Diaspora juive

Les juifs d’Al Andalus: l’excellence malgré tout

Loin d’une symbiose entre chrétiens, juifs et musulmans, Al-Andalus formait une société foncièrement inégalitaire, guerroyant contre les royaumes chrétiens du Nord, soumettant les minorités en son sein.

Averroes

I- Etudes historiques et sociologiques sur les juifs d’al-Andalus

Un certain nombre d’études générales sur l’histoire d’al-Andalus ont éclairé d’un jour nouveau la situation des juifs dans l’Espagne musulmane.

On doit admettre cependant qu’au cours de ce dernier quart de siècle on n’a produit aucune vue d’ensemble sur l’histoire de la présence musulmane dans la péninsule fondamentalement différente et comparable aux travaux classiques de R. Dozy ou surtout d’E. Lévi-Provençal, accessibles aux lecteurs espagnols grâce à la traduction de E. Garcia Gomez. Néanmoins, dans son Espagne musulmane (VIIIe -XVe siècles) Rachel Arié accorde une grande attention aux juifs et les replace dans la structure sociale et économique andalusi tout le long des différentes périodes.

Parmi les monographies ponctuelles qui s’intéressent au rôle des juifs, on doit signaler le beau livre sur les royaumes de taifas publiée par D. Wasserstein (1985) qui consacre un chapitre entier à l’activité des juifs dans ces royaumes.

A. Handler (1974) a réservé une étude monographique à la dynastie ziri de Grenade où il s’intéresse plus particulièrement au rôle joué par cette minorité et où il utilise les données historiques recueillies dans le Diwan de Semu’el ibn Nagrella, ainsi que celles du Kitâb al-Tibyân ou « Mémoires » de Abd Allah. Quelques histoires locales contiennent aussi des données sur la présence juive dans la vie de la cité.

L’étude globale la plus remarquable consacrée aux juifs andalusis est l’ouvrage de E. Ashtor, The Jews of Moslem Spain, traduite de l’hébreu et publiée d’abord en Israël. Ashtor (1914-1984) était en son temps l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire du monde islamique, en particulier de sa vie économique ; né à Vienne, il a mené sa carrière universitaire à l’Université Hébraïque de Jérusalem.

Grâce à une extraordinaire connaissance des sources, l’auteur présente une bonne mise en place des principaux faits historiques sur la vie des communautés juives et il analyse en détail aussi bien la situation de ces juiveries avant la fin du XI siècle que les personnalités les plus éminentes dans le domaine de la culture.

Malgré la perplexité que suscite le fait que, selon une vision un peu personnelle, il présente les événements historiques sèchement et sous un certain angle, le lecteur peut trouver dans cet ouvrage une richesse considérable de sources et une description exacte de la fécondité culturelle du siècle d’or, replacé dans son contexte historique. En dépit de cette coloration très personnelle de l’histoire, on aura du mal à trouver avant longtemps un autre livre d’ensemble qu’on puisse comparer à celui-ci.

Un autre grand spécialiste des juifs dans le monde islamique au cours des dernières décennies est S. Goitein, auteur d’importants travaux sur les nouveaux renseignements qu’on trouve dans les documents non littéraires de la Genizah du Caire ; ils sont plus particulièrement examinés dans son grand ouvrage en cinq volumes, A Mediterranean Society (1967-88).

A partir de sources qu’on avait à peine exploitées avant lui, Goitein a pu présenter une remarquable reconstruction de la société islamique médiévale et du rôle que les juifs y jouent. Bien que l’ouvrage parte de la perspective totale du bassin méditerranéen comme grande unité culturelle et économique, telle qu’elle apparaît surtout dans les lettres retrouvées à la Genizah, les allusions aux juifs d’al-Andalus sont constantes et l’étude sociologique et institutionnelle réalisée par l’auteur est valable aussi pour la péninsule.

L’un des résultats les plus clairs qui se dégagent de l’analyse de ces documents est sans doute l’image d’une participation active des juifs au commerce international au Moyen Age, considérée, naturellement, du point de vue des juifs eux-mêmes.

Goitein a créé aux Etats-Unis une véritable école d’études historiques et économiques des juifs dans l’empire islamique.

L’un de ses élèves, N. Stillman, a publié des travaux importants sur les juifs dans les pays arabes (1979), en compilant des sources diverses qui peuvent donner une image directe plus exacte. Les juifs d’al-Andalus ne sont pas oubliés, bien que dans un cadre beaucoup plus vaste.

On pourrait dire presque la même chose de B. Lewis (1984) qui a consacré aussi de nombreux travaux au monde islamique en général, sans oublier les juifs d’Espagne. Malgré tout, l’absence d’études récentes sur les juifs d’al-Andalus est préoccupante : dans un panorama bien présenté par N. Stillman sur les études concernant les « juifs du monde islamique » dans la dernière décennie, mais qui en fait remonte aux années 1940, on ne trouve citée aucune étude d’envergure sur les juifs andalusis dans l’abondante bibliographie qu’il commente et qui comprend les recherches menées dans les centres les plus importants de France, d’Israël et des Etats-Unis.

En Espagne non plus aucun ouvrage important n’a paru sur ce domaine.

Il nous a semblé opportun de faire figurer dans la bibliographie les actes de quelques réunions internationales, notamment celles publiées par F. Maïllo (1988) et F. Diaz Esteban (1990), ainsi que les conférences réunies par J. Pelâez del Rosal (1985 et 1988), qui apportent des points de vue différents sur des problèmes concrets.

Toute recherche sur les juifs d’al-Andalus doit aujourd’hui partir d’une périodisation claire et distinguer les divers problèmes et situations qui se produisent au cours des siècles qui suivent immédiatement la pénétration de l’Islam dans la péninsule, l’époque du califat, les royaumes de taifas, la période almoravide, l’arrivée des Almohades ou l’époque nasride.

Toute généralisation qui ne tiendrait pas compte de ces moments distincts et de leur environnement social et économique risquerait de déformer gravement la réalité.

Deux faits importants avaient déjà été établis par Lévi-Provençal : l’appui que prêtèrent à Tariq ben Ziyad les juifs du sud de l’Espagne et le statut de dimmis qui caractérisera leur situation comme tributaires. Les recherches récentes n’ont fait que confirmer pour l’essentiel ces aspects.

