Amis des juifs

Vladimir Soloviev (1853-1900) et les Juifs

par Olivier YPSILANTIS

‟NÉGLIGER LE JUDAÏSME, C’EST FOLIE; SE DISPUTER AVEC LES JUIFS, C’EST INUTILE; MIEUX VAUT LES COMPRENDRE.” VLADIMIR SOLOVIEV

J’ai découvert Vladimir Soloviev par hasard, lorsque j’étais étudiant, chez un bouquiniste de la rue de l’Odéon, avec ce livre : ‟Conscience de la Russie”, achevé d’imprimer à Montreux (Suisse), le 17 août 1950. La table des matières me mit l’eau à la bouche et je commençai à lire dans cette antre la partie intitulée ‟La Russie, la Pologne et Israël”. Je pressentis une belle rencontre.

Très grand, d’une minceur extrême, le port droit, l’attitude recueillie, il donnait tout d’abord l’impression d’un personnage qui n’aurait eu qu’une demi-réalité physique. Mais, sous la longue chevelure grisonnante qui encadrait son front large et harmonieux, s’épanouissait rapidement une puissance pénétrante. Ses yeux de myope, immenses et magnifiques, projetaient des rayons” note Eugène Tavernier.

Afin de faire pressentir la stature de ce penseur russe à ceux qui ne le connaissent pas, je me permets de rapporter le condensé qui ouvre l’article d’Olivier Clément dans l’Encyclopædia Universalis (volume 21 du Corpus, page 271) :

‟C’est avec Soloviev que la tradition spirituelle russe élabore pour la première fois une conception du monde où la rationalité occidentale et la contemplation orientale s’intègrent en une synthèse de la science, de la philosophie et de la religion.

L’homme lui-même unissait sagesse et modernité : gratifié de visions prophétiques, pèlerin sans demeure permanente, d’une rayonnante bonté, mais aussi passionné pour tout savoir, et tourmenté, sarcastique.

Philosophe, poète, penseur engagé, il laisse une œuvre immense, féconde bien au-delà du système qu’elle a ébauché puis détruit. Soloviev anticipe l’œcuménisme, met en valeur la dimension féminine et cosmique de l’être, il annonce un divino-humanisme.

Son influence a nourri non seulement la philosophie religieuse, mais aussi la poésie russe, le symbolisme d’Alexandre Blok et d’Andrei Biely, la création dépouillée d’Ossip Mandelstam, en pleine période soviétique.”

Les rapports de Vladimir Soloviev au peuple juif sont denses.

Dans sa vaste philosophie des religions, il reprend, nuance et approfondit sa dialectique de l’Orient et de l’Occident (dans l’Orient non chrétien, Dieu absorbe l’homme ; dans l’Occident rationaliste, l’homme prétend se déifier par ses propres forces ; seul le ‟monde slave” peut révéler à l’Orient et à l’Occident la plénitude de la divino-humanité) et il insiste sur la mission imprescriptible d’Israël.

Au temps des pogroms, Vladimir Soloviev s’était mis à l’école d’un rabbin pour apprendre l’hébreu.

Certes, il y a dans la pensée de Vladimir Soloviev des choses qui vieillissent mal, des choses un peu brouillonnes aussi, mais le flux est puissant, les propositions sont généreuses et désignent d’amples espaces.

Avec Vladimir Soloviev, le débat sur la ‟question juive” se fait débat sur la ‟question chrétienne”.

Le philosophe russe pose cette remarque simple, honnête, une remarque qui tombe sous le sens mais qui, curieusement, n’est presque jamais venue à l’esprit des Chrétiens, à savoir que dans l’antagonisme entre Juifs et Chrétiens, ces premiers ‟se sont toujours comportés à notre égard selon une attitude judaïque (…). Ils n’ont jamais enfreint leur loi religieuse, tandis que nous avons enfreint, à leur sujet, les commandements de la religion chrétienne (…). La question juive est donc la question chrétienne.”

Vladimir Soloviev pose des questions essentielles. Il interroge le substrat, les fondements.

