Chemins de l’exil séfarade en Méditerranée aux XVIe et XVIIe siècles
Le rôle central de Gênes dans l’exil des juifs d’Espagne a été minimisé. Les chemins de l’exil séfarade furent en grande partie ceux des marchands de la thalassocratie Ligure et de ses comptoirs. Cette réalité occultée permet de mieux comprendre l’histoire souterraine des juifs en Corse et l’apport de juifs à la naissance de la globalisation moderne.
Les chemins de l’émigration juive séfarade et les destinations se superposent parfaitement avec les chemins commerciaux et bancaires génois en méditerranée aux cours du XVIè siècle (voir cartes), ce « siècle de Gênes » qui est aussi celui du premier exode de masse juif depuis la chute du Temple de Jérusalem en l’an 70.
Ainsi Gênes qui règne sur la méditerranée en 1492 et durant tout le XVIe siècle devient la premier Hub trafic à destination de ses comptoirs avant que Livourne ne prenne la relève au XVIIè siècle.
Joseph Ha-Cohen né à Avignon en 1496 d’une famille originaire venue de Huete en espagne après l’expulsion de 1492 et mort à Gênes en 1575. Il décrit la tragédie de l’expulsion des juifs d’Espagne dans La Vallée des Pleurs (1560). Il souligne la place de la capitale Ligure et de ses marins dans ce drame :
« Tous les exilés de Jérusalem en Espagne quittèrent cette contrée maudite le cinquième mois de l’année 5252, c’est-à-dire en 1492, et de là se dispersèrent aux quatre coins de la terre. Les juifs s’en allèrent où le vent les poussa, en Afrique, en Asie, en Grèce et en Turquie. D’accablantes souffrances et des douleurs aiguës les assaillirent, les marins génois les maltraitèrent. Des créatures infortunées mouraient de désespoir pendant leur route : les musulmans en éventrèrent pour extraire de leurs entrailles l’or qu’elles avaient avalé pour le cacher. Il y en eut qui furent consumées par la peste et par la faim. D’autres furent débarquées nues par le capitaine du vaisseau dans des îles désertes. D’autres encore vendues comme esclaves dans le port de Gènes et les villes soumises à son obéissance. »
L’expulsion
Dés 1481 à Séville, des milliers de nouveaux chrétiens sont jugés, leurs biens confisqués ou brûlés pour hérésie et l’expulsion partielle des juifs d’Andalousie est ordonnée en 1483.
Plusieurs faits expliquent cela. Un antisémitisme populaire bien enraciné qui conduit à des pogrom réguliers face aux juifs, la naissance de l’Inquisition qui a peur que les conversos, convertis au christianisme ne redeviennent juifs. La prise de Grenade en 1492 qui galvanise les souverains d’Espagne, la folie religieuse de l’Eglise espagnole dont Torquémada le confesseur des souverains sera l’instrument, le calcul politique enfin, finit de convaincre de Ferdinand dont Nicolas de Machiavel décrit la capacité de manipulation des masses avec admiration.
Les juifs n’ont plus d’existence légale en Espagne à partir du 31 juillet 1492 et du 5 décembre 1596 au Portugal.
Entre 80 000 et 300 000 environ selon les estimations quittent alors la péninsule ibérique vers l’Afrique du nord et l’Empire Ottoman via l’Italie. Ceux qui restent clandestinement en Espagne et au Portugal se convertissent au christianisme et deviennent des marranes (« cochon » en vieux castillan), c’est à dire des juifs sous le manteau. Beaucoup fuient au Portugal ou émigrent alors clandestinement vers l’Italie et l’empire Ottoman entre le 16eme et la fin du 18ème siècle.
On rattrape les conversos douteux par les règles de « pureté du sang » (limpieza de sangre) édictées à Tolède à partir de 1547.
Au début du XVIè siècle ces judaïsant traqués, enfermés lors d’un procès uniquement à charge, torturés puis brulés par l’Inquisition (ou garottés s’ils se convertissent au christianisme sur le bucher) se trouvent en vieille Castille. Ils allument les bougies de Shabbat, font semblant de travailler ce jour, ne mangent pas de cochon, fêtent Kippour et vénèrent Sainte Esther la juive « cachée » comme son nom l’indique en hébreu.
Un judaïsme qui s’appauvrit au fur et à mesure des générations qui passent. Le bricolage religieux de pratiques crypto-juives et toutes les hybridations sont alors possibles. Après 1580 des conversos portugais s’installent en Espagne pour fuir la péninsule ibérique clandestinement ou ne pas être repérés.
En 1497 les juifs portugais (venus d’Espagne et locaux), 10% de la population du Royaume, sont convertis de force et une loi du 30 mai 1497 les mets à l’abri de poursuite.
Ces « Nouveaux chrétiens » notoirement juifs sont pris en haine par les vieux chrétiens.
En 1506 à Lisbonne ils subissent la haine populaire. En 1536 l’Inquisition siège au Portugal. 1987 procès pour judaïsme à Lisbonne entre 1548 et 1594. 3837 à Coimbre entre 1567 et 1631… les départs clandestins des « Nouveaux chrétiens » s’accélèrent… jusqu’au XVIIIe siècle !
Les alliances de familles, la pression permanente de l’Inquisition les accusations de judaïser pour discréditer un concurrent se multiplient en Espagne entre 1391 et jusqu’en 1550 environ, les conversos ou « marranes » ayant choisi le baptême à l’exil s’intègrent dans la société…
En chassant les juifs, l’Espagne a sans le prévoir été envahie par des crypto-juifs qui une génération après l’expulsion tiennent tous les postes de commande…
La papauté a beau se plaindre du racisme antithéologique des limpieza de sangre (le baptême est censé tout effacer et créer un homme neuf selon la théologie catholique), elle ne s’opposera pas réellement de fait à ce délire religieux et poursuivra les juifs et conversos en Italie poussant les bourgeois des villes à créer les ghettos pour séparer les juifs des chrétiens.
On est donc face à une réalité logistique car à l’époque les chemins des marchands, des pèlerins, des expulsés ou fugitifs sont les mêmes.
La République de Gênes arme les bateaux, les assure, et commerce avec tous les ports de Méditerranée et jusqu’en mer Noire et à Anvers, via des comptoirs marchands.
Elle possède la Corse via sa banque publique qui se confond avec les grandes familles de Gênes. Les chemins des marchands deviendront ceux des fugitifs.
Chemins commerciaux en Méditerranée au XVIè siècle
«Pour Braudel, le monde méditerranéen ne peut exister en dehors de la circulation des personnes qui, au fil des siècles, sillonnèrent la mer en quête de profits, d’aventure ou de sécurité ».
