La Grande Eglise nazaréenne de Rome – Comment naquit le Christianisme chapitre 17
Les 28 chapitres de l’oeuvre d’André Wautier sur les débuts du Christianisme. Un monument intense d’érudition, et la source de multiples polémiques.
CHAPITRE 17 : La Grande Eglise nazaréenne de Rome
Cerdon à Rome.
L’échec du soulèvement de Syméon bar Kochba provoqua donc un nouvel exode des juifs un peu partout dans le monde et même de quelques chrétiens d’origine juive qui avaient pris parti pour les insurgés.
Simultanément, on assiste, dès cette même année 135, à une émigration comparable, bien que moins importante par son ampleur, de gnostiques chrétiens de l’Asie et de l’Egypte, dont des coreligionnaires avaient été persécutés par les insurgés en Judée. Mais c’est principalement, voire uniquement, vers Rome que se dessine ce mouvement. Dès 135, Cerdon notamment, dont on a parlé à la fin du chapitre XIII, quitta la Syrie pour se rendre dans la capitale de l’Empire romain, peut-être en vue de profiter de la circonstance pour y propager son évangile anti-juif, sans doute avec l’espoir de trouver en Italie un auditoire rendu réceptif par la recrudescence d’animosité contre les juifs que le soulèvement avait à nouveau provoqué.
L’épiscope nazaréen de Rome était alors Hyginá. On ne sait pourquoi Cerdon tenta de s’intégrer dans la communauté que dirigeait ce dernier, car son Evangelion procédait évidemment d’une idéologie assez différente de celle des nazaréens. Elle était l’aboutissement extrême du christianisme anti-judaïque qui avait trouvé sa source dans l’enseignement des nicolaïtes.
Pour Cerdon, le Père, dieu de lumière et de bonté, n’est pas le Jahwéh de la Bible: le premier, qui était inconnu des juifs avant Paul de Tarse, est bon, le second n’est que juste ; le premier a fait tout ce qui est bon, le second a créé le monde, qui est mauvais. Quant au fils du Dieu bon, le Sauveur, il n’était pas né d’une femme, mais il était descendu directement du Ciel ; les hommes avaient cru le voir, mais il n’était qu’un fantôme. De même crurent-ils qu’il avait souffert, mais en réalité, lorsqu’il fut crucifié, le Sauveur ne souffrit point.
Pareille doctrine ne pouvait être acceptée des nazaréens, qui la condamnèrent. Si l’on en croit Irénée, Cerdon commença par se soumettre, ce qui est tout de même assez étonnant. Puis, quelque temps après, il aurait entamé une nouvelle campagne anti-biblique, qui entraîna son exclusion définitive (1).
Naissance du syncrétisme chrétien.
Mais entre temps étaient également arrivés à Rome, en 136, Valentin venant d’Alexandrie, en 137 Justin venant d’Ephèse, et enfin, venant sans doute d’Antioche ou peut-être d’Alexandrie également, Marcion, disciple de Cerdon, en 139. Les croyances des différentes sectes qui se réclamaient d’un Jésus avaient cependant évolué assez autrement à Rome que dans ces trois villes importantes de l’Empire. Sans croire simplement, comme les ébionites – avec lesquels ils restaient néanmoins en rapports – que Jésus n’avait été qu’un homme plus vertueux que les autres, les nazaréens d’Italie n’étaient pas tombés non plus dans les outrances gnostiques des johannites d’Asie, ni des chrétiens d’Egypte et de Syrie. Leurs adversaires pauliniens avaient d’ailleurs été massacrés par Galba et par Vespasien. La persécution de Domitien les avait sans doute à son tour décimés, elle aussi, mais ils restaient suffisamment nombreux pour former un groupe dont on sait à vrai dire peu de chose, le peu qu’on en sait étant au surplus grandement légendaire.
Ce n’est pas encore l’église des catacombes, mais c’est une communauté plus ou moins clandestine, qui ne pourra se développer peu à peu que grâce au libéralisme des empereurs Antonins, successeurs immédiats de Domitien.
D’autre part, si les écoles gnostiques d’Ephèse et d’Alexandrie avaient réussi à combiner, chacune à sa manière, les enseignements des nazaréens et des pauliniens, il n’en était pas de même de la communauté nazôréenne de Rome et moins encore des ébionites, car ces derniers restaient fidèles à l’esprit des fondateurs de leur secte, tandis que les nazôréens d’Italie subissaient fatalement d’autres influences, celles notamment, quoi qu’ils en eussent, du paulinisme, ainsi que de divers cultes païens, en particulier du mithraïsme, dont les adeptes avaient été persécutés comme eux par les successeurs de Néron.
Il y avait enfin à Rome des fidèles des différentes sectes juives, orthodoxes et messianistes, ces dernières ayant toutefois subi la grave défaite que l’on sait et qui dut y provoquer une vive effervescence en leur sein.
Aussi n’est-il sans doute pas inutile de tenter d’esquisser maintenant ce que devait être l’état des esprits parmi ceux qui, en Italie et dans les régions voisines, se réclamaient de l’un ou l’autre Christ ou Jésus au début du IIe siècle.
Les tout premiers d’entre eux avaient presque tous été d’origine juive, issus principalement de l’essénisme. Bientôt – à partir du règne de Titus surtout – un grand nombre d’étrangers, et même des Romains, se laissèrent gagner par les doctrines prêchées par ces sectes et affirmées par leurs missionnaires avec tant d’assurance, surtout parmi les petites gens, les femmes, les esclaves, auxquels elles devaient apparaître comme particulièrement consolantes (2).
Ajoutons-y les épidémies de malaria qui frappèrent l’Empire romain en 79 et en 125, puis plus tard en 165 et en 180. Seules les religions nazaréenne et chrétienne, qui présentaient leur Jésus ou leur Christ comme un guérisseur à la fois des corps et des âmes, pouvaient apporter quelque réconfort à ceux qui étaient frappés, eux-mêmes ou leurs proches, par la terrible maladie (3) .
L’origine juive de ces sectes et le développement qu’elles prirent par suite de ces circonstances expliquent notamment ce nom : l’Eglise, que se donna l’une d’elles la communauté nazaréenne. Car le mot latin ecclésia, c’est aussi le mot grec ………, par lequel les cabalistes juifs avaient déjà désigné le peuple d’Israël, qu’ils assimilaient à l’esprit de Jéhovah, à sa rouach, donc à son élément féminin (4) (5).
