L’Oeuvre de Clément le Romain – Comment naquit le Christianisme chapitre 22
Les 28 chapitres de l’oeuvre d’André Wautier sur les débuts du Christianisme. Un monument intense d’érudition, et la source de multiples polémiques.
CHAPITRE 22 : L’Oeuvre de Clément le Romain
Clément le Romain et Clément de Rome.
La publication de l’Evangile selon Marc ne put toutefois suffire à enrayer l’expansion du marcionisme et des autres sectes gnostiques. Car la Grande Eglise de Rome n’avait rien à opposer au canon marcionite très cohérent que formaient l’Evangelion, l’Apostolikon et les Antithèses, ni même au Proto-Luc johannite, sinon ledit Evangile selon Marc, qui s’en inspirait partiellement et qui était vraiment peu détaille.
D’ailleurs, de même que, dans l’Evangelion, Christ apparaissait d’emblée sous l’apparence d’un homme adulte, dans Marc, Jésus entrait en scène presque dès le début, déjà adulte lui aussi, pour se faire baptiser par Jean et, après un séjour au désert brièvement raconté en quelques lignes, il commençait immédiatement sa prédication. On faisait bien allusion à une naissance à Nazareth, où il aurait été charpentier, à sa mère , à ses frères et même à des sœurs, mais tout cela est fort sommaire et dit presque comme en passant.
La seule contre-offensive possible, vu la mentalité de l’époque, était de récrire les textes marcionites et johannites en y incorporant les idées du nazaréisme. C’est Clément, dit le Romain, secrétaire des évêques de Rome Pie Ier (1) puis Anicet, qui s’attela à cette tâche, et l’on peut dire, qu’il abattit un travail considérable.
On le confond souvent avec son homonyme Clément de Rome, un disciple de Pierre qui avait été l’épiscope nazaréen de la capitale de l’Empire de 89 à 97 (2), mais c’est là une grave erreur, source de nombreuses confusions. Il ne peut s’agir du même personnage, puisque le premier avait été disciple de Syméon Pierre, tandis que le second l’était de Justin.
Clément de Rome est très probablement, on l’a vu au chapitre XII, l’auteur d’une épître aux Corinthiens écrite sans doute sous le règne de Galba. D’autres œuvres encore lui ont été attribuées, mais il est communément reconnu qu’elles ne peuvent être du même auteur. Il n’est pas interdit de penser que ces oeuvres: une deuxième épître aux Corinthiens, des Homélies et deux oeuvres qu’on pourrait qualifier de romans historiques, les « Reconnaissances » et les « Constitutions apostoliques », soient de la plume de ce second Clément ou tout au moins quelques unes d’entre elles, et que c’est parce que deux hommes portant: le même nom ont été confondus en un seul (3) que tous ces textes ont été attribués au premier, d’autant plus qu’elles racontent beaucoup de choses à son sujet, notamment à propos de ses rapports avec Syméon Pierre (4).
C’est dans les « Constitutions apostoliques » notamment qu’il est écrit que « le disciple que Jésus aimait » du IVe Evangile ne serait autre que Clément de Rome ! (5)
Pourtant, même Eusèbe de Césarée et Jérôme ont reconnu que les deux épîtres clémentines aux Corinthiens ne sont pas du même auteur… (6)
Comme, on le verra plus loin, le second Clément remania pas mal d’écritures chrétiennes et en composa lui-même aussi un certain nombre, qu’il attribua sans vergogne à divers disciples de Jésus, il est possible, voire probable, qu’il remania aussi, entre autres, l’Epître aux Corinthiens de son prédécesseur, ainsi d’ailleurs que celles qui ont été attribuées, peut-être à juste titre en leur état primitif, à Ignace d’Antioche (7), pour les faire concorder avec les idées et les conceptions de son époque.
Dans son « Histoire de Jésus », COUCHOUD a noté, en tout cas, de nombreuses analogies entre les épîtres clémentines aux Corinthiens, le IIIe évangile et les « Actes des Apôtres ».
Leur commune dévotion envers Pierre.
Ce qui a pu contribuer aussi à faire confondre l’épiscope de Rome du 1er siècle et le secrétaire de deux de ses successeurs du IIe, c’est leur commune fervente dévotion pour Symeon Pierre. Comme Clément de Rome avait été un des disciples de ce dernier et que c’est sans doute lui qui, lorsqu’il fut élu à la tête de la communauté nazaréenne de Pella, le nomma épiscope de Rome pour succéder à Cletus, son affection pour son maître est bien compréhensible.
