Diaspora juive

Les identités juives au miroir de l’héritage du racisme aux États-Unis

par Katya Gibel Mevorach

Aborder les identités juives au miroir du racisme américain nous amène à faire d’entrée référence à l’écrivain juif anglais, Israël Zangwill, qui écrivit une pièce intitulée The Melting Pot, en 1909. Titre qui resta une métaphore en vogue aux États-Unis jusqu’à la fin des années 1960, où l’éloge du nivellement des différences entre les seuls immigrants venus d’Europe suscita des critiques croissantes.

La refonte en Américains blancs de tous les immigrants venus d’Europe, parmi lesquels quelques millions de Juifs est-européens fuyant l’antisémitisme, se fondait sur une norme définie par les colons protestants anglais d’un côté, et des gens d’ascendance africaine de l’autre. Comme l’auteur américaine Toni Morrison le montre dans son livre, Playing in The Dark : Whiteness and the Literary Imagination , « au plus profond du mot “Américain” réside son association avec la race… Américain veut dire Blanc ».

Pour comprendre pourquoi la question des préjugés fondés sur la couleur et la race se pose de façon si urgente aux organisations juives en zone urbaine « racialement mélangée », il nous faut nous intéresser à la représentation familière des Juifs comme étant « d’ethnie blanche » – des gens qui se perçoivent et sont perçus comme blancs.

L’intérêt porté à l’image du Juif est allé croissant avec deux phénomènes : l’augmentation du nombre de familles adoptant un enfant « de couleur » ; et la courbe ascendante des mariages où l’un des conjoints est socialement reconnu comme blanc, et l’autre une personne de couleur – leurs enfants étant ainsi considérés comme « métis ». Ces familles ont une conscience aiguë des regards qu’elles attirent et de la curiosité qui s’affiche à leur entrée dans une synagogue américaine à majorité américano-ashkénaze. Elles représentent une nouvelle génération de Juifs en quête de styles de vie juifs alternatifs, plutôt que d’assimilation, et faisant des efforts notoires pour repousser l’idée que « Juif » et « Blanc » soient synonymes.

Problèmes de représentation

Je ne suis pas convaincue, cependant, que les stratégies destinées à rendre compte de la diversité du monde juif aient abouti. Selon moi, elles renforcent l’idée que les Juifs sont blancs et que les Juifs de couleur constituent une anomalie. Au pire, certains de ces nouveaux modes de représentation se révèlent paternalistes, artificiels, voire démagogiques – comme en témoigne le film Be’Chol Lashon (« Dans toutes les langues ») créé en collaboration par le Idan Raichel Project, l’Institute for Jewish & Community Research, l’Israel Center de San Francisco, ainsi que Shari et Avishai Mekonen.

J’ai voulu montrer à un collègue noir américain à titre d’exemple, ce court-métrage issu du monde juif, d’un éloge de la diversité raciale et ethnique en son sein. Sa réaction, empreinte d’hostilité, fut à peine plus vive que celle, quelques jours après, d’un collègue juif purement et simplement irrité. Tous deux éprouvaient la même impression d’opportunisme, bien qu’Avishaï Mekonen, l’un des réalisateurs du film, fût un Juif d’Éthiopie. La dichotomie entre Noirs et Blancs est là outrancière.

Le plus fallacieux, donc le plus porteur de stéréotypes raciaux, est l’insistance à montrer des Noirs tout en corps et musique, plutôt qu’esprit et intellect. Ainsi cette œuvre farcie de bonnes intentions, produite à titre militant par une association juive, ne présente-t-elle pas le moindre étudiant, fonctionnaire ou employé israélien juif d’Éthiopie mais aligne, brûlant les étapes, une série de nouveaux clichés en guise d’antithèse de l’image traditionnelle des Juifs américains. Les spectateurs sont, de ce fait, ramenés au binôme américain caractéristique : le binôme Blanc / Noir, dont l’histoire socio-politique reflète maintenant l’existence au sein même de la communauté juive, au lieu de déraciner cette image en un mouvement de réprobation et de rejet envers tout concept de race.