Dès le IIe siècle, l’église nazaréenne, qui avait définitivement fixé son centre à Rome après les révoltes juives avortées de 66-73, de 115-117, de 132-135, afficha ses prétentions à la prépondérance sur les communautés apparentées des autres villes de l’Empire, et on se mit de plus en plus à l’appeler « la Grande Eglise ». Plus tard, son évêque revendiquera la qualité de chef de toute la chrétienté, mais au début du IIe siècle, il n’en était pas encore question : de par sa localisation privilégiée au siège de la capitale de l’Empire, la Grande Eglise bénéficiait seulement d’un prestige supérieur à celui des églises établies dans les provinces. Cependant, la doctrine de cette communauté nazaréenne de Rome avait évolué de telle sorte, exposée qu’elle était à toutes sortes d’influences, qu’elle avait fini par s’écarter davantage sans doute des
prédications primitives de Jean-Dosithée, de Jésus le Nazaréen, de Paul de Tarse, de Luc et de leurs successeurs immédiats, que les autres groupes de la même secte.
Seuls les gnostiques chrétiens anti-juifs d’Antioche étaient allés plus loin. Mais, au sein même de la Grande Eglise, il ne devait pas y avoir une uniformité rigoureuse des croyances, toutes issues cependant, directement ou indirectement, de l’essénisme. Rappelons à ce propos les dénominations des diverses sectes qui s’influençaient les unes les autres à cet égard. Ceux des esséniens qui s’étaient ralliés à Juda de Galilée s’étaient appelés sicaires, puis zélotes. Ceux qui avaient suivi ensuite son fils adultérin Jean, alias Dosithée, prirent le nom de nazôréens.
De ces derniers sont issues deux sectes, dont l’une se mêla aux mandéens, lesquels prirent désormais aussi le nom de nazoréens (5), tandis que l’autre, dont la doctrine, prêchée par Paul de Tarse, était fortement imprégnée de simonisme, prit le nom de chrétiens.
Entre temps, Jésus le Nazaréen avait lui aussi suscité une dissidence, qui donna elle- même naissance aussi à deux sectes : les plus fidèles à leurs origines prirent le nom d’ébionites, les autres continuant à porter celui de nazaréens en attendant de reprendre à leurs adversaires gnostiques le nom de Chrétiens, comme on le verra dans la suite.
Ainsi qu’on l’a vu aux chapitres IX & X, c’est Symeon Pierre qui avait sans doute fondé l’Eglise nazaréenne de Rome, et c’est pourquoi il est considéré par les catholiques romains comme le premier pape. Après la mort de Jacques le Juste, le centre de l’orthodoxie nazaréenne se situa à Pella (6).
À la fin de la guerre de 70, quelques membres de la communauté de Pella durent revenir à Jérusalem et ailleurs en Judée, mais après la destruction totale de la ville sainte en 135, leurs descendants durent, les uns réintégrer Pella, les autres se disperser comme les autres juifs. Il est probable que beaucoup d’entre eux tournèrent, eux aussi, leurs pas vers Rome, où ils rejoignirent la Grande Eglise (7), qui devait cependant évoluer de façon assez différente de l’ébionisme. De plus en plus, on se mit à considérer que Jésus le Nazaréen devait s’identifier avec ce Fils d’Homme dont la venue avait été prophétisée par les auteurs des livres de Daniel et d’Hénoch.
Cette conception se répandit sans doute avec une certaine faveur dans les autres milieux juifs de la diaspora, toujours déçus par le fait que le libérateur promis tardait à se manifester victorieusement. Et beaucoup se mirent à ajouter aux particularités de la vie de Jésus le Nazaréen, telle qu’elle résultait des écrits de Matthieu Lévi et de Jean-Marc, divers faits qui étaient arrivés à d’autres Jésus et même à d’autres personnages encore, dont certains avaient été proclamés ou s’étaient dits eux-mêmes le Messie : Dosithée, Théouda, Menahem, etc…
Les deux Jésus et le Christ
Cependant, de leur côté, les disciples de Paul avaient, eux aussi, fondé leurs synagogues, dont quelques unes– avaient survécu aux persécutions de Galba, de Vespasien et de Domitien. Le centre d’une de ces sectes était Ephèse, mais à Rome la communauté paulinienne restait importante. Elle soutenait, quant à elle, que Jésus était le nom du Paraclet annoncé par Jean-Dosithée et que c’était le fils même du bon dieu Chrêstos. Ce qu’elle en disait ne se rapportait donc pas à un homme, mais à un être qui en avait seulement pris l’apparence ou la figure.
Cependant, cela fut compris autrement par certains, et l’image de ces deux Jésus finit peu à peu par se confondre. C’est pourquoi des exégètes ont pu croire que Jésus le Nazaréen n’avait jamais eu aucune réalité historique et que le Jésus mythique de Paul serait le seul à prendre en considération. Ce Jésus aurait, après Paul, été pris pour un homme, à qui l’on aurait prêté des aventures terrestres imaginaires ou empruntées effectivement à Théouda, Menahem, Jésus de Galilée, etc…
Tout ce qu’on a vu jusqu’ici montre cependant bien que cette thèse est excessive et qu’en réalité il y a eu au moins deux Jésus, dont l’un est effectivement un dieu, le fils du Chrêstos prêché par Paul de Tarse, mais dont l’autre ou les autres ont été des hommes bien vivants.
On se rappellera, à ce propos, le passage des Actes des Apôtres où Festus expose à Hérode Agrippa et à Bérénice qu’on a amené Paul devant lui à la suite d’une querelle entre juifs « touchant à leur religion au sujet d’un certain Jésus, qui est mort et que Paul affirme être en vie » (XXU, 13-19).