Celle de Clément le Romain l’est peut-être moins. Il est avéré qu’il fut , quant à lui, disciple de Justin. Mais le seul évangile (sous l’appellation de « mémorables ») que ce dernier cite nommément dans ses oeuvres connues, c’est précisément. celui de Pierre (qui est peut-être lui-même, rappelons le, le Proto-Luc). Il semble que Justin ait eu, lui aussi, une dévotion particulière pour Pierre et peut-être la fit-il partager à son disciple Clément, à moins que ce ne soit ce dernier qui lui ait communiqué la sienne.
Clément le Romain entreprit donc de faire triompher l’opinion que Symeon, dit Pierre, avait joui dans les débuts du christianisme un rôle très important, bien plus qu’il ne l’avait été en réalité. Ce qui a pu contribuer à accréditer cette idée, c’est que le surnom araméen de Symeon, Kîpha, qui veut dire roc ou rocher, reproduit à peu près les deux premières syllabes du mot grec képhalè, « tête ». Il aurait donc été tout naturellement voué à prendre la tête de l’Eglise – ce qu’il fit finalement d’ailleurs, mais seulement après Jacques le Juste. En outre, certains écrits lntertestamentaires contenaient des allusions à des rochers de la région du Mont Hermon, près desquels Moïse et Hénoch auraient eu des visions et c’est dans cette région aussi où est censée se placer la fameuse scène du 1er Evangile canonique au cours de laquelle Jésus consacre Pierre comme futur fondateur de « son » Eglise (8).
Sans doute Clément le Romain ne saurait il être l’auteur de cette insertion, qui est plus tardive. Mais c’est lui qui est à la base du courant de pensée qui y aboutit. C’est lui aussi qui complétera presque toutes les Écritures devenues chrétiennes.
Ainsi qu’on l’a vu plus haut, Marcion avait entrepris de remplacer la Bible hébraïque par un nouvel ensemble d’œuvres sacrées. Celles-ci avaient été rejetées par la Grande Eglise, qui ne voulait pas se défaire de la bible hébraïque. Mais elle comprit l’intérêt qu’il y avait à la compléter par des Écritures nouvelles et de montrer que la teneur de celles-ci se trouvait annoncée dans les anciennes, selon l’idée exprimée par Justin: « Par la bouche des prophètes le saint Esprit a proclamé à l’avance tout ce qui concerne Jésus » (1ère Apol. LXI 13).
Ainsi, les chrétiens pouvaient ils se dire les vrais héritiers d’Israël, verus Israël, et non plus les Juifs, qui avaient repoussé Jésus (9). Eux seuls étaient dignes d’habiter à la fin des temps la Jérusalem céleste, les nouveaux cieux et la nouvelle Terre annoncée par l’Apocalypse johannite.
La confection d’un canon chrétien romain.
Il s’imposait donc de revoir les textes existants : l’Apostolikon, l’ Evangélion, le Proto-Luc, c’est à dire sans doute les « mémorables » de Pierre), l’Evangile selon Marc, d’autres encore ; de les remanier conformément à ces idées; d’en écrire d’autres enfin pour les compléter. C’est Clément le Romain qui se chargea de cette tâche ou en fut chargé par Pie 1er (10) et il la continuera sous Anicet. Il n’y a d’ailleurs pas là de quoi surprendre. Cette pratique consistant à reprendre à ses adversaires leurs écrits et à les récrire selon ses propres vues était alors dans les mœurs du temps. Les gnostiques, eux aussi, remaniaient sans cesse les écrits les uns des autres, en particulier les marcionites eux-mêmes, que Tertullien accuse de réformer « tous les jours leur Evangile selon les réfutations faites chaque jour par nous » (11) – et c’est bien là l’une des causes de la difficulté qu’il y a à reconstituer les textes gnostiques, ceux des marcionites notamment – tandis que, de leur côté, les marcionites accusaient, à juste titre, les néo-chrétiens de « mêler aux choses de la Loi les paroles de leur Christ à eux » (12).
