Enjeux de la Torah

La coexistence du loup et de l’agneau

Justice et morale victimaire - par Shmuel Trigano

1. Un rejeton sortira de la souche de Jessé, un surgeon poussera de ses racines.

2. Sur lui reposera l’Esprit de Yahvé, esprit de sagesse et d’intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de crainte de Yahvé :

3. son inspiration est dans la crainte de Yahvé. Il jugera mais non sur l’apparence. Il se prononcera mais non sur le ouï-dire.

4. Il jugera les faibles avec justice, il rendra une sentence équitable pour les humbles du pays. Il frappera le pays de la férule de sa bouche, et du souffle de ses lèvres fera mourir le méchant.

5. La justice sera la ceinture de ses reins, et la fidélité la ceinture de ses hanches.

6. Le loup habitera avec l’agneau, la panthère se couchera avec le chevreau. Le veau, le lionceau et la bête grasse iront ensemble, conduits par un petit garçon.

7. La vache et l’ourse paîtront, ensemble se coucheront leurs petits. Le lion comme le bœuf mangera de la paille.

8. Le nourrisson jouera sur le repaire de l’aspic, sur le trou de la vipère le jeune enfant mettra la main.

9. On ne fera plus de mal ni de violence sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance de Yahvé, comme les eaux couvrent le fond de la mer.

10. Ce jour-là, la racine de Jessé, qui se dresse comme un signal pour les peuples, sera recherchée par les nations, et sa demeure sera glorieuse.

11. Ce jour-là, le Seigneur étendra la main une seconde fois, pour racheter le reste de son peuple, ce qui restera à Assur et en Égypte, à Patros, à Kush et en Élam, à Shinéar, à Hamat et dans les îles de la mer.

12. Il dressera un signal pour les nations et rassemblera les bannis d’Israël. Il regroupera les dispersés de Juda des quatre coins de la terre.

13. Alors cessera la jalousie d’Éphraïm, et les ennemis de Juda seront retranchés. Éphraïm ne jalousera plus Juda et Juda ne sera plus hostile à Éphraïm.

14. Ils fondront sur le dos des Philistins à l’Occident, ensemble ils pilleront les fils de l’Orient. Édom et Moab seront soumis à leur main et les fils d’Ammon leur obéiront.

15. Yahvé asséchera la baie de la mer d’Égypte, il agitera la main contre le Fleuve, dans la violence de son souffle. Il le frappera pour en faire sept bras, on y marchera en sandales.

16. Et il y aura un chemin pour le reste de son peuple, ce qui restera d’Assur, comme il y en eut pour Israël, quand il monta du pays d’Égypte.

(Isaïe XI, 1-16)

25. Le loup et l’agnelet paîtront ensemble, le lion comme le bœuf mangera de la paille, et le serpent se nourrira de poussière. On ne fera plus de mal ni de violence sur toute ma montagne sainte, dit Yahvé.

(Isaïe LXV, 25)

Les versets prophétiques qui se réfèrent à la métaphore du loup et de l’agneau s’inscrivent dans une problématique qui envisage un changement de l’économie naturelle de l’existence : une sortie hors du cycle de la dévoration, de la consommation et donc de l’entropie.

Tout en posant la condition humaine au sein d’une polarité des contraires, elle cherche et annonce leur dépassement à venir.

C’est ce qu’exprime en termes bucoliques la métaphore de la coexistence du loup et de l’agneau.

Comment considérer le parler métaphorique des prophètes ?

Le statut intellectuel que l’on accordera en effet à cette métaphore commandera la compréhension que l’on peut avoir de ce texte. Si l’on juge qu’elle n’est qu’une figure de style, alors, elle ne ferait qu’exprimer de façon « imagée » la fin de la violence.

C’est l’hypothèse contraire que je soutiendrais qui consiste à prendre la métaphore au mot et y reconnaître une structure de pensée.

Si la transformation de la nature et la fin du cycle de la violence étaient de l’ordre du possible, comment la psychologie, l’éthologie, la politologie, la philosophie, la théologie pourraient-elles le penser ? Quelle est la nature du transfert, du transport de sens du règne animal au règne humain qu’opère la prophétie ? Pourquoi la paix des hommes donnerait-elle l’occasion d’une paix de la nature ?