Parmi ces questions :

Pourquoi Jésus était-il juif ? Pourquoi une partie du peuple juif n’a-t-elle pas reconnu en Jésus son Messie ? Face à ces questions fondamentales, Vladimir Soloviev conclut :

‟Si nous sommes séparés des Juifs, c’est parce que nous ne sommes pas pleinement chrétiens encore, et eux se séparent de nous parce qu’ils ne sont pas pleinement juifs”, une belle vision en symétrie.

En lisant cette réflexion, j’ai d’emblée pensé à Maxime Alexandre, à son ‟Journal (1951-1975)” qui reste l’un de mes livres de chevet. Maxime Alexandre, Juif voyageur entre Juifs et Chrétiens, homme des frontières, ainsi que se définit cet Alsacien porteur de la culture allemande et de la culture française. Son journal est émaillé de réflexions dans le genre de celle que je viens de citer, des réflexions flamboyantes, étranges, volontiers dérangeantes, des réflexions qui d’un coup poussent une porte et nous font découvrir des espaces insoupçonnés. J’en suis venu à imaginer une rencontre entre Vladimir Soloviev et Maxime Alexandre que je vois comme des frères spirituels.

Vladimir Soloviev fut œcuménique à une époque où l’œcuménisme n’était pas au programme.

Ce genre d’inclinaison devait même être regardé par plus d’un avec autant de suspicion que l’homosexualité.

Pour Vladimir Soloviev, la réunion des Chrétiens (des Églises) devait être un grand bien pour Israël, pour le peuple juif, car alors ‟la meilleure partie du judaïsme entrera dans la théocratie chrétienne, la plus mauvaise restera en dehors et c’est seulement aux derniers jours qu’elle sera sauvée par la grâce de Dieu car elle est ferme la parole de l’Apôtre : Tout Israël sera sauvé.”

Il reconnaît que la théocratie chrétienne gagnera à accueillir des membres de ce peuple à la personnalité si singulière et si puissante, peuple divin avec des prophètes et peuple rationnel avec des commentateurs rabbiniques, peuple également doué dans la sphère économique et matérielle. Mais cet espoir d’une conversion d’Israël ne va-t-elle pas à l’encontre de cette belle remarque déjà citée : ‟Si nous sommes séparés des Juifs, c’est parce que nous ne sommes pas pleinement chrétiens encore, et eux se séparent de nous parce qu’ils ne sont pas pleinement juifs” ?

Vladimir Soloviev aurait été plus grand s’il n’avait à aucun moment souhaité la conversion des Juifs.

Si ce Russe orthodoxe, séduit par le catholicisme romain, avait au contraire déclaré que chaque Juif converti était une perte non seulement pour le judaïsme mais aussi pour la chrétienté (l’Église de Rome en l’occurrence), n’aurait-il pas été plus admirable, plus perspicace surtout ? Cette volonté unificatrice a ses beautés, certes ; elle a cependant ses limites. Cette volonté d’œuvrer à l’établissement d’une théocratie chrétienne parfaitement unificatrice et désireuse d’attirer les Juifs me déplaît. Ma sympathie pour ce philosophe généreux et infiniment curieux ne m’empêche pas de faire part de mes désaccords, parfois profonds. A aucun moment pourtant, je n’oublie ce qu’était la Russie, un pays de pogroms, lorsqu’il écrivit ces pages sur Israël, sur le peuple juif, des pages empreintes de sympathie.


Dans sa vision théocratique, l’activité économique doit avoir pour but l’humanisation de la vie matérielle et de la nature, son organisation par la raison humaine, son animation par le sentiment humain.

Vladimir Soloviev écrit :

Dans la théocratie, la nature matérielle servira l’homme et beaucoup plus que maintenant, mais cette relation sera fondée sur un amour mutuel. La nature se soumettra à l’homme avec amour et l’homme la traitera avec amour. Et quel peuple plus que le peuple juif pourrait être appelé à prendre soin de la nature matérielle, lui qui dès l’origine, loin de se soumettre aveuglément à la matière, a su reconnaître en elle un reflet de l’être divin ? De même que jadis la fleur d’Israël a permis l’incarnation divine, de même l’Israël de l’avenir sera l’intermédiaire actif de l’humanisation de la nature matérielle pour établir une terre nouvelle, en laquelle la justice sera vivante.”