Il est évident que, si certains affirmaient de Jésus qu’il était mort, c’est qu’il avait vécu. Ce qui obscurcit l’histoire de l’homme Jésus, du Nazaréen, c’est que ceux qui écrivirent sa vie en des récits qu’on appellera, dans le courant du IIe siècle, « évangiles » (à l’instar de l’Evangelion de Cerdon, publié par Marcion dans les circonstances que l’on verra plus loin) mêlèrent, aux épisodes qui le concernent personnellement, des quantités de faits qui avaient eu pour auteurs d’autres personnages plus ou moins notoires, dont plusieurs, ce qui ne simplifie évidemment pas les choses – avaient porté, eux aussi, le nom de Jésus (8).
C’est ainsi que Jésus le Nazaréen, on le sait, avait notamment d’abord été disciple de Jean, qui le baptisa, puis s’était séparé de lui dans la suite. Cela n’était pas sans analogie avec l’histoire, advenue environ un siècle auparavant, d’un autre Jésus, lequel s’était, lui aussi, séparé de son maître Josué ben Perahia et en qui d’aucuns ont cru reconnaître, peut-être à juste titre, le Maître de Justice des esséniens de Coumrâne (9).
Le fait est que bon nombre de citations bibliques de l’Ancien Testament ont été appliquées aussi bien audit Maître de Justice qu’à Jésus le Nazaréen, notamment pour soutenir que leur supplice avait été prédit (10).
Les deux histoires furent confondues et mêlées, principalement chez les convertis de la région de Philadelphie (autrefois Rabbat Ammon, aujourd’hui Amman), ce qui explique, non seulement les influences esséniennes très perceptibles dans l’actuel évangile selon Matthieu, qui a sans doute été écrit à Rome par plusieurs rédacteurs, dont quelques-uns étaient originaires de cette région, mais aussi certaines particularités étranges de vies de Jésus écrites par des juifs au Moyen Age en manière de pamphlets contre les chrétiens : Toldôt Iéshou Hanotsri (Histoires de Jésus le Trompeur).
Ces écrits, où abondent les anachronismes, paraissent bien notamment avoir confondu Jésus ben Pandera et Jésus le Nazaréen (11), car le Iéshouo ou Iéshou (on supprime presque toujours l’ayine final, comme dans le Talmud, ou on le remplace par un hé) qu’ils mettent en scène aurait, dans plusieurs manuscrits, été le disciple d’un Josué ben Parakhai dont on remarque que le nom est très voisin de celui de Ben Perahia.
Parmi les autres étrangetés de ces récits, notons encore que Marie n’y est pas toujours fiancée à Joseph, mais souvent à Jean, et qu’intervient assez curieusement, à plusieurs reprises, une princesse Hélène, cependant qu’il n’est nulle part question de Pilate, ni même d’Hérode Antipas.
Il est vrai que, selon une tradition juive légendaire, que rapportera le Pugio Fidei (« Poignard de la Foi ») écrit à la fin du XIIIe siècle par le dominicain espagnol Ramon Martin, écrit dont Pascal s’inspirera pour plusieurs de ses Pensées relatives au peuple juif, Jésus le Nazaréen serait venu à Jérusalem « au temps de la reine Hélène, qui commandait à toute la terre d’Israël » (12): on a en fait confondu plusieurs Hélène,
notamment celle qui, avec son fils Izate, roi des Adiabéniens, embrassa la religion des juifs à l’époque de l’empereur Claude (13) et probablement aussi l’Hélène des simoniens.
Dans une des versions de ces Toldôt, on voit même Jean et son disciple Jésus comparaître ensemble devant l’empereur Tibère en personne à Tibériade. Jean est crucifié séance tenante, tandis que Jésus parvient à s’enfuir ; mais il est repris, lapidé et pendu à un cyprès (14).
Selon le Talmud, en outre, on avait lapidé et pendu, à la veille d’une pâque également, mais vers 120 de notre ère, un autre Jésus encore, qui était probablement simonien, car il était surnommé Ben Stada, Sotada ou Stadios, ce qui peut vouloir dire « enfant de l’Estôs » ; mais, bien que cela soit dit s’être passé à Lod (aujourd’hui Lydda) et non à Jérusalem, ni en Galilée, ce Jésus ben Sotada ou ben Stadios sera, lui aussi,
souvent confondu avec le Nazarénien….
Quant à la personnalité même du Jésus chrétien, l’appellation de « fils de Dieu » qui lui sera parfois donnée devait, auprès des juifs et peut-être d’autres encore, prêter à confusion, car cette notion devait nécessairement être comprise différemment par les juifs et les autres. Comme l’a fort bien exposé Johannes Lehmann dans son « Dossier Jésus » (15), la plupart des païens, ceux qui étaient de culture grecque en particulier, ne pouvaient comprendre cette expression que dans son sens littéral, habitués qu’ils étaient à trouver dans leurs mythologies des récits de dieux s’accouplant avec des mortels et engendrant ainsi des héros, hommes ou femmes de nature divine.
Plutarque trouvait même plausible l’idée, d’origine égyptienne, qu’une femme puisse être fécondée par l ’» esprit « de Dieu (16). De même, chez les hindous, la deuxième personne de leur Trinité, de leur Trimourti, Vishnou, s’était-il incarné à plusieurs reprises en divers avâtaram, le dernier en date étant Krishna dont le nom et la légende présentent tant d’analogies avec le Jésus-Christ des Evangiles. Pour les juifs, au contraire, l’expression « fils de Dieu » n’implique pas nécessairement un lien de parenté et ce n’est certainement pas dans ce sens que l’entendaient Pierre, Marc et leurs émules d’origine juive. L’idée même d’un dieu ou même d’une « émanation » de Jéhovah s’incarnant dans un homme était tout à fait contraire à leurs conceptions et il avait fallu des gnostiques comme Cérinthe ou Elchasaï, pour la propager parmi eux, alors que Jésus le Nazarénien lui-même ne l’avait vraisemblablement jamais revendiquée pour lui de son vivant (17).
Peu à peu cependant, dans les milieux gréco-romains où le christianisme et le nazaréisme se propagèrent, les deux notions finiront par se superposer pour aboutir au personnage composite de Jésus-Christ, à la fois homme et Dieu, qui finira par devenir la seule conception orthodoxe (18). Mais, au début du IIe siècle, on n’en est pas encore là. La conception primitive s’est maintenue chez les musulmans.