On a relevé la joie des juifs de la péninsule lors de l’arrivée des musulmans et l’aide matérielle qu’ils donnèrent aux conquérants en se chargeant de défendre quelques-unes des villes prises par les troupes nord-africaines qui poursuivaient rapidement leur avancement vers le nord. C’est ainsi que, contrairement à ce qui s’était passé pendant la période wisigothique, allait commencer pour eux une étape bien différente de bien-être matériel et d’autonomie relative.

Certes, le statut économique et social des juifs andalusis doit être fortement nuancé et on peut l’envisager depuis des points de vue bien différents.

C’est ainsi qu’on peut dire que les juifs jouissent, sous la domination islamique, d’une « liberté relative » qui contraste avec l’ »hostilité et l’oppression » qu’ils avaient subies à l’époque wisigothique ; on peut attribuer à ce fait le « développement rapide de la vie culturelle juive dans tous les domaines sous la domination islamique ».

Néanmoins, à cette vision de tolérance et de coexistence idéale on peut opposer aussi que les juifs n’avaient pas la plénitude des droits, cela en raison des dispositions du Coran qui excluent juifs et chrétiens de la vie politique et les placent en position d’infériorité, les laissant à la merci de la bonne ou de la mauvaise volonté des dirigeants successifs.

Il ne manque pas de chercheurs pour souligner que la tolérance n’était pas une valeur dans l’Islam et que les femmes, les esclaves et les non-croyants étaient tous considérés comme des catégories inférieures : en droit, on leur réservait un état d’humiliation permanente.

La liberté du culte et la possibilité de nommer une sorte de représentant légal auprès des autorités musulmanes (nassi) sont aussi des faits connus depuis longtemps, confirmés par les documents nouveaux analysés par les historiens. De ce point de vue, on ne peut pas dire qu’on ait beaucoup avancé par rapport à ce qu’avaient établi les recherches antérieures.

C’est la même chose pour la possibilité de passer de l’une à l’autre des religions du livre, notamment du judaïsme à l’Islam, même si sur cette question on a apporté des nuances dans quelques cas concrets, en étudiant les écrits juridiques qui en parlent et la procédure rigoureuse qui était en vigueur.

Les controverses entre juifs et musulmans que nous connaissons ne sont pas nombreuses. La principale, bien connue depuis longtemps, oppose Ibn Hazm (994-1064) à Semu’el Ibn Nagrella ha-Nagid ; elle est pleine d’agressivité et de virulence, mais elle est aussi unique en son genre. Le plus surprenant est que les historiens n’ont pas pu démontrer que Semu’el ait écrit le libelle contre l’Islam auquel répond Ibn Hazm ; on devrait plutôt aujourd’hui en douter sérieusement.

On ne peut absolument pas exclure une appréciation plus positive du judaïsme de la part de penseurs musulmans.

Ainsi, Ibn Sâcid al-Andalusi, cadi de Tolède au XIe siècle, inclut les juifs au nombre des huit nations qui ont le plus contribué au progrès scientifique et littéraire de l’humanité, notamment grâce à l’apport d’un grand nombre de prophètes.

La participation des juifs à la vie politique, malgré les entraves juridiques signalées plus haut, a été spécialement mise en évidence. De ce point de vue, on a prêté une attention particulière au personnage de Hasday ben Saprut, le ministre de Jaen d’Abderraman III, prototype de l’homme public juif et leader indiscuté de la communauté de Cordoue dans la seconde moitié du Xe siècle ; il a joué un rôle très important dans le réveil de la culture juive en al-Andalus.

On avait souligné depuis longtemps l’intérêt de Hasday pour les rapports avec d’autres pays et pour la promotion de la culture juive à Cordoue, mais des travaux récents insistent plus particulièrement sur l’importance qu’il accorde au fait d’obtenir l’indépendance réelle de Babylone et de faire en sorte que Cordoue se transforme en un centre juif doté d’une personnalité propre.

On connaît mieux aussi les deux frères, Yaaqob et Yosef ibn Yau, négociants en soie qui président aux destinées de la communauté de Cordoue à l’époque d’ Almansour. Néanmoins, sur le rôle de ces dirigeants politiques de Cordoue à l’époque du califat, on ne peut pas dire qu’on ait apporté de nos jours des nouveautés substantielles.

Il n’en est pas de même pour l’intervention d’un certain nombre de juifs, comme Smu’el ha-Nagid, dans la vie des royaumes de taifas. Ce sujet a retenu l’attention de plusieurs spécialistes qui se sont intéressés plus particulièrement à certains aspects de leur personnalité et de leur fonction dans le royaume zïrï de Grenade, tels qu’ils apparaissent dans leur œuvre poétique.

La montée au pouvoir de Smu’el dans une société hostile au gouvernement en place et son rôle décisif dans le recouvrement des impôts qui assuraient la prospérité du royaume de Grenade sont bien connus depuis longtemps, au moins depuis les travaux de Dozy.

Néanmoins, on a voulu voir chez les deux Ibn Nagrella, le père et le fils, des aspirations messianiques et l’intention d’instaurer une monarchie de type juif, à la façon de celle qui existait du temps de Salomon, et on les a présentés comme des prétendants au trône de Grenade.

Cette image n’est pas conforme aux textes dont nous disposons et elle déforme grandement ce qu’a pu être la participation des juifs à la vie politique de leur temps. Je ne crois pas qu’on puisse dire que Smu’el se voyait lui-même comme le Messie ni qu’il ait cherché à obtenir le pouvoir absolu à Grenade. Il fut entièrement fidèle à son maître, Bâdis, et il se considérait plutôt comme le chantre de la cour divine, « le David de sa génération » ; ce faisant, il ne pensait pas aux faits politico-militaires du grand roi d’Israël, mais à la tradition qui voyait en lui l’auteur des psaumes.

Il ne me semble pas exact, non plus, de le présenter comme un valeureux chef de guerre, général en chef des armées de Grenade, combattant, l’épée à la main, à la tête de ses troupes, comme cherchent à le faire croire certains travaux empreints d’un certain nationalisme. Le Smu’el qui apparaît dans les poèmes à contenu historique est plutôt un membre de l’«état major» des troupes de Grenade, qui participe aux prises de décision et à la direction des combats, mais qui ne prend les armes qu’en cas de besoin et pour se défendre lui-même.