Le cadre textuel de la métaphore

Tout le chapitre d’Isaïe 11 est placé sous le signe de l’annonce d’un surcroît, d’une création supplémentaire : « un rejeton sortira de la racine de Ychaï (Jessé) ». Cette résurgence inattendue de vigueur est un signe de grâce : « sur lui reposera l’esprit de Dieu… sagesse, intelligence, conseil, héroïsme, connaissance, crainte de Dieu ».

C’est l’annonce d’une justice d’un type nouveau qui est faite : « il jugera les faibles avec justice et admonestera avec droiture les humbles de la terre », « il frappera le pays du sceptre de sa bouche et fera mourir le méchant », c’est-à-dire que le jugement sera exécuté sans la médiation de la violence.

L’expression de cette grâce justicière sera justement cette cohabitation du loup et de l’agneau, du veau et du lionceau, de la vache et de l’ours qu’un jeune enfant conduira.

Les conséquences de cette nouvelle donne, c’est que fauve et bétail consommeront semblablement de la paille – bouleversement du règne animal – et que nourrisson et sevré n’auront pas peur des serpents.

On peut rapprocher cette parole de celle d’Osée (2,20) :

« À cette époque je ferais un pacte en leur faveur avec les animaux des champs… » La « montagne de la sainteté » de Dieu ne connaîtra plus la violence. À l’instar des eaux qui recouvrent la mer, la connaissance de Dieu recouvrira la terre.

Après cette modification de la nature animale, c’est l’humanité historique qui connaîtra semblable mutation.

Le rejeton de Ychaï deviendra un étendard pour les peuples qui viendront le consulter pour son enseignement.

« Dieu étendra (rajoutera) une seconde fois sa main pour acheter (créer) le reste de son peuple qui restera »  de ses diverses dispersions, comme si ce qui était en moins (le reste) rejoignait ce qui était en plus (Ychaï).

Il « ajoutera » et « rassemblera les repoussés d’Israël et les dispersés de Juda ».

Ici le texte définit les contraires qui convergent à partir d’une thématique classique : Juda et Israël sont les royaumes séparés, divisés, ennemis, que Ychaï rassemblera.

C’est ce qu’on lit aussitôt après : alors la « jalousie d’Éphraïm et les haineux de Juda seront retranchés ».

Éphraïm ne jalousera plus Juda et Juda ne sera plus hostile à Éphraïm » .

C’est là que nous apprenons que l’exil, la dispersion était la conséquence de la jalousie, jalousie de l’abondance qu’il y a en Israël, celle-là même qui donne un rejeton à Ychaï.

Vient alors le jugement des nations (Philistins, Orient, Moab, Ammon) qui profitèrent de cette jalousie pour accabler Israël. Dieu divisera le Nil en sept ruisseaux pour faire passer son peuple en une deuxième sortie d’Égypte (15,16).

Le chapitre 12 qui clôt ce passage est une louange à Dieu qui a fait éclater sa colère sur Israël mais aussi console Israël et le rachète.

Le chapitre 65 d’Isaïe présente une deuxième occurrence de la métaphore du loup et de l’agneau.

Un « reste » des serviteurs et une « semence » de Jacob survivront.

Une modification de la nature se produira :

« Oui, me voici en train de créer un ciel et une terre nouvelle », « je fais de Jérusalem un sujet d’allégresse et de son peuple une source de joie »  « Le loup et l’agneau paîtront côte à côte, le lion comme le bœuf mangeront de la paille » mais toujours « le serpent se nourrira de poussière »  ; « plus de méfaits, plus de violence sur toute la montagne de ma sainteté » .

La métaphore du loup et de l’agneau évoque ainsi les thèmes de l’unité, de la justice, c’est-à-dire du règlement des différends, et de la rédemption.

Le projet de l’unité

L’horizon de la vision prophétique est évidemment l’unité, mais il ne faudrait pas se méprendre sur son sens. Elle est dans ces textes promise comme la convergence des contraires, à travers le rapprochement pacifique des espèces que seule la dévoration lie dans la nature.