Dans son « Discours véritable contre les chrétiens », Celse blâmera ces pratiques déplorables en des termes particulièrement durs. A tous les chrétiens il dira :
« La vérité est que tous ces prétendus faits ne sont que des mythes que vos maîtres et vous-mêmes avez fabriqués, sans parvenir seulement à donner à vos mensonges une teinte de vraisemblance , bien qu’il soit tout à fait notoire que plusieurs d’entre vous, semblables à des gens pris de vin qui portent la main sur eux-mêmes, ont remanié à leur guise, trois ou quatre fois, ou plus encore, le texte primitif de l’Evangile, afin de réfuter ce qu’on vous objecte » ( § 20 )
Les Épîtres pauliniennes.
C’est vraisemblablement par les épîtres de Paul que Clément le Romain commença son gigantesque travail de révision et de complément des Écritures. Ce remaniement de l’Apostolikon fut même entamé sans doute dès avant la rédaction de l’Evangile selon saint Marc, car le récit marcéen de la dernière Cène paraît bien dépendre de la version canonique de la première épître de Paul aux Corinthiens (XI, 23-26) (13). Or, celle-ci porte les traces de plusieurs remaniements (14), dont les derniers sont certainement dus à Clément.
Toutefois, la plupart des retouches apportées par ce dernier au texte des épîtres de Paul tel qu’il figurait dans lApostolikon paraissent être en général de minime importance, ainsi que cela résulte d’une étude minutieuse faite par l’exégète hollandais Meyboom des différences relevées par différents Pères entre l’Apostolikon et le recueil canonique des Épîtres de Paul (15), mais quelques-unes sont néanmoins de conséquence (16). La différence la plus importante entre les deux recueils est évidemment l’addition de cinq textes au recueil marcionite: les deux épîtres à Timothée, celle à Tite, celle aux Ephésiens et l’épître aux Hébreux, dont on sait bien, quant à cette dernière, que sauf la finale, qui est probablement un fragment de l’épître aux Laodicéens (non reprise en entier donc), elle n’est pas de Paul (17).
Les retouches apportées par Clément le Romain aux épîtres qu’il a reprises de l’Apostolikon sont anti-gnostiques. Les épîtres qu’il y a ajoutées , surtout les épîtres à Tite et à Timothée (18) sont cependant fort teintées d’essénisme. Mais, dans la première à Timothée, il est écrit notamment, en réaction contre Marcion, que tout ce que Dieu a créé est bon (IV 4).
Beaucoup de ces retouches tendent évidemment aussi à faire croire que le Christ de Cerdon et de Marcion n’était autre, en fait, que le Jésus qui avait, d’après l’Evangile selon Marc, été condamné a la crucifixion romaine la veille d’une pâque, puis était ressuscité d’entre les morts. Il a été établi notamment que, dans ses Épîtres, Paul ne parlait habituellement que de Christ ou de Chrîstos, parfois du Christ Jésus et exceptionnellement du Seigneur ou du Seigneur Christ. Clément complétera presque partout ces noms ou ces titres en en faisant Jésus-Christ, Jésus-Christ notre Seigneur ou Notre Seigneur Jésus-Christ.
En outre, les épîtres supplémentaires sont tout empreintes de l’esprit patriste qui caractérisait le nazaréisme, issu du judaïsme. Les conditions que met notamment l’épître à Tite au choix des épiscopes empêchent, en fait, que cette fonction soit exercée par une femme : l’épiscope doit être comme un père pour ses ouailles et le fait que sa femme et ses enfants se montrent soumis envers lui est un signe de capacité à remplir l’office (Tit. I, 5-9), alors que, dans la plupart des sectes gnostiques, les femmes étaient admises à toutes les dignités (19).
Mais l’idée la plus importante introduite par Clément le Romain dans les épîtres de Paul, c’est sans doute celle du péché originel, reprise de deux apocryphes de l’Ancien Testament, le IVe livre d’Esdras et le IIe livre de Baruch, et qui se trouvait déjà en germe dans l’orphisme, où il prenait la forme du meurtre de Zagreus par les Titans. On sait quelle sera la fortune, si l’on peut dire, de cette idée néfaste, qui sera systématisée plus tard par Augustin…
L’Evangile « selon Saint Luc ».
