Histoire de la Nation

La difficile migration des juifs d’Argentine en Israël

La communauté juive d’Argentine est la communauté la plus importante d’Amérique latine. Une étude récente fait état d’une population de 250 000 personnes. La présence de juifs en Argentine remonte au temps de la conquête espagnole. La communauté comptait quelque 6 000 personnes en 1855, 880 de plus en 1889.

L’arrivée la plus massive eut lieu en 1897, avec plus de 30 000 immigrés originaires d’Europe centrale, dont une partie rejoignit les colonies agricoles (Moisesville, Mauricio, Lucienville, notamment). L’immigration de juifs de Russie en Argentine fut organisée dans le cadre du projet de facilitation de l’émigration pour les personnes victimes de discriminations, de persécutions et soumises à la paupérisation et à la ségrégation au sein de la Russie tsariste. Les pogroms, les ghettos ainsi que la détérioration générale du niveau de vie ont rendu nécessaire la mise en place de stratégies de survie comme la construction de colonies agricoles en Amérique et en Palestine.

Les premiers arrivants juifs s’appuyèrent sur la loi d’immigration et de colonisation de 1870, qui encourageait l’immigration et la création de colonies agricoles par les groupes et les communautés à risques en Europe. Ces politiques mettent en place des mécanismes d’organisation et d’assistance sanitaire à partir d’un registre national recensant les juifs provenant de Russie.

Les conditions difficiles qu’ont connues les juifs d’Europe centrale au cours des XIXe et XXe siècles, les crises économiques et sociales successives, la Première Guerre mondiale, le krach boursier de 1929, la Seconde Guerre mondiale et la mise en place de la « solution finale » par l’Allemagne nazie ont été les principaux déclencheurs de courants migratoires d’une ampleur sans précédent dans l’histoire et qui ont nourri l’Amérique latine et plus particulièrement l’Argentine d’un fort courant migratoire juif.

Toutefois, les juifs n’étaient pas à l’abri d’un certain nombre de manifestations antisémites de la part d’autres communautés de la société argentine, notamment au sein des milieux intellectuels du début du XXe siècle. Julian Martel, influencé par le discours de Drummond, imputait aux juifs la responsabilité des problèmes financiers et de la crise boursière de Buenos Aires.

Le terme « Russe » stigmatisait aussi bien les juifs que les révolutionnaires russes. Au début du XXe siècle, la communauté juive subira les contrecoups de l’assassinat de Ramon L. Falcon par un jeune immigrant juif, Simon Radowitzky. Malgré les protestations de la communauté juive qui déclarera que Radowitzky « n’appartenait pas à la communauté des juifs seront victimes de violences dès la  » semaine tragique  » (janvier 1919). Une grève sera réprimée et le journaliste Pedro Wald détenu et accusé de conspirer pour l’organisation d’un  » gouvernement maximaliste juif ». Ces événements marqueront le point de départ du premier « pogrom » argentin (lynchages, persécutions, perte des droits).

A la fin des années cinquante et au début des années soixante, de nouvelles manifestations antisémites organisées par une partie de la droite secouèrent la communauté. Des expressions telles que  » conspiration judéo-marxiste », « mort aux juifs » étaient courantes. La séquestration d’ Adolf Eichmann en 1960 et son transfert en Israël pour être jugé ont renforcé l’antisémitisme et ont légitimé la systématisation des actions violentes contre cette communauté’7′.

Émigration des juifs d’Argentine en Israël

Eichmann fut l’élément déclencheur qui conduisit les partis conservateurs de droite à condamner l’Etat d’Israël et à délégitimer la communauté juive d’Argentine. L’affaire Sirota (le tatouage d’une croix gammée sur la poitrine d’une femme juive) et la connivence des autorités gouvernementales ont entraîné une grève générale des commerçants juifs.

Ces événements, ajoutés à la guerre des six jours, furent les facteurs déclenchants des premières vagues migratoires de juifs d’Argentine vers Israël dans les années soixante. En 1967, 603 personnes s’installèrent en Israël, suivies de 3 090 autres au cours des années suivantes.

Le concept d’immigrant en Israël relève d’une conception « optimo iure « donnant plein droit aux fidèles, puisque la citoyenneté est liée pour une large part à la religion. Selon la loi du retour (1950), être juif ou descendant de juif jusqu’à la troisième génération autorise à venir s’installer en Israël et à devenir un citoyen de plein droit. Les immigrés bénéficient de divers avantages : aide financière pour la location, facilitation de crédits hypothécaires, accompagnement dans la recherche de travail, accès à des cours d’hébreu, formation professionnelle, assurance sociale, exemption d’impôts et bourse pour les étudiants.