Dans leur évangile particulier, qui est attribué à Barnabé, Jean-Baptiste et Jésus ne sont pas appelés « fils de Dieu », mais on leur applique une expression qui se retrouve çà et là dans les autres évangiles : les saints de Dieu (19). Chez les nazaréens de Rome cependant, dont beaucoup étaient juifs ou d’origine juive, la confusion semble s’être faite en outre entre les notions de « fils de Dieu » et de « serviteur de Jéhovah », ceci sans doute à cause d’une traduction ambiguë par la Septante d’un des Psaumes, où Jéhovah dit: « Voici mon serviteur que je soutiens, celui que j’ai élu ». Le texte hébreu porte ébed IHWH, ce qui veut dire « serviteur de Jéhovah » et que la Septante avait traduit par
un mot grec qui veut dire aussi bien enfant que serviteur, tout comme le latin puer. Ce verset des Psaumes ayant été appliqué à Jésus, ainsi que le chapitre 52, v.13, d’Isaïe où revient la même expression, de serviteur de Jéhovah, de Dieu, Jésus devint son « enfant », puis son fils, puisqu’il était de sexe masculin.
Ensuite, il fallut qu’il ait eu une enfance, ce dont les premiers textes évangéliques ne parlaient pas (et, même dans sa version canonique, Marc n’en parle toujours pas). C’est ensuite sans doute que seront rédigés des « évangiles de l’enfance », qui inspireront à leur tour les récits de la nativité dans Luc et dans Matthieu, puis que naquit finalement le culte de l’Enfant-Dieu et aussi la nécessité que la naissance du Fils de Dieu fût exempte de toute souillure : d’où la légende de la naissance virginale, Jésus ne pouvant être issu d’une union charnelle, jugée impure. On voit quel engrenage a été enclenché par cette simple traduction équivoque de la Septante.
S’ajoute enfin encore à tout cela le fait qu’il y eut à cette époque un rabbin cabalistique nommé Iéhoshouo (c’est-à-dire Josué, mais nous savons déjà que Iéshou, Jésus, c’est un diminutif de Iéhoshouo) pour affirmer que tous les justes, juifs ou non, seraient sauvés. Il se basait pour cela sur un passage du Psaume IX: « Que les impies retournent au Shéol, tous les païens qui oublient Dieu » (verset 18). Donc, concluait-il, les païens qui n’oublient pas Dieu ne retourneront pas non plus au Shéol (20). Cela était assez conforme à ce qu’avaient enseigné, tant Jésus le Nazarénien que l’apôtre Paul.
Quant à la vie de Jésus le Nazarénien, comme elle était malgré tout assez mal connue, on ajouta à ce qu’en avaient raconté Pierre et Marc, on l’a vu plus haut, divers faits qui étaient arrivés à d’autres Jésus, et aussi à plusieurs personnes qui avaient un moment passé pour être le Messie.
Aussi ceux qui relataient les faits et les paroles qu’ils attribuaient au rabbi Jésus en voulant montrer qu’il avait réellement été ce Messie, mais que sa mission avait été moins de libérer Israël du joug romain que de sauver l’humanité tout entière de ses malheurs, s’attachèrent ils en outre à faire concorder les détails, les uns réels, certains empruntés à d’autres personnages, et quelques-uns mêmes purement imaginaires et inventés pour les besoins de la cause, avec diverses prédictions et autres passages des Ecritures considérées comme messianiques, passages que l’on adaptait d’ailleurs ou qu’on interprétait de façon à les faire coller le plus exactement possible aux faits racontés (21).
C’est ainsi notamment que plusieurs des miracles attribués à Jésus avaient déjà été prêtés à Elie ou à Elisée (22). Cela est vrai surtout pour les détails de la Passion. On a vu, dès le début de la présente étude, comment la lapidation de Jésus le Nazaréen avait pu être confondue à Rome avec une crucifixion à la romaine (23), et comment, ensuite, ce supplice lui-même se superposa à la mise en croix mystique et cosmique du Fils de Dieu de Paul et à la crucifixion, réelle celle-là, de Jean-Dosithée.
Les mythes de la résurrection et de l’ascension
Il est très difficile de ventiler, dans le texte actuel des Evangiles canoniques, et même dans celui de la plupart des apocryphes, qui nous a presque toujours été transmis mutilé ou altéré, ce qui, dans les récits de la Passion, provient de l’un ou de l’autre de ces deux événements réels et de ce fait imaginaire ; mais les narrateurs, dans un cas comme dans l’autre, ont tenu à rattacher les faits qu’ils contaient au plus grand nombre possible de prophéties des Écritures hébraÎques, canoniques ou deutéro-canoniques.
On ne citera que deux exemples, parmi de nombreux autres. Dans le Testament de Lévi (XVI, 3), on pouvait lire ceci : « L’homme qui aura renouvelé la Loi par la vertu du Très-Haut, vous le traiterez d’imposteur et finalement, vous vous jetterez sur lui pour le tuer, ne sachant pas qu’il se relèverait en faisant retomber sur vos têtes le sang innocent par votre malice. » C’est pourquoi les juifs, dans les Évangiles, diront à Pilate, qui s’efforce de relâcher Jésus : « Que son sang retombe sur nous et nos enfants » (Mat. XXVII, 24-25).
Dans les Psaumes, on peut lire ceci, selon la version grecque des Septante : « Ils ont percé mes mains et mes pieds » (XXII, 17), ce qui est à l’origine de la légende d’une crucifixion de Jésus au moyen de clous, en plus des cordes au moyen desquelles le supplicié était habituellement attaché à la croix, un seul gros clou étant fiché entre les jambes sous le périnée pour soutenir son corps.
Les Évangiles ne parlent pas de cet enclouement. Seul Jean y fait implicitement allusion à propos de l’incrédulité de Thomas (XX 25), mais cette addition au texte est tardive. C’est Justin, dont on aura à reparler plus loin, qui rapportera dans ses oeuvres une tradition basée sur le passage susdit des Psaumes (24), qui est d’ailleurs traduit tendancieusement, car l’original hébreu signifie plutôt : « On m’a tailladé les mains et les pieds… »
De plus en plus se répandra aussi la légende d’une résurrection de ce Jésus.
