Un judaïsme féministe en Egypte du Xe au XVe siècle
AL WAHSHA LA BANQUIERE
De cette galerie de portraits se détache la figure flamboyante de celle qui a fasciné ses contemporains… ainsi que tous ceux qui ont eu à étudier son histoire. Elle porte le nom de Karima fille d’Ammar, connue sous le nom de « Al Wahsha (Désirée-la-banquière) ».
Cinq documents autres y font allusion ou constituent des fragments de dossiers qui lui sont entièrement consacrés. Elle est la seule femme qui tienne une telle place dans la Gueniza.
Le père d’Al Wahsha qui portait le nom hébraïque de « Amram (le banquier), fils d’Ezra, chef de la congrégation, l’Alexandrin » est connu par un document (fostat, juillet 1093) délivré par lui à un habitant d’Alexandrie ; il serait mort en juin 1104. Il eut au moins trois filles et deux fils, ce qui peut expliquer que l’inventaire du trousseau d’Al Wahsha ne soit pas très impressionnant, bien qu’il mentionne quelques bijoux assez rares et particulièrement précieux. Il est noté que la totalité de sa dot s’élevait à 316 dinars.
Quant au cadeau de mariage du prétendant, Aryé ben Judah, il était beaucoup moins important encore et témoignait qu’il s’agissait d’un homme sans fortune.
Il est probable qu’Al Wahsha se soit trouvée dans « l’obligation » de se marier, à moins que ce fût pour échapper à la tutelle parentale en épousant le premier venu.
Le mariage ne paraît pas avoir duré longtemps. Dans un fragment de document où il est question d’une transaction entre Abou’l Fadl Ibn el Dhahadi, Joseph ben Joshiah et » Karima la femme d’affaires », celle-ci est présentée comme divorcée d’Aryé ben Judah. Ce divorce fut prononcé en janvier 1095, à peu près au moment où Al Wahsha donnait naissance à un fils issu d’une liaison illégitime.
De son mariage avec Aryé, Al Wahsha eut une fille appelée Sett Ghazâl (dame Gazelle), avec qui elle se brouilla. Sett Ghazâl qui ne figure pas dans son testament, elle fut néanmoins dotée par sa mère d’un immeuble situé dans le quartier de Bab Zoueila (proche du Quartier Juif) : transaction dont nous trouvons les échos dans différents documents (1132,1150).
Le surnom de » femme d’affaires » qui désignait Al Wahsha exprime l’origine de sa notoriété : des femmes intendantes d’affaires ou courtières étaient chose fréquente, mais celles qui faisaient fortune dans un monde dominé par les hommes étaient l’exception.
Sur un registre de tribunal d’avril 1098, on rapporte qu’un mercredi (qui n’était pas jour d’audience), Al Wahsha se rendit dans l’enceinte de la synagogue. Assez irritée, elle informa trois fonctionnaires du tribunal rabbinique ; un bedeau, un mélamed et le fils d’un juge, d’une convocation au tribunal qu’elle avait reçue, poursuivie pour une somme insignifiante par ‘Oulla ben Joseph, « l’administrateur bien connu ». Ces hommes connaissaient Al Wahsha de réputation prirent acte qu’elle n’était pas femme à être importunée par des affaires d’aussi peu d’importance.
Un autre rapport d’audience daté du 30 juin 1104 révèle sa participation dans un contrat de prêt à gros intérêt.
Le registre du tribunal fait état d’une autre transaction dans laquelle Al Wahsha s’engage, qui concernait une caravane de 22 chameaux.
LE TESTAMENT D’AL WAHSHA
Le document le plus instructif sur Al Wahsha est son testament, rédigé par Hillel ben Ali, hazan et greffier au tribunal ; il témoigne d’une femme extrêmement aisée, possédant au moins 700 dinars (dont 300 pièces d’or qu’elle gardait chez elle, 67 pièces d’or en dépôt chez une autre femme d’affaires, Sett Ekhteyar, et le reste consistant en prêts sur caution).
Ses dispositions testamentaires furent les suivantes : son frère survivant reçut 100 dinars, sa soeur 50 dinars, sa cousine 5 dinars et sa belle-soeur 10 dinars. Les autres parents reçurent également des cadeaux personnels : bagues, vêtements …; une cousine reçut entre autres choses » le lit où je repose, sans les tapis ».
Elle fit des dons à des oeuvres communales, religieuses et charitables : le cimetière reçut 26 dinars 8, de même que les trois synagogues du Caire et celle de Dammouth » pour l’huile, afin de pouvoir étudier le soir », et les » pauvres de Fostat » reçurent 20 dinars.
