Histoire des peuples

Les récits juifs de la première croisade

La première croisade, quatre ans après sa déclaration, aboutit à la conquête de Jérusalem.

Mais cette aventure est aussi étroitement liée à la première persécution de grande ampleur à rencontre des juifs d’Europe, si l’on fait exception, peut-être, des conversions forcées qui eurent lieu dans l’Espagne wisigothique.

Les communautés juives de Rhénanie sont tombées victimes de la violence des croisés sans que les autorités puissent leur porter secours.

Le but initial de la croisade, tel qu’il fut prêché en décembre 1095 à Clermont, était certainement la reconquête des Lieux Saints et la libération des fidèles chrétiens du joug des musulmans, mais la première croisade a tout autant stigmatisé les juifs, ces derniers étant considérés responsables de la mort de Jésus.

Ainsi, sur leur route pour Jérusalem, les armées régulières des croisés – et non pas des hordes de paysans indisciplinés ‘ – convergeant de toutes parts de l’Europe occidentale et conduites par des chefs expérimentés, se sont attaquées aux juifs le long de la vallée du Rhin en leur imposant un choix : le baptême ou la mort.

La chronologie et la géographie de ces persécutions sont bien connues des historiens.

Dès le mois de décembre 1095, les juifs d’Allemagne reçoivent des informations de leurs coreligionnaires de la France du Nord concernant des événements qui ont eu lieu à Rouen.

Le 3 mai 1096, les croisés conduits par Godefroy de Bouillon engageaient les massacres des juifs de la ville de Spire. L’armée réunie par Emich de Leiningen – formée des Souabes et des habitants de Rhénanie – marchait alors vers le nord et continuait les massacres à Worms et à Mayence, les 18 et 25 mai 1096. Ce fut dans cette région que les rejoignirent des croisés anglais, français, flamands et certains venus de Lorraine.

Puis, les croisés se dirigèrent vers Cologne. Les juifs de cette ville avaient tenté de chercher refuge dans les environs, mais les croisés les repérèrent et les anéantirent dans les villes voisines de Wevelinghoven, Ellen, Neurs, Dortmund, Mors, Gelden et Xanten. Une autre armée commit des massacres à Trêves et à Metz. Des croisés conduits par Pierre l’Ermite avaient déjà obligé, au mois de mai, les juifs de Ratisbonne à se convertir. Les communautés juives de Wessili et de Prague furent quant à elles massacrées par une armée de Saxons et de Bohémiens conduits par le prêtre Folcmar.

Trois chroniques juives

Les actes de violence exercés par les premiers croisés contre les juifs ne font pas l’objet de longs développements dans les chroniques chrétiennes du XIè et du XIIè siècle, à l’exception peut-être de la Gesta Treverorum et de l’His toria Hierosolymitana.

En revanche, nous possédons trois textes, connus sous le nom de « chroniques hébraïques » qui présentent les événements avec le souci manifeste de les décrire en détail, de faire apparaître les différences, selon les cas.

Le thème central des récits est bien l’exaltation du comportement de ces juifs qui, décidés à s’opposer au baptême forcé, firent le choix de se suicider collectivement ou individuellement.

Ces « chroniques » ne sont pas de simples récits des faits, présentés selon l’ordre chronologique des événements et complétés d’un rapide commentaire théologique et de quelques vers. Ces narrations complexes ont été élaborées dans une optique littéraire et rhétorique. Nous préférerons le terme de « récit » et nous essaierons de faire apparaître les modes et les symboles culturels utilisés pour construire une explication juive des événements de 1096. Les prières et les passages liturgiques insérés dans les textes affirment que ces récits ont été composés dans un double but6 : ils sont adressés à Dieu, comme prière, mais ils visent aussi les lecteurs juifs, la narration de la catastrophe leur offrant une explication rassurante.

Des auteurs de ces trois récits nous ne connaissons que les deux premiers, le troisième récit étant anonyme.