Mais les passages des évangiles qui la relatent et qui narrent les événements qui sont censés l’avoir suivie sont très différents de l’un à l’autre et d’ailleurs non exempts de contradictions, preuve qu’ils rapportent à ce sujet des traditions différentes, évidemment bien postérieures à la lapidation du Nazaréen.
Dans Matthieu notamment, Jésus fait donner rendez-vous à ses disciples en Galilée par les saintes femmes venues sur le tombeau ; ils s’y rendent, Jésus leur délivre un dernier message, et il n’y a pas d’ascension. Dans Marc, c’est un ange qui fait donner le rendez-vous en Galilée puis un appendice manifestement ajouté après coup (XVI, g-20) résume les finales de Luc et de Jean. Dans Luc, les disciples ne quittent pas la région de Jérusalem et c’est à Béthanie que Jésus s’élève au ciel. Dans Jean enfin, Jésus apparaît à Marie, puis aux disciples, d’abord à Jérusalem, puis près du lac de Tibériade, où a lieu la pêche miraculeuse, et il n’y est pas plus question d’ascension que dans Matthieu.. Ce mythe de l’ascension paraît d’ailleurs relativement tardif. Ici encore, il semble que d’aucuns aient pris à la lettre et dans un sens matériel ce qui n’était que symbolique (25).
L’ascension ne figurait certainement pas dans les textes de base des nazaréens et, si elle se trouve actuellement dans les Évangiles canoniques de Luc et de Marc, c’est sous l’influence des doctrines gnostiques auxquelles, après s’y être opposée, la Grande Eglise reprendra certains éléments doctrinaux, ainsi qu’on le verra. Mais, suivie d’une ascension ou non, il est impossible que la légende d’une résurrection de Jésus soit née à Jérusalem ou ailleurs en Judée. Tout comme l’idée d’un fils de Dieu s’incarnant dans un corps d’homme, celle d’une résurrection d’un homme, même pénétré de la grâce divine, était totalement étrangère à la pensée juive et devait même paraître scandaleuse à des juifs pieux. Leurs Ecritures ne relatent rien de semblable.
Sans doute un patriarche et un prophète, Hénoch et Elie, étaient-ils montés aux cieux, avaient-ils donc été l’objet d’une sorte d’» ascension », mais c’était sans être morts et s’être « relevés » auparavant, tout comme aussi le grand instructeur tibétain Padma-Sambhava et l’hindou Ardjouna (26). C’est ce qui motive sans doute le scepticisme de Nicodème dans la célèbre scène de nuit du chapitre III, 1-15, de l’Évangile selon Jean (les versets 16-21 qui suivent paraissent être une « suite » au prologue I, 1-18, mais on n’aperçoit pas la raison de ce déplacement de texte).
Pour des païens gréco-romains, au contraire, pareil avatar n’avait rien d’insolite, car leurs mythologies étaient pleines de récits de ce genre. De même, les juifs de la diaspora, mêlés qu’ils étaient aux populations païennes, devaient eux aussi, par cela même, y être plus réceptifs que ceux qui étaient restés en Palestine. Une certaine osmose avait même fini par se faire, dans la partie orientale dé l’Empire romain, puis à
Rome même, entre la pensée gréco-romaine et les conceptions orientales, tant juives qu’égyptiennes et que perses (27). Il ne faut donc pas s’étonner que certains écrits primitifs du christianisme contiennent des récits analogues aux récits mythologiques païens et que des traces en subsistent dans les textes canoniques.
On trouve notamment dans le rituel d’initiation aux mystères égyptiens d’Osiris l’épreuve suivante : « Alors, le candidat sera lié sur la croix de bois ; il mourra (symboliquement), il sera enterré et descendu dans le monde inférieur. Après le troisième jour, il sera ramené de parmi les morts et sera emporté au ciel pour être la main droite de Celui de qui il vient, ayant appris à guider les vivants et les morts » (28).
C’est une épreuve de ce genre que Christ devait subir dans certains textes gnostiques, mais cela, une fois de plus, sera pris à la lettre par les chrétiens romains et passera, en conséquence, sous cette forme littérale, dans ceux des Evangiles qui deviendront canoniques, alors que, Berdiaev l’a très bien montré, il y a eu là une confusion entre les divers aspects que présente le temps dans la conscience humaine :
« La résurrection », écrit-il, « c’est la victoire sur le temps, un changement, non seulement de l’avenir, mais aussi du passé. Cette résurrection, impossible dans le temps cosmique et historique, est possible dans le temps existentiel. C’est en cela que réside le sens de l’avènement du Rédempteur et de Celui qui fait ressusciter » (29) (30).
On a déjà dit aussi ce que le christianisme paulinien, issu lui-même du simonisme, devait aux légendes orphiques (30). Mais même les nazaréens furent de plus en plus influencés par d’autres mythes païens encore, tels que ceux de Dionysos, de Héraklès, d’Esculape, etc., héros mortels qui, après être ressuscités, étaient devenus des dieux (31). Justin d’ailleurs, ce gnostique converti au christianisme éphésien qui devait ensuite prendre parti pour la Grande Eglise de Rome au cours de la crise anti-marcionite dont il sera question au chapitre suivant, avait déjà, dans son livre de Baruch, fait de Héraklès un précurseur de Jésus (32). Ce qui n’a d’ailleurs rien pour surprendre si l’on se rappelle notamment que, d’une part, les douze travaux d’Hercule passent pour avoir une signification astrologique et que, d’autre part, on l’a vu, Cerdon avait réordonné selon les douze signes du zodiaque les aventures prêtées à Christ dans l’évangile écrit par Luc (33).
Or, ce Héraklès, passé dans le monde romain sous le nom d’Hercule, était un des héros les plus populaires de la mythologie gréco-latine et son mythe s’était répandu un peu partout : l’historien Varron avait déjà de son temps pu dénombrer dans le folklore des peuples méditerranéens, 43 héros nommés Hercule ou Héraclès (34), dont la légende doit d’ailleurs elle-même être rapprochée de celle du héros celtique Gargantua (35) (36).