On connait grâce à ses travaux (La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II) s’appuyant sur la traduction des lettres des marchands les routes de commerce en Méditerranée aux XVIe et XVIIe siècles.
On se trouve alors face à des communautés de marchands aux réseaux complexes et hiérarchisés : des grands donneurs d’ordres banquiers et assureurs jusqu’aux colporteurs.
Pour Fernand Braudel, ce système s’applique non seulement aux marchands italiens – Lucquois, Florentins, Génois –, organisés en colonies, mais aussi aux Chinois, Japonais et Indiens dans l’Océan Indien (en 1498 Vasco de Gama arrive à Calicut).
Ces communautés de grand commerce international commercent entre elles : des Juifs de Livourne peuvent commercer avec des Italiens de Lisbonne et des hindous de Goa.
Cette trame des échanges commerciaux structure les routes d’exil des séfarades vers Gênes et la Corse, le royaume de Naples, la Turquie, la Tunisie, l’Egypte…
Le rôle des juifs en Méditerranée
Dans ce contexte les juifs jouent un rôle très particulier. L’Eglise interdit de « faire travailler l’argent » à intérêt si on est chrétien au nom du principe que le temps n’appartient qu’à Dieu.
Les juifs jouent donc le seul rôle que leur a laissé l’Eglise, celui de banquiers : prêt à intérêt, change (il fait échanger ducats Livre génoise, etc…), titres (la lettre de change évite de transporter de l’or sur des mers infestées de pirates), compensation (entre comptoirs et familles amies), assurance.
Tous les juifs, des plus grands aux plus modestes prêtent à leur entourage… au point que le mot « arnaque » vienne de l’hébreu (un « portefeuille » en hébreu).
Il est assez facile quand on commence à leur devoir de l’argent de les éliminer. Ce qui explique en grande partie l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492.
Elie de Pesaro, un marchand juif, nous donne un tableau très détaillé des modalités d’embarquement et de douane à Venise (1563) et décrit le marché financier à Chypre :
« On ne prête pas à qui n’offre pas un gage sûr… Lorsque le gage est en or ou en argent, on prend 20 %. S’il s’agit de laine, de lin, de soie, de marchandises ou d’autre chose, le taux est de 25 %… Le prêteur doit tenir un registre où il décrit les gages. Il l’apporte au juge qui y appose le sceau du royaume. A ce moment on considère qu’il y a vraiment un contrat. Lorsque les Chrétiens voient qu’un Juif vient s’installer ici, ils lui demandent s’il vient pour prêter à intérêt. Ils le comblent de marques d’amitié s’il répond : « oui ». Il n’y a pas lieu de craindre un mauvais accueil de la part d’autres prêteurs juifs, soucieux de limiter la concurrence. En vérité, on prête ici 50 000 pièces d’or tous les six mois. »
Les marchands juifs sont aussi négociants. « Un grand mouvement de capitaux et d’hommes existe, qui profite essentiellement à la zone turque. S’il est vrai que de nombreux Juifs espagnols ou portugais se sont dirigés vers l’Orient à la suite des expulsions de 1492 et de 1496, il n’en reste pas moins vrai que des Juifs originaires de communautés moins exposées se sont joints à ce mouvement pour des raisons purement économiques. Cela a été le cas pour les Juifs italiens en particulier.
Bien sûr, coté chrétien, on contourne les interdits sous le regard bienveillant de l’Eglise qui finance… ses croisades.
L’assurance est interdite à Gênes ? pas de problème… les Médicis assurent les bateaux génois. L’usure (prêt à intérêt) est interdite aux chrétiens? Il suffit d’emprunter dans une monnaie et de rembourser dans une autre… etc…
Gênes
Gênes domine le siglo de oro et la Méditerranée. Le Thalassocratie ne recherche pas l’annexion ou la conquête de territoires à proprement parler, mais des ports (comptoirs) pour assurer des escales à ses marchands.
L’Ufficio di San Giorgio, le nom officiel étant Casa delle Compere di San Giorgio, fondé en 1407 est la première banque mondialisée.
A partir de 1453, la République remit la gestion de la Corse, des territoires de Crimée (Gazaria), et d’un certain nombre d’autres possessions aux personnels de la banque.
Comme le montre Luca Parisoli à propos de la banca di san Giorgio : « Cette autorité de régulation gère tout simplement la totalité de la dette publique de Gênes à la place de l’assemblée politique élue et du gouvernement de cette ville. La Casa di San Giorgio se consacre au bien et au salut commun car elle ne représente pas l’âme la plus féodale et guerrière de la ville : l’intérêt commun est celui de l’accomplissement de la richesse capitaliste dans la ville de Gênes. »…
« A Venise il existe une banque surpuissante primant sur les autres, mais la dette publique n’est pas gérée par elle ; il n’y a que dans la Gênes du XVe siècle que la dette publique est gérée par le biais de citoyens chargé de la gestion des ‘obligations d’Etat’ émises par la Casa di San Giorgio. » (source : La « Casa di San Giorgio », une autorité de régulation dans les villes communales médiévales italiennes).
C’est cette particularité qui va conduire la banque à gérer directement la Corse. A Gênes c’est le commerce et l’économie qui gouvernent intimement liés à l’Etat. La vie politique à Gênes est le reflet de la vie économique et non l’inverse. (Comme l’a montré Jacques Heers, dans : Gênes au XVe siècle. Activité économique et problèmes sociaux, Paris 1961).
Pour Gênes, dont l’économie marchande était orientée vers le grand trafic international, le blé approvisionné de Sicile, de Provence et dans une moindre mesure de Corse était critique (en réalité Gênes y espérait surtout un compte nulle et une position militaire stratégique de défense par rapport aux turcs). Une flotte spécialisée était affectée au transport des grains.
Ce premier capitalisme dans une ville de 85 000 habitants au XVe siècle l’approvisionnement constant en blé évite les disettes.
Gênes, après 1492 fut donc la première destination des juifs qui fuyaient l’Espagne et la Portugal, vers l’Italie, pauvres ou dépouillés en route.
Ils étaient « plusieurs milliers » de juifs selon les chroniqueurs de l’époque à débarquer à Gênes, ils devaient y porter le badge jaune sous peine d’être envoyés aux galères et quitter la ville faute de sauf-conduits.