Le thème du Yahdaiv, ensemble et du « comme un » (ke-ehad) sont présents.

Le « comme un » désigne une unité qui n’est pas fusionnelle ni métissée et qui donc n’efface pas le singulier. C’est ce que traduit bien le terme Yahdaiv, qui reflète le yahid, l’unique, le singulier et le Yahad, l’ensemble (un terme qui désignait dans l’Antiquité la communauté essénienne).

Cette unité est ainsi carrément posée hors de la consommation et de la dévoration. Le loup mangera de la paille. Il paîtra ensemble avec l’agneau. Le radical verbal qui désigne cette action (yarihu) a de riches connotations : re’ut, le compagnonnage, re’a, le prochain. Deux autres verbes définissent cette convivialité : gur, habiter, yrbatz, « gîtera », deux verbes qui signifient un type d’habitat qui ne fait pas corps avec le lieu (gur, habiter est du radical du mot ger, l’étranger).

En somme l’unité espérée préserve la distinction et la séparation.

Le loup ne deviendra pas un agneau. Elle a à voir avec Dieu, YH, l’esprit et la connaissance de Dieu. La notion de « Montagne de ma sainteté » (Har kodchi) est significative car kodech/sainteté se forme sur un radical kodech qui signifie la séparation, c’est-à-dire le lieu du Dieu Un.

La justice


Quelle est la nature et la finalité de cette « séparation » ? La justice.

C’est même ce thème qui introduit l’image du loup et de l’agneau qui nous préoccupe. Il est très important de comprendre la nature de cette justice messianique. Elle ne se fait pas sur la base de l’éradication du loup, du principe du mal et donc uniquement au nom de la victime, qui n’est pas ainsi reconnue comme l’unique source du bien.

Puisque le « rejeton de Ychaï » ne cessera pas de « juger les faibles », tout en continuant à « admonester les puissants et les méchants », ce n’est pas la victimitude qui fonde la justice et le bien.

La victime (l’agneau) doit être aussi jugée si elle est coupable et elle peut être coupable même si elle peut être rachetée et se racheter.

On ne fonde pas la cohabitation des extrêmes aux dépens de la victime du coupable. Nulle apologie de la victime…

La morale du loup et de l’agneau n’est pas victimaire sans que l’on soit pour autant dans la perspective d’une morale nihiliste du mal absolu.

On est très loin d’un dualisme gnostique qui ne trouverait de solution que dans le miracle.

Cette justice maintient la séparation dans l’unité à laquelle elle évite la fusion. En cela, elle est l’expression de la « connaissance de Dieu », kodchi, « mon séparé », qui unifie le jugement et la grâce.

L’être ensemble

Quel est le sens profond de ce yahdaiv/ensemble qui abrite la séparation et la réunion des séparés, écarte la fusion et promeut la plénitude ?

On trouve dans tout le texte un fil directeur caché, un renversement de l’économie de la pénurie qui est à l’origine de la fusion et de la satiété.

Trois éléments nous donnent à le voir. Tout d’abord, c’est dans l’horizon du « rejeton », du surcroît de Jessé que ce renversement de l’économie existentielle se fait. Il se manifeste à travers le bouleversement de la nature et le salut du peuple dans l’histoire.

Le « reste », she’er, le « vestige » d’Israël (les « repoussés d’Israël et de Juda ») dans ses dispersions, sera recueilli (veassaf), rassemblé (ykbatz) à l’instar du loup et de l’agneau.


Ainsi, ce qui est en trop (Ychaï, le rejeton) et ce qui est dans le moins, en négatif (le « reste » du peuple), se rejoindront.

Le négatif convergera vers le positif, sans s’y fondre.

Ce qui les sépare ne sera plus objet de « jalousie ».

C’est le sens de Yahdaiv/ensemble, dans l’unicité et la singularité. Ce rassemblement est une nouvelle sortie d’Égypte (où l’on assistera à une alliance avec la bête des champs et le volatile des cieux), une nouvelle création (de la même façon qu’« Il les créa mâle et femelle »).

L’unité duelle sera sauvegardée dans la multiplicité.

Avènement de la joie (§ 12).


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