Bien entendu, c’est une tout autre image de la participation des juifs à la vie politique de l’époque que nous offrent certaines chroniques arabes, telles que les « Mémoires » d’cAbd Allah.

Le dernier roi ziri de Grenade, détrôné en 1090 par les Almoravides, y relate les événements les plus importants des dernières années de ce royaume et il donne des visirs juifs une image peu séduisante, déformée par la haine qu’il éprouvait à l’égard des Ibn Nagrella. Il en vient à accuser Yossef ha-Nagid d’avoir empoisonné son père, Buluggin Sayf al-dawla.

Je trouve injustifiée la tendance de certains historiens à élaborer une vue d’ensemble de l’époque et du rôle politique des Ibn Nagrella à partir de cette seule source qui, en dépit de sa valeur de témoignage, est bien loin d’être objective.

Les problèmes qui surgissent à Grenade même en 1066 et qui aboutissent à la mise à mort de Yossef ibn Nagrella et d’un grand nombre de juifs par une populace excitée par des fanatiques sont présentés par quelques chercheurs comme la conséquence du grand danger auquel s’étaient exposés les juifs eux-mêmes en intervenant d’une manière insistante dans la vie politique.

A coup sûr, c’était un risque connu ; d’autres hauts fonctionnaires juifs, dans divers royaumes de taifas, comme Yquti’el ben Hasan à Saragosse, ont péri de mort violente.

Le poème de Abu Ishâq d’Elvira, étroitement lié aux événements de 1066, a fait l’objet de travaux particuliers ; on y découvre un sentiment de haine populaire due au pouvoir politique et économique qu’avaient atteint les juifs dans l’administration du royaume, malgré les dispositions religieuses de l’Islam et le pacte passé avec les dimmis, puisque ceux-ci étaient sortis de la situation d’humiliation (dull) qui leur était imposée.

Cependant, on a différents témoignages sur des juifs qui ont réussi à occuper des postes importants dans l’administration des royaumes de taifas, par exemple Saragosse, Seville ou Almeria, jusqu’à obtenir, semble-t-il, le titre un peu dévalué de visirs.

Les juifs pouvaient, par conséquent, s’intégrer pleinement à la vie politique de l’époque sans perdre leurs caractéristiques propres. Mais il ne faut pas oublier que l’on parle d’un nombre très réduit de familles, alors que l’immense majorité jouait un rôle beaucoup plus anonyme dans la vie quotidienne.

L’expression « Siècle d’or » est utilisée pour souligner l’aspect le plus positif de l’intégration des juifs à la vie culturelle d’al-Andalus. Cette reconnaissance des valeurs de la culture dominante avait commencé à donner des fruits au milieu du Xe siècle, dans la brillante Cordoue des califes, mais son plein développement se produit moins d’un siècle plus tard, vers 1140, et se prolonge dans toute la période des royaumes de taifas et de l’empire almoravide, jusqu’à l’arrivée des Almohades, cent ans plus tard.

Néanmoins, si personne n’hésite à qualifier d’extraordinaire cette splendeur culturelle, quelques chercheurs nous rappellent qu’elle ne coïncide pas forcément avec une amélioration substantielle des conditions de vie du point de vue politique.

Dans l’éveil culturel des juifs d’al-Andalus, la culture dominante a joué un rôle décisif.

Sans renoncer complètement à leur tradition, qu’ils assumaient pleinement, les juifs ont adopté la langue et les modèles littéraires de leurs voisins musulmans et ils sont arrivés à élaborer une synthèse propre et originale. Ils ont fait leur un système d’éducation grâce auquel au moins les enfants des milieux favorisés recevaient à la fois une base solide de culture arabe en même temps que les éléments les plus courants de leur propre tradition multiséculaire.

Ils ne se sont pas limités à une seule langue : à côté de l’arabe moyen, courant dans leurs œuvres philosophiques et dans beaucoup d’études philologiques et scientifiques, ils ont utilisé un hébreu très voisin de celui de la Bible en poésie, l’hébreu misnaïque dans certains textes de science ou de droit, et parfois l’araméen. Nous reviendrons plus loin sur le problème des influences de la littérature arabe sur la production littéraire des juifs d’al-Andalus.

On ne connaît pas avec précision l’effet de l’arrivée des Almoravides sur les communautés juives. Le beau livre d’E. Ashtor s’achève au moment même de la conquête de Tolède en 1085, événement qui a probablement précipité l’appel au secours lancé aux troupes d’Afrique du Nord.

On n’a pas écrit grand’chose d’original, ces derniers temps, sur l’attitude de Yûsuf ibn Tàsfïn vis-à- vis des juifs. On sait qu’en 1072, alors qu’il se trouvait encore au Maghreb, il avait frappé d’un fort tribut les membres de cette minorité qui étaient placés sous son autorité.

L’idéologie des Almoravides, leur défense stricte de la loi musulmane et leur prétention à détenir la vérité et le pouvoir ont dû avoir de dures répercussions sur la situation des communautés juives.

L’exemple de Mosheh Ibn cEzra‘, abandonnant Grenade contre son gré quelque temps après 1090 à cause de la tension insupportable qui régnait dans la ville, reste l’un des plus connus et des plus révélateurs des problèmes auxquels les juifs d’al-Andalus durent faire face ces années-là.

Néanmoins, grâce à une tolérance relative, la production culturelle du « siècle d’or » continua encore vigoureuse pendant la période almo-ravide, malgré le découragement général qui s’empara de toute la société d’al-Andalus pendant le premier tiers du XIIe siècle.

Par comparaison avec cette époque, il est évident que l’ arrivée des Almohades, au milieu du XIIe siècle, a produit des effets beaucoup plus graves et irréversibles.

Obligées de choisir entre la conversion forcée et le martyre, les communautés juives se trouvèrent décapitées et on mit fin d’un trait de plume à la splendeur culturelle d’antan, une splendeur qui ne reviendra plus jamais.

Reste le problème délicat de la légitimité de ces conversions qui pouvaient n’être que de pure forme.