Là où la ligne américaine de démarcation par la couleur tient lieu de point de départ par défaut, promouvoir la diversité juive paraît être un exercice obligé et vide d’authenticité, plutôt que l’évident constat d’une conséquence de la dispersion et de la diaspora.

Dans certains projets similaires, mus par de non moins bonnes intentions, les gens identifiables comme étant « de couleur » sur lesquels l’attention est attirée sont communément juifs par choix, conversion ou adoption, en témoignage des facultés d’intégration des Juifs en tant que peuple. Quoi qu’il en soit, c’est l’omission des Juifs de couleur – du Maghreb, d’Éthiopie, du Yémen ou de l’Inde – qui renforce l’idée qu’être juif et être une personne de couleur sont deux phénomènes distincts. Le regard ne se braque pas de la même façon sur les Blancs désireux d’entrer dans le judaïsme.

Le concept de Blanc

Je voudrais replacer diverses tentatives de même ordre que ce film dans le contexte plus général de l’histoire des États-Unis. En 1790, le nouveau Congrès des États-Unis adopta une loi sur la naturalisation qui définissait les critères d’accession à la citoyenneté, la limitant aux « personnes libres et blanches », dont on supposait qu’il s’agirait surtout d’immigrants anglais et d’une minorité assimilable d’Européens de l’Ouest venus de France, de Hollande et d’Allemagne. Cette loi demeura en vigueur jusqu’en 1952, mais fut amendée après la guerre de Sécession afin d’inclure, de façon spécifique, les « personnes d’ascendance africaine » – l’infâme Arrêt Dred Scott de 1857 (par lequel la Cour suprême des États-Unis avait suspendu la citoyenneté des esclaves et des Noirs libres) était donc invalidé.

C’est la même période qui voit l’invention et l’élaboration, par des Européens et leurs pairs blancs en Amérique, d’une « science raciale » hiérarchisant des typologies qui dressaient le relevé d’une vaste gamme de traits physiques alliés à des caractéristiques sociales transmises en héritage.

Avec le temps, la désagrégation des races ou types européens engendra un processus qui contribua à la cristallisation du concept spécifiquement américain de « blancheur » en termes d’identité raciale et d’un statut socio-politique défini par des droits, des privilèges et du pouvoir.

À dater des années 1840, les Anglo-Américains protestants de souche furent terriblement perturbés par l’arrivée en masse de catholiques irlandais, d’Italiens, de Juifs d’Europe orientale et d’autres groupes perçus par eux comme non-civilisés et racialement différents. Ceux-ci s’étaient glissés dans la sphère des « personnes libres et blanches » en tant qu’originaires d’Europe mais, aux yeux des Anglo-Américains, ils n’étaient pas si « blancs » que cela. Il nous faut garder à l’esprit qu’aux États-Unis, tout au long du xixe siècle, les notions de blancheur et de noirceur ont tenu lieu de métaphores ; bien souvent, des nuances de couleurs de peau furent dites « noires » sans pour autant désigner ceux que nous qualifions aujourd’hui de « personnes de couleur ».

(Nous devrions pourtant nous rappeler que, dans la perspective des nazis et des défenseurs contemporains de la suprématie blanche, Juif et « blanc » reste un oxymoron.)

Du milieu du xixe siècle au vote par le Congrès du décret Johnson-Reed, en 1924, qui ferma la porte à ces immigrants indésirables, la question de savoir qui était « vraiment » blanc et « apte à devenir citoyen américain » fut l’objet d’une profonde remise en question. De ce moment-là et jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la frontière de couleur Blanc / Noir monopolisa l’attention auparavant accordée aux différences raciales entre Européens. En deux décennies, des anthropologues comme Franz Boas et Ashley Montagu se posèrent en champions d’un changement de perspective et de vocabulaire : ils firent de la culture un signe distinctif et remplacèrent le mot de « race » par celui d’« ethnie ». Deux mutations auxquelles l’horreur du racisme nazi contribua puissamment.

À l’Université et entre politiciens, comme dans les médias et dans la rue, le débat sur les « races européennes » s’est discrètement reformulé en termes de différences entre « groupes ethniques », tandis que les Noirs restaient enfermés dans une catégorie « raciale générique », contiguë et en conflit avec les « ethnies blanches ».