Au chapitre de la bienfaisance privée, la femme de Yossef Abou Naser, son frère décédé et les deux frères de celle-ci reçurent 5 dinars chacun et un lointain parent, orphelin, habitant le Caire, 2 dinars. Au total 87 dinars pour les oeuvres de bienfaisance, c’est-à-dire environ le dixième de la fortune d’Al Wahsha.
La plus grande partie de ses biens, notamment les prêts sur caution, l’or et tout le reste « y compris tapis et couvertures il ne sera pas donné un sou », mais deux billets à ordre pour des dettes atteignant la somme de 80 dinars et un cadeau de 10 dinars.
Un long paragraphe a trait à l’enterrement, pour lequel la somme exorbitante devra être neuve, elles sont toutes décrites avec précision et le prix prospectif en est fixé. Viennent ensuite les dépenses pour le cercueil, pour les porteurs et plus particulièrement pour les chantres qui marcheront derrière le cercueil, « chacun selon son rang et selon son mérite ».
La dernière pensée d’Al Wahsha ira à l’éducation religieuse de son fils. Mais c’était aussi une femme réaliste ; Abou Saad devait connaître la Torah et le rituel comme il convenait, mais pas plus : ce futur marchand n’avait pas besoin de devenir érudit. Un mélamed, Rabbi Moché, habiterait avec le garçon dans la maison ; pour ce service il recevrait un tapis pour dormir, une couverture et 5 dirhams par semaine – l’extrême minimum pour survivre, ce qui convenait pour une personne se chargeant d’un travail alors bénévole.
UN HOMME D’ASHKELON
C’est après la mort d’Al Wahsha que son aventure amoureuse fut portée devant les juges.
Il s’agissait d’établir, sans contestation aucune, que la relation illégitime dont était né son fils Abou Saad n’était pas de nature à empêcher ce dernier d’épouser une juive (naissance incestueuse ou adultérine). Cet acte juridique dont il n’a été conservé qu’une seule page (conclusion et date ont été perdues ) mérite d’être reproduit dans son intégralité :
« Abu ‘Alla Japheth (l’ancien), fils de Masli’ah (l’ancien) – qu’il repose dans l’Eden- comparut devant la cour où trois d’entre nous siégeaient et fit la déposition suivante :
« J’étais avec le chantre dénommé Le Diadème- que Dieu l’accueille avec bienveillance lorsque Al Wahsha, la femme d’affaires, vint nous trouver et dit ; « pourriez- vous me conseiller? J’ai eu une liaison avec un homme et j’attends un enfant de lui. Notre contrat de mariage a été établi par un notaire musulman (mariage civil avant la lettre) mais je crains que cet homme ne nie être le père de mon enfant ».
Al Wahsha vivait à l’époque au dernier étage de la maison d’Ibn al Soukhari. Le chantre dit : » Réunis quelques personnes et fais en sorte qu’elles te surprennent avec lui (confirmant ainsi ta déclaration ). « Ce qu’elle fit ; elle trouva deux personnes qui vinrent la surprendre avec lui et confirmèrent sa déclaration. Elle était alors enceinte de son fils Abou Saad, fruit de sa relation illicite avec cet homme originaire d’Ashkelon. Je sais aussi que pendant le jeûne du Grand Pardon, elle se rendit à la synagogue des Babyloniens, mais lorsque le Nassi, chef de la communauté, la vit, il la chassa de la synagogue. Je garantis l’authenticité de tout cela et viens déposer comme témoin ».
Comparut également l’abatteur rituel, Abu Sa’id Halfon ha- Kohen – qu’il repose dans l’Eden- qui fit la déposition suivante, en notre présence : » J’ai habité au rez-de-chaussée de la maison d’Hibbat Allah Ibn Al- Soukhari – que Dieu l’accueille avec bonté. Al Wahsha, la femme d’affaires, avait alors son domicile au dernier étage de la maison. A cette époque, elle descendit un jour trouver un de ses locataires, Abou Naser Ha-Cohen, le chantre Ibn – al- Ramukhi et Abraham de Jérusalem, fils du Murrahit et leur dit: » Voulez-vous, je vous prie, me suivre chez moi ».
Tous deux montèrent et trouvèrent cet homme d’Ashkelon installé dans l’appartement et entouré de flacons de vin et de parfum » (a cet endroit, le manuscrit est déchiré).
Le lecteur de ce document s’étonnera de ce qu’Al Wahsha ait trouvé nécessaire de légaliser sa liaison devant un notaire musulman et n’ait pas tout simplement nommé son amant, puisqu’elle connaissait personnellement Hillel ben Ali Ha-Cohen, juif érudit et hautement considéré dans le milieu juif de Fostat.