Le royaume nasride de Grenade, qui a duré plus de deux siècles et demi (1232-1492), n’a pas été, lui non plus, propice au développement culturel des juifs. Bien que le chiffre global de ceux qui se trouvaient dans la ville de Grenade au moment où les Rois Catholiques en prirent possession soit assez élevé, on connaît seulement pour cette période les noms de quelques maîtres de la communauté et d’écrivains qui ont maintenu vivante la tradition séphardite dans le domaine de la poésie, de la philologie ou du commentaire biblique et juridique.

La vie interne des communautés juives aux Xe et XIe siècles est examinée notamment dans l’ouvrage cité de E. Ashtor, The Jews of Moslem Spain. Grâce aux efforts de cet éminent historien nous possédons aujourd’hui des données dignes de foi sur le nombre probable des juifs dans l’Espagne musulmane, sur la situation des principales communautés et des renseignements sur la configuration des quartiers juifs dans les villes les plus importantes, sur l’organisation interne de ces juiveries et leurs cadres dirigeants {Nasi, Nagid, etc.), sur leur vie économique et professionnelle, etc.

D’autres aspects de la vie intellectuelle et religieuse de ces communautés ont été aussi correctement soulignés par plusieurs chercheurs au cours des dernières décennies.

C’est ainsi que nous sommes renseignés sur les discussions internes qui ont eu lieu entre intellectuels juifs à propos de sujets comme un éventuel philo-caraïsme ou la continuité ininterrompue de la chaîne de la tradition, de questions philologiques qui avaient une incidence sur l’interprétation de la Bible, de problèmes de droit juif, l’acceptation ou le rejet de la philosophie grecque transmise à l’occident à travers les penseurs arabes, l’emploi d’une langue strictement biblique, etc.

D’un autre point de vue, les auteurs juifs s’intégraient aux mouvements culturels particulièrement vivants du monde musulman, tels que la carabiyya ou, plus encore, la sucûbiyya.

II- La production littéraire des juifs d’al-Andalus

L’un des premiers échantillons de la vitalité de la symbiose culturelle qui se produit au milieu du Xe siècle dans la capitale du califat est sans aucun doute la poésie qui atteint rapidement un niveau difficilement dépassable.

Les dernières décennies nous ont permis de découvrir un nombre considérable de compositions nouvelles, qui ont donné lieu à de nouvelles éditions critiques et à des études littéraires qui ont permis de compléter bien des aspects peu ou mal connus et d’avancer par des chemins nouveaux dans la voie de la comparaison littéraire avec les œuvres des peuples voisins.

Il y a quelques années encore, on considérait que la grande innovation, dans la poésie en hébreu, la création d’une poésie profane totalement distincte de celle qu’on utilisait jusque-là dans les prières de la synagogue, ne s’était pas produite avant l’époque andalusi. Nous savons maintenant qu’il y eut des précédents, notamment en Orient.

Ainsi, à la fin du IXe siècle ou au début du Xe, le Persan Hiwi ha-Balkki avait écrit des notes critiques en vers sur la Bible. La réplique en vers de Se’adiah, son poème polémique anticaraïque ‘esa ‘ msali, ou sa composition sur les lettres de l’alphabet, diffèrent substantiellement de la tradition antérieure des poètes liturgiques palestiniens.

C’est la même chose pour la réponse en vers du caraïte Salmon ben Yerohim, Sefer milhamot’Adonaf. De plus, Dan Pagis a publié deux poèmes bachiques orientaux, probablement antérieurs aux premiers qu’on trouve en al-Andalus. On connaît encore quelques autres poèmes non liturgiques en Orient (par exemple de Nissi Alnahrawani à Babylone) et en Italie à la fin du IXe siècle ou au début du Xe. Dans ce dernier cas, il s’agit surtout de poèmes en l’honneur du fiancé, à mi-chemin entre la poésie de synagogue et la profane.

Contrairement à ce qu’on soutenait il y a quelques années encore, on souligne aujourd’hui qu’en al-Andalus il a dû y avoir aussi une génération de poètes antérieurs à l’époque de Hasday ben Saprut.

On connaît quelques poèmes de cette époque et on a quelques références à des auteurs plus anciens.

Tout cela ne diminue pas l’importance du premier auteur connu de la Cordoue des califes, Menahem ben Saruq, dont on conserve quelques introductions poétiques et des poèmes laudatoires qui n’ont rien à voir avec les prières de synagogue et très peu avec la tradition poétique de la Palestine ou de l’Orient.

Il est vrai, néanmoins, qu’il ne rompt pas franchement avec le passé, mais qu’il reste dans une ligne relativement traditionnelle, en harmonie avec la situation historique et sociale qui est la sienne. Il semble loin de désirer imiter directement les modèles de la littérature arabe, phénomène qu’on ne peut apprécier avant l’arrivée à Cordoue de Dunas ben Labrat.

Plusieurs études ont cherché à souligner le rôle de ce dernier dans l’adaptation de la métrique d’origine arabe à la poésie hébraico-andalusi, malgré les premières résistances des disciples de Menahem. Il semble qu’il ne faille pas exagérer les précédents orientaux de ce type de métrique, puisqu’il n’y a pas de voie directe qui conduise des schémas du musammat oriental au système métrique utilisé par Dunas, variante de la métrique ‘arok bien connue en poésie arabe. Un saut qualitatif s’imposait ; c’est ce qu’a fait Dunas.

D’autre part, on a coutume de parler, à propos de cette versification, de métrique « quantitative », mais l’expression peut prêter à des interprétations discutables. On peut, par exemple, se demander s’il s’agit d’un système qui renoue avec la tradition gréco-latine dans ses lignes fondamentales ou non. Bien des spécialistes estiment qu’en dépit de quelques ressemblances le développement de la métrique utilisée par les chameliers du désert d’Arabie n’avait aucun rapport direct avec la gréco-latine et qu’on est en présence d’un phénomène distinct et indépendant du premier.

Quand les disciples de Menahem décrivent le système, ils n’utilisent pas les notions de quantité syllabique ou vocalique, ni de syllabe brève ou longue, notions inhabituelles dans le vocabulaire de la prosodie arabe ou hébraïque du Moyen- Age.