Ceci fait, il s’imposait impérieusement d’écrire un nouvel Evangile. Marc, on l’a dit, malgré ses grands mérites, ne pouvait satisfaire pleinement Clément le Romain, Pie 1er et leurs amis. Tout d’abord, il ne racontait de Jésus que sa vie d’adulte et il ressemblait encore trop, par là, à l’Evangelion marcionite. Et puis, Pierre n’y était pas présenté sous un jour
particulièrement flatteur ; or, Clément désirait absolument, nous le savons aussi, le faire passer au premier plan.
Pour remédier au premier de ces inconvénients, il importait tout d’abord de raconter la naissance de Jésus et son enfance. Selon Epiphane, les premiers disciples du Nazaréen ne possédaient aucun récit de sa naissance (Pan. XXX, 13-16). C’est bien évidemment pourquoi l’Evangile selon Marc n’en parlait pas.
Mais le Proto-Luc s’ouvrait, lui, sur une relation de la conception et de la naissance de Jean, le futur Baptiseur. Clément la reproduisit en tête de son récit évangélique et il y incorpora, parallèlement aux passages relatifs à la conception, à la naissance et à l’enfance de Jean, des épisodes analogues au sujet de Jésus, puisant pour cela dans divers écrits. notamment dans Pistis Sophia (où, on l’a vu. c’est l’inverse qui s’est produit) (20) et dans les Apologies de son maître Justin (v. not. Ière Apol. XXXII 13 à XXXV 4) dont on ne sait d’où il tenait lui-même ce qu’il raconte, mais cette source s’inspirait, semble-t-il des naissances légendaires du pharaon Aménophis III et de plusieurs empereurs de Chine (21).
Clément utilisera, lui aussi, des oeuvres non chrétiennes : les mythologies païennes abondent en exemples d’une mortelle fécondée par un dieu ou par l’esprit d’un dieu, tant il est difficile pour le peuple de se dégager d’un certain anthropomorphisme: Dieu même, pour les gens simples, doit avoir des parents, en tout cas une mère, et autour de mortels illustres comme Orphée, Hercule, Krishna, Pythagore, Platon, Alexandre le Grand, Lao-Tseu, Auguste, Apollônios de Tyane, etc…, des légendes s’étaient de même formées selon lesquelles leur mère aurait été visitée par un dieu (22).
Clément savait tout cela, car il est avéré qu’il était d’une grande érudition (23). Cependant, selon la tradition juive, le libérateur d’Israël devait être issu de la tribu de Juda (24). Comme les chrétiens finirent par soutenir, contre toute vraisemblance, que Jésus le Nazaréen était censé avoir joué ce rôle, Clément estima nécessaire de le faire naître en Judée, même si ses parents étaient galiléens : d’où l’invraisemblable récit de la naissance près de Jérusalem.
Le comble est que cela est daté du recensement, en 6 de notre ère, de Quirinius, le gouverneur de la Syrie, c’est à dire environ onze ans après la conception de Jésus, puisque celle-ci a eu lieu, est il écrit au chapitre premier, « au temps du roi Hérode », lequel est mort en 4 avant notre ère…
La date exacte n’est d’ailleurs pas précisée. On sait qu’elle sera finalement fixée au 25 décembre, donc en hiver. Mais cette date n’est autre que celle à laquelle les sectateurs de Mithra célébraient la naissance de leur dieu… On observera que, dans le IIIe Evangile, la naissance de Jésus est annoncée par des « anges » à des bergers dormant dans les champs (Luc II, 8-18): la scène ne saurait donc se passer en hiver. Il est vrai qu’ici aussi, elle concerne plus probablement la naissance de Jean, on l’a déjà vu (25), que celle de Jésus…
Les récits de la naissance et de l’enfance de Jean et de Jésus sont d’ailleurs, dans ce IIIe Evangile, on a déjà eu l’occasion de le souligner (26), mêlés assez inextricablement et il n’est pas étonnant que des confusions aient été faites entre les deux, non seulement dans le Coran, mais dans diverses traditions populaires, comme en pays basque, où Jésus, au moyen Âgé et jusqu’au XVIe siècle, était appelé Janicot, c’est à dire « le petit Jean », notamment par des femmes qui furent poursuivies comme sorcières (27).
