Le christianisme

Étienne et la « conversion » des Simoniens – Comment naquit le Christianisme chapitre 5

Les 28 chapitres de l’oeuvre d’André Wautier sur les débuts du Christianisme. Un monument intense d’érudition, et la source de multiples polémiques.

CHAPITRE 5 : Étienne et la « conversion » des Simoniens

Empire romain au 1er siècle.

Dans la version actuelle des Actes des Apôtres, il est relaté que lesdits apôtres choisirent, parmi les juifs hellénistes de Jérusalem, des « diacres », c’est à dire des serviteurs, et que les juifs orthodoxes persécutèrent ces derniers. Mais les passages qui racontent cela ont certainement été remanies au IIe siècle, c’est à dire à l’époque où plusieurs sectes chrétiennes et nazaréennes se sont unifiées et où il convenait donc de ne plus parler des querelles qui les avaient opposées. La réalité fut certainement très différente.

Un certain rapprochement doit même s’être opéré entre les nazaréens et les israélites orthodoxes, puisque Jacques qui fut le chef des premiers après Jésus, aurait été, si l’on en croit Eusèbe de Césarée, nommé grand-prêtre et souverain sacrificateur… Pareil rapprochement serait d’ailleurs, en réalité, moins surprenant que pourraient le croire nos esprits habitués à voir une apposition radicale entre les juifs et les premiers chrétiens.

Mais, on l’a vu dans les chapitres précédents, la doctrine de Jésus le Nazaréen et de ses disciples immédiats n’avait en réalité rien de profondément révolutionnaire. Elle tendait surtout à donner à la Loi hébraïque traditionnelle une certaine orientation, à la rendre moins formaliste, mais elle ne s’en écartait pas essentiellement. Elle était semblable en cela à celle de la plupart des sectes qui s’étaient formées depuis le retour de Babylone au sein même de la religion mosaïste.

C’est pourquoi ces nazaréens ne furent point poursuivis comme hérétiques. Jésus avait été exécuté, selon le Talmud, après avoir été condamné pour impiété et magie, mais ses disciples directs ne semblent pas avoir été inquiétés, au contraire du moins jusqu’en l’an 60 environ. Il n’en sera pas de même des Johannites hellénisés, à la tête desquels s’était mis un certain Stepanos Etienne, que les Actes présentent comme le chef des « diacres » et qui avait tenté, sans doute sous l’impulsion de Philippe, de s’intégrer à la communauté issue, à Jérusalem, des anciens disciples de Jésus et des disciples galiléens de Dosithée menés par Simon Bariôna.

A vrai dire, il était inévitable que ces deux sectes se heurtassent tôt ou tard. Jacques, surnommé le Juste, était d’esprit rigoriste, bien que disciple et peut-être même frère de Jésus le Nazaréen, et encore très imprégné de l’esprit de la Loi biblique, matérialiste et légaliste. Etienne, au contraire, était un « helléniste », un juif pétri de culture grecque, connaissant probablement les philosophes grecs, leur esprit universaliste et leur métaphysique idéaliste ou réaliste , très différente du matérialisme judaïque. Il devait considérer comme d’un autre âge les prescriptions rigoureuses de la Torah et désirer au moins leur assouplissement. Ces deux hommes n’étaient pas faits pour s’entendre (1).

Déjà, par son patriotisme intransigeant et par son universalisme doctrinal, Jean le Baptiseur s’était violemment opposé aux pharisiens, qu’il traitait sans aménité de « race de vipères » (Mat, III 7), tandis que les rapports de Jesus avec ces derniers, sans être excellents , étaient cependant beaucoup moins hostiles, puisqu’il fut même plusieurs fois invité à leur table. Ce qu’il leur reprochait surtout, c’était leur formalisme étroit , voire leur hypocrisie. Il importait peu pour Jésus que l’on mangeât sans s’être d’abord lave les mains ou que l’on enfreigne à l’occasion le repos du sabbat, surtout si c’était pour faire du bien, pour venir en aide au prochain notamment; l’essentiel pour lui était de se conduire vertueusement, de ne nuire à personne, de secourir ceux qui seraient en difficulté et d’agir avec droiture. Très attachés aux rites, les pharisiens avaient fini par prendre ombrage des libertés que Jésus se permettait avec ceux-ci, et c’est pourquoi ils s’étaient alliés aux sadducéens pour le perdre.

