Coriat et les Cazes. D’autres, les Benhaim, Benselam, Ben Zimra, Anahory, Mashiah, Israël, Elmoznino et les Ben Dahan, les Farache et Elfersi viendront de Tanger, et les Elmaleh de Rabat.
De l’Atlas viennent essentiellement des juifs porteurs de noms berbères et arabes mais aussi de nombreuses familles Cohen, qui représentent 5,5 % des patronymes dans la ville
Entre 1800 et 1880, des centaines de juifs d’Iligh qui entretiennent des relations commerciales étroites avec Mogador s’installent dans la ville, fuyant soit les épidémies et l’instabilité politique dans la région ou à cause du détournement de la route des caravanes qui freine le commerce. Parmi eux, les familles Knafo, Soussana, Ohayon, Moyal, Myara, Amzelag, Amar, Elharrar, Hassan, Soussan et Ifergan. Les familles Abitbol, Wanounou Tapiero et Cabessa viennent de Marrakech.
Une exception notable parmi les arrivants est la famille de rabbins et de commerçants Abulafia, originaire de Tibériade en Palestine ottomane.
Elle fait partie de l’élite de Mogador et s’allie aux Serfaty et aux Corcos. La plupart de ses descendants émigreront en Angleterre dans les années 1920. D’Alep, en Syrie, vient la famille de commerçants Altaras (qui s’allie aux Serfaty), et de Turquie la famille Simantov. Certains agents de grandes maisons de commerce comme les Lumbroso d’Italie s’installent définitivement dans la ville. Ils s’allient aux Afriat, aux Bohbot, aux Dahan, aux Cohen et aux Aboaziz.
L’ouverture en 1875 de l’école de l’Alliance israélite universelle ouvre de nouveaux horizons aux lauréats de l’école qui, grâce à l’enseignement, surtout celui de la langue française, suscitera des départs vers la France pour y chercher du travail.
L’année 1890 marque une période d’anarchie. C’est aussi l’année où éclate une nouvelle épidémie de peste qui frappe tout le pays, et particulièrement les mellahs surpeuplés. Les comptes rendus dans la presse juive européenne et dans la presse locale sur la situation du Mellah de Mogador sont dramatiques, de même que les rapports envoyés depuis la ville.
Un départ en masse d’émigrants juifs a lieu en 1892 sur le bateau Zweena, en direction de la Palestine, pour « finir leur vie » en Terre sainte.
D’autres partent vers l’Amérique du Sud, vers l’Argentine et le Brésil comme Judah Sebag, Eliyahou Hatchwell et des membres des familles Knafo et Afriat.
Quelques juifs, notamment des commerçants de Mogador, émigrent aussi en 1894 au Sénégal en Afrique noire, une migration liée au déplacement des axes majeurs du commerce à la suite de la prise de Tombouctou (axe principal vers Mogador) par les Français.
En 1912, le protectorat français est instauré au Maroc. L’influence anglaise prend fin et cède la place à celle de la France, une ère nouvelle commence. L’exode des juifs de la campagne sera ralenti pendant toute la période du protectorat français.
Le Maroc attire des commerçants juifs venus de Tunisie et d’Algérie.
Arrivent à Mogador des familles comme les Darmon, les Brami, les Adi, les Benchemoul et, bien entendu, des familles françaises non juives. Par ailleurs, un groupe de 120 Mogadoriens part pour Lyon où on leur offre du travail.
L’ère des négociants du roi est révolue.
Une nouvelle classe de commerçants apparaît comme les Elharrar, Hatchwell, Hadida, Toby, Bohbot, Rosilio, Lévy, Elmaleh, Ben Shabat, Attia, Yuly et les Corcos, qui continueront leur activité commerciale en s’adaptant à ces nouvelles conditions. Ils travailleront avec des compagnies françaises, anglaises, italiennes ou espagnoles. Mais pas pour longtemps. L’activité portuaire est en déclin, supplantée par celles d’Agadir, de Safi et de Casablanca.
Dans les années 1930, la crise économique mondiale s’étend aussi à Mogador.