Ces lignes fort généreuses, pleines d’admiration et de reconnaissance envers le peuple juif (chose rare à l’époque), laissent tout de même entendre que la fleur d’Israël a donné le Messie (l’incarnation divine), Jésus-Christ pour être précis.

Vladimir Soloviev aurait aimé que les Juifs — et tous les autres — se placent sous la voûte d’une théocratie dominée par Rome. L’orthodoxe Vladimir Soloviev avait choisi de se placer sous elle.

J’admire sa stature, son immense curiosité, sa capacité à lire tant de textes dans l’original, sa sympathie pour Israël, sa capacité d’enthousiasme, sa générosité, son ampleur… Bref, mon admiration pour ce penseur russe tient à de nombreuses raisons. Il n’empêche que, lorsqu’il espère la conversion d’Israël, je ne le suis pas.


Son œuvre est immense et riche en paradoxes, redisons-le, des paradoxes qui expliquent en grande partie son pouvoir d’attraction. Le paradoxe est également très présent dans la pensée juive.


Chez Vladimir Soloviev, cette force du paradoxe et les synthèses qu’il ne cesse de mettre en œuvre pour le surmonter peuvent être envisagés en regard de cette tension particulière qui a dominé le XIXe siècle russe, ses intellectuels et ses artistes, la tension entre Slavophiles et Occidentalistes (Slavophiles and Westernizers).

Vladimir Soloviev a combattu l’exaltation des uns et des autres ; il s’en est pourtant enrichi et a élaboré un œcuménisme original. On l’admirait, son indépendance décontenançait : trop mystique pour les philosophes occidentaux, trop occidental (trop philosophe) pour les croyants russes. Ce Chrétien sut par ailleurs regarder les Juifs avec sympathie.

Vladimir Soloviev mourut chez son ami le prince Troubetzkoï qui le veilla jusqu’à la fin. Ses dernières paroles auraient été :

 ‟Empêchez-moi de dormir et faites-moi prier pour le peuple juif. Je dois prier pour lui, beaucoup” ; et il se serait mis à réciter un psaume en hébreu.

J’ose espérer qu’il priait pour que s’éloignent les terribles menaces dirigées contre ce peuple. J’ose espérer qu’il ne priait pas pour… sa conversion. Des indices me le laissent toutefois supposer.

Il avait pleinement conscience du rôle historique, moral et politique des Juifs, mais il aurait dû comprendre que c’est précisément en refusant la conversion qu’ils continueraient à enrichir le reste de l’humanité.


Nombre de ses remarques me laissent penser qu’il le savait ; il n’empêche, son désir de les convertir était endémique. Pensait-il enrichir la religion mondiale — la théocratie — en y faisant entrer ce peuple particulièrement productif ? Sans doute. Mais il aurait dû savoir qu’en se convertissant, les Juifs se dépossédaient de leur richesse particulière et, de ce fait, appauvrissaient l’humanité. C’est ainsi qu’il fallait et qu’il faut encore envisager cette question.


Vladimir Soloviev ne cessa donc de souhaiter l’union des Églises chrétiennes, une union qu’il envisageait autour du Pontife romain. Il inclinait vers Rome et défendait les droits supérieurs de la Papauté. Il était attaché aux doctrines romaines dans leur intégralité, y compris aux décrets du concile de Vatican, tenu en 1869-1870, dans lequel est notamment inclus le dogme de l’infaillibilité pontificale.

Il restait attaché à l’Église russe pour des raisons plutôt sentimentales, avec la splendeur d’un certain rituel ; mais intellectuellement, redisons-le, il penchait vers Rome.

Il ne cessa de vouloir unifier ce qui était séparé.Il le voulut avec sincérité. Et il s’opposa à son temps où la suspicion envers les Juifs était meurtrière.

Les associations, les cercles et les comités ‟Vladimir Soloviev” sont nombreux dans le monde.

Au hasard d’une promenade Internet, j’ai découvert la Asociación Española Vladimir Soloviev. Elle inscrit ses activités dans le cadre de l’ICSCO (International Center for the Study of the Christian Orient).

http://zakhor-online.com/


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