Entre Etienne et eux, dont Jacques s’était au contraire rapproché, ce ne pouvait qu’être pire encore. Etienne, en effet, semble bien avoir été plus progressiste et plus gnostique encore que son maître Jean-Dosithée. Sans mettre essentiellement en question le monothéisme juif, il professait une doctrine qui personnalisait en la Divinité la Sagesse et l’Esprit, donnait aux anges un rôle important, attribuait peut-être même déjà, comme devaient le faire plus tard d’autres gnostiques, la création du monde, non à Jéhovah lui- même, mais à un Démiurge distinct de lui, voyant enfin en le Messie prochainement attendu un être céleste et divin: le Paraclet , annoncé par Dosithée, qui devrait procéder au Jugement dernier.

Pareilles croyances heurtaient par trop les conceptions de ceux, nazaréens, pharisiens ou sadducéens, qui restaient attachés aux traditions. Si altérée qu’elle ait été, la version canonique des Actes des Apôtres garde la trace de ces oppositions.

Un jour, en l’an 37 ou 38 probablement, Etienne fut attrait devant le Sanhédrin, comme l’avait été Jésus. Sommé de s’expliquer, il se lança dans un long discours, au cours duquel il eut une vision et déclara voir le Fils de l’Homme, à travers les cieux ouverts, debout à la droite de Dieu (Actes VII, 56). C’en était trop, Etienne fut lapidé à son tour, ainsi que peut-être un de ses compagnons, Nicanor. Puis, leurs disciples se dispersèrent en différents lieux (2).

C’est d’eux en effet qu’il est question aux versets VIII-1 et XI-19, où l’on parle des « fidèles” de Jérusalem, le passage qui va de VIII-2 à XI-18 n’étant qu’une longue interpolation.

Quelques uns des disciples de Dosithée et d’Etienne poussèrent jusqu’en Asie mineurs. Ce fut le cas de Nicolas, qui retourna à Antioche, d’où il était originaire, ainsi que de Procore, qui était accompagne de Jean, l’un des fils de Zébédée: dans son “Histoire de l’Apôtre Jean”, il raconte comment ils arrivèrent, au terme d’un long voyage, à Ephèse. Ils devaient y fonder, eux et leurs continuateurs, une école gnostique, qui subira dans la suite l’influence des philosophes grecs et de Philon d’Alexandrie, comme on le verra aux chapitres VIII et XIII. On peut en déduire que ce Jean, après avoir compté parmi les disciples de Jésus le Nazaréen, se rallia à ceux de Jean le Baptiseur, ce qui paraît assez surprenant de la part de celui dont une tradition veut qu’il soit celui que le IVe Evangile canonique appelle « le disciple que Jésus aimait »: mais que ce dernier soit bien Jean l’évangéliste, cela est certainement inexact, comme on le verra aussi.

Par contre, s’il était, comme on a vu au chapitre II qu’on peut le supposer, un fils de Jean Dosithée, cela est beaucoup moins étonnant et même tout à fait naturel. On aura d’ailleurs l’occasion de revenir sur tout cela aux chapitres XIII et XVIII.

D’autres fidèles de Jean-Dosithée et d’Etienne passèrent dans l’île de Chypre, d’autres encore en Mésopotamie, d’autres enfin, entre autres Philippe, se réfugièrent en Samarie, où Jean, on le sait, avait prêché et baptisé, où il avait été proclamé Taëb et où il était enterré.

Dans l’interpolation des Actes à laquelle il a été fait allusion plus haut, il est raconté qu’un certain Simon, un magicien, fut alors converti par Philippe avec tous ses disciples, puis qu’il devint même un compagnon de Pierre… Narrée de la sorte, la chose est totalement invraisemblable. Encore une fois, le compilateur de ce texte a voulu présenter comme achevée dès cette époque la fusion de diverses sectes, fusion qui n’était même pas encore entièrement accomplie au moment où il écrivait lui-même, c’est à dire vers le milieu du IIe siècle. En réalité, ce Simon magicien n’a probablement jamais existé. Le nom de Simon, en l’occurrence, paraît être la transcription grecque d’une déformation araméenne du nom du dieu Eshmoûn, lequel était révéré en Phénicie, en Samarie, en Syrie et en d’autres lieux encore, depuis des siècles (3).

1) V. « affinités samaritaines dans le Nouveau Testament”, par Jean TORRIS (La pensée et les Hommes, Bruxelles, mars 1975, p, 332). Voir aussi P.L. COUCHOUD, »Histoire de Jésus » (P.U.F., Paris, 1944), pp. 56-57.

