Mystique juive

Le judaïsme ancien à la lumière des manuscrits de Qumrân

Qumrân est au centre du renouveau que connaissent actuellement les études juives anciennes. Entre la Torah et la Michna, il existe un chaînon manquant : la halakha dans les manuscrits de Qumrân.

Le chaînon manquant

Les manuscrits de Qumrân apportent une ample documentation sur un des chaînons manquants entre ces six siècles séparant les lois bibliques de la halakha michnique.

Comme l’a rappelé Sussmann, bien que nombre des textes qoumrâniens de caractère halakhique aient été parmi les premiers avoir été publiés, récemment leur intérêt est resté largement inaperçu. Cela tient au caractère lacunaire des sources, à l’absence d’édition critique aux compétences très spécialisées que requiert ce type d’étude, mais surtout au fait que les préoccupations de la recherche étaient presque entièrement focalisées sur le problème des relations entre la communauté de Qumrân et les origines du christianisme.

La publication de Quelques préceptes de la Torah (4QMMT), par la place primordiale que revêtent les questions légales pour comprendre les conditions dans lesquelles est effectuée la rupture des esséniens avec les autorités du Temple d’une part et avec le mouvement pharisien de l’autre, met enfin un terme à cette cécité.

Les textes de loi de Qumrân situés à mi-distance entre la Bible et la Michna marquent une étape de première importance dans histoire du droit juif.

Quels ont été les antécédents des prescriptions michniques qui, lorsqu’elles apparaissent plus d’un siècle après la destruction du Temple, sont déjà organisées en un corpus achevé?

Quelles furent les étapes de leur développement tout au long de la période du Second Temple? De quelles polémiques et de quelles transformations sont-elles le résultat? Autant de questions que posèrent dès le 19e siècle les pionniers de la science du judaïsme.

Si elles suscitèrent hypothèses et conjectures de grande portée pour l’essentiel, elles se heurtèrent à l’absence de sources directes. Face ces difficultés, la recherche dut se replier sur des objectifs mieux documentés : l’étude du droit rabbinique.

Aujourd’hui, grâce la découverte de l’un des chaînons manquants ouvrant au coeur de la polémique halakhique du Second Temple des historiens du droit tels Joseph Baumgarten sont en mesure de relever les grands défis posés par les savants de la Wissenschaft des Judentums.

Outre le fait que la découverte de la halakha Qoumrânienne jette une vive lumière sur ces anciennes questions jusqu’ici laissées sans réponse, elle fait surgir des interrogations entièrement nouvelles.

Une mutation du droit juif ancien

De la halakha Qoumrânienne à la halakha Michnique, s’effectue une transformation majeure.

Cette transformation interne au droit juif peut être comparée à la mutation que connaît la notion de vérité en Grèce ancienne analysée par Marcel Détienne. Entre Hésiode et Simonide, on passe une d’vérité proférée, ancrée au monde des Puissances, à une vérité sécularisée, fille de la Cité.

La première tient son autorité des circonstances de son énonciation, parole assénée par un Maître de vérité, roi ou devin selon le rite requis, elle ne se discute ni ne se démontre. La seconde se dégage du milieu de l’Assemblée par la discussion contradictoire et relève de la décision politique.

Ce que Foucault formalise en ces termes du 6e au 5e siècle : « la vérité se déplace de l’acte ritualisé efficace et juste énonciation, vers l’énoncé lui-même, vers son sens, sa forme, son objet, son rapport à la référence. »

Comment cette mutation se présente-t-elle en droit juif?

Lois bibliques et halakha Michnique

Alors que les lois bibliques sont Parole de Dieu – Dieu s’exprimant par la bouche de Moïse ou de ses Prophètes – les ordonnances michniques sont paroles d’hommes. Les prescriptions ou les interdits sont attribués à des Sages, souvent désignés par leur nom, dont les générations sont liées les unes aux autres par la chaîne de la tradition.

Tandis que les lois bibliques, pour reprendre la distinction de Michel Foucault, sont tout entières du côté de l’énonciation, vérité apophatique qui est soumise ni au changement ni la discussion, la halakha michnique quant elle est située du côté de l’énoncé, un énoncé changeant, placé au milieu des Sages.

Lorsque l’application des règles herméneutiques aboutit à des propositions contradictoires, il y a discussion, hiérarchisation des argumentations, et finalement l’autorité rabbinique intervient et tranche.

Dans la tradition pharisienne et rabbinique la distinction entre ces deux niveaux de codification loi biblique et halakha michnique est autant plus fermement établie que le canon des écritures est clos.

La tradition prophétique est interrompue. Dieu ne s’exprime plus directement par la bouche de ses prophètes.

Dès lors, pour les pharisiens, les contours de la loi révélée sont strictement délimités. Aucune confusion n’est possible entre loi divine et lois humaines, ni chevauchement, ni brouillage. La différence de statut entre ces deux codifications est exprimée traditionnellement par opposition entre loi écrite Torah ché-bi-khetav et loi orale Torah ché-be-al-pé, cette dernière étant transmise oralement de maître disciple.

