Le christianisme

La Doctrine des Nazaréens – Comment naquit le Christianisme chapitre 4

Les 28 chapitres de l’oeuvre d’André Wautier sur les débuts du Christianisme. Un monument intense d’érudition, et la source de multiples polémiques.

CHAPITRE 4 : La Doctrine des Nazaréens

La Doctrine des Nazaréens. Les premiers textes évangéliques.

Entre temps, la nécessité était bientôt apparue de mettre par écrit l’enseignement du rabbi nazaréen Jésus. Ce fut Matthieu Lévi qui s’en chargea. Il avait été publicain, c’est à dire percepteur de taxes : il savait donc lire et écrire, et parmi les compagnons de Jésus, gens pauvres et simples pour la plupart, il était probablement même le seul à posséder quelque instruction. C’est donc lui qui entreprit, tout naturellement, de consigner par écrit les principaux faits de la vie de leur maître et l’essentiel de la doctrine qu’il avait prêchée.

L’opinion la plus répandue est qu’il doit l’avoir fait en araméen, langue que parlaient le Nazaréen et ses disciples, y compris lui-même, bien qu’il sût aussi au moins un peu l’hébreu (1), mais des travaux récents ont établi que ce fut probablement en hébreu, comme l’avaient d’ailleurs affirmé plusieurs Pères de l’Eglise.

On ne possède malheureusement pas de version complète de ce tout premier « évangile ». On n’en connaît qu’un certain nombre de passages, cités par différents Pères, tels que Clément d’Alexandrie, Origène, Eusèbe de Césarée, Epiphane de Salamine, Jérôme, etc… On ne peut d’ailleurs même pas lui donner le nom d’ “évangile » au sens strict, puisque ce dernier mot vient du grec (eu aggelion: bon message, bonne nouvelle) et puisque le texte de Matthieu ne fut pas écrit en cette langue, au moins en sa version originale. Comme il est donc impropre de l’appeler « évangile”, on donnera à l’oeuvre de Matthieu, telle qu’elle se présentait en son état primitif, le nom de « Doctrine », nom que portent, on le verra plus loin, divers textes qui en constituent des fragments ou qui sont issus de lui.

Jésus avait été appelé Nazaréen ou Nazarénien, et les disciples, ou tout au moins un groupe important d’entre eux, ayant repris ce nom pour se désigner eux-mêmes (2), il paraît raisonnable de donner à ce tout premier texte « évangélique » l’appellation de Doctrine des Nazaréens. Ce texte fut être souvent recopié et traduit, comme l’atteste notamment Papias, lequel, selon ce que rapporte Eusèbe de Césarée dans son “Histoire de l’Eglise », écrivit que « Matthieu réunit les dits du Seigneur en langue hébraïque et chacun les interpréta selon ses moyens ».

Il a, de ce fait, existé en plusieurs versions différentes, non seulement d’ailleurs en grec, mais encore en syriaque, en copte, en latin et en d’autres langues, et c’est pourquoi il est connu sous différents titres: Evangiles des Hébreux, des Nazaréens, des Ébionite, etc… Dans un article publié dans le numéro de juillet-août 1928 de l’Expository Times et dans le chapitre XIII de son ouvrage déjà plusieurs fois cité Beyond the Gospels, Roderic Dunkerley a montré que tous les fragments connus de ces textes sont bien des variantes d’un seul et même original.

Est parfois aussi mentionné l’évangile dit « des douze apôtres » (3) comme dérivant de l’oeuvre de Matthieu Lévi, mais un des fragments connus de cet évangile se présente comme l’oeuvre, non de Matthieu, ni d’aucun autre des disciples de Jésus le Nazaréen, mais d’un certain Gamaliel…

De plus, plusieurs fragments de cette oeuvre contiennent des détails qui ne figurent pas dans les Evangiles synoptiques, lesquels sont tous trois au moins partiellement dérivés du texte primitif de Matthieu, et on ne voit pas pourquoi la version canonique de l’Evangile selon Matthieu aurait omis ces détails. L’évangile des douze apôtres paraît bien plutôt être une compilation des quatre Evangiles traditionnels (mais sans doute selon des versions antérieures à leurs versions canoniques) et de quelques autres sources qui lui sont propres. Certains des fragments connus de la version copte de cet évangile contiennent même des passages de tendance nettement gnostique, très probablement étrangers à la « Doctrine » de Matthieu. Cet évangile doit donc être un texte relativement tardif, composé sans doute à peu près à la même époque que la version canonique des quatre Evangiles reçus par l’Église, c’est à dire dans la deuxième moitié du IIe siècle (4).