2) V. à ce sujet Charles GUIGNEBERT, « Le Christ » (A. Michel, Paris, 1943; réédité en 1969), I, chap. V.

3) Il avait même un temple à Carthage au temps des guerres puniques, ce qui n’est pas pour surprendre, puisque Carthage était une colonie phénicienne.

Dans la plupart des écrits où il est question de Simon le Mage ou le magicien, il est présenté, il est vrai, comme un homme, mais chaque fois sous des traits différents, et la doctrine qu’il enseigne n’est jamais tout à fait la même. Il ne s’agit donc sans doute jamais non plus du même personnage, le nom de Simon désignant chaque fois un adepte différent de la religion dont il était le Dieu et qu’on appelle le simonisme, voire ce Dieu lui-même (4), qui a pu aussi être pris pour un homme par certains des auteurs de ces écrits, tous assez tardifs, de la même façon que l’un d’eux notamment, Epiphane, écrivit aussi dans son Panarion ou « contre-poison » contre toutes les hérésies connues de son temps, c’est a dire au IVe siècle, que la secte des ébionites avait été fondée en Pérée par un certain Ebion…

Ce qu’était exactement le simonisme au moment où Philippe passa en Samarie, il est assez difficile de le préciser, car les écrits qui parlent de cette doctrine sont, on vient de le dire, de beaucoup postérieurs à cette époque; ils émanent tous d’adversaires et ils la décrivent sous l’une des formes qu’elle avait prises dans la suite. Rappelons-nous quand même que Jean-Baptiste avait adhéré à l’essénisme, doctrine gnostique mêlant des éléments tirés de la Loi hébraïque à des conceptions pythagoriciennes (5).


Il s’était ensuite séparé de ses maîtres et avait fondé sa propre secte, le nazôréisme, qu’il avait propagée notamment en Samarie. Or, Simon le Mage est souvent présenté comme le disciple, soit de Jean le Baptiseur, soit de Dosithée (mais nous savons que ces deux hommes n’en font en réalité qu’un seul. Cela doit sans doute être interprété comme signifiant que le simonisme est la forme gnostique que prirent, sous l’influence de Jean-Dosithée, les croyances particulières des samaritains dont il a été question plus haut (6).

En tout cas, le simonisme est présenté par ses adversaires comme étant né à l’époque même où vécut Jésus et comme étant à l’origine de toutes les hérésies (7).

4) Dans sa première Apologie, Justin dit que « presque tous les samaritains et quelques uns parmi d’autres nations reconnaissent et adorent Simon comme le premier Dieu… » (XXVI 3).

5) U. plus haut, p. 10.

6) V. chapitre III, p. 33.

7) V. à ce sujet not. Prosper ALFARIC, « A l’Ecole de la Raison » (Editions rationalistes, Paris), pp. 68, 135, 183 & suiv., et « Les Origines sociales du Christianisme”, chapitre IV, N° 3

Et ce n’est certainement pas à Pierre que ses adeptes se rallièrent, mais~ comme dit plus haut, à Philippe et à ses compagnon johannite, qui rejoignirent donc en réalité, lorsqu’ils repassèrent en Samarie, d’autres disciples de Jean-Dosithée, dont les croyances avaient seulement peut-être évolué un peu différemment de celles que professaient Etienne et les dosithéens de Judée. Plus exactement encore, de la rencontre de ces derniers et des adorateurs d’Eshmoûn devait naître une doctrine nouvelle, celle qui fut prêchée un peu plus tard par Paul de Tarse et dont il sera abondamment question dans la suite du présent ouvrage: car c’est bien ainsi que naquit véritablement le christianisme.

Jean-Dosithée et Paul sont d’ailleurs l’un et l’autre présentés comme l’élément mauvais ou sinistre dans les sept couples des « Homélies » clémentines dont on aura à reparler, notamment au chapitre XXII: Caïn et Abel; Ismael et Isaac; Esaü et Jacob; Aaron et Moïse; Jean-Baptiste et le Fils de l’Homme; Paul et Pierre; l’Antéchrist et le Christ.


Ce qui montre, au surplus, qu’à l’époque où cet ouvrage fut écrit, c’est à dire après le IIIe siècle, le Fils de l’Homme et le Christ étaient encore des personnages distincts.