Vers 1950, les Européens non anglais et protestants se virent intégrés au groupe générique des « Blancs ». Ils sont depuis perçus comme tels. Ce processus d’assimilation facilita l’ascension socio-économique, politique et juridique de la catégorie blanche – devenue une propriété privée jalousement préservée par les enfants et petits-enfants des immigrants du xixe siècle, légalement blancs, mais dont le statut social était tout juste celui de Blancs en devenir. Ce trop bref historique incite à une lecture critique des récits d’assimilation juive : Qu’est-ce que cela signifie pour un Juif de revendiquer une identité blanche ? En particulier pour les immigrants juifs d’Europe de l’Est et du Sud dont l’afflux constant aux États-Unis fut délibérément limité par le décret sur l’Immigration de 1924.

Noire et juive

Mon intérêt pour la question juive et noire s’est éveillé du fait que je me définis comme juive et noire à la fois – deux identités politiques reflétant une « logique d’accouplement ». Cette articulation désigne des destins collectifs qui sont, selon moi, nécessairement complémentaires dans l’arène publique américaine et politiquement déterminants dans mon parcours intellectuel. Quand je me trouve dans un espace nommément juif où j’attire les regards, quand je m’affiche comme juive dans un lieu estampillé noir et chrétien ou noir et musulman, et y suis l’objet d’une vague curiosité, j’ai conscience de mon refus stratégique d’entrer dans une petite case. Le problème est là, tout autour, pas en moi.

On a beaucoup écrit sur les relations entre Noirs et Juifs aux États-Unis et, de fait, la conscience collective des deux groupes s’enracine dans des appels parallèles à la triple mémoire de l’esclavage, l’exil et la diaspora. Chaque fois, l’accent est mis soit sur l’alliance, soit sur l’aliénation, parce que l’antisémitisme comme le racisme sont fantamastiquement balayés par les récits de résistance et de survie. Lesquels offrent ainsi de stimulants modèles d’explication. On a usé entre ces deux groupes de comparaisons pour mieux abonder dans leur sens, ou l’infirmer. Mais, dans un cas comme dans l’autre, ces comparaisons tiennent pour acquis, bien plus qu’elles ne mettent en question, que les Juifs sont blancs.

De prime abord, le présupposé que les Juifs sont blancs semble une évidence de pur bon sens, pour autant que l’on prenne le mot « blanc » comme simplement factuel – une description physique sans signification particulière. Auquel cas, entendre que les Juifs américains sont blancs peut vous paraître banal, voire insignifiant : après tout, la majeure partie d’entre eux sont d’origine européenne et ashkénaze, ils sont pour la plupart blancs de peau et presque tous ont bénéficié des privilèges accordés aux Blancs aux États-Unis.

Mais il faut sortir de ces cadres pour réfléchir à la distorsion conceptuelle induite par la corrélation entre être juif et être blanc, laquelle nous empêche de penser l’identité juive, les identités juives, en dehors du binôme racial Blanc / Noir. Il ne s’agit pas ici de distinguer entre le judaïsme en tant que religion et les Juifs en tant que groupe racial. Ni de se demander si l’on peut décrire ceux-ci par des phénotypes : du fait de la dispersion des Juifs de par le monde, leur aspect et la couleur de leur peau réfutent la notion d’un type physique juif unique, ainsi que le firent remarquer au xixe siècle des anthropologues juifs usant de la science comme d’une arme contre l’antisémitisme politique. Qui plus est, la judéité, et ce qu’elle signifie en termes d’identité et de pratique, est trop insaisissable pour se laisser enfermer par les sciences sociales en un concept unique, qu’il soit culturel, racial, ethnique ou religieux.


Mais, avant de débattre de judéité et d’identité blanche, il nous faut tout d’abord prendre en compte comment les Américains conçoivent ce que signifie d’être un « Noir ».