Le système métrique adapté par Dunas est fondé sur le contraste ou l’opposition régulière entre des unités prosodiques minimales qui forment des unités rythmiques intermédiaires, les « pieds » ; ceux-ci ne peuvent changer substantiellement au moyen d’additions ou de suppressions arbitraires et ils possèdent probablement leur propre accent rythmique. Ces unités intermédiaires se regroupent à leur tour en une séquence rythmique d’ordre supérieur, le « vers » (bayit), base ultime du système.

C’est dans ce type de mètres qu’est écrite la plus grande partie de la poésie profane hébraïco-espagnole et une partie de la poésie liturgique.

Les adversaires de cette innovation ont cherché une alternative, un type de mètre différent, syllabique, dans lequel la seule contrainte était de faire entrer un nombre fixe de syllabes dans chaque vers. Cette technique leur paraissait plus simple, moins forcée, moins contraire à la nature de la langue hébraïque.

On a beaucoup discuté sur les origines orientales ou occidentales de ce mètre, sur les traces d’influence arabe ou latino-romane qu’il contient, mais il paraît clair que les premiers poètes à l’employer voyaient dans ce nouveau mètre syllabique quelque chose d’original, approprié à la nature de l’hébreu et qui ne devait rien à des langues étrangères. Il devait se répandre surtout dans la poésie de synagogue.

Enfin, il faut considérer comme un troisième système, qui a sa personnalité propre, celui qui est utilisé dans la moaxaja hispano-hébraïque. Dans ce cas aussi, on imite un système d’origine arabe dont l’invention est attribuée à « l’aveugle de Cabra ».

A l’époque de Smu’el ha-Nagid, première moitié du XIe siècle, on trouve les premières moaxajas hébraïques – avec jarcha en arabe – à thème amoureux ; c’est Shlomoh ibn Gabirol qui paraît les avoir introduites dans la poésie religieuse. Les discussions sur le caractère et le mètre de la moaxaja sont interminables ; ce n’est pas le lieu de revenir sur le sujet. Nous admettons, cependant, avec les techniciens arabes qui l’ont décrite au Moyen Age, que la jarcha arabe ou en romance a une vie indépendante et qu’elle sert de base et de modèle pour toute moaxaja.

A propos du mètre et malgré les discussions aiguës qui se poursuivent, on peut dire qu’il s’adapte au schéma syllabique et rythmique de la jarcha ; il utilise pour cela un système avec syllabes brèves dans des positions déterminées qu’on peut définir comme un système quantitatif non classique pour le distinguer nettement des deux précédents ; ce serait le troisième grand système utilisé par la poésie hébraïque andalusi.

Autre thème d’actualité que nous ne ferons qu’évoquer ici, les contacts de cette poésie et de la poésie arabe.

Deux études récentes assez différentes méritent d’être signalées. La première est l’ouvrage de I. Levin, The Embroidered Coat. The Genres of Hebrew Secular Poetry in Spain (en hébreu), dont le tome I a paru en 1980 (Tel Aviv) et le second est sur le point de paraître. Le professeur Levin analyse les rapports entre les genres littéraires utilisés dans la poésie hébraïque profane de Sefarad et ceux utilisés par la poésie arabe classique.

Comprendre les lois internes ou les conventions de chacune est indispensable pour apprécier exactement le sens de la poésie hispano-hébraïque.

Dans une toute autre perspective, A. Schippers, dans Arabie Tradition & Hebrew Innovation. Arabie themes in Hebrew Andalusian Poetry, Amsterdam, 1988, se penche plus spécialement sur les thèmes et les motifs que la poésie hébraïque-andalusi emprunte à la littérature arabe. Son analyse porte sur l’œuvre des quatre grands poètes du siècle d’or et sur les genres bachique, amoureux, la nature, la guerre, l’élégie, etc.

Des problèmes généraux d’interprétation de la littérature médiévale ont été abordés, sous forme de programme de travail, il y a quelques années, par le professeur D. Pagis. On s’est parfois efforcé d’appliquer à ces textes les méthodes modernes d’analyse littéraire, sans recueillir encore une adhésion totale de la part des chercheurs.

L’un des genres dont la lecture et l’herméneutique ont suscité le plus de polémiques est le genre amoureux à propos duquel on a exprimé des points de vue très divers, caractéristiques de la façon dont les différents critiques abordent cette littérature : faut-il interpréter les expressions que l’on rencontre dans cette poésie comme reflets de sentiments personnels, qui s’adressent à des êtres aimés de l’un ou de l’autre sexe, ou s’agit-il d’une simple convention littéraire conforme aux modes de l’époque sans qu’on puisse en conclure quoi que ce soit sur le caractère ou les mœurs du poète? Cette seconde perspective est la plus probable, mais les spécialistes ne sont pas encore arrivés à s’entendre définitivement.

L’abondante bibliographie parue au cours des dernières décennies sur ces questions ou des questions semblables a été soigneusement analysée pendant très longtemps par le professeur H. Schirmann, suprême autorité en la matière depuis sa chaire de l’université hébraïque de Jérusalem. Très régulièrement depuis 1948 il a publié pendant trente ans dans la revue Qiryat Sepher des comptes rendus et des appréciations sur les travaux parus sous le titre « Recherches sur la poésie et le piyyut en… » Tout récemment a été édité un recueil de tous ces articles.

Y. David a continué d’une certaine manière cette perspective, en recensant les principales nouveautés de la décennie 1978-88 dans le Year Book 1988/9 de V Encyclopaedia Judaica.

Sans prétendre pousser trop loin dans des domaines non moins importants, on signalera la publication, au cours des dernières années, de deux petites vues d’ensemble de la littérature hébraïque médiévale : A. Navarro, Literatura hispanohebrea (siglos X-XIII). Panorâmica (Cordoue, 1988), et A. Sâenz-Badillos, Literatura Hebrea en la Esparia Medieval (Madrid, 1991). Malgré leurs dimensions réduites, on renverra à ces ouvrages pour plus de détails.Il nous suffira de donner ici une bibliographie de base.

III- Les langues des juifs d’al-Andalus

Les juifs d’al-Andalus se trouvaient au milieu du Xe siècle dans une typique situation de pluri-linguisme.