Le premier récit, qui est le plus long, est attribué à Solomon bar Simson, et l’auteur du deuxième est le rabbin Eliezer ben Nathan. Toutes les éditions modernes ont été effectuées à partir de manuscrits copiés au moins deux cents ans après les événements. Bien qu’il s’agisse de narrations courtes, leur texte est complexe ; on trouve parfois des passages presque identiques dans plusieurs récits et il existe des lacunes.

Selon R. Chazan, leur écriture inaugurerait un nouveau style dans le récit historique et constituerait une rupture dans l’historiographie juive du Moyen Âge. Les inter-textes des récits sont constitués surtout d’histoires bibliques, mais y est aussi incorporé le livre de Jossiphon, et peut-être certaines chroniques latines ou encore des chansons de geste.

La présence de ces deux derniers genres constitue un facteur important pour mesurer une éventuelle interaction culturelle entre juifs et chrétiens.

La datation des textes ainsi que leur mise en corrélation et le repérage de leurs éventuelles sources communes sont des sujets largement débattus : certains remontent peut-être à 1096, d’autres furent rédigés quelques décennies après les persécutions.

L’année 1140 serait un terminus ante quern, puisqu’il n’est fait aucune allusion à la deuxième croisade. Il est aussi plus que probable que les auteurs s’appuyèrent sur des sources communes – des lettres échangées entre les communautés juives – ou bien sur des témoignages oraux. Il semblerait que le récit attribué à Solomon bar Simson ait puisé aussi dans des sources latines.

Nous n’envisageons pas ici de vérifier l’exactitude des faits décrits par les récits juifs de la croisade. Nous nous intéressons plutôt aux procédés choisis pour rendre compte d’une « catastrophe », aux conditions qui ont façonné la perception et la transmission de la persécution la plus violente qu’aient connue les juifs jusqu’alors. Les récits sont inscrits dans un univers social particulier : leur efficacité dépend de l’ampleur de leur diffusion. De quelle manière le martyre et sa narration ont- il s pu prendre sens et valeur ? À quel ordre de savoir et de symboles se sont-ils référés ? Quel est le contexte dans lequel naquit le discours sur la persécution, et quelle fut la fonction des pratiques, des attitudes et des comportements religieux?

La narration utilise un tissu de traditions savantes – bibliques ou rabbiniques – qui symbolisent à la fois le vécu direct et la transmission des événements ; c’est ainsi que le récit devient partie intégrante de l’horizon historique du destinataire. C’est de cette manière que les tropes narratifs participent à la formation des « cadres sociaux de la mémoire », pour utiliser les termes de M. Halbwachs.

En effet, les récits de la croisade sont conformes à un nouveau style de mémorisation des noms des morts dans le monde juif : les Memorbucher, les livres du souvenir, c’est-à-dire des volumes qui enferment tout à la fois les noms des rabbins ou des dirigeants de la communauté et les noms des martyrs de persécutions. Ces noms devaient être lus à haute voix à la synagogue à l’occasion des services anniversaires pour les morts. C’est ainsi que la liste des martyrs de 1096 aura été lue à haute voix pendant les quatre cents ans qui suivirent la croisade. Il n’est pas facile de mesurer le poids du martyre de l’époque médiévale dans la mémoire ju


ive, mais il y a une constante de la déploration que l’on ne saurait négliger. M. Cohen prétend que la « conception lacrymale de l’histoire juive » – selon la fameuse formule de S. Baron – des communautés vivant dans la chrétienté prend sa source dans la mémoire collective médiévale.

Il existe à nos yeux quatre composantes thématiques de la perception symbolique de la persécution de 1096 :

  • 1° le concept de l’épreuve qui éloigne tout soupçon de culpabilité ou de péché, c’est-à-dire l’idée d’une souffrance collective vécue comme perfectionnement intellectuel,
  • 2° la mémorisation des noms des morts qui canalise la mémoire collective,
  • 3° l’image du Temple et du sacrifice, un sacrifice à Dieu et à la communauté symbolique,
  • 4° la guerre rituelle, une guerre des récits et des injures.