La catégorie de « Noir »

En termes d’identité, on peut voir la catégorie « Noir » comme une donnée existentielle et politique distincte de l’origine ou de l’appartenance nationale. Une personne est noire, en Amérique, par une convention sociale et légale, par cette règle occulte héritée des lois coloniales qui voulaient que l’enfant d’une esclave et d’un Anglais adoptât le statut maternel ; autrement dit, le statut d’esclave se transmettait par la mère.

L’enjeu n’était ni la couleur ni les convenances ; il ne s’agissait en tout et pour tout que d’une question de propriété. En réalité, il fallait cautionner la synonymie entre « esclaves » et « Noirs » en instaurant une dichotomie entre Africains et Anglais d’une part, entre esclavage et liberté de l’autre. Une fois ces paires constituées en droit et dans les mœurs, la « noirceur » et la « blancheur » se firent signifiantes au plan culturel – des concepts antithétiques dont le sens dépendait entièrement de leur intégration conjointe dans les pratiques quotidiennes. Quand l’institution de l’esclavage fut menacée, aux lendemains de la guerre de Sécession, une peur obsessionnelle grandit parmi les Américains blancs : celle des « Nègres blancs », issus de femmes « de couleur » esclaves ou libres et d’hommes anglo-blancs ; visiblement blancs, ils pouvaient donc « passer » discrètement pour des « Blancs ».

Entre parenthèses, les critères définissant le « Nègre » étaient adoptés au niveau étatique et non fédéral ; aussi pouvait-on être noir au regard de la loi dans un État, et pourtant blanc au regard de la loi sitôt franchie la frontière de l’État voisin.

Dans un autre contexte, et avec des implications radicalement différentes, on est automatiquement juif par filiation si l’on naît de mère juive. Au sein d’un monde juif en quête de cohésion, la loi de filiation maternelle s’imposait logiquement. Guerres, conquêtes ou migrations forcées… quoi qu’il advienne, la filiation matrilinéaire allait assurer la continuité du groupe en dépit des viols. Ce qui apporta sa pierre à la théorie romantique du rassemblement des exilés depuis les quatre coins de l’univers. La règle de filiation tient compte des processus de fusionnement et de mélange des races qui surviennent en diaspora, et leur accorde une légitimité implicite. Remarquons, tout en gardant à l’esprit le contexte particulier des États-Unis, que la logique à l’œuvre derrière la loi juive protégeant les enfants nés du viol d’une femme juive se présente à nouveau dès lors que la communauté noire reconnaît comme noirs les enfants de mère noire.

La figure du Juif

La tendance de la plupart des Noirs américains juifs, sinon tous, à se considérer alternativement comme « blancs » et comme « juifs » témoigne d’une amnésie collective quant aux racines orientales du peuple juif. Soit dit en passant, il ne s’agit pas seulement d’un problème américain : l’image qu’Israël se fait de lui-même, et projette aux États-Unis, paraît et s’affiche ashkénaze, blanche et européenne.

Ainsi, toutes les nuances – du doré au cuivré et au brun des visages juifs du Yémen, de l’Inde, d’Afrique du Nord et d’Éthiopie – qui composent l’arc-en-ciel multiculturel et multicolore du monde juif, sont-elles absentes de la haute fonction diplomatique, de l’univers des médias, et des manuels d’hébreu à l’usage de la diaspora ; de même que les inflexions arabes en hébreu ou en arabe. Un virage résolument européocentrique a été pris en Israël au moment de la guerre des Six Jours. Comme il était à prévoir, cela a donné libre cours à la représentation fantasmatique des Arabes, Palestiniens compris, et des musulmans en « peuples de couleur ». Et ceci, tout particulièrement au sein de la Nouvelle Gauche. Dans le même temps, les Juifs américains se présentaient et étaient vus comme des Européens blancs, plutôt que comme un rameau d’un peuple dont la variété de couleurs et de costumes nationaux reflète toutes les migrations et tous les mélanges de la diaspora.

La structure binaire caractéristique de l’organisation raciale de la société américaine facilita la mobilité et l’influence de groupes ethniques à la peau blanche, dont des Juifs d’Europe, à condition qu’ils s’adaptent aux normes imposées par le groupe dominant, les Blancs anglo-protestants .