Il n’est donc pas sans intérêt d’exposer brièvement ce qu’était la secte simonienne, telle qu’elle nous est décrite par Justin, Irénée, Hippolyte, Origène et d’autres (8).


Pour les simoniens, comme pour Anaximandre et Empédocle, le principe de toutes choses est le feu, comme c’était le cas aussi dans l’orphisme, avec lequel le simonisme présente de grandes analogies. Le feu est présent dans tous les éléments et dans toutes les autres puissances, la voix et le nom, le soleil et la lune, la raison et la réflexion, l’air et l’eau. mais ce n’est pas lui qui a créé le monde matériel: du chaos primitif est sorti le Père, être hermaphrodite qui sépara les éléments. C’est cependant le feu qui, d’après les simoniens, s’est manifesté à Moïse sous la forme d’un buisson ardent Chez tous les êtres qui engendrent, c’est le feu encore qui provoque le désir. Chez l’homme, le sang, qui est chaud et rouge comme le feu, se transforme en semence; chez la femme, en lait. Le feu s’identifie aussi avec la Parole, la Grande Puissance qui se tient debout,le dieu de lumière Eshmoûn.

Cependant, la Sagesse divine, émanation d’Eshmoûn, commit un jour l’imprudence de se pencher trop fort vers la matière, organisés par cet esprit inférieur qu’est le Père. Elle ne put s’en dégager et se trouva prise ainsi dans les liens de la chair. Depuis lors, l’âme est en l’homme comme en une prison. A chaque génération, une parcelle de la Sagesse divine se manifeste cependant de façon plus éclatante dans des corps de femmes célèbres pour leur beauté, qui en est le reflet excitant ainsi la concupiscence des puissants de ce monde et allumant parfois des guerres. L’une de ces femmes fut la fameuse princesse Hélène de Sparte (qui était d’ailleurs, selon les légendes grecques, fille de Zeus et de Léda), qui provoqua la guerre de Troie.

Pour délivrer la Sagesse prisonnière du corps des hommes, Dieu envoya sur Terre son propre fils: le Noûs. Dans chaque ciel, ce dernier prit, à en croire Epiphane, qui fait remonter l’ « hérésie » simonienne avant le christianisme (Panarion, 31), une forme différente afin de se dissimuler aux archontes qui gardent chacun d’eux: ialdabaôth, Iaô, Sabaôth, Adônaï, Elgail, Erathraôth et Astaphail (qui correspondent chacun à une planète et qui sont symbolisés par des animaux: le lion, le taureau, le lamantin, l’aigle, le bélier, le chien et l’âne).

Le Noûs arriva enfin sur la Terre, où il prit l’apparence d’un homme. Le dernier avatar de la Sagesse déchue s’offrit à lui à Tyr en la personne d’une prostituée d’une grande beauté, qui s’appelait Hélène, elle aussi, et qui, d’après les Reconnaissances clémentines,aurait été la compagne de Dosithée. Comme un bon pasteur, le fils d’Eshmoûn racheta cette brebis égarée, lui révélant son origine céleste et lui montrant le chemin du paradis perdu. C’est accompagné d’elle qu’il enseigna les hommes, tenant des discours d’une sagesse indicible et accomplissant des prodiges. Poursuivi par les puissances mauvaises, celles-ci crurent l’abattre, mais il ne souffrit qu’en apparence les maux dont on l’accabla, puisque son corps n’avait qu’une apparence humaine et n’était pas soumis au mal: il triompha donc de la mort et remonta auprès de son divin père Eshmoûn, accompagné d’Hélène

On discerne aisément, dans tout cela, outre une allusion à la guerre de Troie, des éléments qui se retrouvent dans le christianisme d’aujourdhui. La femme de mauvaise vie notamment, que le fils de Dieu ramène dans le droit chemin, et qui s’appelle Hélène, présente des traits communs, tant avec l’Hélène de Sparte de la légende héroïque grecque qu’avec plusieurs des femmes dont il est question dans les Evangiles (9).


Il faut y ajouter que, dans le Sepher Toldôt Iéshou (10), une Hélène est présente au procès de Jésus. L’Hélène samaritaine n’est autre, en fait, qu’une des multiples formes de la grande déesse-mère qui figure dans le panthéon de la plupart des religions orientales sous des noms divers: Isis, Ishtar, Ashtart, Astarté, Artémis, Tanit, Anat, etc.