Il ne fait aucun doute que son amant avait une femme à Ashkelon où il habitait, et que le tribunal juif de Fostat ne l’autorisa pas à prendre une seconde femme sans l’accord de la première.
Cependant il est possible qu’Al Wahsha ait menti, afin de donner un tour plus respectable à sa liaison. Car, eut-elle contracté mariage auprès d’un notaire musulman, son amant aurait eu droit alors à une part importante de ses biens.
Quoi qu’il en soit, l’intérêt essentiel de ce document réside dans ce qu’il révèle de la société juive du Caire au 11e siècle.
Les cinq hommes respectables devant lesquels Al Wahsha se présente et fait sa déclaration ne manifestent pas d’émotion particulière quant au constat qu’on leur demande d’établir.
L’expulsion d’Al Wahsha de la synagogue babylonienne pendant le jour du Grand Pardon n’était apparemment pas conforme à la Loi, puisque même les excommuniés sont autorisés, ce jour-là à se joindre à la communauté. Mais il semblerait que le Nassi ait voulu montrer que même une femme riche ne pouvait se permettre d’enfreindre les règles de conduite morale. Al Wahsha semble l’avoir bien compris. Dans ses dernières volontés, au chapitre des dons, cette synagogue d’où elle fut chassée ne fut pas oubliée.
Mais le nom d’Al Wahsha devait survivre à sa mort : dans un document juridique où Abou Saad est simplement surnommé » fils d’Al Wahsha » et plus étonnant encore, dans deux actes juridiques, l’un daté de 1133 et l’autre de 1148, plusieurs années après son décès, un respectable banquier est identifié comme Aboul Hassan el Sarrafi ( le changeur), « le fils de la soeur d’Al Wahsha ».
Al Wahsha fit certainement une forte impression sur ses contemporains, d’une part à cause de sa réussite exceptionnelle de femme d’affaires, d’autre part parce qu’elle vécut hors de tout lien matrimonial la plus grande partie de sa vie ; de surcroît, elle eut une liaison qui lui assura un héritier sans qu’elle n’ait à épouser ou à léguer la moindre somme d’argent au père de son enfant.
Exceptionnelle, elle l’a été aussi en répondant à une souscription publique – seule femme sur plus d’une centaine de listes de souscripteurs — et comme on peut s’y attendre, sa contribution fut mesurée, ni mesquine, ni particulièrement généreuse.
PROSPERITE DE LA COMMUNAUTE ET LIBERTE DES FEMMES
Nous ne prétendons pourtant pas, malgré la très grande abondance de documents allant dans ce sens, soutenir que la condition de la femme dans cette société riche, policée, dévote et fébrilement marchande fut constamment idyllique.
Certes, des lettres, telle celle écrite par un juif de Sammanoud à sa femme ou telle autre écrite du Caire à une épouse résidant à Mehallah expriment une passion et une courtoisie remarquable…
Il ne demeure pas moins que les juristes durent périodiquement édicter de nouvelles ordonnances pour protéger les femmes contre l’usage abusif de la répudiation
(cinq siècles avant l’ère chrétienne, les femmes juives d’Elephantine avaient pourtant le droit de répudier leur mari).
De même, la condition faite aux filles exclues de l’héritage proprement dit au profit du fils aîné n’était pas toujours enviable, pas plus que celle faite aux veuves, même si on compte en 1020 48 femmes chefs de famille.
Ceci pour signifier qu’il nous semblerait aberrant de céder à la tentation de faire de cette société un modèle utopique où la femme se verrait soudain conférer des droits jusqu’ici inégalés.
Néanmoins, il est certain que parmi toutes les millet (nations) du Moyen-Orient, la nation juive fut celle qui semble avoir joui du 10e au 14e siècle d’une exceptionnelle liberté et d’une remarquable prospérité.
Fortement arabisée, souffrant des exactions exercées par les chrétiens au temps des Croisades, la nation juive devient l’alliée du pouvoir islamique au Proche- Orient.
Inscrits dans les différentes couches sociales – paysans, artisans, commerçants, colporteurs, percepteurs, officiers maritimes, ministres(tels les frères Toustari), médecins de cour ou grands argentiers (les chélébis dont le célèbre fut Abraham Castro) – les juifs forment une minorité qui tout à la fois vit en auto- administration et s’ouvre sur la société proche et moyen- Orientale (Egypte, Syrie, Yémen, Irak, Palestine), mais aussi sur l’Inde, sur le Maghreb et sur l’Europe avec lesquels les juifs d’Orient commercent activement et dont ils accueillent dès le 12e siècle les fugitifs et les prosélytes (tel Obadia le Normand).