On ouvrit donc pour ces marranes dans la misère un « Ufficio per gli Ebrei », un bureau pour les juifs. (voir mon article sur l’arrivée des juifs à Gênes[7])
On a longtemps cru au vu de tous les documents d’autorisations temporaires de séjour à Gênes pour les juifs, de l’obligation du port du badge jaune à partir de 1501 qui apparaît dans de multiples archives, que les juifs étaient seulement tolérés momentanément à Gênes. On sait maintenant que les juifs étaient bienvenus à Gênes mais sous cape (pour fuir l’Inquisition) et présents partout où se trouvaient des comptoirs génois en Orient, la Banca di San Giorgio détenait des établissements dans chacun de ces comptoirs :
A Constantinople dans le quartier-faubourg de Pera peuplé de Grecs et de Juifs que Michel VIII Paléologue cède à Gênes en 1267. David Jacoby a montré que ce quartier juif jusque-là obscur n’émerge qu’aux XIVè et XVe siècles.[8] « Les quartiers juifs et musulmans sont fermés chaque nuit en même temps que les autres portes de la cité » note un voyageur musulman en 1293[9]. Les séfarades affluent en masse à Pera où l’on parle désormais espagnol à partir de 1492.
Gênes contrôlait la mer Noire à travers Galata et l’île de Ténédos. Constantinople devient la première destination des juifs de 1492. On trouve 8.000 familles juives à Istanbul en 1535 pour une population de 35-40.000 personnes.
constantinople v 1550
En Crimée, à Soldaïa et Caffa dans la péninsule de Taman qui sépare la Crimée de la Mer noire, conquise par Gênes en 1270-75 et contrôlée au XVè s. et jusqu’en 1483 par la famille juive De Ghisolfi.
A la tête de cette famille se trouve le juif génois Siméon de Ghisolfi dès 1419 ; puis Zaccharias de Ghisolfi, prince de la péninsule à partir de 1480[10] (judaïsme khazar). On se rappelle que Buscarello de Ghisolfi de la même famille était lui ambassadeur à la cour mongole de Perse à la fin du XIIIè siècle [11]
Dès 1274 les génois s’installent à Soldaïa leur comptoir le plus important à l’Est de la Crimée sous domination mongole[12]. Les familles Spinola, Grimaldi, Zaccaria… s’installent à Caffa un petit port à l’est de Soldaïa dès 1266. On connait par le notaire génois Lamberto di Sambuceto l’activité du comptoir de Caffa en 1289-1290[13]. S’y croisent Italiens (Florence, Corse, Milan, provençaux, Catalans, Galiciens,….), Grecs, arméniens, sarrasins, Hongrois, Génois, Tatars… et corses. Les mariages interethniques sont fréquents. On trouve de très nombreux corses à Caffa : Vivaldo de Bonaparte, Pietro di Capo Corso est fourreur. Cet équilibre dure jusqu’en 1293-1299 date à laquelle Gênes et Venise s’affrontent pour contrôler la mer au profit de Venise au XVè s. On voit à quel point les capcorsins et Génois travaillaient déjà ensemble depuis le XIIIème siècle.
Casa di San Giorgio : Mouvements de la banque à Caffa (source) On remarque une Comptabilité « en partie double » de compte débité et crédité qu’ont redécouvert les banques italiennes au 13e siècle. L’Uffiico est une banque de prêt mais aussi de commerce: négociants, artisans, boutiquiers y ont leur registre et via une monnaie interne les paghe, utilisés par toute la société, sur simple ordre, les paghe changent de colonne. Les titres de San Giorgio sont des moyens de paiement et de crédit. les Milanais, provençaux ont leur colonne mais pas les catalans, vénitiens, toscans… pour des raisons politiques.
Dans l’île de Chio en face de Smyrne[14] avec Martino Zaccaria gagnée par les génois en 1192 et perdue en 1566. Chio est pendant tout le XVè siècle la grande place de transit de l’alun de Phocée à 70 km de Smyrne vers l’Occident. 850 tonnes par an ! Là encore ce sont les juifs Zaccharia au début et jusqu’en 1314 qui organisent l’exploitation grâce à une concession de 1275 de Michel paléologue.
En 1319 les Zaccaria (Martino et son frère Benedetto III) reçurent l’investiture impériale des possessions de la part de Filippo de Constantinople.Martino obtint le 26 juin 1315 de Filippo de Tarente, prince d’Achaïe et empereur de Constantinople, le titre de « Roi et despote de l’Asie Mineure » avec les possessions des îles de Chio, Œnusses, Imbros, Ténédos, Lesbos, Samos, Icaria, Cos et des châteaux de Damala et de Kalanutza qui, avec le royaume de Thessalonique et le despotat de Roumanie, constituaient une des chimériques dépendances de l’Empire latin.
Outre les recettes tirées de la possession des mines d’alun de Lesbos, déjà en partie contrôlées par Cattaneo, l’aspect le plus important était la concession de la possession de Ténédos et d’Imbros. Ces deux îles donnaient accès aux Dardanelles qui assuraient le contrôle de toute la Mer Noire. Qui désirait commercer avec le Pont devait s’accorder avec Martino Zaccaria.
Les juifs qui pratiquaient l’usure étaient, contraints de vivre au ghetto (ils ne pouvaient pas en sortir librement pendant la semaine sainte) et de porter un chapeau jaune, en plus de faire à certains moments de l’année acte de sujétion et de soumission aux Giustiniani (famille génoise du doge régnante). Chio devient une destination des sefardim après 1492 et la plus grande communauté juive de l’ile.
A Tabarka en Tunisie le comptoir génois l’île appartient aux familles génoises des Lomellini et de Grimaldi entre 1542 et 1742. Tabarka qui dépend des régences de Tunis et d’Alger.
A Tunis, à Mahadia en Tunisie.
A Alexandrie en Egypte, où sont aussi les pisans les Vénitiens, les napolitains, les marseillais, les narbonnais…
A Jaffa, Saint Jean d’Acre… Safed devient un grand centre marchand. Fruit des espoirs messianiques d’Isaac Reubeni et du Prêtre Jean on accourt en erets israël.
En 1481, on trouve 300 familles juives à Safed. Ce chiffre ne varie pas en 1495 et en 1522. Mais dès 1562, on y trouve14 000 Juifs. Leur nombre est de 30 000 en 1607. Grâce à eux la moitié de la ville est imprimeur !
Tripoli, Tunis, Sfax, Bône, Tlemncen, Safi… voient passer le trafic génois
D’autres anciens comptoirs génois deviennent des portes d’entrée dans le monde Ottoman :
A Famagouste premier port de Chypres[16] où l’on trouve des francs des grecs et de juifs (dont parle Benjamin de Tudèle). Le comptoir passe sous sous domination génoise à partir de 1373 puis vénitienne (1489-1571) ; Les juifs se regroupent dans un quartier près de la porte de Limassol.[17] Les séfarades affluent en masse à partir de 1492.