A partir du chapitre III de l’Évangile selon Luc, qui commence par la prédication de Jean, le ton change. C’est désormais l’Evangelion marcionite ou, plus probablement encore, le texte de celui-ci récrit par les johannites et qu’on est convenu d’appeler le Proto-Luc, c’est à dire probablement l’Evangile de Pierre, que Clément le Romain prendra pour guide, non d’ailleurs sans bouleverser parfois l’ordre des épisodes, surtout dans les actuels chapitres III et IV de ce qui est devenu le IIIe Evangile canonique. Comme l’ont relevé maints commentateurs, en particulier P.L. Couchoud (28), le style des deux premiers chapitres est très différent du reste de l’œuvre, sauf dans quelques uns des passages qui lui sont propres. Mais son rédacteur utilise aussi largement l’Evangile selon Marc. En fait, il fait habituellement alterner dans son récit plusieurs morceaux de Marc et des éléments repris à ses autres sources (29).
L’Évangile selon Luc ne contient cependant pas certaines péricopes importantes du IIe Evangile, entre autres la première multiplication des pains. Parmi ses sources autres que chrétiennes figure notamment Flavius Josèphe (30), auquel il emprunte sans doute, entre autres, quelques uns des détails qu’il ajoute au texte du Proto-Luc en III, 1-2. Il précise aussi que c’est « au désert » que la parole de Dieu fut annoncée à Jean (31), sans doute parce que c’est au désert aussi qu’avait commencé la prédication d’Elie ! (I Rois XVIII, 1).Or, nous savons combien il importait aux partisans de la thèse de l’identité du Nazaréen et du Christ messianique, afin de répondre à certaines objections des juifs, que Jean passât pour avoir été Elie revenu sur Terre oindre le Messie.
Dans les remaniements qu’il apporta au Proto-Luc, Clément le Romain s’emploiera donc aussi à multiplier les analogies entre Jean et Elie, et cela en dépit du fait que Jean avait certifié n’être pas Elie (Jean I, 21)…
Quoi qu’il en soit, dans le IIIe Evangile comme dans les autres, Jean prêche et baptise. Mais ici, le rédacteur utilise probablement à nouveau une source hébraïque, car la prédication s’ouvre par une citation d’Isaïe (XL 3) dont on a souvent fait observer qu’elle n’est pas tout à fait littérale. Isaïe aurait dit: « Une voix crie: Dans le désert préparez un chemin pour IHWH… » Le IIIe Evangile, lui, écrit: Je suis la voix qui crie dans le désert: Aplanissez le chemin du Seigneur… »
Cette altération apparemment bénigne du texte ne se comprend vraiment bien qu’en hébreu, où « voix criant dans le désert » se dit : côl côré bé-midbar (32), ce qui, si l’on attribue à chaque lettre de l’hébreu une valeur égale à son rang dans l’alphabet, fait 124, le même nombre que le total de la valeur des lettres, calculée de la même façon, du nom hébreu de Jean, Iochanân…
Jean est donc bien, numériquement en tout cas, la voix qui crie dans le désert. Et que crie-t-il dans le désert, suivant Luc ? Si l’on prend le texte hébreu, on a Pnou darek IHWH, ce qui vaut 386, exactement comme Iéshouo, le nom hébreu de Jésus à son époque (ce n’est que dans le Talmud que son nom sera encore raccourci en Iéshou).
Numériquement, guématriquement, cabalistiquement, Jean annonce donc bien Jésus dans Luc, comme aussi d’ailleurs dans Jean, où la phrase est répétée en I 23. Puis, après sa prédication, qui a été étudiée plus haut, au chapitre premier de cet ouvrage, Jean est jeté en prison par Hérode, « le tétrarque » précise Luc (III, 19-20 et IX, 7).
Chose curieuse et qui a déjà été relevée (33), c’est alors seulement qu’il est question du baptême de Jésus!… Mais si on lit le texte en sautant les versets 21 et 22, qui relatent brièvement ce baptême, cela s’enchaîne très bien : c’est donc que ceux-ci ont été intercalés maladroitement, dans un texte préexistant, à un endroit inapproprié. Suit alors une généalogie, présentée comme étant celle de Jésus, mais qui est notablement différente de celle qu’on peut lire en Matthieu (I, 2-16), ce qui n’est pourtant pas vraiment étonnant si l’on supprime, comme il vient d’être dit, les versets 21 et 22 du texte canonique: cette généalogie n’est pas alors celle de Jésus, mais elle devient celle de Jean, qui n’est forcément pas la même.