Rappelons qu’il existe deux types de migrations internationales très différents : celles du XXe siècle, où les politiques migratoires répondaient aux critères de répartition de la main-d’œuvre pour les pays d’accueil et à la recherche d’une meilleure qualité de vie pour les émigrés ; et celles qui semblent se généraliser en ce début de XXIe siècle, c’est-à-dire des migrations fonctionnelles dépendant des critères de redistribution de la force de travail dans une société mondialisée caractérisée par la concentration économique111′.

Dans ce contexte, le processus d’émigration et immigration auquel nous nous référons serait lié à différents facteurs, touchant d’une part au développement inégal du modèle postindustriel selon les régions et les secteurs, et d’autre part à des situations d’urgence telles que l’affaire Eichmann, les épisodes de discrimination sociale, les crises économiques, les dictatures militaires, le génocide et la consolidation du terrorisme d’État sous le gouvernement militaire de 1976-1983 -avec ses persécutions, les internements en camps de concentration, les disparitions et les assassinats.

L’agrégation de ces différents facteurs à fait que beaucoup de juifs se sont vus dans l’obligation de fuir en Israël.

La période qui s’étend du milieu des années quatre-vingt au début des années deux mille a été une période de chômage de masse, de crises inflationnistes et de tensions sociales -sous les gouvernements de Raul Alfonsin et de Carlos Saul Menem -qui a mené à une explosion sociale et à une crise d’une ampleur telle, dans les quartiers populaires argentins, qu’elle a transformé l’exercice de la politique, pour une partie de la population qui est devenue alors un véritable protagoniste de la sphère publique. Cette mobilisation permanente a été déterminante dans la chute du gouvernement et peut être analysée comme une rupture avec les réformes néolibérales.

Conditions d’existence des juifs de Buenos Aires

Si l’on applique les critères de la halajâ (ou loi juive) se référant aux personnes nées d’une mère ou d’une grand-mère juive, et ceux de la loi du retour en Israël qui inclut les fils et petits-fils de père et de grand-père paternel juifs, on estime que 244 000 juifs habitent aujourd’hui dans la capitale fédérale de l’Argentine et sa région (le grand Buenos Aires). Parmi la population répondant à ces caractéristiques, 61 % n’ont jamais assisté à une cérémonie juive, 34 % y ont envoyé leurs enfants pour renforcer leur identité juive ; 31 % ont manifesté le souhait que leurs enfants ne reçoivent pas une éducation exclusivement juive.

43 % des mariages sont mixtes. Dans ce contexte, 70 % des juifs argentins ont besoin d’une aide pour envoyer leurs enfants dans des écoles et des centres juifs ou à la synagogue. L’adhésion au sionisme actif est minoritaire, et l’on observe un degré d’assimilation important.

En 2004, 42 % des habitants du grand Buenos Aires se trouvaient sous le seuil du dénuement et 32 % sous le seuil de pauvreté, c’est-à-dire que 74 % de la population de Buenos Aires et de sa région avaient de sérieux problèmes économiques et sociaux pour subvenir à leurs besoins.

Si la communauté juive n’a pas été la plus affectée par cette crise, ses membres -qui appartenaient souvent aux classes moyennes -se sont retrouvés parmi les « nouveaux pauvres », et le taux de chômage est monté chez eux jusqu’à 30 %. Parmi les 44 000 juifs se trouvant sous le seuil de pauvreté, beaucoup étaient incapables d’établir une stratégie de survie. Ils n’avaient pas les moyens de se nourrir, de payer l’électricité, le gaz, le loyer ou les prêts ; 21 000 personnes de la communauté juive ont alors bénéficié de l’aide sociale1 :.