Notre hypothèse est la suivante : si cette situation faite aux femmes juives, aux antipodes de celles avilissantes subies par leurs soeurs de l’Europe de l’Est, a été possible, si le sort des femmes juives dans le Machrek médiéval fut heureux, n’est- ce pas parce que cette société était suffisamment riche pour » supporter » cette liberté, cet affranchissement des contraintes théologiques?
N’est- ce pas parce qu’elle était à la fois minoritaire (minorité tolérée et privilégiée tout à la fois ), et ouvert aux autres que cette société put accorder aux femmes la possibilité de remporter quelques victoires sur un monde dominé par un dogmatisme et une idéologie misogyne?
Hypothèse que viendrait confirmer l’enfermement des femmes consécutif à l’appauvrissement de cette société sous le joug ottoman et lors de la » reprise de main de la communauté juive égyptienne par les Espagnols et les Maghrébins, débarqués au Moyen- orient après des décennies de persécutions.
Ce monde dont la modernité est parfois étonnante est celui de l’ère marchande à ses débuts, celui où s’allie la richesse et la tolérance, celui où le mot amour n’est pas le masque propre à occulter le mot profit.
Ce monde est celui enfin où le droit prime l’arbitraire, condition au moins nécessaire mais non suffisante pour que la femme ne soit pas réduite à un pur et simple objet sexuel pour l’homme?
De cette situation où l’état de droit (et non plus d’arbitraire) avait quelque assise, ont bénéficié les minoritaires au nom d’une dhimma appliquée avec tolérance ; en ont bénéficié aussi les femmes au sein de chacune des composantes ethniques ou culturelles de ces nations.
Demeure, au-delà de ces considérations, le charme éclatant de ces femmes pleines d’humour qui surent doter leurs filles de prénoms majestueux. Citons-en quelques-uns en rappelant que l’usage de donner des noms hébraïques (sauf dans les classes supérieures ou chez les Caraïtes) était alors rare.
En général, ce sont des prénoms tels que Leila, ‘Abla (héroïne anté-islamique) qui sont utilisés. D’autres prénoms précédés de Sett (maîtresse) , marquent le choix que font les mères du destin de leur fille. Ainsi nous rencontrons des Set El ‘Amamim (de la sagesse- littéralement des turbans) Sett Al- Kuttab (du heder), Sett El Ahl (du clan) … mais aussi Fakhr (glorieuse), Turkiya (Turque ) ou Khuzayria (Khazare) pour signifier la noblesse et la beauté…
Il reste enfin que ces femmes, dont le destin fut exceptionnel, m’ont ravi. Une manière de leur rendre hommage commande le partage de ce ravissement.
N.B. Ce texte reprend une conférence présentée à la Maison Française de la New York University, le 21 février 1984, dont j’ai publié les grandes lignes dans Les Nouveaux Cahiers, n 86.
Guéniza: Dépôt de livres usagés, de textes liturgiques ou commerciaux, de lettres d’amour ou d’affaires, d’actes notariés, qui, écrits en hébreu ou en caractères hébraïques, ne peuvent de ce fait être détruits ? La Guéniza de la synagogue Ben- Ezra de Fostat a recueilli pendant plus de dix siècles ces documents. Elle a été découverte par Simon Van Geldern en 1752 ? Le professeur Schechter en a reconnu l’immense valeur en 1896. Lord Cromer (avec l’accord du Grand Rabbin Raphael Ben- Simon) cède à Schechter (et à l’université de Cambridge) ce fonds estimé à 240.000 documents, actuellement dispersés aux Etats- Unis, en France, en Angleterre et en Hollande. La Guéniza du Caire constitue la plus importante documentation que nous possédions sur la vie des communautés juives du monde méditerranéen, mais aussi sur l’organisation financière, économique, sociale et urbaine de l’Egypte médiévale. Le contenu de la Guéniza a particulièrement été étudié par S.D. Goitein, A Mediterranean Society.University of California Press? Tomes I, II, III et 4(voir en P. 66 le compte-rendu de Jacques Taïb et l’article de Colette Sirat en p.62) ; A Jewish Business Woman of the Eleventh Century J.Q.R., Philadelphia ,1967; Souvaoth Mé- Misraïm Mitéqou fath Ha- Guéniza, ( Sefounoth n°8, Jérusalem 1974°; Eliahou Strauss- Ashtor :Toledot Ha- Yehoudim, Bé- Misraïm ou Bé – Souria, Jérusalem 1970; Mark R. Cohen : Jewish self-government in médiéval Egypt, Princeton University Press, 1980.
Jusqu’au 20e siècle, les Ketoubot des juifs égyptiens autochtones, contrairement à celles des » nouveaux venus », portaient la mention » a le droit de travailler, de conserver par-devers elle les biens ainsi acquis et d’être entretenue par son mari.
Esterayah, Jacques
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