Dans la vie quotidienne, ils employaient l’arabe comme leurs concitoyens musulmans, mais l’hébreu était loin d’avoir disparu complètement. Il restait vivant dans la lecture de la Bible et dans la prière liturgique, il servait à l’occasion pour communiquer avec les juifs d’autres pays ou pour traiter de questions de droit juif dans la langue même de la Misnah. Parfois, quoique plus rarement, on employait aussi l’araméen.

La situation était très similaire dans tout l’empire islamique. Cependant, c’est dans al-Andalus qu’on fera revivre la vieille langue des ancêtres et où, en même temps, on s’efforcera avec le plus d’intensité de comprendre à fond les expressions les plus inusitées et obscures de l’Ecriture, par comparaison avec les langues les plus proches, l’hébreu misnaïque, l’arabe et l’araméen.

Derrière ce renouveau de l’hébreu, sensible surtout dans la poésie du siècle d’or, il y a toute une philosophie. Seadyah rappelait déjà, et Shlomoh ibn Gabirol le répétera, qu’il s’agit de la langue originelle, la langue de la création, celle qui sert aux anges à élever leurs prières à Dieu.

Et cependant ces linguistes regrettent que le peuple ait oublié une langue aussi belle. Il est vrai que, pour eux, la cause principale est l’exil qui a entraîné la perte presque totale de la langue ; le fait qu’elle ait survécu, même sous une forme partielle et très limitée, n’est qu’une preuve de la bienveillance divine.

Il n’y en a pas moins une sorte de trahison, d’abandon des valeurs propres, contre les plans divins : les juifs emploient d’autres langues, ils se sont laissé emporter surtout par une admiration démesurée pour l’arabe ; ils préfèrent l’esclave à la maîtresse.

Ce qui cause le plus de tristesse à ceux qui apprécient l’hébreu, c’est le peu d’estime que lui portent les fils du peuple juif eux-mêmes : ils l’ignorent et ils le jugent insuffisant pour leurs besoins, alors qu’en réalité « la langue sacrée est incomparable par la pureté des mots et la beauté des métaphores », comme dira al-Harizi.

Pour des penseurs comme Yehudah ha-Levi, on a oublié la langue, on a perdu une partie importante des formes et du lexique, si bien qu’il est difficile d’exprimer dans cette langue ce que d’autres peuples peuvent dire dans la leur.

Rendre à la langue sacrée la place qui devrait être la sienne dans la vie du peuple juif est une tâche urgente à laquelle participent également poètes et philologues d’al-Andalus.

Ils se demandent fréquemment : peut-on comparer la langue sacrée aux autres langues? Les réponses sont très variées. La plupart des philologues d’al-Andalus penchent nettement pour le comparatisme, comme l’avaient fait avant eux Seadyah et d’autres linguistes d’Afrique du Nord. La seule voix discordante est celle de Menahem ben Saruq et de ses disciples pour qui la sainteté de la langue sacrée interdit qu’on la mette au niveau des autres langues et qui se refusent par conséquent à vouloir interpréter les passages obscurs du texte hébreu en ayant recours à l’arabe ou à l’araméen. La langue sacrée, donnée par Dieu, doit s’expliquer par elle-même. Mais l’autorité des meilleurs philologues des Xe et XIe siècles fait pencher la balance en faveur du comparatisme linguistique.

Les poètes s’efforcent d’écrire leurs poèmes dans une langue le plus proche possible de celle de l’Ecriture.

Le plus représentatif des défenseurs de la pureté de la langue est sans doute le grenadin Mosheh ibn Ezra‘. Il estimait que, malgré l’intervention divine, la pauvreté de ce qui restait de la langue des anciens hébreux ne pouvait pas être compensée par un enrichissement libre qui utiliserait des procédés comme l’analogie pour compléter les formes verbales ou nominales qu’on pouvait trouver dans la Bible. Mais là non plus il n’y a pas de position uniforme.

On discute encore la légitimité de donner à la langue de la Misnah le même statut et les mêmes droits qu’à la langue de la Bible. Sur ce point aussi, on a une grande variété d’opinions, depuis ceux qui repoussent complètement tout écart par rapport à la langue de la Bible jusqu’à ceux qui procèdent en toute liberté ou même qui décident de rédiger leurs œuvres en hébreu misnaïque.

Pour des raisons purement pratiques, pour pouvoir atteindre plus facilement un nombre plus important de lecteurs ou pour pouvoir s’exprimer avec plus de nuances, les auteurs juifs décident d’écrire leurs grandes œuvres philosophiques et apologétiques, parfois aussi philologiques et juridiques, en arabe moyen, presque toujours en caractères hébreux : c’est ce qu’on appelle aujourd’hui le « judéo-arabe ».

L’étude des langues des juifs d’al-Andalus au Moyen Age n’a pas encore atteint le niveau qu’elle devrait avoir.

En ce qui concerne l’hébreu, on se heurte à une difficulté initiale, les grandes différences entre auteurs, entre écrits et même entre genres. Il n’existe pas une langue unique qui ait ses caractères spécifiques, un « hébreu médiéval » qu’on pourrait étudier comme on étudie, par exemple, l’hébreu de la Bible ou celui des rabbins.

Ce fait exige une analyse préalable et détaillée de chaque auteur, des composantes bibliques, rabbiniques ou médiévales, l’évaluation des calques arabes, des études de terminologie, etc. Ce travail, malgré quelques esquisses partielles, est encore à faire en grande partie. Il faudra attendre encore plusieurs années avant de pouvoir disposer d’une grammaire ou d’un dictionnaire appropriés aux textes médiévaux.

Etude réalisée par Angel Sâenz-Badillos

L’Espagne médiévale ne fut pas l’éden multiculturel qu’on croit

Entretien avec l’historien espagnol Serafín Fanjul

Professeur de littérature arabe et historien, Serafin Fanjul vient de publier une somme magistrale, Al-Andalus. L’invention d’un mythe (L’Artilleur, 2017). En développant une réflexion poussée sur l’identité nationale espagnole, il bat en brèche le mythe d’un paradis multiculturel mis en place par les huit siècles de domination musulmane.