Un problème de terminologie se pose d’emblée. Le thème central des récits est bien l’exaltation du comportement de ces juifs qui, décidés à s’opposer au baptême forcé, firent le choix de se suicider collectivement ou individuellement. Aussi bien dans les sources latines que dans les sources hébraïques, le nombre des martyrs qui préférèrent la mort dépasse celui des juifs qui acceptèrent la conversion forcée.

Ce martyre, selon la tradition biblique et rabbinique, « sanctifie le Nom de Dieu » (Kiddush ha-Shem), constitue une offrande de sacrifice, un « holocauste » proprement dit. Même si les pillages et massacres entrepris par les croisés ne diffèrent pas en substance des « pogroms » décrits à des époques ultérieures, nous éviterons les termes d’« holocauste» ou de « pogrom » pour nous en tenir aux notions utilisées dans le texte médiéval. L’étude du récit, le point de vue de la victime mettent en évidence un univers culturel qui a sa propre richesse, ses propres dilemmes, sa propre complexité ; le récit de chaque événement traumatique ne s’inscrit pas dans une litanie plu- riséculaire et linéaire qui aurait atteint une sorte de point d’orgue pendant la persécution nazie de la deuxième guerre mondiale.

L’imprévu, la souffrance et les interprétations

Dans la pensée rabbinique, les catastrophes s’inscrivent dans une continuité.

En mettant en valeur les malheurs qui coïncidèrent avec la date de la destruction du Temple, le 9 du mois de Av, elle signale le besoin de désigner le temps de la première rupture dans le contrat qui unit à Dieu, une rupture qui annonce toutes celles qui vont suivre.

Intégrer la catastrophe dans un continuum signifie aussi faire preuve d’un acte de foi collective. Au-delà de la coïncidence temporelle, le choix des archétypes assure l’identification des personnes. De cette manière l’événement acquiert une sanction biblique : Dieu a été amené sur le terrain de l’histoire et les survivants ont gagné une légitimité dans le monde de Dieu.

En 1096, la première réaction des juifs aux persécutions a été une intense surprise. Pour cette année Jérémie avait prophétisé le salut et la consolation, mais les persécutions n’apportent que « tristesse, soupirs, larmes et cris de réprobation », et des malédictions, « celles prescrites mais également d’autres… ».

Cette « technique de datation », qui présente une catastrophe comme imprévue, vise à la détacher de l’histoire séculière pour l’inscrire dans une histoire spirituelle proprement juive. Toute cette science religieuse n’avait-elle donc pas pu prévoir la catastrophe ? Comment Dieu l’a-t-il permise ? La narration devient le moyen de discuter du sens de la souffrance. Pourquoi Dieu n’a-t-il pas répondu aux prières, pourquoi n’a-t-il pas détourné le bras des massacreurs ?

La surprise ne doit pas cependant ébranler la certitude des interprétations offertes par la foi. Une première réponse reprend l’antienne de la culpabilité humaine. Il est fréquent à la fin du xr siècle – aussi bien chez les juifs que chez les chrétiens – de considérer la catastrophe comme une réponse de Dieu aux péchés commis par les hommes.

Dans un premier temps, le récit de bar Simson fait entendre une telle explication, sans pour autant indiquer la nature des péchés commis par les juifs ; il précise même qu’au contraire :

« les vertus de la sainte communauté des juifs de Mayence, ont servi de bouclier et de protection pour toutes les communautés et leur renommée avait atteint toutes les provinces […] Cependant, Dieu, le pacificateur, a tourné le dos, II a détourné son regard de Son peuple et l’a abandonné au glaive… Ni les prophètes, ni les devins, ni les sages n’ont pu comprendre comment des péchés minimes ont été jugés aussi lourdement pour provoquer la perte de tant de vies dans les diverses communautés… En dépit de tout, nous devons affirmer avec certitude que Dieu est le juste juge et que nous sommes coupables… ».

Selon Solomon bar Simson, les croisés avancent une interprétation semblable : « Dieu vous a oubliés, il ne veut pas de vous parce que vous êtes une nation obstinée… Il nous a préférés… ».

Dans les paroles que le narrateur met dans la bouche des croisés nous discernons l’argument de la polémique contre les juifs : puisque les juifs ont abandonné Jésus, la grâce divine les a abandonnés aussi ; le verus Israel est représenté par les chrétiens.