En revanche, les Acta Pilati, encore appelés évangile selon Nicodème, dérivent très probablement, eux aussi, au moins en partie, de l’oeuvre de Matthieu Lévi, car leur rédacteur, le juif Aeneas, converti au christianisme sous Théodose, expose dans la préface avoir notamment, pour écrire son livre, utilisé des textes que des juifs avaient « publiés sous Ponce Pilate » et « qu’ils ont laissé en hébreu par la volonté de leur Seigneur Jésus » : il ne peut s’agir que de l’oeuvre de Matthieu Lévi (qui pourrait donc même être datée d’avant le rappel de Pilate en 37) . Toutefois, cette oeuvre ne raconte que le procès de Jésus devant Pilate, sa mort, sa résurrection et les enquêtes qui auraient été faites au sujet de celle-ci. Et le récit du procès est plus proche du IVe Evangile que des synoptiques… On connaît encore un assez long fragment grec qui semble provenir d’une traduction, au moins partielle, de l’oeuvre primitive de Matthieu, appelée la Didachè. Ce texte paraît dater de l’an 70 environ (5).

Il en existe un abrégé en latin, qu’on appelle la Doctrina et qui, selon Edgard Goodspead, doit dater de l’an 100. On en connaît enfin aussi une version partielle en syriaque, à laquelle est donné le nom de Didascalie. Comme déjà dit au chapitre II, l’enseignement qui se dégage de tous ces textes fragmentaires ou résumés est un idéal de douceur, de non-violence, de pauvreté volontaire, d’amour du prochain, de fraternité universelle. On retrouve notamment dans la Doctrina la fameuse règle morale que Jésus considérait, après Hillel, comme primordiale:

« Voici la voie de la Vie: premièrement, tu aimeras le Dieu éternel qui t’a fait ; deuxièmement, tu aimeras ton prochain comme toi-même. Et tu ne feras à aucun homme ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. »


Dans ces textes, Jésus n’apparaît pas comme le Messie national qui devait délivrer son peuple de la servitude (encore que, comme dans certains passages des Evangiles canoniques, il est parfois dit qu’on voulut le faire roi) et la Doctrina ignore sa crucifixion, mais il y est présenté comme « fils de l’homme ». Cette dernière expression revient souvent aussi, on le sait, dans les Evangiles canoniques , mais elle n’y est pas explicitée et les exégètes ne sont guère d’accord sur le sens qu’il y a lieu de lui donner dans les écrits néo-testamentaires (6).

Elle est, en fait, reprise à la littérature apocalyptique de l’Ancien Testament, où elle figure notamment dans les livres d’Ezéquiel, de Daniel et d’Henoch (7).

Le  » fils de l’homme » y apparaît comme une émanation du Très-Haut ou du Souverain Maître des esprits, expressions qui désignent évidemment le Dieu unique.

Il doit  » faire disparaître de la surface de la Terre les pécheurs et ceux qui ont séduit le monde » (Hénoch LXIX, 27), cependant que les justes, « par son nom, seront sauvés » (Hen. LI, 11). Enfin, « sa domination est éternelle, elle ne passera pas et son règne ne sera jamais détruit » (Daniel VII~ 13).

Cela correspond à ce que finiront par professer les adeptes de Jésus le Nazaréen lorsqu’ils l’assimileront au messie universel qui devait revenir un jour en pleine gloire pour régner sur la Terre entière (8).

L’Homme dont Jésus est ainsi présenté comme étant le fils paraît bien être l’Homme primordial, l’Adam Cadmon de certaines sectes juives, esséniennes et cabbalistes notamment, qui l’avaient d’ailleurs repris de l’hermétisme égyptien.

Il en sera aussi question dans l’épître aux Hébreux. C’est de lui, semble-t-il, que Dosithée avait annoncé la venue prochaine, tantôt sous cette appellation, tantôt sous celle de Paraclet. Les disciples de Jésus le Nazaréen prétendront après la mort de Jean que c’était de leur maître qu’il s’agissait, lequel devait revenir en gloire pour procéder au grand Jugement universel annoncé par les prophètes hébreux. C’est là notamment l’origine de croyances comme celles de la double parousie et du millénarisme (9).