Taux de chômage et émigration

Selon l’Instituto Nacion de Estadisticas y Censo de Argentina, dans la période 1989-1990, 45 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, et le taux de chômage est normal (8 %) ; le niveau d’émigration vers Israël est élevé (19,92 %). Dans la période 1991-1992, on note un recul notable de la pauvreté (25 % de la population sous le seuil de pauvreté en moyenne) et une hausse du taux de chômage moyen (20 %) ; le taux d’émigration vers Israël tombe à 4,9 %. Au cours des années 1995-1997, caractérisées par une nouvelle hausse du pourcentage de la population vivant sous le seuil de pauvreté (27 %) et par un fort taux de chômage (18 %), on note à nouveau une augmentation du pourcentage d’immigrants (18,56 %). Durant la période 1998-2000, le niveau de pauvreté demeure à 27 %, le taux de chômage passe à 14 % et le pourcentage d’immigration reste élevé (14,23 %). La période 2001-2003 est marquée par une vague migratoire significative (42,35 % sur le total de la période), qui coïncide avec le moment où 52 % de la population se trouve sous le seuil de pauvreté et où le taux de chômage est de 20 %, c’est-à-dire une période de détérioration économique, sociale et politique notoire qui correspond également à une hausse de 20 % des arrivées en Israël. Enfin, l’année 2004 connaît la chute de l’immigration argentine vers Israël la plus importante depuis quinze ans (1,72 %).

Dans ce contexte, il est important de se rendre compte de quelle façon le processus migratoire depuis l’Argentine est soumis aux aléas de la mondialisation et des politiques néolibérales, des flux de capitaux, de l’application des nouvelles technologies aux systèmes de production et des mutations et innovations de l’économie mondiale, avec leurs répercussions en Israël, pays fortement globalisé.

Les chiffres de l’immigration argentine en Israël

Si l’on s’intéresse à la répartition en pourcentage de l’immigration argentine en Israël sur la période allant de 1950 à 1963, on s’aperçoit que le pourcentage d’immigrés vers Israël est demeuré stable jusqu’en 1963, pour connaître une augmentation importante après le coup d’Etat militaire du 29 mars 1962, qui destitua le Président Frondizi. Les années suivantes furent également des années de forte émigration.

Sur la période 1989-2005, on peut voir que l’année 2002 concentre le plus fort pourcentage d’arrivées (28,13 %), alors que l’année 1992 (1,49 %) est celle où ce pourcentage est le plus bas. Depuis 2002, on assiste à une baisse continue du pourcentage d’arrivées. Ce phénomène serait le résultat de la mise en œuvre de politiques publiques et sociales liées aux migrations internationales et d’un flux international de main-d’œuvre dans un contexte de déséquilibre entre pays développés et pays dits en développement, les migrations internationales résultant des inégalités entre blocs, régions et pays.


Choc culturel pour les immigrés argentins en Israël


Quand ils arrivent en Israël, les immigrés accèdent à des postes de travailleurs journaliers imposant des rythmes de travail extrêmement intensifs ; ils acceptent cette situation en raison des conditions de pauvreté ou d’indigence auxquelles ils ont été soumis dans leur pays d’origine, et pour subvenir à leurs besoins. Ces conditions de travail en font des travailleurs isolés (exclus des mouvements ouvriers) et, par-là même, en situation d’infériorité dans les luttes sociales.

Le processus migratoire s’accompagne d’un choc culturel : différence de langue, de culture, de relation entre les individus, entre l’individu et le groupe, entre le citoyen et l’Etat, c’est-à-dire différence de réalité historique, de traditions, de type de rapport socioreligieux.

La migration est un phénomène traumatisant dans la mesure où elle implique une transformation colossale de la réalité externe perçue par le migrant et que cela se répercute sur sa réalité interne. Ce changement s’accompagne de moments douloureux de désorganisation, de frustration et de pathologies diverses, comme le délire de la persécution.

L’impact sur le « moi » qu’impose la migration à l’individu se traduit dans bien des cas par des dommages sévères et une récupération difficile vis-à-vis de la désorga¬ nisation que cela induit, avec des patho¬ logies qui se manifestent sous des formes diverses : incapacité à trouver un lieu, une place dans la société d’accueil.

La vulnérabilité induite par ce processus migratoire déclencherait des symptômes de dépression, de suradaptation, avec une prédominance de dysfonctionnements préneurotiques, de scission ou, au contraire, de repli sur soi1′. Les situations d’anomie -selon la définition de Merton -ne sont pas loin de ces processus de dysfonctionnement provoquant des comportements déviants, qui sont la conséquence d’une pression incitant les individus à résister plutôt qu’à se conformer. Parmi ses effets, on peut citer le rejet des traits culturels, des moyens institutionnels ; on a donc affaire à un individu frustré dont les mécanismes de défense sont le défaitisme, l’immobilisme, les dysfonctionnements psychoso¬ ciaux et l’alcoolisme00′.

Quand le langage est imposé, il devient une menace pour l’identité, associée dans bien des cas à l’humiliation et au désir de vengeance, qui se traduit dans certaines situations par diverses formes de confusion mentale.