Le récit se transporte sur le terrain de la polémique théologique : une technique rhétorique permet d’écarter l’idée de culpabilité pour faire prévaloir l’interprétation de l’épreuve, et affirmer une attitude de confiance en soi et de fierté. La catastrophe est donc œuvre de Dieu « pour éprouver ceux qui ont peur de Lui, pour leur faire subir le joug de Sa peur pure… ».

Précisément, parce que les juifs sont un peuple élu, ils ont été choisis pour offrir un sacrifice, churban. Des thèmes bibliques sont appelés en renfort de cette interprétation puisque, dans la Bible déjà, les événements contemporains sont toujours présentés comme une réactivation de faits antérieurs. Dans l’interprétation qui dominait alors, la détresse des martyrs est liée à l’épreuve de Job. Finalement, les persécutions des croisés ne constituent pas une punition divine. Ceci n’est pas permis par la représentation positive que les juifs se font d’eux-mêmes, par la confiance en leur propre foi. Leur piété éloigne toute idée de culpabilité. À ce moment précis de la première croisade, la catastrophe ne signifie pas la punition d’une faute, elle s’identifie à une épreuve. Il faut souligner cet aspect car il représente une innovation importante, une rupture, par rapport à la tradition narrative de la catastrophe aussi bien dans la Bible (Deutéronome et Lamentations), que dans la littérature rabbinique, le Midrach, où régnent les concepts de péché et de juste punition divine .

En second lieu, mais de façon très explicite, les massacres ne sont pas une affaire entre les juifs et leur Dieu, mais aussi une affaire qui oppose les communautés juives aux croisés.

Les récits attribuent aux croisés un rôle très concret. Selon le narrateur, les croisés se réunissent pour prendre des décisions :

« Pourquoi nous occupons-nous des Ismaélites qui habitent Jérusalem, quand nous avons en notre sein un peuple qui ne respecte pas notre Dieu, puisque ses aïeux étaient ceux qui l’ont crucifié ? Pourquoi faut-il les laisser vivre, pourquoi faut-il les tolérer ? Nous devrions commencer en utilisant les épées contre eux et ensuite nous reprendrons notre chemin… ».

Dans le récit juif, la haine des croisés est fondée sur la doctrine. Un projet radical leur est attribué et Solomon bar Simson leur fait prononcer des paroles bibliques : « Allons, rayons-les du nombre des nations ; que le nom d’Israël ne soit plus mentionné !… Emparons-nous des demeures de Dieu ! » (Psaumes 83, 5, 13).

Le destin des juifs a une importance mythico-religieuse cruciale pour le christianisme. Mais la conversion forcée, et les massacres qui l’ont suivie, faisaient-ils partie de la doctrine de l’Église?

Bien que celle-ci fît volontiers des juifs des suppôts de Satan et qu’en certains cas elle n’ait pas hésité à justifier des massacres, elle s’était aussi engagée à garantir la survie des juifs comme témoins.

Selon saint Augustin, qui a profondément influencé la tradition médiévale, les juifs offraient le testimonium veritatis par leurs Écritures, et ils seraient convertis au moment prévu, c’est-à-dire après le second événement. Jusqu’à la première croisade la polémique se déroulait donc dans un esprit qui ne supposait pas la conversion directe, bien que plusieurs arguments de cette polémique résultassent de la prédication. La conversion n’était pas, en théorie, le but officiel de la croisade mais, en pratique, la première croisade mit la conversion des juifs au programme d’une Chrétienté conquérante.

Plus précisément, lorsqu’ Urbain II avait prêché la croisade à Clermont, ni le thème de la vengeance du Christ, ni celui de la conversion définitive des juifs n’apparaissaient. Pourtant ces deux sujets, très répandus à cette époque, se seraient bien inscrits dans le climat de la prédication. Les récits juifs font d’ailleurs allusion à des attentes eschatologiques de la part des chrétiens – Emich et Pierre l’Ermite paraissent sollicités par des visions – et leur font dire au sujet de la vengeance :

« Vous êtes les enfants de ceux qui ont tué l’objet de notre culte en le crucifiant. Et celui-ci a dit : « Le jour viendra où mes enfants viendront se venger de mon sang ». Nous sommes ses enfants et nous devons nous venger puisque vous êtes infidèles ».