Cette distinction maintenue la mise par écrit de la Michna la fin du 2e siècle a pour fonction de séparer les deux codifications et de maintenir ferme la hiérarchie qui les ordonne : d’un côté la fluidité des prescriptions des Sages, son ouverture au changement et au développement, de l’autre la fixité et la permanence de la législation de la Torah et des Prophètes

Lois bibliques et halakha Qoumrânienne

Comme nous le montre Joseph Baumgarten, tandis que dans la Michna les lois ou les propositions de lois sont attribuées à telle ou telle autorité mentionnée par son nom, les lois Qoumrâniennes au contraire restent anonymes. En cela elles s’apparentent aux lois bibliques.

Loin de se relier à une tradition, la halakha Qoumrânienne se présente comme opérant une rupture avec les générations contemporaines et celles des prédécesseurs. Cette différence formelle entre le corpus qoumrânien et celui de la Michna est significative de la différence de statut qui oppose les lois Qoumrâniennes aux ordonnances pharisiennes.

Si pour les pharisiens la tradition prophétique est interrompue si le corpus des lois bibliques est clos il en va pas de même à Qoumrân.

La communauté essénienne se situe dans le prolongement du prophétisme ancien.

Dieu continue de s’exprimer par les premiers d’entre ses membres tout comme il le faisait par la bouche de Moïse et des Prophètes. Il n’est pas jusqu’à l’activité exégétique sur laquelle se fonde pour une part la halakha Qoumrânienne, qui ne puisse être interprétée comme une activité prophétique.

L’inspiration est à l’oeuvre toujours et encore au sein de la communauté. Ainsi pour les esséniens la révélation loin d’être interrompue est toujours active. Les lois Qoumrâniennes, loin de n’être que paroles d’hommes, sont parole divine. Comme la Torah, la halakha Qoumrânienne est le fruit d’une révélation.

Aussi Baumgarten parle-t-il juste titre de révélations progressives Ces révélations progressives peuvent prendre la forme d’une exégèse inspirée de l’écriture mais aussi la forme d’ajouts ou de modifications apportés aux textes canoniques. A Qoumrân, le corpus des écritures demeure un corpus ouvert.

Le statut anthropologique de l’écriture à Qumrân reste définir Dans la conception qoumrânienne, semble-t-il, l’acte de copier un manuscrit biblique et celui de mettre par écrit la Règle de la communauté ou les règlements du Temple futur ne sont pas considérés comme facteur de confusion entre deux codifications dont une serait seconde par rapport la première. Sans doute s’agit-il à Qumrân d’une seule et même Ecriture : le scribe qoumrânien est un scribe inspiré.

Quant à la distinction pharisienne entre la loi écrite fruit de la révélation et à ce titre immuable, et loi orale considérée comme paroles d’hommes, ouverte la discussion et au changement, cette distinction est étrangère aux gens de Qoumrân.

Tout comme la loi biblique, les lois qoumrâniennes relèvent de l’énonciation et non de l’énoncé, elles se situent du côté de la loi écrite et non de la loi orale.

La halakha qoumrânienne se donnant comme Parole divine, inerrante et intangible, on comprend qu’aucun compromis n’était possible en ce domaine, qui en gouverne tant d’autres, avec les adversaires pharisiens. La polémique entre les deux groupes dont font état Quelques préceptes de la Torah était sans autre issue que la rupture.


Il apparaît aujourd’hui que plus que les désaccords en matière de croyance, ce sont les divergences halakhiques, à commencer par des divergences dans le domaine des lois cérémonielles régissant les rites, qui sont l’une des causes majeures de la scission des esséniens et sans doute également de la fragmentation de la société judéenne en différents partis.

Les travaux à venir auront à définir plus précisément les contours de ce pluralisme halakhique. De même le champ est ouvert à une recherche sur l’anthropologie de la loi juive dans sa double modalité écriture versus oralité.

Dès lors encore, il devient possible apprécier de façon beaucoup plus précise grâce au recul historique qu’autorise la mise au jour de ce chaînon manquant, la nature et l’ampleur des réformes entreprises par la génération de Rabbi Yohanan ben Zakkaï en vue de réduire le pluralisme à l’unité et de permettre le passage du judaïsme centré sur le Temple au judaïsme de l’après-Temple.

La loi sans le Temple

Car après la destruction du Temple, de son autel, de ses parvis, quand les rotations sacerdotales ne se succèdent plus de semaine en semaine, comment accomplir les rites? Comment célébrer fêtes et pèlerinages au Sanctuaire? Comment effectuer les sacrifices qui remettre dîmes et prémices? Et qu’advient-il du lien social quand l’institution qui en assurait la cohésion n’est plus en état de fonctionner? Que faire de tout ce corps de lois cérémonielles qui réglaient le passage des activités profanes aux activités sacrées, en sorte que les rites prescrits maintiennent toute forme d’impureté hors des espaces et des temps sacrés?

Telles sont les questions posées aux générations de Sages qui entreprirent l’oeuvre de reconstruction. Par où commencer cette oeuvre immense dont dépendait la survie du judaïsme?