Tous ces héros finiront par se confondre en une légende unique. On peut donc imaginer sans peine qu’il puisse y avoir eu de même de nombreux Jésus qui finiront par se confondre en un seul personnage, présentant d’ailleurs aussi des traits analogues à quelques-uns de ses devanciers païens. C’est ainsi que selon la légende de l’empereur de Chine Liaou Pang, qui fonda la dynastie des Han en 202 avant notre ère et qui reçut à sa mort le titre de Kao-Tsou, sa mère l’aurait conçu au bord d’un étang en rêvant qu’elle se rencontrait avec un dieu ; et, tout enfant, il tua un serpent (36) (37), ce qui est analogue à la fois à Héraklès et à Jésus. Et, de même que Jésus et, avant lui, Jean-Baptiste sont souvent représentés comme de « bons pasteurs » portant une brebis sur leurs épaules, il en était ainsi aussi de Bélèn, dieu nordique devenu le dieu gréco-romain Apollon ; de même encore, Mithra était souvent représenté portant sur ses épaules un taurillon, et Hercule un sanglier.
Enfin, dans le Sepher ha-Zohar, qui est le livre de base du cabbalisme, c’est Moise qui est le « vrai berger ». Il faut d’ailleurs tenir compte du fait que, contrairement aux celtes, aux grecs et à la plupart des peuples hellénisés, qui savaient faire aisément la part, dans toutes ces légendes, du réel et de l’imaginaire, les juifs et les romains, d’esprit plus positif, avaient davantage tendance à interpréter littéralement ou dans un sens matériel ce qui, dans certains récits, tant païens que chrétiens ou nazaréens, était plutôt mythique ou allégorique (37). De moins en moins, par conséquent, la Grande Eglise était elle encline à distinguer la réalité et la fiction dans les récits qui circulaient à propos de Jésus.
De même, d’assez nombreux rites et croyances qui se greffèrent sur la doctrine nazaréenne primitive sont d’origine païenne, remontant même parfois à des origines extrêmement lointaines et n’ayant plus rien de commun avec les pratiques hébraïques auxquelles ils viendront se superposer. On vient de parler de la résurrection.
Il faut rappeler aussi le rite de l’eucharistie, qui a évolué considérablement, du simple repas pris en commun qu’il était à l’origine en un sacrement au cours duquel le pain est censé se muer en la chair d’un homme-dieu et le vin en son sang. On a vu précédemment que ce rite est probablement d’origine osiriaque ou mithraïque. De même, ce mythe et celui de la résurrection semblent avoir aussi pour lointaine origine l’observation des mœurs des abeilles (38) qui sont d’ailleurs parfois considérées, non comme des animaux, mais comme des fées (39), voire même comme des dieux, notamment chez les mayas de l’Amérique centrale (40).
En effet, a observé Denis Saurat (41), le mâle, qui peut en l’occurrence, être comparé au Christ, « laisse en mourant la charge à l’Eglise, la Mère fécondée par sa mort, des fragments dont il dit : Prenez et mangez, ceci est ma chair. Le mâle de l’abeille, en mourant, laisse dans le sein de la mère, la reine, les fragments infinitésimaux de sa chair et de son sang et, par milliers, la Mère pourra les distribuer sur les œufs qui sont ses enfants… »
Et, lorsque la Reine meurt, les abeilles momifient son cadavre et font entendre, à cette occasion, un bourdonnement dont le ton est différent de leur bourdonnement habituel (42).
Un des symboles de la résurrection, dans l’Antiquité païenne, c’était le phénix, animal fabuleux qui périodiquement allume son propre bûcher, s’y incinère, puis renaît de ses cendres Selon Tacite (Annales VI, 28), le phénix était censé être réapparu sous Tibère en Egypte en 33. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que ce mythe ait été appliqué à Jésus, le Nazaréen étant mort précisément en 33, par ceux qui crurent en sa résurrection. Aussi Clément de Rome ne manque-t-il pas d’y faire allusion dans son Epître aux Corinthiens (chap. XXV). Mais le phénix, c’est aussi le dattier. Et, dans le Coran, Marie accouche de Jésus sous un dattier, des fruits desquels elle se nourrissait (XIII, 23-25) (43).
Nazaréens et gnostiques.
Cependant, le retour de Jésus, tant espéré, ne se produisant décidément pas, les communautés nazaréennes se trouvèrent devant le choix, ou de disparaître, ou de s’organiser en conséquence. Plusieurs, dont celle de Rome, choisirent la seconde de ces options, avec cette conséquence qu’elles durent résister à des communautés concurrentes afin de ne pas se laisser absorber par elles, en particulier les communautés chrétiennes gnostiques. C’est ce qui explique, au moins en partie, les démêlés, rapportés au début de ce chapitre, entre Cerdon et l’Eglise de Rome, ainsi que ceux que connaîtra avec celle-ci Marcion, le principal de ses disciples, cependant qu’au contraire, à Ephèse, un autre gnostique, Justin de Samarie, s’était rallié au Christianisme ; puis, étant venu à Rome en 137, Justin prendra parti pour la Grande Eglise contre les marcionites et les valentiniens lorsqu’ils s’affrontèrent.
Car le gnosticisme chrétien n’avait, bien entendu, pas cessé, de son côté, de se propager et de se développer. On a vu dans les chapitres précédents comment il avait évolué à Ephèse, en Syrie, en Egypte. De ces trois centres, il devait évidemment aussi se répandre un peu partout, notamment en Eubée, où se constitua la secte des pérates, et aussi, bien entendu, à Rome, grâce principalement à Cerdon, comme déjà dit, mais aussi à Salomon Valentin, qui s’y rendra en 138 (44). Étant donnée l’extrême plasticité de la pensée dualiste, le gnosticisme romain devait, bien entendu, prendre une tournure originale à son tour, se distinguant de ceux de l’Asie et de l’Egypte, notamment au contact des simoniens, qui n’avaient pas complètement disparu.