Le thème de la vengeance possède un pouvoir considérable à une époque où les relations sociales sont réglées par la faide ; d’un certain point de vue les croisades sont aussi une guerre de représailles.

Comme le suggère J. Flori, il y aurait eu deux messages et deux croisades : plus aristocratiques et plus politiques pour Urbain II qui se situait dans la ligne de la guerre sainte ; plus populaires, plus proches des mentalités collectives pour Pierre l’Ermite, qui faisait appel à la vengeance du Christ et aux spéculations eschatologiques.

Nous dirons plutôt que les croisés furent conduits par une idéologie « synthétique », syncrétique. De toutes manières cette idéologie condensait des tendances pré-existantes et stimula l’animosité envers les juifs en encourageant son expression populaire.

Déjà à partir du XI siècle, les autorités ecclésiastiques avaient procédé à la codification d’un corpus législatif anti-juif – on pourrait signaler à cet égard le Decretum de Burchard de Worms, en 1012 – qui exprimait une conception selon laquelle les juifs représentaient une menace pour l’unité de la foi, c’est-à-dire l’unité de la société chrétienne.

La diffusion de ces textes a probablement encouragé les attaques anti-juives en offrant aux croisés des arguments doctrinaux.

Les autorités temporelles et spirituelles furent plus prudentes dans les années qui suivirent. La charte que l’empereur Henri III avait octroyée, en 1090, aux juifs de Worms fut ratifiée par Frédéric Barberousse, en 1157 ; elle interdisait la conversion forcée. Et au cours du XIIIè siècle, le pape Grégoire IX intervint auprès des évêques pour empêcher les exactions des croisés contre les juifs dans la France de l’Ouest.

Martyrs et témoignage : narration et mémoire collective

Quelles ont été à plus long terme les conséquences de la persécution dans l’histoire des juifs d’Europe?

Bien que des historiens tels que Haim Hillel Ben Sasson ou Ben Zion Dinur aient considéré l’année 1096 comme un point de rupture dans l’histoire juive, les études plus récentes montrent plutôt que les massacres effectués par les croisés n’ont pas entraîné une détérioration du statut des juifs survivants et n’ont pas été le point de départ d’un enchaînement de persécutions.

Des milliers de juifs ont été tués en Rhénanie, mais de 30 à 40 pour cent de la population juive ont survécu et l’arrivée de juifs d’autres contrées a équilibré les pertes démographiques.  Malgré la destruction de trois communautés ashkénazes, un processus de normalisation et de reconstitution a eu lieu et, en trois décennies environ, la vie a retrouvé son cours.

Cependant, il est certain qu’à l’époque de la première croisade, s’était réalisé un événement qui n’avait jusque-là été décrit que dans une fiction : dans la Chanson de Roland, Charlemagne se vengeait, détruisait la synagogue, et poussait à la conversion forcée des juifs.

Avec la croisade la conversion n’était plus une affaire personnelle et le dilemme qui s’imposait alors aux juifs était nouveau : la conversion de masse ou bien le massacre collectif.

Nous pouvons donc considérer la persécution de la première croisade comme un tournant, au sens où elle a constitué une rupture dans les relations de tolérance qui pouvaient prévaloir dans certains cas. Mais surtout, son souvenir a exercé une influence considérable sur la mémoire juive.

Dans un article récent, S. Goldin met l’accent sur un « processus de socialisation » : entre 1100 et 1350 le souvenir de l’attitude face aux croisés est devenu partie intégrante d’une image de soi commune aux juifs de France du Nord et d’Allemagne.

Examinons à présent comment les récits choisis traitent le sujet de la mémoire. Solomon bar Simson déclare avoir interrogé les plus anciens qui lui ont « parlé de la sanctification », et il décrit le déroulement des événements à Mayence, en exposant « la persécution » et comment « ils se sont dévoués à Dieu, le Dieu de nos ancêtres, en témoignant jusqu’à leur dernier souffle de son unicité».