Dans votre essai Al-Andalus. L’invention d’un mythe (L’Artilleur, 2017), vous déconstruisez l’image idyllique de l’Espagne musulmane que certains intellectuels espagnols ont construite a posteriori. En comparant certaines périodes d’Al-Andalus à l’Afrique du Sud sous l’Apartheid, ne commettez-vous pas un anachronisme?

Serafin Fanjul. Je n’établis pas un parallèle entre al-Andalus et l’apartheid sud-africain, je dis seulement qu’il y a une certaine similitude entre les deux. Et en vérité, cette similitude existe en raison de la séparation des communautés religieuses et raciales, des droits très supérieurs accordés aux musulmans et au-contraire des statuts inférieurs qu’avaient les membres des deux autres communautés. Il y avait aussi entre les musulmans des différences de degré de noblesse et de prééminence selon leur appartenance au groupe des berbères, des muladis (les chrétiens d’origine hispanique convertis à l’islam), des arabes « baladis » (les premiers à avoir pénétré dans la péninsule, en 711) et des arabes commandés par Baldj, arrivés en 740.

Dans al-Andalus, les personnes n’avaient de valeur et n’étaient des sujets de droit qu’en tant que membres d’une communauté et non pas en tant qu’individus.

La pierre de touche était évidemment les mariages mixtes. Il était impossible pour une musulmane de se marier avec un chrétien ou un juif, et il était même difficile pour une femme « arabe d’origine » de se marier avec un muladi (un chrétien converti à l’islam) en vertu du concept de Kafa’a (proportionnalité), et dans la mesure ou celle-ci était considérée comme ayant un sang de niveau supérieur.

Quand la domination politique et militaire a été inversée et que les musulmans sont devenus minoritaires, la situation a été maintenue mais cette fois au détriment de ces derniers.

Les textes écrits dans al-Andalus abondent en allusions discriminatoires et insultantes contre les chrétiens et les juifs.

Ces derniers se sont matérialisées, pour ne citer que quelques exemples, par la persécution antichrétienne du IXe siècle à Cordoue, par le pogrom de 1066 à Grenade, par les déportations de juifs au Maroc au XIIe siècle, ou par les fuites massives de chrétiens et de juifs vers l’Espagne chrétienne dès le IXe siècle.

Vous décrivez un choc des civilisations et d’un état de guerre quasi-permanents entre chrétiens, juifs et musulmans…

La première fois que j’ai lu l’expression « choc des civilisations » ce n’est pas sous la plume d’Huntington, mais dans l’œuvre majeure de Fernand Braudel La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, dont la publication remonte à 1949. Je crois interpréter correctement Braudel en affirmant pour ma part, en accord avec lui, que la langue nous égare en suggérant derrière le syntagme « choc des civilisations » l’idée de grandes confrontations guerrières.

Il ne s’agit pas du tout de cela, mais plutôt de confrontations quotidiennes à petite échelle, réitératives, dans la vie courante, entre des cosmogonies différentes, des notions de base, des conceptions du monde dissemblables, des morales civiques ou sexuelles, des concepts politiques élémentaires, mais qui sont déterminants dans la relation des êtres humains avec le pouvoir : la soumission totale ou l’exercice de droits et la conscience de posséder des droits. Et cela sans entrer dans des questions plus concrètes comme la position de la femme ou celle des minorités religieuses, qui heureusement ont été depuis longtemps dépassées en Europe, alors que dans les pays musulmans elles demeurent intactes ou suscitent des convulsions graves lorsqu’elles sont débattues.

Je n’ai jamais écrit qu’il y avait un état de guerre permanent dans la péninsule ibérique médiévale entre deux blocs antagoniques et irréductibles. Et cela parce que je sais parfaitement que cela n’a pas été le cas jusqu’à ce que la Reconquête se consolide comme grand projet national au XIIe et XIIIe siècles.

Je sais aussi, bien sûr, qu’il y a encore eu par la suite des alliances croisées avec des royaumes de taïfas musulmans, des interventions de troupes chrétiennes (même franques) ou musulmanes contre des princes chrétiens comme cela avait été le cas depuis le IXe siècle.

Le monde d’Averroès et Maimonide était-il si apocalyptique?

Je ne crois pas qu’il soit très heureux de citer Averroès et Maïmonide comme deux exemples de liberté de pensée et de confraternité des communautés dans al-Andalus.

Averroès était un néoplatonicien qui a été persécuté en tant que libre penseur par les Almohades. Quant au juif Maïmonide, il a été obligé de s’islamiser. Exilé au Maroc avec sa famille, il est allé ensuite en Égypte où il est retourné au judaïsme. Découvert et dénoncé par un habitant d’al-Andalus, il a été accusé d’apostasie et n’a pu finalement sauver sa vie que grâce à l’intervention du cadi Ayyad. Maïmonide expose bien sa position et son état d’esprit à l’égard des chrétiens et des musulmans dans son Épitre au Yémen.

Comment en arrivez-vous à justifier politiquement l’expulsion des juifs et des morisques (maures convertis au christianisme) de l’Espagne chrétienne?

J’essaie seulement d’expliquer ces événements. Nous ne pouvons pas nous limiter à voir les événements du passé comme bons ou mauvais, alors qu’ils sont tout simplement irréversibles. La seule chose que nous puissions faire, c’est de nous en rapprocher le plus honnêtement possible pour essayer de les comprendre. Et dans le cas ou notre bonne foi et notre volonté régénératrice sont sincères, il nous faut essayer de ne pas les répéter.

C’est malheureusement toute l’Europe médiévale qui s’est appliquée à marginaliser et persécuter les juifs, avec de fréquents massacres et des mises à sac de quartiers juifs.

Dans l’Espagne chrétienne, ce mouvement s’est produit plus tard. Si en 1212 les troupes castillanes d’Alphonse VIII ont protégé les juifs de Tolède contre les francs venus à cette occasion, en revanche, en 1348 et 1391, la situation était radicalement différente. Il y a eu alors une grande quantité de morts, d’exactions et de conversions forcées.

Les juifs convertis au christianisme et ceux qui avaient maintenu leur foi, après les tentatives de conversion massive des années 1408-1415, ont cependant coexisté tout au long du XVe siècle. Au début, les Rois catholiques ont essayé de faire en sorte que les juifs et les mudéjares (musulmans) demeurent sur les lieux où ils vivaient et conservent leurs fonctions. Ils dépendaient directement du roi, payaient un impôt spécial de capitation et recevaient en échange une protection face a la société, mais toujours avec l’idée qu’à long terme on parviendrait à les convertir.