Cependant, comme le gnosticisme d’Antioche, celui de Rome devait peu à peu tournure radicalement opposée à la Bible hébraïque. Car, ainsi que l’a très bien montré Robert M. Grant, la pensée gnostique avait surtout constitué un effort de libération : libération du mal, sans doute, ainsi que nous l’avons vu au chapitre XII, mais libération aussi « à l’égard des esprits astraux, du dieu de l’ancien Testament, de la tyrannie de la création, de la Loi de l’Ancien Testament, de toute loi (…) Pour le gnostique, la connaissance de soi, résultat de la révélation, est par soi-même salut, libération, activité créatrice » (45). Aussi, comme l’explique Alfaric, le vrai Dieu n’était-il pas, pour les gnostiques chrétiens de Rome, « le monarque capricieux entrevu par Moïse et quelques prophètes (…) c’est un pur esprit, infini par nature, abîme insondable couvrant l’immensité qui, durant des siècles innombrables, n’eut d’autre compagne que le Silence. En lui résident toutes les perfections et nul défaut ne l’effleure. Aussi n’a-t-il nul contact avec la matière (…).Nul ne l’a jamais vu et ne peut s’en faire une idée positive.
Ce n’est pas son fils qui a fait le monde (…) c’est une puissance inférieure, issue ne lui (…) par suite d’une pensée désordonnée, d’une étourderie qui a fait tomber une portion de substance divine au sein de la matière. De cet avatar divin, de cette sagesse déchue naquit un Fils (…) mélange d’esprit et de matière : c’est par lui qu’ont été faits, avec les cieux et la terre, les anges et les hommes avec tous les autres êtres de la création. Il est le Prince de ce monde (…). Ce n’est certes pas ce Démiurge ignorant et menteur qui est le père de Jésus. Son vrai fils est le Diable, qui a tout fait pour perdre le Sauveur. De lui viennent les mauvais anges …) » (46).
Les gnostiques chrétiens de Rome reprirent en effet des ophites, une secte qui semble être issue, elle aussi, de l’essénisme (ou peut-être du samaritanisme), mais qui se christianisa vers la fin du Ier siècle ou le début du IIème, leur conception selon laquelle à chacun des sept archanges, gardiens des sept cieux, correspondrait un mauvais ange ou « archonte », matérialisé en l’un des sept astres que les anciens appelaient planètes, conformément au tableau suivant, complété par l’allégorie de chacun des sept archanges:
Planètes … | Archontes … | Archange … | Animaux … |
Saturne | Ialdabaôth | Michel | Lion |
Jupiter | Iaô | Ouriel(Souriel) | Taureau |
Mars | Sabaôth | Gabriel | Dragon |
Soleil | Adônaios | Raphaël | Aigle |
Vénus | Thautabaôth | Ragouël | Ourse |
Mercure | Era-thraôth | Cashiel | Chien |
Lune | Astaphaios | Onoël | Ane |
On remarquera que plusieurs des mauvais anges portent pour noms certains des qualificatifs que les juifs appliquaient à Jéhovah (47). Cela ne pouvait pas manquer de choquer les chrétiens d’origine juive et ceux qu’ils avaient convertis (48). On conçoit sans peine qu’un conflit devait finir par éclater. Ce fut Marcion qui mit le feu aux poudres.
Notes
1 Ibid. III, 4
2 Voy. Prosper ALFARIC, « Origines sociales du Christianisme » (Union rationaliste, Paris, 1959), pp. 291- 294 ; Louis ROUGIER, « La genèse des dogmes chrétiens » (Michel, Paris, 1972), pp. 211 & suiv.
3 Frederick CARTWRIGHT, « Ces maladies qui ont changé l’histoire », trad. Jacques Potin (Elsevier-Sequoia, Paris- Bruxelles, 1974), pp. 27-314 Voy. Gershom G. SCHOLEM, « Les Origines de la Kabbale » (Aubier-Montaigne, Paris, 1 965), chap. n° 8.
5 V. plus haut chapitre VI
6 v
8 V. aussi Georges ORY, « Le Christ et Jésus » (Pavillon, Paris, 1968), pp. 252-259.
9 V. not. André RAGOT, « Messie essénien et messie chrétien » (Cahiers E.Renan, Paris, no 40, 1963) ; « Autour du Maître de Justice » (Cah. E.Renan n° 43, 1964) et « Aux Sources du Christianisme » (Cah. E.Renan n° 54, 1967), pp. 10 & s. ; Etienne WEILL-RAYNAL, « Yeschou dans le Talmud » (Cah. E.Renan n° 66, 1970). André Ragot croit en outre que Iéshouo ben Pandera serait le même que Iéshou le Nazaréen dont il est question dans Sanhédrin 43a (v. plus haut, chapitre III, p. 37), mais cela n’est guère vraisemblable : à cette opinion s’oppose notamment le fait que le Maître de Justice, qui serait ce Iéshouo ben Pandera d’après Ragot, ne paraît pas avoir jamais été surnommé Nazaréen.
10 V. Guy FAU, « Le Puzzle des Evangiles » (Union rat., Paris, 1970), pp. 207& suiv.; Louis ROUGIER, « La genèse des dogmes chrétiens » (A. Michel, Paris, 1972), pp. 71 & suiv
11 Voy. Georges ORY, op. cit. note 9, p. 252.Voy. aussi O.Z. HANISH, « Yéhoshua Nazir » (Aryana, Paris, s. d.), pp. 232 & s. Sur les différentes versions des Toldôt Iéshou, voy. Jean-Pierre OSIER, « L’évangile du ghetto » (Berg international, Paris, 1984).
12 Cf. François SECRET, « Les kabbalistes chrétiens de la Renaissance » (Dundee, Paris, 1964), p. 11
13 Flavius Josèphe, Ant. Jud., XX, 2.
14 Voy. J.P. OSIER, op. cit., pp. 124-126, ou l’auteur traduit toutefois erronément al-ets (sur l’arbre) par « sur la croix » .
15 Albin Michel, Paris, 1972, pp. 180-185. V. aussi Louis ROUGIER, op. cit., pp. 24-25.
16 Voy. Alfred LOISY, « La Naissance du christianisme » (Nourry, Paris, 1933), p. 350.
17 Voy. Louis ROUGIER. Op. cit., pp. 33-34 et 239-240 ; Rudolf AUGSTEIN, « Jésus fils de l’Homme » (Gallimard, Paris, 1975), p. 63. Cf. cependant Ch. GUIGNEBERT- « Le monde juif vers le temps de Jésus » (A.Michel, Paris, 1969), pp. 114-116.