L’acte de narration est un acte de responsabilité à l’égard des martyrs sacrifiés, mais aussi un témoignage pour l’Histoire. Il obéit à un genre littéraire mixte constitué à la fois de chroniques et de passages liturgiques. L’introduction est suivie d’une liste qui comprend les noms des martyrs originaires de Spire, Worms et Mayence et la formulation d’un vœu : « Que Dieu se souvienne d’eux pour le bien ! ».

Ceci renvoie à la liturgie de la prière pour les morts, au Kaddish : les vivants doivent se souvenir des morts pour que Dieu s’en souvienne aussi. La remémoration de leurs noms donne aux morts un sens, elle donne de la cohésion à la communauté des survivants.

De plus, le récit des événements apporte la vérité de Dieu, la narration est un acte de piété qui s’adresse à Dieu comme prière et aux juifs comme un ordre qui les engage à faire preuve de foi : survivre en tant que juifs pour se souvenir des martyrs. Le sacrifice à Dieu scelle une conduite morale où la mort n’est pas une fin. Le récit témoigne pour les martyrs, en conservant leur mémoire il leur fait place dans la conscience collective et dans une continuité avec les survivants. Les martyrs (U-àprupeç, « témoins » en grec) exigent qu’on les croie et le récit de leur martyre, de leur mort, apporte la preuve de Celui qui donne la vie et la prend. La narration de la catastrophe renforce la cohésion du groupe social et le récit constitue un exemplwn d’ autodestruction, lorsque toute autre alternative est écartée.

Dans les Memorbucher, les livres du souvenir – ces « cimetières textuels » comme on les désigne souvent – les plus vieilles inscriptions datent de 1096. D’un autre côté, bien que le but initial de ces récits semble être la légitimation des rituels de mémorisation, ils n’ont pas pu être intégrés aux narrations historiques lues à la synagogue – peut-être parce qu’ils décrivent des personnes et des héros concrets.

Les juifs approchaient le monde au moyen d’un stock d’images qui les aidait à donner sens à la diversité de l’existence humaine mais qui en même temps limitait l’inventivité de leurs réactions. Les récits abondent en citations bibliques qui se nouent de manière indissoluble à l’histoire racontée.

Les événements contemporains sont identifiés à des histoires passées d’ordre biblique.

Le fait singulier est en même temps un fait diachronique. Dans le judaïsme, les faits n’ont ni un statut autonome, ni une valeur de preuve ; leur représentation est exemplaire et elle ne se déduit pas d’un ordre logique ou sériel. Une intime conviction fait paraître l’expérience historique comme une suite indissoluble et attribue aux juifs et aux autres des formes archétypiques empruntées aux histoires bibliques.

La structure du récit de la persécution de 1096 est particulièrement intéressante en ce sens qu’elle présente un tournant dans le système des conduites possibles et de leur narration : elle fait aller des stratégies de sauvetage au sacrifice collectif, des négociations politiques au martyre consenti, comme I. Marcus l’a bien montré . Le prologue liturgique est suivi par un rapport des événements politiques qui a comme modèle le livre d’ Esther (4, 16) et qui décrit les préparatifs, les négociations avec les autorités séculières ou religieuses, la tentative échouée de prendre les armes. Un passage liturgique s’interpose en entracte et la liste des martyrs suit avec le récit de leurs actions. À la fin, un épilogue liturgique se présente comme un message de consolation pour l’avenir. Pour ce qui touche à la présentation des personnages ou des situations archétypiques, le récit mémoriel suit une longue tradition. Mais les récits apportent aussi une nouveauté : des personnages « réels », qui portent un nom, s’intègrent à la narration d’une situation historique.