Cependant, comme dans Marc, Jésus passe ensuite quarante jours dans le désert, où il est en butte aux tentations, certains manuscrits portent « du Diable », d’autres « de Satan », ce qui n’est pas sans analogie avec les tentations auxquelles aurait été soumis aussi le Bouddha de la part du démon Mara, qui personnifie en Inde la Vanité. Mais le récit de Luc n’est pas une simple amplification de celui de Marc, lequel n’y consacre que deux versets (I, 12-13). Les rédacteurs du IIe et du IIIe Evangiles semblent avoir utilisé tous deux une source commune, que connaissait aussi Justin, lequel se réfère, là comme en beaucoup d’autres endroits, aux “mémorables des apôtres » (Dial. CIII, 6). Peut-être s’agissait il d’une transposition au désert des démêlés que, dans l’Evangile primitif de Luc, le fils de Chrîstos avait avec des démons dans les parties inférieures du monde. On retrouve, en effet, dans le texte de Justin, la célèbre apostrophe mise dans la bouche de Jésus en plusieurs endroits des Evangiles : “ %%%%%%% “, “passe derrière moi. Satan!”, laquelle est suivie de ces mots, qu’on retrouve également dans Luc et dans Matthieu (IV 10) : « Il est écrit: Tu adoreras le seigneur Dieu et tu ne rendras un culte qu’à Lui seul », ce qui est une citation du Deutéronome
Puis, alors que, dans l’Evangelion et dans Marc, Jésus descend d’abord à Capharnaüm, Clément le fait, dans Luc, aller d’abord à Nazara, « où il avait été élevé », précise-t-il. Mais il lui fait attribuer bizarrement à ses auditeurs, qui le reconnaissent comme « le fils de Joseph », cette supposition : « Sans doute allez vous me citer le dicton: médecin, soigne-toi toi-même; tout ce qu on nous a dit s’être passé à Capharnaüm, fais le aussi ici, dans ta patrie » – alors qu’il n’est donc pas encore censé être allé à Capharnaüm…Serait-ce pour faire oublier que, dans l’Evangelion de Cerdon, Capharnaüm n’était pas une « ville de Galilée » (Luc IV 31) – précision que d’ailleurs Marc ne donne pas (I 2 ) – mais les enfers ? …
Or, c’est à Capharnaüm qu’en Jean on demande à Jésus un signe (VI 30), ce à quoi il répond par une homélie sur le « pain de vie ». Dans Marc, l’endroit exact n’est pas précisé, mais c’est en Galilée : on sait comment Jésus y répond (VIII 11-12). Dans Luc, c’est seulement « quelque part » (XI 1) qu’après qu’il ait enseigné à ses disciples comment prier, puis chassé un démon, des témoins de ce dernier fait demandent à Jésus « un signe venant du ciel » (XI, 16 et 29) et c’est alors qu’il annonce le fameux « signe de Jonas ».
On a vu au chapitre X, (34) la signification probable de cet épisode, dont l’acteur est sans doute, non le Nazaréen, mais Dosithée : comme, au moment où il se passe, tant en Marc qu’en Luc , Jean est censé avoir été décapité sur l’ordre de Hérode (Marc VI 16; Luc IX 9), il ne pouvait plus lui être attribué ; c’est pourquoi Jésus lui a nécessairement été substitué dans cette péricope.
Dans la suite du texte, Clément suit assez fidèlement l’Evangelion, ajoutant ça et là des épisodes (35), jusqu’au récit de la passion, qui présente, comme on le sait, des discordances assez considérables d’un évangile à l’autre. Il en est une cependant qui n’est qu’apparente: Alors que, dans Luc (XXII, 35), Jésus est arrêté au mont des Oliviers, il est écrit dans Marc (XIV 32) que c’est en un lieu appelé Gethsémani (détail qui sera repris par Matthieu XXVI, (36) et dans Jean en un jardin au delà du Cédron (XVIII 1). Mais Gethsémani était, en fait, un jardin situé le long du Cédron au pied du Mont des Oliviers: cela concorde donc, en réalité, parfaitement.
