Diaspora juive

Xe-XIIIe siècles : Le « royaume juif » de Rouen

Il y a huit à neuf siècles, Rouen avait plus d’importance que Paris ! Capitale de la Normandie après avoir été celle de la Neustrie aux temps mérovingiens, elle était devenue le carrefour de l’empire Plantagenêt.

Rien à voir pour autant avec des métropoles quasi-millionnaires comme Constantinople, Bagdad, Delhi ou Pékin. La cité normande ne devait compter guère plus de 35 000 habitants. Ce qui faisait sa particularité était la présence d’une communauté juive de plusieurs milliers d’individus, peut-être cinq mille.

Cette implantation ancienne avait valu à Rouen de figurer à l’époque de Charlemagne comme l’un des trois « royaumes juifs » de l’empire d’Occident, avec Narbonne, sur la Méditerranée, et Mayence, sur le Rhin.

La maison sublime

Les « royaumes juifs » de Charlemagne

En fait de « royaumes », il faut entendre des communautés autonomes, attachées à leurs rites et leurs coutumes, avec un chef qui les représentait auprès de l’administration impériale. Un peu comme les vilayets grecs ou arméniens de l’empire ottoman au XIXe siècle.

La présence des juifs en Occident remonte à l’époque romaine ou même avant.

Certains ont pu s’établir sur le littoral méditerranéen et notamment à Marseille à la suite de la destruction du premier Temple et de la première diaspora.

Mais selon l’historien Jacques-Sylvain Klein, la plupart seraient venus en qualité de légionnaires. Il pourrait s’agir soit de jeunes juifs désireux de fuir une patrie ravagée par la guerre, soit de Romains convertis au judaïsme à la faveur de l’occupation de la Judée.

Au terme de leur service militaire, les uns et les autres auraient reçu comme tous les vétérans une terre dans les régions périphériques de l’empire.

Jusqu’à la fin du Moyen Âge, ces juifs d’Occident vont pratiquer tous les métiers, y compris le travail de la terre. Ils vont aussi se marier parfois à l’extérieur de leur groupe, avec des conversions dans l’un ou l’autre sens.

En Normandie, les juifs ne sont pas seulement présents à Rouen mais dans tout le duché ainsi que l’indique la toponymie, avec pas moins de 180 noms de lieux qui y font référence. Quand le duc Guillaume conquiert l’Angleterre, en 1066, il fait venir auprès de lui, à Londres, plusieurs représentants de ces communautés pour qu’ils l’assistent et contribuent à son installation.

En 1130, l’illustre abbé de Cluny Pierre le Vénérable évoque ces communautés dans un texte à l’adresse des juifs : « Le Messie annoncé par les juifs ne saurait s’incarner dans ce roi qu’un certain nombre d’entre vous prétendent avoir à Narbonne et que d’autres prétendent avoir à Rouen » (le « roi » en question n’est autre que le chef élu des communautés de Rouen et Narbonne).

La même année, le pape Innocent II, élu en même temps qu’Anaclet II, se rend en France pour obtenir contre son rival le soutien de saint Bernard de Clairvaux et des grands féodaux. C’est comme cela qu’il arrive à Rouen en vue de rencontrer le roi d’Angleterre Henri Beauclerc. À cette occasion, il reçoit des présents du roi, des nobles « et même des juifs », note la chronique.

Le « miracle » de la double découverte

La judéité normande est une découverte récente. Elle remonte aux recherches d’un historien épigraphiste américain, Norman Golb, publiées en avril 1976 à Tel Aviv.

Ayant pu étudier à Cambridge des manuscrits hébraïques en provenance de la gueniza (« dépôt sacré ») de la synagogue du Caire, il relève à une trentaine de reprises dans ces documents les lettres RDWM qui désignent une ville française.

Les chercheurs qui l’avaient précédé y avaient vu tantôt Troyes, tantôt Rouen, tantôt autre chose. Lui y voit la transcription en hébreu de Rodoma, le nom médiéval de Rouen, qui dérive par déformation phonétique de son nom latin Rothomagus, lequel rappellerait le dieu gaulois de l’amour Roth.

Le retour fréquent de ce nom lui fait prendre conscience de l’importance de la ville dans la mémoire juive, importance que confirme le texte de Pierre le Vénérable cité plus haut.