A Salonique (Thessalonique), repris par Mourad II aux Vénitiens en 1430. Les premiers Sépharades arrivent dès 1492 de Majorque. Ce sont des « repentants » revenus au judaïsme après leur conversion forcée au catholicisme. En 1493, des Castillans et des Siciliens les rejoignirent puis, des Aragonais, des Valenciens, des Calabrais, des Vénitiens, des Apuliens, des Provençaux et des Napolitains. Entre 1540 et 1560, arrivent les Portugais à la suite de la politique de persécution des marranes. En 1519, les Juifs représentent 56 % des habitants de la ville pour atteindre 63% en 1613.
Bref, il n’est de comptoir génois où on ne trouve les juifs en même temps que d’autres nations : grecs, corses, francs, pisans, languedociens, toscans, …regroupés par quartiers distincts dans pratiquement tous ces comptoirs d’Orient.
Les juifs à Gênes
Dés 1390 des juifs quittent l’Espagne pour le port de Gênes suite à des pogroms en Espagne suite aux appels enflammés à la conversion ou la mort contre les juifs par des religieux catholiques. On ramasse 2000 morts, hommes, femmes et enfants en Andalousie (7000 familles juives vivent dans la seule Séville).
Le premier document mentionnant un juif d’origine espagnol à Gênes date de 1449. C’est le testament de Giovanni Graciano « de Toledo de Hispania olim judeus et nunc christianus medicae artem exercens », « de Tolède en Espagne autrefois juif et maintenant chrétien qui exerce l’art de la médecine ». (Urbani, R.- Zazzu, G.N., The Jews in Genoa, I (507-1681), doc. 52.)
A l’époque en 1449 à Tolède on accuse les juifs et les conversos de pratiquer un judaïsme secret. ll est fort probable que la tension et de brimades qui règnent fut un premier signe de départ pour certains juifs.
Au milieu du XVème siècle un premier groupe de médecins et de marchands s’installent dans la ville. Ils serviront de points d’ancrage aux futurs réfugiés d’Espagne. Gênes est le grand port de transit connecté avec toute la méditerrannée.
A Partir de 1478 des groupes venus d’Espagne s’installent à Gênes.
En 1478, un laissez-passer obtenu pour les passagers d’un navire arrivé dans les environs du port de Gênes, demande à stationner pour des réparations . En attendant de reprendre la mer les Juifs ont été autorisés à débarquer leurs marchandises et à commercer. (doc. 97)
Dans le même temps, le doge Prospero Adorno (1428-1485) accorde un large sauf conduit qui permet aux juifs d’Espagne de commercer les biens qu’ils apportent puis ce qu’ils veulent. Le siècle voit s’intensifier les relations entre Gênes et les juifs d’Andalousie.
Une lettre de Bartolomeo Senarega chancelier de Gênes à la couronne d’Espagne en 1481 et titrée : « Ces juifs appelés chrétiens et de rite juif », prévient que le commerce réalisé avec les juifs d’Andalousie est « non médiocres » alors qu’il se plaint des tracasseries de l’Inquisition qui entravent le commerce. Le même Senarega semble impressionné par le nombre ( venerunt in urbem nostram plures) et l’arrivée pitoyable des réfugiés de 1492, il écrira dans de rebus genuensibus commentaria :
» Et pendant qu’ils faisaient leurs préparatifs de voyage pour partir plus loin, l’hiver arriva, et beaucoup sont morts sur les quais . «
Il décrit l’épuisement, l’agonie des mères avec des enfants au sein, les morts en mer, le spectre de la peste, la misère. Beaucoup n’ont plus d’argent pour continuer le voyage et préfèrent vendre leurs enfants en esclavage…
Joseph-a-Cohen dans sa « Vallée des Larmes » nous confirme ce récit (« ‘Emeḳ ha-Baka », ed. Letteris, p. 85). Cette immigration constante de masse se produira jusqu’au milieu du XVIème siècle à Gênes et dans toute l’Italie. Si les musulmans chassés d’Espagne avaient de grands territoires où aller les juifs aucune destination.
Roth décrit les gens choqués par « un moine zélé se promenant dans le port un crucifix dans une main et un quignon de pains dans l’autre pour proposer la conversion au dieu d’amour. »
Un document daté du Novembre 1492 atteste l’existence d’une société génoise aristocratique dont le but était d’aider les juifs convertis.
Les Juifs qui avaient manqué de recevoir des sauf-conduits pour entrer dans la ville, sont restés à camper sur la jetée, le froid exceptionnel de l’hiver de 1493 rend leurs conditions de survie si précaires que beaucoup ont été convertis et d’autres ont été contraints de vendre leurs enfants comme serviteurs, tandis que beaucoup d’autres ont été vendus comme esclaves. (source)
Les sermons antisémites de l’hiver 1492 de Bernardino da Feltre vont monter la population contre les juifs affameurs « usuriers » et « meurtriers du Christ ». Il prophétise la peste… endémique à Gênes. Sa prédication provoque l’abrogation de l’autorisation de séjour temporaire dans le port obtenue avec tant de difficultés en 1492. Un seul juif se convertit et vingt- une familles sont autorisées à s’installer à Ferrare.
La Peste est déclarée le 31 Janvier 1493 à Gênes et les juifs en sont accusés.
Avec la propagation des persécutions au Portugal le nombre de Juifs augmente sans cesse à Gênes de sorte qu’au début du XVIe siècle l’Uffiico di San Giorgio crée un « Bureau pour les Juifs ». On ordonne le port du badge jaune et l’interdiction de résider à Gênes a été renouvelé sous peine d’une forte amende, emprisonnement et même d’être vendu en esclavage. Seuls les marchands de gros et les médecins détenant un permis du pape sont absous de ces contraintes.
L’hostilité combinée du clergé et de l’Inquisition amènent un nouveau décret de bannissement 8 janvier 1598 ; mais des juifs restaient encore dans la ville. Contre monnaie sonnante et trébuchante Ils ne sont pas obligés de porter la rouelle.
Le 6 avril 1550 il est ordonné :
Se trouvent parmi les expulsés de nombreux juifs provençaux qui vont partir à Salonique (Familles Narbonne, Macip-Massip, Perpignan, Harari, Bédarsi-Béziers, Caspi…) où les attendent d’autres provençaux arrivés à Salonique au début du XVIè siècle. (Voir : Danièle Iancu-Agou, L’expulsion des Juifs de Provence et de l’Europe méditerranéenne (XVe-XVIe) pg. 172). Certains restent en Italie comme Joseph Hacohen expulsés vers Ovada et Gavi. (de cette ville viendrait le nom corse Gavini).
Joseph Hacohen raconte l’expulsion :
(Source : Danièle Iancu-Agou, L’expulsion des Juifs de Provence et de l’Europe méditerranéenne (XVe-XVIe) pg. 171)
HaCohen a du vivre dans différents villages ligures : Novi, Voltaggio, Ovada, Castelletto, Gavi. Il mourut en 1577 à plus de 80 ans.