Dans les
trois Evangiles synoptiques, le combat entre les gens de Jésus et ceux qui viennent l’arrêter commence par le fait que Pierre coupe avec son glaive une oreille a Malchus, un des gardes du grand-prêtre. Cela était semble-t-il, une coutume chinoise (36). Mais dans Luc seul (XXII, 50-51), Jésus recolle cette oreille… Luc est le seul aussi des Evangiles canoniques à faire comparaître Jésus, non seulement devant le grand-prêtre et devant Pilate, mais encore devant Hérod. Cet épisode, « d’une criante invraisemblance » selon Goguel (37), s’explique toutefois si l’on admet qu’ici, une fois de plus, Jésus est substitué à Jean,qui, arrêté par l’armée de Pilate à Lydda, fut livré par ce dernier à Hérode Antipas, sonennemi, lequel condamna Jean à la crucifixion, tandis que Pilate s’en lavait les mains, ainsique cela ressort du fragment que l’on connaît de l’Evangile de Pierre (lequel est sans doute,répétons-le une fois de plus, puisque tant de choses concordent en ce sens, le Proto-Luc).
Quant à la condamnation du prévenu à être crucifié, telle qu’elle est relatée dans Luc,elle combine vraisemblablement les récits correspondants de l’Evangile éphésien de Jean, àtravers l’évangile de Pierre ou le Proto-Luc, et de Marc. Le caractère composite du récit de Luc saute d’ailleurs aux yeux de tout lecteur non prévenu (38). Rappelons, à ce propos, que dans l’évangile de Pierre comme dans Luc, les deux personnes crucifiées avec le Seigneur sont appelées “%%%%%”,(malfaiteurs), tandis que dans Marc et dans Matthieu, elles sont des“%%%%” (bandits) (39)et que Jean n’en fait que « deux autres ».
Au moment de la mort de Jésus, Marc, suivant en cela l’Evangelion, avait écrit que l’obscurité s’était faite. Soucieux d’exactitude, Clément précise que cela était dû à une éclipse (Luc XXIII 44). Précision plutôt malheureuse, car si, comme on le sait, la mort de Jésus le Nazaréen a eu lieu le 3 avril 33, il se pourrait qu’en effet il y ait eu une éclipse ce jour-là, mais une éclipse de lune – et il n’est même pas certain, selon les astronomes, qu’elle ait été visible à Jérusalem… (40)
Notes :
1 Comme cela ressort du Pasteur d’Hermès, IIe vision 4.
2 V. Chapitre XII, pp. 125-126.
3 Et même parfois aussi avec le sénateur Flavius Clémens, cousin de l’empereur Domitien: Voy.chapitre XIV, p. 161.
4 Voy. à leur sujet not. Daniel MASSÉ, « Jean-Baptiste et Jean l’apôtre » (Sphinx, Paris, 1929), pp. 220-222 et 233-343; Gilbert BRUNET, « Les Homélies clémentines » (Bull. du Cercle E.Renan, n°4 151, mars 1969, p. 11).
5 V. plus haut, pp. 160 et 187-188. V. aussi Daniel MASSE, op.cit., pp. 220-221.
6 Voy. France QUÉRÉ, « Les Pères apostoliques » (Seuil, Paris, 1980.), p. 158.Il est à noter que l’auteur de la seconde de ces épîtres connaissait l’évangile selon Thomas ou l’évangile des Égyptiens et en tout cas l’Evangelion marcionite car il en cite des passages et s’inspire d’autres.
7 V. plus haut, chapitre XIII, p. 145.
8 Voy. not. André RAGOT, « Simon-Pierre, l’homme rocher » (Bulletin du Cercle E.Renan n° 137, octobre 1967, p. 29).
9 Cf. Paul-Louis COUCHOUD, « Histoire de Jésus » (P.U.F., Paris, 1944), 303-305; « Le dieu Jésus » (Gallimard, Paris, 1951?~ pp. 2 5-235. V. aussi plus haut, chapitre XX, p. 242.
10 Voy. P.L. COUCHOUD, « Histoire de Jésus », pp. 305 & s.; Prosper ALFARIC, Origines sociales du Christianisme » (Union rationaliste, Paris, 155°), pp. 316
11 Adversus Marcionem IV, v, 7.
12 Irénée, Adv. Haer. III, 2
13 Voy. Prosper ALFARIC, « La plus ancienne vie de Jésus: l’Evangile selon Marc » (Rieder, Paris, 1929), pp. 75-76; Jean MAGNE, “Les paroles sur la coupe » (Cahiers du Cercle E.Renan, Paris, n° 137, 1984), pp. 261 & s.
14 Voy. Georges ORY, « Interpolations du Nouveau Testament, I. Les Épîtres » (Cahiers du Cercle E.Renan, Paris, n° 26, 1960), pp. 20-21.