8) L’exposé qui suit est très résumé. On trouvera une étude détaillée du simonisme dans Henri LEISEGANG, “la Gnose”, chap.III

9) Entre autres de la samaritaine aux cinq maris du IVe Evangile (IV, 16-19) et aussi de la Magdeleine: Maqad-Helena veut dire, en hébreu: « la précieuse Hélène » . V. aussi plus loin: p. 56.

10) V. plus haut, chapitre II, p. 22, et plus loin, p, 207.


Le culte de Simon et Hélène, en Samarie, constituait déjà une sorte de syncrétisme d’un certain nombre de ces religions, mêle à divers éléments pythagoriciens, platoniciens et surtout orphiques (11). C’est ce qui explique sans doute que des samaritains révérèrent le dieu Simon ou Eshmoûn sous les traits de Zeus, son fils sous ceux de Dionysos, Hélène sous ceux d’Athéna, Le fils de Dieu jouait d’ailleurs aussi chez eux à peu près le même rôle que Dionysos dans le culte d’Orphée (12).

Après l’adhésion de Philippe et de ses compagnons, il s’ajouta sans doute encore à ce culte divers éléments de l’enseignement particulier de Jean le Baptiseur. C’est ce qui fit dire à Hippolyte de Rome dans ses Philosophoumena, au IIIe siècle, que pour les simoniens leur dieu était apparu comme Père en Samarie, comme Fils en Judée et comme Esprit saint aux autres nations… Comme les esséniens d’ailleurs, dont la secte nazaréenne était issue, les simoniens faisaient profession de pratiquer la continence et de mépriser les richesses et les plaisirs. Ils n’administraient pas le baptême exactement comme l’avait fait Jean-Baptiste, mais s’adonnaient plutôt à des sortes de baignades rituelles.

Eshmoûn était d’ailleurs aussi un dieu des sources, d’où son surnom grec qui~ n’étant plus compris, devint plus tard Kyrênaios, de Cyrène. C’est sous ce dernier nom qu’il apparaît curieusement dans les Evangiles synoptiques, où il prend les traits d’un homme que les soldats romains réquisitionnent au moment où il rentrait des champs (pendant les fêtes de la Pâque!) pour aider Jésus à porter sa croix. Mais, Cyrène étant en Libye, on peut légitimement se demander ce que faisait en Judée ce cultivateur africain…

De façon plus étonnante encore, ce Simon de Cyrène est dit, en Marc XV 21, être « le père d’Alexandre et de Rufus”. Or, il y eut à Cyrène, mais beaucoup plus tard, au moment où, en 115, des juifs se soulèveront de la Tripolitaine à la Syrie, un Siméon qui, se prétendant descendant de David, se proclamera Messie royal, et ce Siméon avait deux fils, appelés précisément Rufus et Alexandre… Le rédacteur final de Marc a brouillé ainsi à la fois l’Eshmoûn Krînaios des simoniens, le Simon qui aurait, selon le gnostique alexandrin Basilide (13), assisté Jésus au moment de son supplice et ce Siméon de Cyrène, père d’un Alexandre et d’un Rufus!

On trouve fréquemment ainsi, dans les évangiles et dans d’autres écrits primitifs chrétiens, des déformations grecques de noms hébreux ou araméens dont le sens n’était pas ou n’était plus compris par ceux auxquels lesdits écrits s’adressaient, puisqu’il s’agissait de juifs hellénisés et de païens, et qu’ils les interprétaient, de ce fait, avec la plus grande fantaisie.

On a vu plus haut, note 9, comment la Magad Helena, la « précieuse Hélène » (14) est devenue la Magdeleine, nom qu’on interprète souvent comme voulant dire « de Magdala », localité d’ailleurs située en Samarie, lui donnant en outre le prénom de Mariam (ce qui veut dire « noble”), prénom qui sera aussi attribué à la plupart des « saintes femmes”.

11) Voy. « Le culte samaritain d’Hélène », par Georges ORY (Cah. E.Renan n°12, 1956)

12) Sur les analogies entre le culte de Dionysos et le christianisme, v. aussi « Un messianisme grec », par André RAGOT (Cah. E.Renan n° 68, 1970, p. 14). Notes (suite…)

13) V. plus loin, chapitre XV, p. 184.