L’effondrement des bourses européennes en 1929 frappe cruellement la plupart des familles de grands commerçants qui y avaient investi leur fortune. Les autorités du protectorat et du Makhzen décident d’ouvrir le port d’Agadir au commerce international. Le déclin de Mogador s’accélère à partir de cette date. De nombreux habitants partent vers Agadir et Casablanca. En 1935, le journal L’Avenir illustré écrit que la moitié des juifs de Mogador se sont installés à Casablanca. D’autres choisissent la Palestine comme des Rosilio, des Afriat ou des Corcos.
La Seconde Guerre mondiale interrompt momentanément l’émigration.
Une vingtaine de juifs mogadoriens participent aux combats en Europe, 3 y sont tués, 12 qui résidaient en France sont déportés vers des camps de concentration allemands en Europe. Parallèlement, une centaine de réfugiés juifs d’Europe seront accueillis dans la ville, qu’ils quitteront à la fin de la guerre pour émigrer aux États-Unis.
La création de l’État d’Israël en 1948 incite aux départs, dont le nombre ira croissant.
Le 2 mai 1963, 350 juifs quittent Mogador dans sept autobus en direction de Casablanca, d’où ils embarquent sur un bateau marchand grec qui les conduit à Marseille puis vers Israël. Il s’agit de la plus grande émigration effectuée en un seul jour de juifs de la ville.
En 1968, il ne reste plus que 400 juifs à Mogador. C’est alors qu’eut lieu la dernière cérémonie de circoncision, c’est la fin d’une époque, la fin de la communauté. En 1990, on trouve cinq juifs seulement, et aujourd’hui il n’en reste plus que deux
L’étude des noms des juifs de Mogador
Des centaines de communautés juives dispersées à travers tout le royaume ont vécu au Maroc. Ces communautés se sont constituées durant plus de 2 000 ans d’une histoire mouvementée, qui a vu la l’ascension et le déclin de civilisations, de peuples et de royaumes.
La présence juive dans ce pays est intimement liée à son histoire. On en trouve la preuve dans la grande diversité des noms chez les juifs du Maroc, qui s’élèvent à plus de 1 400. Ces noms ont de nombreuses origines géographiques et linguistiques et se sont formés sous l’influence des divers événements.
Ainsi, l’étude des noms portés par les juifs de Mogador que nous avons menée à l’aide de diverses sources n’est pas seulement intéressante du point de vue purement onomastique, mais aussi parce qu’elle permet de suivre le parcours de certaines migrations et les changements démographiques et sociaux au sein de la ville.
Dans le présent travail, nous avons collationné tous les noms patronymiques des membres de la communauté juive de Mogador depuis sa fondation en 1764 jusqu’à la fin de son existence après la création de l’État d’Israël. Nous avons utilisé pour nos recherches diverses sources. Elles nous ont permis d’identifier un échantillon de 4 670 Mogadoriens, sur une période de 200 ans.
Les 4 670 Mogadoriens identifiés selon les différentes sources
Cela nous a permis de dénombrer en tout 400 patronymes différents, ce qui représente 27 % du stock des patronymes portés par les juifs dans l’ensemble du Maroc. De plus, nous avons découvert que plus de la moitié (54 %) des juifs de la ville portaient seulement 30 patronymes. Ce résultat étonnant ressemble de près à celui de l’ensemble du Maroc (53 %) mais avec des souches différentes pour la plupart. Seuls 13 patronymes sont communs aux deux listes, avec une fréquence différente. Les 22 restants n’apparaissent pas dans la liste des patronymes les plus fréquents parmi les immigrants de l’opération Yakhyn.
En revanche, on a découvert une longue liste de 211 noms rares (un peu plus de 50 % des noms), dont la plupart n’apparaissent qu’une à trois fois dans les sources.
On peut conclure, à partir de ces données, qu’il existait à Mogador des patronymes devenus majoritaires, qui se sont cristallisés sur plusieurs générations, qu’on peut appeler Souiris. Dans d’autres localités du Maroc et dans les régions où ces noms trouvent leur origine, ils sont devenus rares ou ont disparu. De plus, la comparaison de la liste de 1942 avec les listes de noms établies à partir de documents plus anciens révèle qu’en 1942 plus de la moitié (53 %) des patronymes qui s’y trouvaient auparavant n’existent plus dans la ville. Cela atteste de la mobilité particulièrement importante des juifs de la ville à travers le temps.