Kiddush ha-Shem : le sacrifice

La notion d’épreuve collective n’est pas seulement un outil mental pour interpréter ou accepter la catastrophe. Après avoir épuisé tous les moyens de sauvetage – négociations, tentatives de payer une rançon ou bien de trouver refuge auprès des évêques – les juifs donnent un aspect rituel à leur interprétation de l’épreuve. Ils choisissent de s’entre-tuer jusqu’au suicide collectif. Il s’agit d’une pratique qui acquiert son sens religieux et légitime à condition de se présenter comme le choix d’un peuple juste et pieux.

Les rituels ne sont pas de simples reflets de la foi, ils en constituent les modèles. Les livres prophétiques et la Torah rappellent toujours la récompense : au-delà des souffrances s’ouvre l’horizon messianique.

Selon Solomon bar Simson, l’année 1096 était liée aux attentes messianiques.

Lorsque celles-ci ont été démenties, les juifs ont pris la responsabilité de leur salut ; ils se sont entre-tués, ils se sont suicidés, ils se sont « sacrifiés », en tant que martyrs et membres d’une « génération élue ». Le martyre est l’ultime manifestation historique d’une religion, la preuve que l’individu s’identifie à la doctrine au point que la vie n’a pas de sens sans elle. Le martyre justifie aussi la demande de rédemption dans la mesure où le récit s’adresse à Dieu : « Que leurs vertus [des martyrs], leur justesse, leur piété et leur sacrifice plaident pour nous devant Dieu, et qu’il nous libère de l’exil… et que le Messie arrive vite, de nos jours… ».

Celui qui choisit de subir la mort afin de ne pas violer un des trois interdits – idolâtrie, adultère ou homicide – accomplit la « sanctification du Nom », le Kiddush ha-Shem.

Dans le cas d’une persécution religieuse (bish ‘at ha-shemad), le martyre s’impose, même lorsqu’il est question des règles mineures et même si les dix juifs nécessaires à la liturgie ne sont pas présents. Après les persécutions de l’époque d’Adrien, le juif devait être kadosh, saint, vivre en obéissant aux règles de la Torah ou bien mourir. La mitzvah, l’acte de dévouement total à Dieu, l’obligation de déclarer Son unité et la négation de toute autre divinité, est l’ordre qui justifie la volonté de mort.

Le martyre des juifs suppose une conception selon laquelle l’homme est responsable de l’honneur de Dieu ; Moïse et Aaron ont été punis pour avoir échoué à sanctifier le nom de Dieu (Nombres 20, 12 ; Deutéronome 32, 51). Tout comme le souvenir, le martyre est un droit absolu pour l’homme qui sanctifie le nom de Dieu.


Les archétypes des récits médiévaux puisent dans les récits de la destruction du Temple, un lieu saint, et du sacrifice d’ Isaac, personne sainte. Eliezer bar Nathan se pose ainsi la question de savoir si un tel holocauste a pu avoir lieu depuis le temps d’Adam, « des milliers de sacrifices (Akedot) chaque jour comme celui d’Isaac ».

Le martyre de 1096 est alors doté du sens du sacrifice et de l’image biblique de l(‘Akedah (Genèse 22, 2 et suiv.) ; le sacrifice d’Isaac est la référence principale et le prisme à travers lequel l’expérience est vécue. La métaphore, explicite dans le texte, donne lieu à une performance rituelle qui efface le temps aussi bien pour les martyrs que pour les narrateurs. Les métaphores prennent sens en partie à la lumière des traditions littéraires anciennes, selon lesquelles Abraham aurait effectivement tué Isaac qui, une fois ressuscité, devait se faire sacrifier une deuxième fois, avant qu’un ange n’arrête le bras homicide de son père.

Le rêve du Temple attirait toujours l’imagination des juifs en Diaspora, ils le vénéraient et vivaient dans l’espoir qu’un jour il serait reconstruit.

Le sacrifice tel qu’il était pratiqué à l’époque biblique dans le Temple est resté l’idéal d’un service de Dieu direct et authentique.

En 1096 se développa une idéologie qui tendit à rendre équivalents le martyre et le sacrifice des animaux dans le Temple.