14) Dans un livre étrange, mais qui contient de nombreux aperçus très intéressants « La Bible restituée » (Mont-Blanc, Genève, 1967; réédité par Cohérence, Strasbourg, 1984), Carlo SUARES propose une autre étymologie: “Myriam M’Gadola”, où le deuxième “M” serait l’initiale de “maïm”, les eaux (pp. 254-256). M’Gadola signifierait donc « des grandes Eaux » ou « de l’Océan »… ce qui conviendrait d’ailleurs parfaitement à la parèdre d’un “Krînaios”…

De même Eshmoûn fût-il grécisé en Simon et ce dernier nom donné aussi à son fils, parce que Shimeon, en hébreu, veut dire « obéissant”. De
même encore, les Evangiles racontent que Jésus, après sa mort, aurait été enseveli par les soins d’un certain Joseph d’Arimathie, sur la personnalité duquel ils ne s’accordent d’ailleurs guère. Mais, en araméen, “har” veut dire « fosse » et “math” veut dire « mort, cadavre”. “Har-hamathim”, c’est donc « la fosse des morts » et ce Joseph était tout simplement le fossoyeur! De même encore, le IVe Evangile dit que Thomas, l’un des disciples de Jésus, était aussi appelé Didyme. Rien d’étonnant à cela si l’on sait que “taoma”, en araméen encore, a le même sens que “didymos” en grec, c’est à dire « jumeau » (15).

Eshmoûn était en outre un dieu guérisseur, comme Esculape, Sadrefa, Sérapis et d’autres. Il était aussi capable de créer des enfants au moyen d’air chaud, qui se transformait en eau, puis en sang, formant ainsi des êtres d’apparence humaine, d’une essence bien supérieure, selon ses fidèles, aux hommes crées par Jéhovah, le Dieu hébreu, au moyen de terre.

Les simoniens, d’autre part, participaient régulièrement à des espèces de repas sacrés, au cours desquels ils mangeaient du pain et buvaient de l’eau ou du vin, à l’instar des adeptes de Mithra. Rappelons, à ce propos, que ceux d’Attis et de Dionysos, eux aussi, célébraient des repas rituels au cours desquels ils buvaient une coupe de vin consacré, censé symboliser le sang du dieu. Enfin, les adeptes du simonisme possédaient une sorte de Bible, de livre sacré, appelé « Le Livre des quatre coins du monde », ces quatre coins étant symbolisés par une croix aux quatre branches égales. C’est, de toute évidence, de ces divers symboles que sont issus les principaux rites et mythes chrétiens : nativité, baptême, eucharistie, crucifixion…

De ceux-ci, seul à l’origine le baptême devait s’appliquer à des humains; les trois autres ne se rapportaient qu’à un dieu ou à un être divin et c’est seulement lorsque l’homme Jésus fut lui-même confondu avec le fils de Dieu que ces pratiques, purement rituelles, lui seront attribuées comme si elles avaient été des épisodes réels de sa vie terrestre. Mais ces altérations ne se produiront que beaucoup plus tard, lorsque le nazôréisme des disciples de Pierre et le christianisme paulinien, après s’être combattus, finiront par s’amalgamer à Rome.

Au moment où Philippe et ses compagnons s’intégrèrent aux simoniens, il n’en était évidemment pas encore question. Toujours est il que ce n’est donc pas, en tout cas, les simoniens qui se convertirent à Philippe et moins encore à Pierre, comme le prétendent les “Actes” , mais que sans doute leur doctrine évolua à la suite du ralliement à leur secte de Philippe et de son groupe.

Parmi les membres de celui-ci, il est vraisemblable qu’il faille compter deux hommes parmi ceux qui sont présentés dans le IVe Evangile comme les plus fidèles des disciples de Jésus, c’est à dire en réalité donc de Jean-Dosithée: Judas et Thomas. Le premier, on l’a vu au chapitre II, se confond avec celui qui est appelé Thaddée (Lebbée dans quelques manuscrits) dans les Evangiles synoptiques, Todah dans le Talmud, Tadée dans les “S’férïm Toldôt Ieshou, Théudas dans les oeuvres de Josèphe et dans les “Actes des Apôtres”, Theodas chez Salomon Valentin. Comme on le verra plus loin, les évangélistes des gnostiques chrétiens n’étaient pas, comme ceux des nazaréens, Matthieu et Marc, mais Philippe et Thomas. Quant à celui qui est probablement le frère jumeau de ce dernier (16), il semble avoir connu aussi Paul de Tarse, car Salomon Valentin, un gnostique qui se disait disciple de ce dernier, disait aussi qu’ils avaient été compagnons l’un de l’autre (17).