C’est en 1578 que part l’expédition malheureuse de 150 familles dispersées dans les villages Ligures vers Ventimilia la Nuova et que probablement beaucoup de juifs tentent leur chance vers la Corse à seulement une encablure
Mais ces expulsions ne suffisent pas. L’inquisition veut frapper un grand coup, il faut séparer ces juifs espagnols et portugais des chrétiens qu’ils « contaminent ».
En 1660 est créé le ghetto avec sa synagogue. Les juifs sont 700 à Gênes.
Il sont forcés d’écouter des sermons chrétiens pendant le carême Vilipendé par le prédicateur, ils sont insultes et frappés par la foule. Humiliés, les juifs vont finir par se révolter en 1679 ils sont tous chassés de la ville… avant d’y être à nouveau admis.
En réalité à partir de ce moment en Méditerranée juifs (ou conversos) et Génois agissent de concert et tout le monde le sait.
Les juifs pratiquent plus ou moins ouvertement leurs rites dans un port ouvert qui se soucie surtout de sa puissance financière et sous cape est imperméable à la folie inquisitoriale espagnole et aux canons de Rome dont il est le banquier incontournable.
Gênes est habitués par ses comptoirs à la cohabitation des nations, on y parle Cabbale. C’est une ville ouverte et tolérante qui a accueilli les albigeois.
De nombreux Juifs avaient donc été admis à Gênes pour des raisons de commerce, par décret de la Banque de Saint-Georges. Ils pouvaient y vivre et y commercer librement. Accusés d’apporter la peste ils sont régulièrement chassés de la ville et errent dans les villages de la côte ligure et dans toute l’Italie mais il faut sans doute distinguer les marchands dont la cité à besoin et les hordes de pauvres qui errent dans les villages Ligures.
La tension entre la République et le Saint-Office est palpable en 1658 avec la publication par le gouvernement et le Doge de Gênes des Capitoli della Natione Hebrea –les « Chapitres de la Nation Juive », révoqués sous la pression de l’intransigeant inquisiteur de Gênes, le père Cermelli, soutenu par le pape Alexandre VII. Les Capitoli étaient explicites:
Article septième : Nous concédons (aux juifs) ensemble qu’il puissent négocier et trafiquer parmi toutes nos terres et cités, foires et villes et autres lieux de notre Etat et naviguer vers le Levant, le Ponant[18], Alexandrie et tous les lieux qui leur plairont sous leur nom hébreu ou chrétien ou ce qui leur plaira et qu’eux-mêmes et leurs biens soient en sécurité avec leurs correspondants et nous promettons en cas de besoin de nous activer avec nos pouvoirs pour que leurs commerçants et vassaux puissent venir en sécurité ainsi que leurs galères et embarcations.
On note au passage l’usage d’un double nom hébreu et chrétien.
En Mars 1659 le sénat de Gênes poursuit la publication de nouveaux chapitres. Ce qui permit l’immigration de grands groupes de Juifs.
Mais en mai 1660 entra dans le port de Gênes, un navire venu d’Espagne qui transportait deux familles juives. L’inquisiteur ordonna l’arrestation d’urgence, accusant ces Juifs d’être baptisés chrétiens avec l’intention de revenir à leur ancienne religion ; mais le doge en personne intervint immédiatement et appela l’inquisiteur zélé, lui demandant de renoncer à son initiative. Il fut toutefois nécessaire de renvoyer l’affaire au pape qui ordonna que les prisonniers soient libérés. C’est seulement après une longue lutte, et après plusieurs arrestations que fut assurée suffisamment de liberté de circulation et de commerce pour les Juifs à Gênes.
Gênes était une place tournante juive ouverte sur le monde ashkénaze.
Depuis au moins le XVIIème siècle était la place de marché où les « allemands » (c’est-à-dire les ashkénazes d’Europe centrale) venaient se fournir en étroguim (cédrats) pour la fête de Soukkot.
En 1676, des marchands juifs de Prague, Cracovie et de Lituanie venus acquérir des éroguim sont emprisonnés à San Remo faute de porter le « chapeau jaune »…
En 1684 est fondée pour 20 ans une compagnie dont les rabbins contrôlent les bénéfices destinée à exporter des étroguim et des palmes de San Remo et Gênes vers Francfort. Le prix est fixé par le chef des communautés juives de Gênes pour ne pas vendre à un prix trop haut pour les pauvres…
En 1699, à Testes, un notaire reçoit la plainte des juifs Isach Ghaertz et Moïse Incava contre à la Compagnie Thoma Vethen & Scaaf au sujet de 180 étroguim cueillis à Menton et introduits à Gênes via San Remo, car ceux-ci sont impropres à l’usage pour Soukkot car ils sont tachés et sans queue…
C’est grâce à cette route maritime qu’en 1875, suite à la décision de prestigieux rabbins de Lituanie, avec à leur tête les Rav Kovna et Yits’haq El’hanan Spector , ainsi que les Rav Israël Salanter et Chlomo Kluger , tous des maîtres reconnus et très respectés du judaïsme lituanien, fut interdite l’utilisation des étroguim de Corfou à Soukkot pour encourager ceux de Corse. C’est ainsi que la Corse devint au XIXè siècle le premier producteurs de cédrats au monde et que fut produite la fameuse liqueur de cédrats, la cédratine.
Pendant ce temps-là en Espagne
Au XVIIè siècle la couronne d’Espagne dépend économiquement en réalité complètement des banquiers marranes qui contrôlent aussi de vastes réseaux de commerce du tissu.
Les circuits financiers génois règnent à Madrid, avant que les réseaux portugais qui s’étendaient de l’Inde jusqu’en Amérique du Sud ne prennent le relais. Un « génois » au XVIe et XVIIé siécle en Espagne désigne (à tort ou à raison !) un marrane.
La Casa di San Giorgio a développé de solides réseaux d’affaire en Castille. Quand Christophe Colomb écrit en 1502 à l’ambassadeur de Gênes à la cour d’Espagne, Nicolo Oderigo il écrit en même temps à la banque, l’Ufficio, qui le finance. Il lui offre le dixième de ses revenus « pour fonder une institution charitable », en clair pour obtenir l’appui génois à la cour d’Espagne.
Les génois ont hispanisé leur nom en Andalousie, épousé des filles de nobles. Il financent comtes, seigneurs locaux, couronne d’Espagne. On ne peut plus rien faire sans eux.
Gênes n’a pas de prétentions territoriales ou domaniales mais seulement économique et commerciales.Elle n’est pas du coté de la féodalité et de l’économie domaniale mais du « trading » moderne.