L’assimilation des Juifs aux États-Unis, cependant, ne fut jamais tout à fait semblable à celle des autres immigrants européens ; même distendu, le lien demeure avec leur passé sur ce continent où l’Émancipation conduisit la diaspora de l’Occident chrétien à un dilemme. Souvenons-nous du comte de Clermont-Tonnerre, membre de la Constituante, qui proclama en 1789 : « Aux Juifs, en tant que nation, il faut tout refuser ; mais aux Juifs, en tant qu’hommes, il faut tout accorder. »

La réfutation la plus éloquente de cette attitude vint par la suite de Ber Borochov, l’un des premiers Juifs russes sionistes à appliquer l’analyse marxiste aux Juifs d’Europe :

« La mort et le suicide sont les plus radicales des solutions au problème juif. S’il n’y avait plus de Juifs, il n’y aurait plus de problème… Aucun homme d’État honnête, aucun idéaliste n’a jamais essayé de résoudre la question polonaise, par exemple, en suggérant que le peuple polonais devrait cesser d’exister… C’est à nous seuls, Juifs, que des “médecins” autoproclamés ont eu l’audace, l’indécence, de prêcher le suicide national.»

Près d’un siècle plus tard, Lewis Gordon, un philosophe noir américain dont le grand-père maternel était issu d’un couple mi-africain mi-juif, abordait avec éloquence une question de même ordre :

Les Noirs ont-ils le droit d’exister ? Aucun groupe d’êtres humains, à ma connaissance, n’aurait réponse qui tienne face à une question aussi biaisée. Question biaisée, car elle joue sur ce fait brut : en soi, l’existence ne justifie rien de plus que le choix pour une personne de continuer, ou d’en venir à cet aveu d’échec, le suicide. On voit donc bien la nature oppressante d’une telle demande. Pourtant, les Noirs y sont confrontés jour après jour. Être noir, aux États-Unis, c’est être constamment sommé de justifier le fait d’être encore là. Pour les Noirs américains, le legs politique de l’esclavage, des lois anti-métissage et de la discrimination raciale a conféré à la race un sens de vécu social qu’aucune personne de couleur, et aucun Noir en particulier, ne saurait tout à fait ignorer. La pigmentation, dans une Amérique sensible à la couleur, marque encore chaque jour une différence cruciale dans le vécu viscéral de la plupart des Juifs et des Afro-Américains .

Filiations juives multiples

L’arbre généalogique de mes enfants couvre trois continents. Ma mère est arrivée en Amérique en tant que réfugiée de l’Autriche nazie, où elle était répertoriée comme de race juive ; mon père avait émigré de la Jamaïque et descendait d’Africains des Caraïbes et d’Écossais.


Je suis née à New York, où mon certificat de naissance porte la mention « Blanche » pour ma mère, et « Nègre » pour mon père. Le père de mes enfants est né à Jérusalem, bien que de parents émigrés du Maroc. Ces détails biographiques disent toute la fiction de la classification raciale et ethnique, et l’inconséquence des informations sur ma famille telles que les donnent les mentions de race sur les registres de l’état civil américain ou sur mes autres papiers d’identité.

Il n’y a pas de catégorie juive, ou destinée aux Juifs, aussi je coche toujours la seule catégorie « Noire ». Quand je suis retournée d’Israël aux États-Unis, mes enfants avaient dix-sept, quinze et trois ans, et ne connaissaient le racisme américain que par ouï-dire. Deux d’entre eux paraissent « blancs » et le troisième « cuivré »… donnée sans importance en Israël, voire ridicule dans le contexte d’un pays où porter le nom d’Azoulay est facteur de discrimination – mais c’est une autre histoire.