Au XIIe et XIIIe siècles les communautés juives de l’Espagne chrétienne avaient augmenté considérablement alors que celles d’al-Andalus en étaient venues à disparaitre en raison de l’action des Almohades.

A la même époque, la persécution des juifs redoublait en Europe.

Cette attitude générale a fini par atteindre l’Espagne, stimulée par le fait que quelques juifs se livraient à l’usure et participaient au recouvrement des impôts, motifs qui irritaient les populations exploitées les plus pauvres et les incitaient à des réactions aussi brutales que totalement injustes. Jean Ier, en 1390, et Isabelle Ière, en 1477, avaient dû freiner les ardeurs belliqueuses des membres les plus exaltés du clergé.

Quelle était la situation des sujets juifs du royaume catholique de Castille?

À la veille de l’expulsion de 1492, il y avait environ cent mille juifs dans la couronne de Castille et une vingtaine de mille en Aragon. Une minorité était riche, mais la majorité ne l’était pas (il s’agissait d’agriculteurs, d’éleveurs, d’horticulteurs, d’artisans du textile, du cuir et des métaux).

La protection dans les terres des seigneurs de la noblesse était plus directe et plus efficace que celle du domaine royal. Les juifs y exerçaient des professions libérales comme la médecine en dépit des interdits.

Parmi les juifs proches des Rois catholiques il y avait notamment Abraham Seneor, grand rabbin de Castille, Mayr Melamed, Isaac Abravanel, Abraham et Vidal Bienveniste.

L’attitude des Rois catholiques n’était pas antijuive mais elle ne contribua pas non plus à éliminer l’hostilité populaire ni à contredire les arguments doctrinaux contre les juifs.

Le plus grand connaisseur actuel de l’Espagne des Rois catholiques, Miguel Ángel Ladero Quesada, écarte les motifs économiques pour expliquer l’expulsion (qui était en fait plutôt préjudiciable pour les revenus de la Couronne). Il l’attribue plutôt à la volonté de résoudre le problème des convertis judaïsant, problème qui avait déjà justifié l’établissement de la nouvelle inquisition en 1478.

On croyait alors que les juifs, par leur seule présence et en raison des liens familiaux qui les unissaient avec de nombreux convertis, contribuaient à empêcher l’assimilation ou l’absorption. D’autre part, comme les juifs n’étaient pas chrétiens, ils ne pouvaient pas faire l’objet d’enquêtes de la part de l’Inquisition.

Le climat d’euphorie de la chrétienté triomphante après la prise de Grenade en 1492, aida les inquisiteurs à convaincre les Rois catholiques de la nécessité de l’expulsion. D’autant qu’à cette époque de plein affermissement du pouvoir royal, une idée se répandait de plus en plus: celle selon laquelle seule l’homogénéité de la foi pouvait garantir la cohésion du corps social, indispensable au bon fonctionnement de la monarchie.

Nous savons aujourd’hui que ces idées étaient injustes et erronées, mais elles avaient alors cours dans toute l’Europe. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler l’antisémitisme féroce de Luther, la persécution des huguenots, des protestants en Espagne, en Italie et en France, ou des catholiques dans les différents pays d’Europe du nord au cours des siècles suivants.

Quant aux musulmans, je crois savoir qu’ils n’ont pas été épargnés par l’Espagne catholique…


La politique de la Couronne envers les musulmans a été erratique et souvent contradictoire. Les mudéjares (musulmans sous la domination des chrétiens) avaient subsisté depuis le XIIIe siècle bien qu’en nombre décroissant. L’expulsion comme châtiment pour rébellion (1264) à Niebla et Murcie, l’exil volontaire pour ne pas être soumis au pouvoir chrétien et l’attraction qu’exerçait le royaume de Grenade, avaient finalement vidé l’Andalousie occidentale de ses musulmans.

Après la prise de Grenade, les mudéjares ont été autorisés à émigrer ou à rester en conservant leur religion, mais en 1498 les pressions pour qu’ils se convertissent ont été tellement fortes qu’elles ont provoqué la rébellion des Alpujarras (1499-1502) avec pour conséquence le décret de baptême forcé ou l’expulsion.

La fuite volontaire et clandestine de morisques s’est ensuite accrue en raison des fatwas et des exhortations des jurisconsultes musulmans (al-Wansharisi, ibn Yuma’a) qui condamnaient la permanence en territoire chrétien pour ne pas s’exposer au danger de perdre la foi et de finir christianisé.

En 1526, une nouvelle rébellion de morisques (crypto-musulmans officiellement chrétiens) a éclaté dans la Sierra d’Espadan et l’explosion finale, le grand soulèvement de Grenade, Almeria et Malaga, s’est produit en 1568. Dès le début du XVIe siècle, il a été interdit aux morisques de quitter l’Espagne en raison des effets négatifs que cela pouvait avoir sur les caisses de la Couronne. Il leur a été également interdit de s’approcher des côtes à moins de dix kilomètres pour éviter leur fuite ou les empêcher de collaborer activement avec les pirates barbaresques et turcs qui dévastaient le littoral espagnol.

Et la population catholique, était-elle aussi hostile que la Couronne aux ex-musulmans devenus morisques?

L’hostilité de la population chrétienne à l’égard des morisques n’a fait qu’augmenter au cours des événements. Elle a culminé avec la prise de conscience de leur refus de s’intégrer dans la société majoritaire. A nouveau, le peuple et le bas clergé ont exacerbé leur antipathie pour les morisques, ce qui en retour a renforcé la haine et le rejet par ces derniers de la majorité dominante, un cercle vicieux qui ne pouvait être rompu que par le maillon le plus faible, en dépit des opinions contraires des autorités politiques les plus hautes, de la noblesse de certaines régions (qui avait des travailleurs morisques comme en Aragon et à Valence), voire du roi lui-même.

Entre 1609 et 1614, environ trois cent mille morisques qui ont quitté l’Espagne surtout en direction du nord de l’Afrique.


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