15 H.U. MEYBOOM, Marcion en de marcionieten (Engels & zoon, Leyde, 1888), chap. III, § 2. V. aussi P.L. COUCHOUD, « Histoire de Jésus », pp. 338 & suiv.
16 Voy. not. Prosper ALFARIC, op. cit., pp. 311-314.
17 Rappelons qu’au chapitre IX, on a dit les raisons qui permettent d’en attribuer la majeure partie à Luc: voy. pp. 83 & s.
18 Sur ces épîtres, dites « pastorales », v. not. Alfred LOISY, « Les origines du Nouveau Testament » (Nourry, Paris, 1936), pp. 291 & s. Il est intéressant de noter qu’elles ne figurent pas dans le Codex Vaticanus
19 Voy. Elaine PAGELS, Gnostic Gospels (New-York, 1979), traduit par Tanguy Kenechdu sous le titre « Les évangiles secrets » (Gallimard, Paris, 1982), chapitre III; « Adam, Eve et le Serpent » (Flammarion, Paris, 1989), Pp. 61 & s.
20 V. plus haut, chapitre XX, p. 243
21 Voy. Marcel GRANET, « La Civilisation chinoise » (A.Michel, Paris), pp. 29- 30; Erich von DäNIKEN, « Mes Preuves » (J’ai lu, Paris, 1982), p. 201
22 Voy. not. Edouard SCHURE, !’Les grands initiés » (Perrin, Paris, 1560), pp. 105-106; Georges ORY, « Analyse des Origines chrétiennes » (Cahiers rationalistes, Paris, n° 193, janvier 1961), pp. 47-48; Jean-Louis BERNARD, « Apollonius de Tyane et Jésus” (Laffont, Paris, 1°77), pp. 90 & s.
23 Paul-Louis COUCHOUD, « Histoire de Jésus », Op. 307 & suiv.
24 V. not. Testament de Juda XXIV, 2 ; Testament de Nephtali VIII, 2-3.
25 V. chapitre XIX, p. 229.
26 V. plus haut, chapitre XXI, p. 246. Voy. aussi Daniel MASSE, op. cit., pp. 152 & suiv.
27 Voy. Jules MICHELET, « La Sorcière », IIe partie, chapitre IV, in fine; Margaret MURRAY, « Le Dieu des sorcières » (trad. de Th. Vincent, Denoël, Paris, 1957), pp. 41-42.
28 Is Marcion’s Gospel one of the Synoptics ? (Hilbert Journal, Londres, janvier 1936), pp. 258-269
29 Comme l’a observé notamment Georges ORY, « Préparation à la lecture des Evangiles synoptiques » (Cahiers du Cercle E.Renan, Paris, n° 60, 1968), p. 11.
30 Voy. not. Paul-Louis COUCHOUD, op. cit., pp. 314 & suiv.
31 V. à ce sujet chapitre VIII, p. 74.
32 Cf. Jean CARMIGNAC, op. cit. plus haut, chap. XXI. note 16. p. 255.
33 Voy. plus haut, chapitre premier, p. 13
34 V. plus haut, pp. 91-92.
35 Voy. Paul-Louis COUCHOUD, « Histoire de Jésus », pp. 319-327.
36 Voy. Marcel GRANET, op. cit., pp. 249 et 294
37 Maurice GOGUEL, « La Vie de Jésus » (Paris 1932), cité par AUGSTEIN, « Jésus fils de l’Homme » (Gallimard, Paris, 1975), p. 178.
38 Voy. not. . Giorgio GIRARDET, « Lecture politique de l ‘ Evangile de Luc » (Vie Ouvrière, Bruxelles, 1978), p. 204.
39 V. chapitre XIV, p. 177. A noter que, dans Jean, Barabbas est aussi appelé lêistès (XVIII 40). U. à son sujet chapitre
XIX ci-dessus, pp. 234 & s.
40 Il existerait toutefois, selon Robert CHARROUX, un manuscrit grec trouvé en Ethiopie au siècle dernier, où là serait fait mention d’un tremblement de terre au moment du supplice de Jésus et d’une éclipse de lune pendant la nuit qui suivit (« Le Livre des Mondes oubliés », J’ai lu, Paris, 1981, pp. 337-338).
A suivre …
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