15) Jumeau de qui ? Certains passages des Actes de Thomas et d’autres écrits apocryphes assez tardifs laissent supposer que Thomas serait un frère jumeau de Jésus lui-même ou du Christ… Mais le début d’un évangile selon Thomas dont on a retrouvé en Egypte des fragments en grec et une traduction presque intégrale en copte, paraît dire qu’il l’était de Judas Thaddée. C’est cette deuxième hypothèse qui semble la plus plausible. En réalité, les deux Judas, Thaddée et Thomas, allèrent d’abord ensemble usqu’en Mésopotamie. Puis, tandis que le premier s’en revenait en Palestine comme on le verra plus loin, Thomas poussera jusqu’au Cachemire, où il se fera passer pour le frère jumeau de Jésus, puis pour Jésus lui-même, avant d’aller en Chine, en Inde et jusqu’à Ceylan.

16) V. note précédente.

17) Cf. « Philosophie platonicienne des gnostiques », par Déodat ROCHE, in « Les Cathares » (Ed. de Delphes, Paris, s.d.), p. 419; Elaine PAGELS, The Gnostic Gospels (Harper & Row, San Francisco, 1979, traduit en français sous le titre « Les Evangiles secrets”, Gallimard, Paris, 1982), chapitre premier.

Thaddée tenta sans doute de rééditer l’équipée de leur maître à tous Dosithée, car Flavius Josèphe raconte que, sous le règne de Claude, alors que Fadus était gouverneur de la Judée, un certain Théudas (qu’il qualifie, comme le fut aussi Simon, de « magicien » ou d »‘enchanteur ») souleva à son tour les foules et qu’il les conduisit jusqu’au Jourdain, prétendant leur faire passer ce fleuve à pieds secs, comme l’avait fait jadis aussi Josué (18).

D’aucuns ont voulu identifier ce Théudas, non à Thaddée, mais à Dosithée lui-même, dont le nom ne serait que la forme retournée du premier. Et il s’en est même trouvé pour conclure que Téouda ne serait autre que Jean le Baptiseur, voire Jésus lui-même, ces trois personnages n’en faisant donc en réalité qu’un seul (19).

Mais cette hypothèse malmène la chronologie, car si le soulèvement de Théudas a bien eu lieu à l’époque indiquée par Josèphe, il se place vers l’an 46. Or, il est bien difficile de croire ici à un déplacement de textes, même si ceux-ci ne concordent pas, à première vue, avec l’allusion qui y est faite en “Actes” (V, 36).

C’est ce dernier récit qui est douteux en l’occurrence, non le texte de Josèphe, dont les “Actes” paraissent bien s’inspirer, ainsi que d’un passage parallèle de la Halosis (20). Sans doute n’est-il pas impossible, est-il même probable que certains faits attribués à Jésus dans les Evangiles soient en réalité le fait de ce Téouda.

Le Jésus- Christ des Evangiles est, on ne le redira jamais assez, un personnage composite, à qui ont été attribuées quantité de choses qui se rapportent à d’autres qu’à Jésus le Nazaréen. Mais il ne saurait, pour ce motif même, être entièrement assimilé à aucun d’eux.

18) « Histoire ancienne des Juifs », XX, 2, in fine.

19) C’est la thèse esquissée notamment par Georges ORY dans « La Samarie, patrie d’un Messie » (Cahiers du Cercle E.Renan, Paris, n° 11, 1956). Il est vrai qu’il y avait eu, quelques années avant notre ère, un premier Théudas, qui était appelé aussi Dosithée (voy. pseudo-Origène, “Contra Celsum”, I, 57), ce qui est évidemment source de confusion.

20) Reproduit dans “Beyond the Gospels” par Roderic DUNKERLEY, chap. V, n° 5. V. aussi Fol. Josèphe, « La Prise de Jérusalem », tram. P. Pascal (Rocher, Monaco, 1965), p. 150.