A l’appui de ces thèses, certains auteurs chrétiens ont fait observer que la valeur numérique du Bar Enosh (fils d’Homme) d’un des passages de Daniel écrits en araméen (VII 13) est de 58 en guématrie dite « de position », c’est à dire celle qui attribue comme valeur à chaque lettre de l’alphabet sémitique son rang dans celui-ci, et que la valeur, dans le même système, de Iéhoshouo est également 58 .

Mais Iéhoshouo, c’est le nom hébreu de Josué, non de Jésus, dont le nom hébreu est éshouo, (parfois encore raccourci en iéshou), forme abrégée, il est vrai, de Iéhoshouo. Et d’ailleurs, selon la Cabale, le Messie ne s’appellera pas Iéhoshouo, ni éshouo, ni Iéshou, mais David (Zohar I, 82 b), et la valeur numérique de David, c’est de toute façon 24, en guématrie de position comme en guématrie traditionnelle.

A plusieurs reprises enfin, Jésus est, dans la Doctrine nazaréenne, présenté comme le fils de l’Esprit saint, autre notion qui revient couramment dans la littérature israélite de la période hellénistique. C’est le cas notamment dans deux des versions du baptême de Jésus par Jean, lesquelles figurent, l’une dans l’évangile selon les Hébreux, l’autre dans l’évangile des Ébionite.

Le premier de ces deux textes surtout est intéressant :

« Voici, la mère du Seigneur et ses frères lui dirent: Jean le Baptiseur immerge pour la rémission des péchés : allons et faisons nous immerger par lui. Mais il leur dit: En quoi ai-je péché pour aller me faire immerger par lui ? A moins que peut-être mes paroles mêmes ne soient ignorance…  » (…) Et il arriva que, lorsque le Seigneur fut sorti de l’eau, toute la source de l’Esprit saint descendit sur lui et lui dit: Mon fils, je t’ai attendu en tous les prophètes, afin que tu viennes et que je puisse reposer en toi. Car tu es mon repos: tu es mon fils premier-né qui règnes pour toujours. »

La version ébionite ajoute:



« Et aussitôt une grande lumière se fit en ce lieu. Lorsque Jean la vit, il lui dit: qui es tu, seigneur ? Et, de nouveau, il y eut une voix du ciel qui dit: Voici mon fils bien-aimé dont je suis bien satisfait. Alors, Jean se jeta à ses pieds et dit : Je t’implore. seigneur. immerge moi. Mais Jésus l’en dissuada, disant : Accepte cela, car il faut qu’ainsi toutes choses s’accomplissent.”

Comme on le voit, dans ces textes, Jean est nettement subordonné à Jésus, auquel est donné le premier rôle. Jean notamment avait annoncé le triomphe de la Lumière. Or, c’est pour Jésus, appelé dans l’évangile des Hébreux le Seigneur, que la lumière aurait brillé au moment de son baptême par Jean. Ni cela, ni l’assimilation de Jésus au Fils de l’Homme n’était évidemment pour plaire à ceux qui étaient restés fidèles à la mémoire de Dosithée.


Déjà, du vivant même de ce dernier, Jésus le Nazaréen s’était mis à prêcher pour son propre compte et, ayant repris certains thèmes de la prédication de Jean, des frictions s’étaient produites. Mais, quand les disciples de Jésus voulurent le placer au dessus de Jean, les fidèles de ce dernier réagirent. Ils écrivirent à leur tour une « Bonne Nouvelle », qui est à l’origine de l’actuel IVe Evangile.

Peut-être ce texte fut il l’oeuvre d’un membre de la secte de Coumrâne, avec laquelle Jean paraît bien avoir été en contact et parmi laquelle il fit probablement des disciples. Mais il est possible aussi que cet évangile johannite primitif ait eu pour rédacteur un « helléniste », c’est à dire un israélite parlant le grec ou vivant à la manière des grecs (10).