D’un point de vue religieux Gênes est chrétienne mais pas vraiment papolatre et ne tient pas à se fâcher avec les turcs si on peut ouvrir un comptoir chez eux.
Il est hors de question qu’un tribunal ecclésiastique retarde le droit des affaires génois sous peine de lourde sanction. Les juifs font partie du business et cela ne se discute pas pour la thalassocratie Ligure.
La position de Gênes par rapport à l’Espagne est complexe car Gênes contrôle le crédit international mais a aussi financé la couronne d’Espagne au point de dépendre d’elle. Gênes étant une petite République elle n’a pas d’armée, capable d’intervenir militairement où bon lui semble. En Corse, Les Protecteurs de Saint Georges s’appuieront de multiples fois sur les espagnols pour mater toute velléité d’indépendance.
Mais le problème est que Gênes dépend de la solvabilité de ses clients… Les Fornani et les Grimaldi prêtent de l’argent au futur Charles Quint.
Sous le règne de son fils, Philippe II d’Espagne (1527-1598), ils vont perdre des sommes considérables en raison des banqueroutes espagnoles. De 1612 et en 1617 de nombreuses banquiers génois font faillite.
Ainsi Gênes en plus de ses luttes de familles (Guelfes et Gibelins) perdit son leadership en Méditerranée.
Livourne
Livourne n’est pas un grand centre juif au XVIe siècle. Ce qu’elle deviendra au XVIIe. C’est seulement à la fin du XVIème siècle que Livourne prend le relais de Hub trafic pour les juifs et marranes en fuite alors que la ville devient un port franc ouvert à toutes les nations du monde.
La Livournaise proclamée par Ferdinand 1er de Médicis est de 1593.
Elle invite les juifs levantins et les nouveaux chrétiens à s’installer à Pise et à Livourne, garantissant la liberté de culte, le droit d’aller et venir, le libre choix de leurs vêtements, de leurs maisons, l’accès aux universités, l’exercice de toutes les activités, octroyant des facilités pour le commerce, enfin leur garantissant l’autonomie administrative et judiciaire (Livornina ou Charte des Privilèges).
La « Ballotation » permettait d’accueillir de nouveaux membres dans la communauté, ce qui leur conférait la nationalité toscane.
Ces avantages atteignirent leurs buts : l’arrivée de nombreux marchands (en 1601, 134 juifs; en 1622, 711; en 1645, 1250; en 1700, environ 2500; 5000 à la fin du XVIII° siècle). Livourne est à la fin du XVIII° siècle le deuxième port de la Méditerranée.
Ce que confirme Lionel Lévy : « En 1591, le Grand-Duc Ferdinand Ier accorda un large droit d’asile aux étrangers Corses fuyant la répression génoise. Huguenots français, Juifs fuyant l’Espagne. Les différents privilèges, exemptions et immunités qu’il consentait furent codifiés en 1593 en un édit appelé La Livournaise (…) À Livourne, le grand-duc Ferdinand Ier de Médicis consentit des avantages inédits : liberté de culte, droits civiques, non assignation dans un ghetto, auto-gouvernement par une oligarchie longtemps héréditaire ayant seule pouvoir d’accueillir de nouveaux immigré juifs… Ainsi vécut à Livourne, de 1591 jusqu’à la fin du XIXe siècle, la plus nombreuse et la plus libre des communautés juives portugaises, forte d’environ 5 000 personnes. »
Une place de Livourne qui jusqu’à Pascal Paoli restera très bien vue des Corses. Comme le note Guillaume Calafat : « Les Corses, dans la première moitié du XVIIe siècle, à l’instar de Carlo di Lorenzo et Rocco Manfredini, étaient particulièrement actifs au Maghreb et commerçaient avec Alger, Annaba et Tunis pour des produits comme le sucre, la gomme, le blé, mais aussi pour le rachat et l’échange de captifs. Leur commerce était facilité par la présence de nombreux Corses convertis à l’islam dans les Régences maghrébines. »
Corses et juifs s’entendaient fréquemment pour le commerce entre Livourne et l’Afrique du Nord. Les négociants juifs ont des contacts qui leur permettent le rachat de captifs. »
Comme le note Lionel Levy les relations entre Corses et Livournais sont mal connues à Tunis : « Les relations entre elles sont pourtant anciennes et fructueuses. Notons que l’arrivée des Portugais à Livourne à partir de 1593, coïncide avec une immigration de Corses grâce à une politique bienveillante des Medicis, traditionnellement opposés à Gênes. La Nazione Ebrea qui vient de se créer à Livourne, voisine avec d’autres Nations dont la Nazione Corsa.
Certes, jusqu’en 1766, cette Nazione ne put bénéficier de structures officielles qui auraient risqué de nuire aux relations avec la République de Gênes. Les premiers Corses attirés par le projet de construction du nouveau port de Livourne, arrivent dès 1548. Plusieurs Corses sont employés dans des activités maritimes, non seulement comme simples marins, mais comme cadres et officiers. Certains se font corsaires, activité tolérée et juridiquement encadrée à Livourne. La plupart d’entre eux vient du Cap Corse.
Dans les années 1620-1630 on note, dans la Chiesa della Madonna, un autel des Corses, avec l’inscription : « Virginem Virgini commendavit ». Les donateurs sont : Carlo Lorenzi, Luzio Mattei, Batista Angeli et Rocco Manfredini. L’autel est dédié à San Giovanni Evangelista. Le plan de Livourne au milieu du XVIIIe reproduit une grosse maison dite « Casa d’attenenza dei Ssri mercanti di Corsica ».
Parmi les citoyens de Livourne d’origine corse décorés avec grades et dignités publics, on peut citer, outre les familles évoquées, les Di Santi, di Marco, Mariani, Morazzani, Di Cardi, Franceschi, Marchi. De cette dernière famille est issu Vittorio Marchi, auteur d’un bon lexique du dialecte livournais, comprenant une étude de la variante juive avec quelques emprunts portugais et hébreux. Marchi cite ceux de ses amis juifs livournais qui l’ont aidé dans sa tâche.
Les relations des deux Nazioni s’affirment surtout dans le domaine de l’armement. Les Juifs fournissent aux Corses des armes. Ils leur achètent leur corail avec lequel ils fabriquent des bijoux. Ils obtiennent parfois l’exploitation en régie.