L’une des caractéristiques qui transcendent les migrations internationales de la fin du XXe siècle et du début du XIXe siècle est la facilité avec laquelle les émigrés ont accès à l’information. Grâce aux nouvelles techniques d’information et de communication, chacun peut avoir une connaissance approfondie des circonstances et des réalités vécues par les différentes communautés à travers le monde. L’ordinateur, la télévision, sont dès lors des instruments permettant d’identifier les carences de la société et de faire partager la satisfaction ou le mécontentement que suscite la réalité dans laquelle on vit.

Conclusion

Pour répondre à la question posée dans le cadre de notre projet de recherche, nous nous sommes efforcés de démontrer de quelle façon la hausse des niveaux d’anomie, la prévalence des dysfonctionnements psychosociaux et le choc culturel produit par le processus migratoire sont la conséquence de la détérioration des conditions d’intégration (mise en évidence par le collectif des nouveaux immigrés originaires d’Argentine), à partir des conditions de redistribution de la force de travail au sein d’une société israélienne immergée dans le modèle néolibéral et en proie à un processus de concentration économique.

En ce sens, la spécificité économique, sociale et culturelle de la société israélienne s’inscrit dans le contexte déjà évoqué des mouvements migratoires internationaux et des flux internationaux de main-d’œuvre liés au déséquilibre entre pays développés et pays dits en développement et aux inégalités entre blocs, régions et pays.

Si l’Argentine connaît aujourd’hui une certaine amélioration de sa situation économique et sociale, cette évolution demeure marginale, et un grand nombre de juifs argentins n’échappent cependant pas à la pauvreté.

En 2002, 52 % de la population juive de Buenos Aires se trouvait en dessous du seuil de pauvreté. Ainsi se présente une nouvelle donne inconnue : pourquoi ces juifs n’émigrent-ils pas en Israël? et pourquoi beaucoup de ceux qui avaient émigré en Israël reviennent-ils ? Le discours officiel tente d’accréditer l’idée selon laquelle l’amélioration des conditions de vie en Argentine expliquerait ce revirement. Cependant, nous pensons avoir réussi à réfuter ces affirmations.


Le fait que les Argentins n’aillent plus en Israël est lié au recul de l’Etat providence dans ce pays, au profit d’un modèle de développement néolibéral, caractérisé par une forte concentration des richesses, qui fait obstacle à une amélioration substantielle des conditions de vie des immigrés argentins.


Grâce à la téléphonie et à Internet, les immigrés communiquent aujourd’hui très facilement avec leurs proches restés en Argentine, ce qui a pour conséquence de reporter le projet migratoire d’une partie de la population juive d’Argentine.

Traditionnellement, les politiques migratoires israéliennes visaient plutôt à attirer de nouveaux immigrés en offrant des opportunités aux juifs se trouvant en situation d’urgence et de danger (diverses formes de discrimination sociale, crises socio-économiques, Holocauste, famines, chute de l’URSS, agressions antisémites en France, dictatures et crises économiques sud-américaines). Aujourd’hui, ces phénomènes sont moins nombreux et moins explosifs.

Dans ce contexte, et bien que le gouvernement israélien ne fournisse pas de chiffres à ce sujet, il semble que 10 % des immigrés arrivant d’Argentine échouent dans leur intégration sociale. A brève échéance, ils reviennent ou se tournent vers une autre destination. Ce processus, appelé yerida *, se traduit en termes démographiques par un solde migratoire négatif, les départs étant plus nombreux que les arrivées.

Les projets migratoires s’inscrivent aujourd’hui dans un processus de redistribution de main-d’œuvre à bas coût, et ne bénéficient ni d’une aide à l’insertion professionnelle ni d’une prise en charge pluridisciplinaire par des spécialistes des sciences sociales et de la santé mentale. Les programmes d’intégration sociale consistent pour l’essentiel en une aide économique et en diverses subventions. D’un point de vue qualitatif, ils n’incluent aucune stratégie d’action pour atténuer le choc culturel et ses conséquences possibles : anomie, troubles psychosociaux, dépression, repli sur soi ou alcoolisme. Or de nombreux immigrés souffrent d’un sentiment de désorganisation et de frustration.

Agir concrètement contre ces risques permettrait de rompre le cercle vicieux dans lequel se trouve le processus migratoire israélien, caractérisé par un recul de l’immigration et une yerida * systématique.

Ronaldo Marco Deligdisch
Professeur de sociologie à l’université de Buenos Aires, chercheur au Latin America History and Culture Institute, université de Tel-Aviv


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