On en a retrouvé des fragments, dont le texte se retrouve au chapitre XIX du Jean canonique et qui dateraient d’avant l’an 50 (11). Il est remarquable en tout cas que la plupart des disciples connus du Baptiseur portaient des noms grecs; lui-même prit le nom de Dosithéos et il est certain que l’idéal universel qu’impliquait sa doctrine morale dut lui assurer des fidèles, non seulement parmi les juifs, mais encore parmi les autres peuples hellénisés. Si c’est un helléniste qui est l’auteur du premier texte relatant la doctrine de Jean l »Immergeur et que ce texte ait été écrit en grec, le nom d’évangile pourrait lui convenir. Il serait même le tout premier à pouvoir le porter légitimement.

D’autre part, il est probable que Matthieu écrivit aussi, plus tard, des « Actes des Apôtres » (12), d’où est tirée notamment, au moins en partie, la première moitié de la version actuelle du livre canonique connu sous ce nom et attribué en entier à Luc, alors que ce dernier ne peut être l’auteur que du document sur lequel est basée la deuxième moitié de ce livre, celle où sont relatés les voyages de l’apôtre Paul, dont il avait été le principal disciple.

Plus tard encore, un autre nazaréen, nommé Jean ou Marc, écrira en grec, à l’intention de la communauté de Rome (à moins que ce ne soit en latin, comme l’affirme le Liber Pontificalis et comme cela paraît résulter en effet de divers éléments (13), un résumé de la Doctrina rédigée par Matthieu et prêchée en Italie par Symeon Pierre. C’est cette oeuvre qui devait fournir l’essentiel du livre connu actuellement sous le nom d’Evangile selon saint Marc. On en reparlera plus loin, aux chapitres X et XXI. …

Notes:

1) Voy. not. l’étude d’Adrien BERNELLE dans Vie et Langage, Paris, mai 1963, p. 226.

2) Dans le Coran également, les fidèles de Jésus sont appelés « nazaréens » (nazârâ: v. not. III 67, XXII 17…)

3) Il ne faut pas confondre l’évangile dit « des douze apôtres » avec les Testaments des douze patriarches, textes apocryphes se rattachant à l’Ancien Testament et datant probablement du IIe siècle avant notre ère, qui présentent certains caractères esséniens, mais dont le texte paraît avoir, comme tant d’autres, été retouché par des chrétiens. Voy. à leur sujet Louis ROUGIER, « La genèse des dogmes chrétiens », A.Michel, Paris, 1972, p. 118.

4) V. plus loin, chapitre XXV

5) Sur la Didachè, v. not. Alfred LOISY, « La Naissance du Christianisme » (Nourry, Paris,19~3), pp. 405 & s.

6) Voy. les études à ce sujet de Jean TORRIS dans Méta, Paris, n° 3, octobre 1973, p89, et n° 6, mai 1974, p. 37. V. aussi Rudolf AUGSTEIN, « Jésus, fils de l’Homme » (Gallimard, 1975), pp. 64 & s.

7) Voy. Paul-Louis COUCHOUD, « Histoire de Jésus » (P.U.F., Paris, 1944), pp. 16-29.

8) Voy. Louis ROUGIER, op. cit., pp. 35-36 et 78-82; Albert SCHWEIZER, « Le secret historique de la vie de Jésus” (A.Michel, Paris,1961), pp.155-156, 186 & s.

9) V. à ce sujet Louis ROUGIER, op. cit., pp. 287-295, et ci-après, chap. XIV, p. 169.

10) C’est l’hypothèse que formule Oscar CULLMANN, « Secte de Qumrân, Hellénistes des Actes et Quatrième Evangile », dans Les Manuscrits de la Mer Morte, Colloque de Strasbourg, mai 1955 (P.U.F., Paris, 1957).

11) voy.Jacques d’ ARES, “Encyclopédie de l’ésotérisme. 3. Les avatars du Christianisme » (Delarge, Paris, 1975), p. 88. Cf. Georges ORY, « Interpolations du Nouveau Testament. I. Les Épîtres » (Cahiers du Cercle E.Renan, Paris, n° 28, 1960), p.4.

12) Il doit s’agir du texte dont Épiphane de Salamine signala l’existence (Panarion XXX), mais qui est malheureusement perdu totalement, lui aussi.

13) Voy. Prosper ALFARIC, « La plus ancienne vie de Jésus: l’ évangile selon Marc » (Rieder, Paris, 1929), pp. 52-57; Paul-Louis COUCHOUD, « Histoire de Jésus » (P.U.F., Paris, 1944), p. 202. V. aussi plus haut, p. 25.

A suivre ….


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