18 V. à ce sujet Marco TREVES, « Jésus croyait-il au messianisme ? » (Cahiers E.Renan, Paris, n° 77, 1972), pp. 11-12.
19 Voy. M. CIRILL0, « Les Sources de l’évangile de Barnabé » (Bulletin de la Société E.Renan n° 24, 1975), p 131. Cf. aussi mon article « Pierre et Satan. Le Saint de Dieu » (Bulletin du Cercle E.Renan n 187, juin 1975
20 Voy. Pierre BOGAERT, « L’Apocalypse syrienne de Baruch » (Cerf, Paris, 1969), pp. 412-413 et 443 ; Elie BENAMOZEGH, « Israël et l’humanité » (Leroux, Paris, 1914), pp. 497-499; Günther MAYER & Jean MAGNE, « La réponse juive à la thèse paulinienne de la caducité »
(Cah. du Cercle E.Renan, Paris, n° 132, 1983, 135), p. 139.21 V. à ce sujet Louis ROUGIER, op. cit., pp. 92 & suiv.
22 Voy. not. André RAGOT, « Aux Sources du christianisme » (Cah. du Cercle E.Renan, Paris, n° 54, 1967), p. 24
23 V. chap. II, pp. 24 & s.
24 Fait curieux, il en est question aussi dans les Actes des Apôtres, II 23, dans un discours censément prononcé par Pierre. Mais le texte de ce discours, ajouté à la version originale par le rédacteur final des Actes, a probablement aussi été amendé par ce dernier pour le faire concorder avec l’orthodoxie du moment, ce se situant dans le troisième quart du IIe siècle (v. plus loin, chapitre XXI).
25 Voy. Robert AMBELAIN, « Jésus ou le mortel secret des Templiers » (Laffont, Paris 1970), chap. 23 ; Paul DIEL & Jeanine SOLOTAREFF, « Le symbolisme dans l’Evangile de Jean » (Payot, Paris, 1983), pp. 146 & s., 239 & s. V. aussi plus haut, chap. XII.
26 Voy. Erich von DÄNIKEN, « Mes Preuves » (J’ai lu, Paris, 19B2), pp. 163-166
27 oy. André RAGOT, op. cit., pp. 31-40; Charles GUIGNEBERT, op. cit., pp. 140-143; E.R. DODDS, « Païens et chrétiens dans un âge d’angoisse » (La Pensée sauvage, Claix, 19SO), pp. 90 & s.
28 Voy. Charles W. LEADBEATER, The Christian Creed, traduit en français sous le titre « Le Credo chrétien » (Publ. théosophiques, Paris, 1904), pp. 83 & suiv.
29 Nicolas BERDIAEV, « De l’esclavage et de la liberté de l’homme » (traduit du russe par Sjankelevitch, Aubier- Montaigne, Paris, 1946), p. 295.
30 V. plus haut, chapitre XII, pp. 132-133.
31 V. not. -Louis COUCHOUD, « Le dieu Jésus » (Gallimard, Paris, 1951), pp. 121 & s.; Raoul MAKARIUS, « Jésus et la violation des tabous » (Cahiers E.Renan, Paris, n° 95, 1976), pp. 17-18. V. aussi Flavius Josèphe, Contre Apion I, 118- 119 .
32 V. plus loin, chapitre XX, p. 240.
33 V. plus haut, chapitre XIII, p. 151.
34 Cité par A.BRAGHINE, « L’Enigme de l’Atlantide » (Payot, Paris, 1952), p. 120. V. aussi Louis CHARPENTIER, « Les Géants et le mystère des origines » (Laffont, Paris, 1970) ; Étienne WEILL-RAYNAL, « Divinités païennes et personnages de la bible » (Cah E.Renan n° 100, 1977, p. 51) ; Paul NAUDON, « Les Loges de saint Jean » (Dervy, Paris, 4e éd., 1980), pp. 69 & suiv.
35 Voy. Paul NAUDON, « La Tradition et la Connaissance primordiale dans la spiritualité de l’Occident » (Dervy, Paris, 1973), pp. 114 et 203. V. aussi Salomon REINACH, « Orpheus », chap. IV, I, 18; Louis CHARPENTIER, op. cit., chapitre 9; Jean MARKALE, « Chartres et l’énigme des Druides » (Pygmalion, Paris, 1988), pp. 250 & s., 265-266 et 296.
36 Voy. Marcel GRANET, « La Civilisation chinoise » (A.Michel, Paris, 1979), p. 54
37 V. à ce sujet Guy FAU, op. cit., pp. 55-56 et 82 ; Jean MARKALE, op. cit., pp. 125-126.
38 Voy. J.L. BERNARD, « Aux Origines de l’Egypte » (Laffont, Paris, 1976), pp. 115 et 120.
39 Voy. J.L. BERNARD, « Dictionnaire de l’insolite et du fantastique » (Dauphin, Paris, 1971), pp. 11 et 122.
40 Voy. Erich von DÄNIKEN, « L’Or des dieux » (J’ai lu, Paris, 1979), pp.182-184.
41 « La religion des géants et la civilisation des insectes » (J’ai lu, Paris, 1969), pp. 107-108. V. aussi Sal. REINACH, « Orpheus », chapitre VII, n° 30
42 Voy. Jean-Louis BERNARD, « Aux Origines de l’Egypte », p. 220.
43 V. plus haut, chapitre XI, p. 144
44 V. ci-dessus, chapitre XV, in fine.
45 Robert M. GRANT, « La Gnose et les Origines chrétiennes » (Seuil, Paris, 1964), p. 21
46 Prosper ALFARIC, « Origines sociales du Christianisme » (Ed. rationalistes, Paris, 1959), p. 343.
47 On remarquera aussi que les symboles des quatre premiers archontes deviendront ceux des quatre évangélistes du canon chrétien (v. plus loin, chap. XX~). Et encore que ce symbolisme s’écarte de l’astrologie classique – laquelle ne devait d’ailleurs prendre sa forme définitive qu’un peu plus tard avec Claude Ptolémée – où le signe zodiacal du Taureau est associé à Vénus et celui du Lion au soleil.
48 On remarquera enfin que dans le livre d’Hénoch (chapitre XX), les sept archanges ont nom Ouriel, Raphaël, Ragouël, Michel, Saraquiel, Gabriel et Réméiel. Cf. Charles GUIGNEBERT, op. cit., livre II, chapitre II
A suivre ….
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