Et Norman Golb conclut de ses recherches à l’existence d’une yeshiva (« école rabbinique ») sous l’actuel palais de justice de Rouen, ancien siège du Parlement de Normandie. C’est un édifice de style Renaissance, dont la construction a débuté en 1500. Il est situé sur la rue aux juifs. De l’autre côté de la rue ont été découverts au XIXe siècle les restes d’une synagogue, d’où l’intuition de l’historien.


Le nom de la rue vient de ce qu’à cet endroit, à l’époque romaine, se tenait le quartier juif de la ville, vicus judaeorum. Il était à l’ouest du cardo (axe nord-sud), aujourd’hui la rue des Carmes, et au nord du decumanus (axe est-ouest), aujourd’hui la rue du Gros-Horloge.

Par un hasard quasi-miraculeux, des terrassiers découvrent en août 1976, sous la cour du palais de justice, une vaste cavité d’environ 10 mètres sur 15, avec des murs d’élévation de 1,30 mètre d’épaisseur. Alertés, les archéologues identifient très vite le rez-de-chaussée d’une grande maison romane construite vers 1100, juste après la première croisade et les massacres de juifs qui l’ont accompagnée, y compris à Rouen.

De nombreux graffiti en hébreu figurent sur les pierres.

Plusieurs évoquent un verset du Livre des Rois : « Que cette maison soit sublime (pour l’éternité) ». D’où le nom donné aujourd’hui à l’ensemble archéologique (sa restauration fait l’objet en 2016 d’une souscription publique à l’initiative de la Fondation du Patrimoine).

On y voit aussi quelques pierres sculptées, dont un lion à double corps qui pourrait rappeler le lion de Judas et un ensemble avec dragon et vipère, peut-être une allusion au psaume 90 de la Bible (« tu marcheras sur la vipère et le scorpion / tu écraseras le lion et le dragon »). Une nouvelle découverte va suivre en 1982, de l’autre côté de la rue : sans doute les restes de la demeure d’un notable juif.


Ces découvertes archéologiques, tout comme les travaux de l’historien Norman Golb, confirment l’importance de la communauté juive rouennaise jusqu’à la fin du Moyen Âge.


Aux XIe et XIIe siècles, à une époque de grande effervescence spirituelle, tant dans le monde chrétien (Abélard…) que dans le monde musulman (Averroès…), l’école rabbinique de Rouen est un centre réputé d’études hébraïques.

Elle instruit quelques dizaines d’étudiants et reçoit des professeurs qui ont nom Rashbam, petit-fils de l’illustre exégète Rachi de Troyes (1040-1105) ou encore Ibn Ezra, un Andalou qui va contribuer à faire connaître la culture arabe dans l’Europe médiévale.

Une communauté florissante et meurtrie

Ne nous arrêtons pas sur cet instantané trop rose. Comme toutes les communautés juives d’Occident, celle de Rouen est périodiquement victime de violences plébéiennes.

Il suffit d’une épidémie ou d’un accident inhabituel pour que soient lancées des accusations contre le « peuple déicide ». Des bandes armées vont alors piller et tuer les juifs malgré les injonctions des évêques et des seigneurs attachés à leur sécurité.

On relate de semblables épisodes en 1007 mais les plus graves surviennent à l’occasion de la première croisade quand beaucoup de gens simples se demandent pourquoi ils iraient combattre les infidèles en Terre Sainte alors qu’ils en ont à leur portée.


La Maison Sublime atteste qu’aussitôt après ces massacres, les juifs de Rouen ont pu reconstruire leurs maisons et leurs lieux de culte.


En 1204, Philippe Auguste annexe définitivement la Normandie au royaume de France.

Les persécutions reviennent au long du XIIIe siècle, dans une atmosphère de grande méfiance à l’égard des juifs. Saint Louis impose à ceux-ci le port de la rouelle, une étoffe de tissu jaune destinée à les identifier.

Enfin, en 1306, son petit-fils Philippe le Bel croit pertinent de les chasser afin de s’emparer de leurs biens comme il l’a déjà fait avec les Templiers.

Il va très vite s’apercevoir de son erreur, les juifs n’étant plus là pour faire fructifier leur capital. Son fils Louis X le Hutin va les rappeler et ils seront à nouveau expulsés en 1394.

À Rouen, c’en est momentanément fini de la présence juive au XIVe siècle avant que ne se réinstallent dans la cité normande, à la Renaissance, quelques juifs chassés d’Espagne.

Le « royaume juif » est déjà, à cette date, tombé dans l’oubli.


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