Dans l’Ashkenaz médiévale existait une tendance à ritualiser les métaphores textuelles. En attendant les croisés, les chefs de famille exercent une fonction de prêtres mais aussi ils se présentent en offrandes à Dieu. La spiritualité du XIè siècle, qui a de nombreuses caractéristiques communes chez les juifs et les chrétiens d’Europe, a facilité la prise de décision, mais celle-ci devait aussi s’appuyer sur une tradition biblique et talmudique solide et familière.

Selon la HalaKha, la jurisprudence rabbinique, en 1096, les juifs avaient le droit de se tuer pour éviter le baptême. Les exemples ne manquaient pas parmi les personnages héroïques de la tradition : Hanania, Misaël et Azaria (Daniel), Hana et ses sept fils à l’époque d’ Antiochus (Maccabees B, ch. 7) et Akiva avec ses compagnes qui, à l’époque hellénistique, se refusèrent à arrêter l’enseignement de la Torah ; les récits juifs de la première croisade y font des références explicites et insistent sur les ordres qu’ils suivirent.


Un commentaire didactique, le Midrash des « dix martyrs », est aussi évoqué : à l’époque d’Adrien, dix rabbins, dix sages, se sacrifièrent pour racheter un péché biblique provoqué par le comportement des frères de Jacob. Le motif est particulièrement intéressant du point de vue de la polémique médiévale, dans laquelle la vente de Jacob est considérée comme équivalant à la trahison de Jésus. Cependant,il existe sur ce point une différence évidente : en 1096, Dieu n’a pas choisi des individus mais la communauté pieuse tout entière.

Personne n’a pu vraiment expliquer l’apparition du martyre en tant qu’idéal en 1096.

Ces communautés avaient-elles eu connaissance des livres grecs des Maccabées, ou peut-être de l’histoire de Massada, qui était pourtant ignorée par la tradition rabbinique ? Ont-ils été influencés par les mouvements de piété chrétienne ? Nous savons que des faits comme la destruction du Temple ou les actions des héros comme Akiva leur étaient connus, puisque les rabbins les avaient intégrés dans le calendrier liturgique. La liturgie de la catastrophe était une forme vivante de la mémoire juive.

Les récits de croisade puisent leurs paroles dans la tradition, mais ils nécessitent aussi la force d’une expérience mystique qui fait croire que l’époque messianique est une réalité de la rencontre avec Dieu. Les justes prennent la décision avec un cœur léger, ils se réjouissent comme « celui qui trouve un trésor, celui qui éprouve la joie de la récolte » , avec « la joie et la satisfaction de celui qui va à un jour de fête ».

La douleur acquiert son sens comme prélude au salut de la communauté, comme la justification après la mort, l’ultime consolation : « heureux sommes-nous de remplir Son vœu, heureux soit celui qui se tue et meurt témoignant l’unicité de Son Nom » et « heureux soient-ils et heureux leur destin parce que tous sont destinés à la vie éternelle dans le monde à venir… »


Comment les croisés ont-ils perçu ces suicides collectifs, l’horreur du spectacle des parents tuant leurs enfants ?


Quel sens ont donné à ce comportement tous ceux qui, en tant que chrétiens, étaient habitués à une forme iconographique et littéraire précise de la scène du suicide et à sa figuration la plus répandue, celle où le Désespoir, le vice qui a conduit au suicide, est représenté par Judas pendu à un arbre ? Quelles idées sont venues à l’esprit de ces chrétiens qui avaient connaissance de cette littérature où la croisade, qui est aussi une pratique de pénitence, se présentait comme un substitut du suicide et un remède à sa tentation ?

L’acte du martyre a une signification politique : au niveau symbolique, il remet en ordre les relations de pouvoir.

Il constitue une sorte de vengeance purificatrice contre un ennemi qui est surpris par le sacrifice rituel ; se rétablit ainsi une supériorité de la victime offensée.

Les survivants se réunissent autour d’un souvenir héroïque. Les quelques rescapés forcés à se baptiser témoignent pour ceux qui se sont tués au nom de la vérité de leur religion.

En dernière analyse, le martyre, en attribuant à l’idéologie une place supérieure à celle de la survie, déclare la priorité de la culture et de la communauté par rapport à la nature et à l’existence biologique.

Henriette Benveniste


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