L’analyse linguistique de ces patronymes apporte d’autres indications sur le brassage culturel qu’a pu représenter le judaïsme mogadorien.
En tout, 15 % des noms des juifs mogadoriens étaient d’origine arabe et arabo-berbère, 32 % berbère, 17 % espagnole et 24 % d’origine hébraïque et araméenne.
La palette des noms que nous avons recensés provient de sources linguistiques différentes : l’hébreu, l’arabo-berbère, l’araméen, l’espagnol, le français et l’italien. Les noms d’origine berbère et arabe sont les plus nombreux, comme dans le reste du pays. Cependant, ceux d’origine berbère dépassent à Mogador la moyenne des noms juifs des autres communautés, ce qui montre que de nombreux immigrants dans la ville venaient des régions berbérophones du Sud et de l’Atlas.
Pour les juifs séfarades, Mogador, bien que située géographiquement dans le sud du pays, constitue une exception. Les descendants des expulsés d’Espagne étaient groupés dans le nord du pays. Mogador, avec son port commercial, a pourtant attiré un certain nombre d’entre eux qui s’y sont installés pour devenir des commerçants prospères.
Certes, il existe un noyau de patronymes propres à telle ou telle ville ou région, que l’on retrouve parfois dans le reste du royaume du fait de la mobilité et des migrations de la population juive du Maroc tout au long de son histoire. Certains de ces noms sont devenus proprement mogadoriens et dominants, tandis qu’ailleurs ils ont disparu.
Il est étonnant de penser aujourd’hui que cette petite ville pittoresque, avec son joli port sardinier, ait été dans le passé un centre de commerce international important, la destination finale des caravanes transsahariennes pendant 150 ans, et que la majeure partie de cette activité se trouvait entre les mains d’un petit groupe de commerçants juifs, autour duquel s’était formée une communauté diversifiée.
Mogador a su drainer des populations entières (juives et arabes), originaires pour une grande majorité d’entre elles du sud du pays, et ressemblait davantage à une ville européenne divisée en classes sociales marquées. Elle constituait en cela une figure d’exception au Maroc.
Malgré ses hauts et ses bas, les graves crises qu’elle a connues et les va-et-vient constants, elle bourdonnait d’activité et vit naître non seulement les « marchands du sultan » mais aussi des diplomates et des rabbins érudits, des chantres, des bijoutiers et des artistes connus, célébrés à travers tout le royaume.
L’épanouissement culturel, artistique et spirituel juif résulte d’une convivialité de la tolérance entre musulmans et juifs.
La ville, tournée vers la mer dont dépendait sa prospérité, a sombré, une fois l’activité maritime réduite, dans le déclin et la stagnation. À Mogador, il ne reste que deux juifs (autochtones), mais nombreux sont les descendants des anciens Souiris dispersés à travers le monde, qui se distinguent dans de nombreux domaines.
La globalisation et les changements rapides nous permettent de nous poser la question: les noms de ces familles continueront-ils à être portés dans l’avenir comme témoins d’une communauté au passé prestigieux, aujourd’hui disparue
Mogador, aujourd’hui, est un centre touristique et culturel qui a la nostalgie de son passé glorieux. Espérons que l’histoire de la communauté juive de Mogador-Essaouira y gardera toujours la place qu’elle mérite.
*La liste quantitative des noms des juifs de l’ensemble du Maroc et leur fréquence sont basées sur les données publiées par l’Agence juive et recueillies par le Mossad lors de l’opération Yakhin de 1961-1963 visant à faire émigrer en Israël 89 000 juifs de presque toutes les régions du Maroc. Nous n’avons pas trouvé, dans les listes, des immigrés de Mogador même. Voir S. Aharoni, Les Juifs du Maroc, étude quantitative, Mission Yakhin 1961-1963, Jérusalem, Agence juive pour Israël, bibliothèque de l’Institut Ben Zvi.
AUTEUR
Sidney S. Corcos
Chercheur, directeur de musée, Jérusalem
Migrants juifs et musulmans au Maghreb (XVe-XXe siècle)
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