En arrivant aux États-Unis, j’ai dit à mes enfants que, malgré leur apparence et leur évidente « étrangéité », il leur faudrait marquer « Noir » parce que je suis noire, et que leur grand-père était noir, et qu’en Amérique cela suffit pour inscrire quelqu’un en tant que « Noir ». Je les ai prévenus que notre famille devait s’attendre à attirer tous les regards à la synagogue. Après tout, on doit connaître les règles et usages en vigueur dans le pays où l’on va. Mes fils se sont révoltés, et ont parfois coché toutes les catégories…

De toute évidence, il s’agissait d’une politique délibérément réductrice de l’être à quelques caractéristiques. Quoi qu’il en soit, ils ne répondent jamais « Blanc », et ma fille, qui a maintenant dix-neuf ans, veille à ce que ses nouvelles relations soient immédiatement au courant de ses origines, afin de n’être pas prise pour une « Blanche ». Mais ces dernières années, il m’est également arrivé de jouer avec les catégories : si une case est prévue pour « Autre », j’écris « Noire » et j’ajoute « Juive » – bien que je sache qu’il n’en sera pas tenu compte. Mes enfants ont fait la même chose. C’est une prise de position politique.

Une autre approche du rapport établi entre blancheur et judéité consiste à mesurer à quel point celui-ci s’est fait normatif plutôt que descriptif. « Un Juif, blanc parmi les blancs, peut nier qu’il soit juif, se déclarer un homme parmi les hommes. Le nègre ne peut nier qu’il soit nègre […] : il est noir », notait Jean-Paul Sartre . Le philosophe parlait là des Juifs vivant en France. Mais le propos s’applique aussi bien à ceux que leur peau cuivrée ou noire rend impossibles à distinguer dans la société où ils se sont fondus – en Inde, en Ouzbékistan et au Yémen, par exemple.

Prenant de nouveau Israël comme le lieu même où la diversité des Juifs en diaspora se révèle, nous observons que les formes collectives qu’elle adopte démentent toute classification d’ordre ethnique ou racial ; la grammaire de la race, en effet, convoque l’analyse normative – la focalisation de la recherche et de l’attention sur des attributs et des termes destinés à confirmer une sémantique donnée et la poser en représentation crédible.


Bien qu’aux États-Unis les Juifs aient en majorité l’air blancs et descendent d’immigrants venus d’Europe, on compte parmi eux aujourd’hui des enfants de Juifs mariés à des « non-Juifs » qui se trouvent être aussi « non-blancs ». Non moins notable est la présence en Amérique de Juifs d’origine afro-asiatique. Situation entachée d’ironie ou, plus précisément, d’un certain paradoxe politique. Les services américains indiquent aux immigrants d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, y compris les Juifs, de cocher la catégorie « Blancs » sur les formulaires officiels.

Mais les Arabes, tant musulmans que chrétiens, mènent campagne pour l’instauration d’une catégorie moyen-orientale et arabe… confortant au passage l’omission de la figure du Juif parmi celles des gens sujets à discrimination sur la base de stéréotypes tels qu’« avoir l’air arabe ». Stéréotype qui convient aussi bien aux Juifs dotés de traits similaires – dont, le plus souvent, une même peau cuivrée ou mate d’aspect « latino-américain » ou « méditerranéen ».

Le débat sur les catégories du recensement aux États-Unis ne fait pas les gros titres, mais il n’a pas disparu. Les Arabes – musulmans et chrétiens confondus – ont milité sans succès pour se voir assigner une catégorie. Dans ce contexte, la concession politique autorisant les Juifs à s’identifier comme tels lors du dernier recensement (par un ajout manuscrit aux cinq catégories raciales) fournit l’occasion d’un engagement plus radical au plan de l’identité collective. Et cela, tant dans le débat public sur l’« identité raciale » qu’au sein des familles où fusionnent des lignées à l’histoire différente.

Certes, les agents recenseurs et les statisticiens n’enregistreront jamais les données qu’en fonction de leurs propres critères pratiques. En dépit de ce fait, les individus d’origine juive frustrés par les limites des catégories de recensement peuvent, et devraient, refuser de cocher « Blanc », et inscrire à la place « Juif ». Somme toute, il est plus que temps de mettre activement l’accent sur la nouvelle diversité juive aux États-Unis – en projetant l’image ou diffusant la voix de Juifs aux inflexions judéo-arabes dont les traits reflètent une origine diasporique variée : l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient, l’Inde, l’Éthiopie, et toutes ces autres régions où les communautés juives contredisent l’image traditionnelle donnée par Un Violon sur le toit, Une Nounou d’enfer, ou la série de l’humoriste Jerry Seinfeld.