Le passage entre l’amont et l’aval de la destruction du Temple tel que analyse Aharon Oppenheimer se présente comme un cas de figure typique de ces nouveaux systèmes législatifs qui sont mis en place après une catastrophe ou une révolution.

Le vide créé par la catastrophe de 70 fut progressivement comblé par une intense activité halakhique conduite par Yohanan ben Zakkaï d’abord, par Gamiiel ensuite, depuis ces nouveaux Sanhédrins que deviennent les Académies de Yavné après 70, celle de Oucha après 135.

A Yavné sont élaborées de nouvelles ordonnances qui adaptent les lois régissant les rites aux conditions nouvelles. Ainsi les espaces sacrés sont transposés hors des parvis du Temple, les temps sacrés sont déterminés indépendamment des moments fixés par les liturgies du Sanctuaire, on renonce aux sacrifices requis des prosélytes pour se suffire de la circoncision et du bain rituel.

Autant de dispositions halakhiques par lesquelles de sacrificielle qu’elle était, la société juive se change en une société non sacrificielle. La tradition rabbinique a présenté cette transformation comme un passage du Temple à la loi. Ce passage cependant ne doit pas être interprété comme un processus de spiritualisation qui se serait fait au détriment des rites : la juste mise en pratique des rites plus que la droite croyance, l’orthopraxie plus que l’orthodoxie demeurent le ciment de l’identité juive.

Parallèlement une autre tâche incombait à la génération de Oucha: réunifier autour d’un nouveau centre institutionnel, une société déchirée par les oppositions politiques et idéologiques, qui face à l’occupation romaine étaient creusées au long du 1er siècle de notre ère jusqu’à s’abîmer dans la guerre civile des années 70.

Ici encore, c’est par un travail sur la loi orale que les Sages entreprennent de rétablir la cohésion sociale, trancher entre les points de vues contradictoires à commencer par ceux de Hillel et de Chammaï, réduire les pluralismes, ordonner et classer la matière halakhique en sorte que des pratiques partagées, fondées sur une commune référence la loi, deviennent le garant du nouveau lien social

Francis SCHMIDT  –EPHE sciences religieuses –
La pensée du Temple. De Jérusalem à Qumrân – Identité et lien social dans le judaïsme ancien de F. Schmidt


Longtemps le judaïsme ancien fut considéré comme une préparation au christianisme ; les manuscrits de Qoumrân ont d’abord été lus comme les premiers balbutiements d’un évangile naissant. Plus de quarante ans après les découvertes de la mer Morte, l’archéologie et l’étude scrupuleuse des textes rendent caduque une vision  » christianocentrée  » de l’histoire du judaïsme.

Quand la société juive est confrontée à la colonisation grecque et à la puissance romaine, son identité est en crise, le lien social menace de rompre. Pourtant, si l’on fait le choix de l’histoire lente et des structures profondes, si, par delà les élites politiques et les scribes, on interroge les anonymes et les sans-grade, alors parmi les institutions qui maintiennent la cohésion sociale apparaît en premier lieu le Temple : non seulement le Temple comme édifice, avec ses prêtres et ses pèlerins, sa police et ses cuisines ; mais aussi le Temple comme pensée, avec ses catégories du pur et de l’impur, du sacré et du profane, qui s’étendent au-delà des limites du sanctuaire à l’ensemble du pays, de l’autel sacrificiel jusqu’aux tables quotidiennes.

Les premiers à avoir définitivement rompu avec l’institution et les rites qui faisaient le socle de l’identité juive ne sont ni les esséniens de Qoumrân ni Jésus et les convertis du judaïsme, mais Paul et les chrétiens de la gentilité.

Ce qui prend fin le 29 août 70, quand le vent de l’histoire souffle en tempête, quand traditions et coutumes sont brisées, c’est le Temple de Jérusalem comme lieu de rassemblement de tout le peuple juif. Mais au-delà de cette fin, quand se reforme le judaïsme, demeure la pensée du Temple.

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Les choses cachées sont pour Yhwh notre Dieu, et les choses révélées sont pour nous et pour nos fils pour toujours, afin que nous mettions en pratique toutes les paroles de cette Loi  » (Dt 29,28). Ce verset intrigue. Il fascine. Que sont ces choses  » cachées « , dont seul Dieu semble avoir connaissance ? Sont-elles cachées à tous et à jamais ? N’y a-t-il pas moyen d’en recevoir la révélation ? Pour répondre à cette question, Valérie Triplet-Hitoto emmène le lecteur à Qumrân, sur les rives de la mer Morte. Là, quelque neuf cents manuscrits, mis à l’abri dans des grottes il y a deux mille ans, ont été exhumés au milieu du XXe siècle. Ils mettent en lumière la fluidité du texte de la Bible hébraïque et du judaïsme ancien. La question des mystères et des connaissances cachées y tient une place de premier ordre, avec une abondante littérature apocalyptique. Si certaines de ces œuvres étaient connues avant la découverte du site de Qumrân, à l’instar du livre d' » Hénoch « , d’autres, tels le livre des  » Mystères  » ou les manuscrits dits  » communautaires « , apparaissent pour la première fois et bouleversent nos connaissances.


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