Au XVIIIe siècle une maison Franco et Attias emploie dans sa fabrique de bijoux de corail 130 ouvriers. Elle exporte sa production jusqu’en Inde. Les Livournais aident les Corses à construire dans leur île un arsenal dont ils assurent la gestion. Dès le début du XVIIème siècle, des Livournais utilisent pour leurs transports entre Livourne et Tunis des bateaux corses. Ils rencontrent enfin des Corses dans les universités toscanes de Pise et Sienne où les Livournais de Tunis font leurs études aux XVIIème et XVIIIème siècles, souvent en médecine »
C’est au début du XVII° siècle qu’arrivent à Tunis les premiers marranes via Livourne (et également les Morisques : environ 60 000 musulmans convertis de force en 1492, expulsés par Philippe III et accueillis en 1609 par Othman Dey).
Ces gens de 1609 sont des « nouveaux chrétiens » revenus au judaïsme après quasi six génération de clandestinité sans rabbins… Les Tunisiens les nomment « Grana », déformation arabisante du nom anglais de Livourne : Leghorn.
La Corse
Il faut inscrire la Corse et l’immigration des conversos (ou non !), juifs, qui y arrivèrent dans le panorama plus vaste de la Méditerranée au XVIème siècle.
Gênes va régner un siècle et demi en Corse (1567-1729), de la première tentative d’indépendance moderne de Sampiero Corse à la République de Pasquale Paoli, le premier grand visionnaire modernes de la Nation corse.
Ce règne est fait à la fois fait de brutalité et de développement au cours du XVIIè siècle. Les fonctionnaires génois restent en place peu de temps (18 mois en 1571). La banque Saint Georges crée en 1491 un bureau spécifique de 5 fonctionnaires (Officium deputandum ad res Corsice) pour administrer la Corse.
Il faut noter d’autre part que de nombreux corses vivent en dehors de l’île.
A Gênes, en particulier dans l’armée. A Rome, à Naples… Les corses sont aussi en Mer noire à Gazaria, à Chio. La diaspora corse est partout en Afrique, comme pirates à Alger ou au plus haut niveau : certains sont convertis à l’islam, comme Hassan Corso à Alger, le dey Ali à la fin du XVIIe s à Alger, le dey Mourad Orsini à Tunis, ou Davia (Marthe) Francheschini (1756-1799), enlevés à 4 ans au cours d’un raid barbaresque avec son père tous deux vendus à Alger, devenue favorite du Sultan du Maroc.
En fait les génois et les corses vont se mélanger dans les villes ouvertes aux corses : Bastia – qui passe de 1500 à 5000 habitants en 50 ans à 8000 au début du XVIIIème siècle et Ajaccio qui atteint 1500 habitants. Calvi et Bonifacio leur restent fermées et grandissent peu. Le monde rural représente alors 90% des insulaires.
La représentation de villages fermés sur eux même est fausse. On voyage, les bergers se déplacent, on repeuple les villages abandonnés par les razzias ottomanes… en 1676, 700 grecs arrivent à Gênes et 590 débarquent à Monachi et sont conduits à Paomia le 14 mars.[23]
L’Ufficio gouverne directement l’Ile de 1482 à 1563 puis la République reprend le gouvernement direct de l’île via un gouverneur. La comptabilit de chaque ville de Corse est suivie méticuleusement par la banque. Ici Porto Vecchio :
Une seule anecdote résume à elle seule la complexité pour tracer des chemins d’identité marranes de Gênes vers la Corse.
On apprend par le journal tenu par Marco Gentile de 1573 à 1575 le conflit qui oppose le Collège de Gênes et le bureau de Corse de l’Ufficio di San Giorgio au sujet de la nomination au poste de Capitaine des compagnies de Corse.
Chacune de ces institutions veut alors placer son poulain « par passion et par amitié » rapporte Gentile. Pour l’une : Paolo Vincenzo Lomellino, membre de la société des Procurateurs de Gênes ; et l’autre : le capitaine Andrea « qui se fait appeler Doria » fils du Magistro Simone Doria. En réalité Simon (Shimon) Doria le père du pseudo Andrea était un barbier-chirurgien juif de la Galère du Prince Andrea Doria (1466-1560) qui s’est converti au christianisme. Simone a pris pour nom de baptême celui de son prince, un aristocrate génois adversaire acharné des Turcs–Andrea Doria, dont la famille donnera de nombreux gouverneurs à la Corse, avant que son fils ne se baptise aussi du prénom du protecteur chrétien de son père…
Les candidats concurrents au poste de ‘Capitaine des compagnies de Corse’ s’abreuvent d’injures… Marco Gentile rapporte que alors qu’il était en garnison en Corse, Andrea Doria a offensé Paolo Vincenzo Lomellino en disant qu’il était, insulte suprême, un : « fils de Turc », Lomellino répond que l’ascendance juive d’Andrea est connue au Levant et qu’il n’a pas donc pas de leçon à recevoir car il est « d’une toute autre qualité » que le pseudo-Doria.[24]
On voit à quel point les identités sont alors multiples. Les marranes ne sont plus nulle part : ils sont compris comme des renégats par les juifs et soupçonnés de judaïser par les chrétiens. Ayant parfois perdu jusqu’à leur nom.
On trouve de multiples traces de ceux-ci dans les Archives de la Sérénissime :
Le 24 mai 1515 Les prottettori di San Giorgio, c’est à dire les dirigeants de la banque publique de Gênes, l’Office Saint Georges, envoient une lettre à l’Office en Corse demandent « d’autoriser le médecin Jacob, fils de Aron, de vivre à Bastia et dans d’autres places pour y pratiquer sa profession ».[25]
Le 29 avril 1525 Pietri I dargo, un juif espagnol de Cadix témoigne au baptême à Bastia du fils d’un médecin juif.[26] Benedetto (Baruch …) de Murta, médecin à Bastia, « auparavant juif » apparait dans les documents du Notaire chancelier Giacomo Imperiale de Terrile en février 1532[27].
Il est bien clair que le terme « auparavant juif » dans les actes et la correspondance génoise visent probablement à éviter les radars de l’Inquisition.
J’ai écrit dans Des Noces éternelles, un moine à la synagogue l’aventure rocambolesque des probable marranes fondateurs de Ventimiglia la Nuova en 1578 dont les patronymes comme Massa (le chef de l’expédition), Abbo (Giacobbo), Rosso, Cattaneo (celui qui vient de Cattane) Parmero (celui qui vient de Parme), Conte, Guasco (le Gascon), Bono, Molinaro, Gallo, Martino…sont connus dans les listes de noms des juifs italiens au Moyen âge… et de ses 20 prénoms Giacobo sur 130 personnes. Une liste de patronymes dont une partie se retrouve dans l’annuaire de Corse…
Cette « histoire souterraine » et cette « foi du souvenir » selon les mots de Nathan Wachtel (Labyrinthes marranes) apparaissent bien en Corse mais ne peuvent faire encore l’objet d’une explication systématique. Peut-être est-ce le lot de toute « histoire des vaincus » ? Cependant cette mémoire juive fragmentaire reste très présente en Corse.