L’absence de toute réflexion critique sur l’antisémitisme noir ou le racisme juif, et sur leur impact inhibiteur ou constitutif d’une identité duelle, reste surprenante. Voyez à quel point cette analyse nourrit les discussions en France, où les frictions « entre Juifs et Noirs », depuis 2004, ont été décrites en des termes et des images directement empruntés à des analogies avec les États-Unis .


Le langage lui-même implique une dichotomie : Qui sont les Noirs ? N’y a-t-il pas de Juifs-Noirs ? Est-ce que le terme « Noir » fait uniquement référence aux Africains et Caribéens ? Dans ce cas, comment situons-nous les Juifs d’Afrique du Nord et d’Éthiopie ? Ou les enfants juifs dont l’un des parents est africain ou caribéen ?


Je dois cependant reconnaître que mon identité multiple de Juive et d’Américaine de la première génération d’origine jamaïcaine n’est pas étrangère à l’acuité de ma prise de conscience en voyant, rue des Rosiers, une photo de Lenny Kravitz aux côtés du patron de L’As du Fallafel : il s’agit là d’une affirmation puissante, et pas si innocente qu’il paraît. Rien n’en dit plus sur la différence de représentation du fait juif en France et aux États-Unis que cette publicité-souvenir.

Je conclurai par une expérience personnelle, que je n’ai connue qu’avec des Juifs américains. Et pas uniquement, je pense, du fait de la moindre discrétion des Américains. Les Israéliens arrivant aux États-Unis ne sont pas prémunis contre l’image du Noir qui y a cours – eux aussi ont intériorisé les représentations de la judéité à la Woody Allen et, comme les autres immigrants, ils nourrissent des présupposés concernant ceux qu’ils définissent comme des Noirs américains.

Quand des Juifs américains remarquent ma très visible étoile de David et me demandent « Oh, où est-ce que vous avez eu ça ? » Ou quand des Israéliens, aux États-Unis, marquent leur étonnement, « Aval, ekh at yodat ivrit ? – Mais, d’où connais-tu l’hébreu ? », la question n’a rien d’étonnant. Ma réaction dépend de mon humeur. Avec cet air de doute très particulier qu’aucune politesse ne saurait masquer, je réponds la plupart du temps : « Je suis juive et israélienne. Et vous ? » – bien que je sois consciente que mes intonations puissent varier de l’arrogance à la complaisance.

C’est la mention de ma citoyenneté israélienne – de surcroît acquise par la loi du Retour – qui fait aussitôt pencher en ma faveur la balance symbolique : car l’alyah, la maîtrise de l’hébreu, et le fait d’avoir donné le jour à trois enfants israéliens par naissance jouissent encore d’une aura mystique. Cela me permet de prendre momentanément l’avantage sur des Juifs à peau blanche, et américains depuis des générations. Chaque fois que cette scène est rejouée, elle témoigne de la pensée raciale euro-américaine qui préjuge de la corrélation entre être blanc et être juif, et de la dichotomie symétrique entre être brun et paraître juif. Un parti pris racial qui n’est pas écarté quand les Juifs d’Éthiopie sont positionnés comme « l’Autre de l’intérieur » – ce qui est le cas dans le court-métrage évoqué plus haut.

La diversité juive ne sera vue et représentée correctement, dans et hors de la communauté, que lorsque le spectre des couleurs reflétant l’exil, la diaspora et le rassemblement des exilés apparaîtra comme un arc-en-ciel glissant sans heurts d’une nuance à l’autre. En dernier ressort, la question de la représentation des Juifs et de la judéité n’est jamais ni banale ni futile. Elle marque au contraire un problème politique concernant l’identité juive, qu’elle soit intériorisée ou renvoyée par l’extérieur, et a des implications pour l’image d’Israël sur la scène internationale.

La façon dont les Juifs en tant que peuple, et Israël en tant que figure politique de la judaïcité, sont imaginés, vus et perçus, garde tout son sens dans la campagne de propagande tranquille mais tenace qui persiste à présenter l’État d’Israël comme un avant-poste colonial blanc et européen.


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