Ce Théudas donc, d’après Josèphe, « persuada uns grande multitude de peuple de prendre tout leur bien et de le suivre au Jourdain, disant qu’il était prophète et qu’il arrêterait d’une seule parole le cours de ce fleuve… » Josèphe ne dit pas d’où il venait. Mais, qu’il vînt de la Samarie, où Jean avait prêché sous le nom de Dosithée, ou de l’est du Jourdain, où il peut très bien avoir voyagé pour aller rencontrer notamment d’autres disciples de Jean qui, nous le verrons au chapitre suivant, s’étaient intégrés aux mandéens de Mésopotamie (où Eusèbe de Césarée, dans son « Histoire de l’Eglise », fait précisément aller Thaddée et Thomas), il prétendit donc faire reculer les eaux du Jourdain. Or, parmi les écrits des mandéens, on trouve notamment le récit du baptême qu’une incarnation de leur Dieu alla, sous la forme d’un enfant de trois ans et un jour, demander à Jean de lui administrer au Jourdain. Après avoir hésité, Jean finit par accepter; il descend dans l’eau, mais le fleuve le repousse avec tant de force qu’il a peine à se tenir debout. Alors, l’enfant-dieu fixe du regard les eaux du fleuve, qui se mettent à refluer (21).

Il s’agit donc bien d’une tradition johannite et il est clair que Théudas, c’est à dire Judas Thaddée (22), a voulu imiter son maître. Au surplus, Téouda veut dire en hébreu « celui qui est désigné », donc l’élu, sens très voisin de celui de “Mashiach” , qui veut dire aussi « l’Oint, Celui qui est choisi », Et enfin, on a vu au chapitre III que, pour les samaritains, le Taëb devait venir du désert, donc d’au delà du Jourdain par rapport à eux. Il n’est pas surprenant, par conséquent, que Thaddée ait été proclamé Messie à son tour, ni Jean, ni Jésus n’ayant réussi à faire ce qu’on attendait de pareil personnage: la libération du joug de Rome et la proclamation de l’indépendance d’Israël enfin réunifié, en même temps que la délivrance de tous les maux, matériels et moraux (23). Et enfin, il y a lieu de noter, à propos de son autre nom Lebbée, par lequel Thaddée est parfois désigné, que “léb”, en hébreu, signifie le coeur, le courage.

Cependant, Josèphe continue :

« Mais Fadus châtia cet effronté et punit de leur folie ceux qui s’étaient laissés tromper par lui. Car il envoya contre eux plusieurs troupes de cavalerie qui, les ayant surpris, en tuèrent une partie, en firent plusieurs prisonniers, Théudas entre autres, à qui l’on coupa la tête que l’on porta à Jérusalem. »

Ce dernier détail permet sans doute de comprendre comment la confusion, volontaire ou non, a pu être faite entre Jean-Baptiste et Téouda, outre que le nom de l’un peut en effet sembler être le retournement de l’autre. Alors que Dosithée avait en réalité été crucifié, d’aucuns, le confondant avec l’un de ses disciples qui avait tenté de l’imiter, diront qu’il avait été décapité. Irénée, à la fin du IIe siècle, le confondra même avec le Christ, puisqu’il croyait que « le Seigneur » était mort sous Claude, âgé de plus de cinquante ans… (24).

Les Evangiles et les falsificateurs des oeuvres de Josèphe rendront en outre un Hérode responsable de la décollation, ce qui était d’ailleurs vrai, mais pas de la façon que cela est présenté dans les Evangiles synoptiques et dans Justin. Les rédacteurs de ces Evangiles placeront enfin la mort du Baptiseur avant celle de Jésus le Nazaréen parce qu’ils entendaient présenter Jean comme le précurseur de ce dernier. C’est là sans doute qu’il faut trouver l’origine de la légende de la mort de Jean-Baptiste par décapitation, dont on a déjà, aux chapitres premier et trois, eu l’occasion de signaler les invraisemblances, pour ne pas dire les impossibilités.

21) Voy. Alfred LOISY, « Le Mandéisme et les Origines chrétiennes » (Nourry, Paris 1934), pp. 29-30 et 112-115; Georges ORY, « Hypothèse sur Jean le Baptiseur » (Cahier du Cercle E.Renan, Paris, n° 10, 1956), pp. 5-7.

22) Il est à remarquer que “Iéhouda” et “Téouda” sont des noms très voisins, ce qui pourrait expliquer que la même personne ait pu être désignée, tantôt sous l’un, tantôt sous l’autre.

23) En outre, comme on le verra plus loin, il n’est pas impossible que le Christ fils du Dieu bon, de l’apôtre Paul s’identifie à Téouda. Dans ce cas, la question de savoir si Thomas était le jumeau de Christ ou de Thaddée (v. plus haut, note 15) se résoudrait d’elle même…

24) Ad. Haer. II, 22. Mais Irénée croyait aussi que Pilate avait été le légat de Claude .

A suivre ….


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