La Corse a accueilli probablement de nombreux juifs et marranes qui se sont fondus en elle. Ils n’ont pas rencontré là l’antisémitisme traditionnel du continent européen. Du moins n’en avons-nous trouvé aucune trace.
A Venise, à Amsterdam on avait ramené sous les ailes de la Shékhina ces foules de baptisés juifs qui en quelques générations ne savaient plus rien du judaïsme.
Dans un traité moral vénitien de 1560 Isaac Cardoso un noble de la cour d’Espagne ami de Lope de Vega redevenu subitement juif en arrivant à Venise écrivait :
« Chacun interroge son voisin, chacune interroge sa voisine, mais ces préceptes sont enseignés par des hommes et de femmes qui n’en savent pas beaucoup plus qu’eux. […] Il faudrait qu’ils pressent de questions chaque savant de cette ville, car tel est le devoir de tout Juif. Quiconque peut enseigner, encourager, et ne le fait pas, quiconque voit, entend et reste chez lui, mérite le plus sévère des châtiments »
En Corse, les juifs et marranes vont s’intégrer à la population entre 1492 et le XXe ème siècle avec la sympathie due aux fugitifs dans l’île.
Ils ne trouveront pas là les rabbins leur permettant de revenir à la Torah comme les marranes d’Amsterdam ou de Venise.
Les structures du christianisme très locales et méfiantes par rapport aux autorités nommées du continent et en aucun cas pilier de l’Ancien régime- l’épisode tragique des Ghiuvanali reste un modèle chrétien mythique dans l’ile ; l’humanité d’un Pasquale Paoli entouré de « prêtres politiques », un Paoli déiste écrivant à son amie Maria Cosway « Je suis un homme qui sers Dieu comme son Père céleste et non comme un esclave à la cour d’un souverain » et « Nous ne nous sommes pas faits tout seuls, nous sommes la création de l’Auteur de la nature » et qui déclare à propos des marchands juifs d’Ile Rousse : La liberta non si confessa, « la liberté n’a pas de confession » … et installe des canons pour défendre le nouvel établissement… ; la solidarité naturelle des corses enfin, permettront cette intégration naturelle et même l’accueil d’un vrai judaïsme corse à Ajaccio et Bastia en 1915.
Le simple fait que les instituteurs d’Ajaccio aient alors déduit de leur salaire la confection des vêtements de 740 juifs « syriens » émigrés de Palestine en 1915 en dit long sur cette hospitalité et cette protection des Corses pour les juifs qui leur semblait naturelle.
Fruit des chemins séfarades solidement établis en méditerranée depuis le XVIème siècle, à Bastia au début du XXème siècle sont arrivées les familles Castoriano de Livourne et Aben de Turquie.
Les femmes jouaient au cartes entres elles en fumant des cigarettes et en dégustant des gâteaux turcs. Tous ces gens parlaient ladino et étaient appelés « les arabes » et « les espagnols » par les émigrés juifs dits « syriens » émigrés de Safed en 1915.
Toutes ces histoires, l’absence d’antisémitisme dans l’île, la sympathie naturelle pour les juifs dans leur errance, ne furent possibles que parce que la Corse devint une destination pour les juifs à partir de 1492.
Aujourd’hui les lointains descendants des oubliés de l’histoire affirment une judéité qu’on croyait à jamais anéantie. Mystère de la mémoire juive. Emouvante revanche des oubliés de l’histoire.
Certains au Brésil, à Palma de Majorque ou en Corse reviennent à la foi des pères et parfois sur la terre des pères : Israël. Quels que soient les chemins individuels, Juifs et Corses sont désormais et pour toujours des frères.
En guise de conclusion
On le voit le rôle de Gênes dans l’exil des juifs d’Espagne au XVIe siècle est central.
Les chemins de l’exil séfarade furent en grande partie ceux des marchands de la thalassocratie Ligure et aboutirent… à ses comptoirs : turcs, africains ou orientaux.
Cette réalité occultée… on dit généralement que les juifs d’Italie viennent « de Livourne » alors que cette place ne prend son essors qu’un siècle après les expulsions –permet de replacer les chemins juifs dans le monde malléable et extrêmement complexe de la Méditerranée au XVIe siècle ou l’influence de la lutte pour la mer entre cité italiennes, entre la Chrétienté et l’Islam, l’ascension et la chute de la péninsule des royaumes ibériques, le rôle déterminant de la papauté et de l’Inquisition, la lutte des familles des cités… furent les vrais leviers de l’histoire.
En réalité beaucoup de juifs furent des reconvertis au judaïsme entre 1492 et le XVIIIe siècle.
C’est cette errance hétérodoxe des juifs et marranes en Méditerranée qui permet de comprendre l’âme séfarade jusque dans ses délires comme l’aventure messianique mondialisée de Sabbataï Tsevi partie de Smyrne.
Par un curieux retournement de l’histoire c’est alors l’Empire ottoman musulman qui est tolérant et la Chrétienté hostile aux juifs. le sultan Bejazet II ordonne de bien accueillir les juifs et déclare en 1492 : « Vous appelez Ferdinand un monarque avisé, lui qui a appauvri son empire et enrichi le mien ! »
Seule une approche systémique permet de comprendre de l’histoire souterraine et la riche diversité du monde séfarade et l’aventure des juifs en Corse.
Il y a quelque part une morale involontaire de l’histoire (Cf Hegel), car la naissance de Gênes comme thalassocratie vivant du grand commerce international amorce la première économie monde moderne (Braudel).
C’est-à-dire un centre économique qui vit non pas de la campagne d’une ville mais des échanges internationaux.
Le marchand domine le propriétaire terrien féodal et le Seigneur comme l’humble artisan peuvent faire partie des donneurs d’ordre (les Compere di San Giorgio représentent, à Gênes, l’intérêt général de toute la classe sociale active) de ce nouveau monde moderne o les classes sociales médiévales fondés sur l’économie domaniale disparaissent dominées par le grand commerce international, cette première globalisation aux limites du monde connu, où les juifs vont prendre leur place.
Venise sera la première cité, car bâtie sur une lagune, complètement offshore économiquement. Gênes enrichie avec la première croisade laissera la place à Venise à la fin du XVIè siècle puis Anvers, Amsterdam, Londres, New York…
Les juifs au lieu d’être les perdants de l’histoire, par une sorte de caprice du destin vont enrichir les cités italiennes puis les grandes places, alors que l’Espagne et le Portugal sortent de la route de l’histoire. Ils vont devenir les leviers du crédit du commerce international survivant à tous ces empires qui avaient juré leur perte.
Didier Long
Partagé par Terre Promise ©
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