Histoire spirituelle

Le judéo-christianisme dans l’antiquité

La définition exacte de ce qu’il faut entendre quand on parle de « judéo-christianisme » est un problème historique complexe, sur lequel je reviendrai par la suite. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est la constatation qu’il y a eu durant les premiers siècles de l’histoire du christianisme des hommes et des femmes pour qui il était tout naturel d’être à la fois Juifs et Chrétiens.

Pour ces gens, la morale ne pouvait être que la mise en pratique de la Loi de Moïse, dont les Chrétiens devaient s’inspirer pour chacun des aspects de leur vie quotidienne.

La « morale judéo-chrétienne » dont nous nous demandons dans cette série de conférences si elle existe vraiment aujourd’hui a donc été dans l’Antiquité une réalité vécue. Il n’est pas inintéressant de le constater et d’essayer d’analyser le contenu de cette morale souvent ignorée et décriée.

Que faut-il entendre sous le terme « judéo-christianisme »

Création des historiens du XIXe siècle, ce mot est l’antithèse de « pagano-christianisme » et concerne avant tout le Ier siècle de notre ère.

On admet pourtant couramment que ce terme « judéo-christianisme » a connu des prolongements jusqu’au IVe siècle au moins, face à l’orthodoxie peu à peu élaborée et aux hérésies qui en étaient les vis-à-vis depuis le IIe siècle (gnosticisme, marcionisme, montanisme).

Mais on voit trop souvent dans ce judéo-christianisme tardif une sorte de survivance passablement marginale, comme les Pères grecs du IVe siècle qui considéraient ces « Ébionites », comme ils les appelaient, comme des minables dépassés, incapables de s’adapter à la marche du temps.

En réalité, les judéo-chrétiens ont durant tout le Ier siècle été majoritaires au sein du mouvement chrétien et n’ont été marginalisés par la suite que dans l’Empire romain, alors qu’ils restaient, semble-t-il, fort nombreux dans l’Empire Parthe et dans les régions sises au Sud-Est des terres romaines (Arabie, Soudan, Éthiopie, etc.).

Toutefois, ils ont été obligés partout de quitter les synagogues, à la suite de la généralisation de la réforme pharisienne vers la fin du Ier siècle, ce qui a été pour eux tous une épreuve pénible et les a mis dans une situation fausse, à laquelle les autres Chrétiens ont échappé en se distançant radicalement du judaïsme.

La rupture avec les synagogues a abouti, semble-t-il, à une certaine fragmentation du milieu judéo-chrétien, qu’en outre nous connaissons mal, faute de documents.

Le Ier siècle

Contrairement à ce qui a parfois été dit, Jésus est resté complètement intégré au judaïsme palestinien de son temps.

Comme Jean-Baptiste, il a œuvré au rassemblement de tous les Juifs dans la repentance et dans l’espoir de la Visitation divine, dont sa prédication et son activité de guérisseur étaient le premier acte.

Plus que son prédécesseur, il s’est préoccupé d’interpréter la Loi du Sinaï d’une manière originale et avec une autorité prophétique qui prétend révéler l’intention divine qui sous-tend chacun des commandements. Critique à l’égard du fonctionnement du Temple, il ne semble toutefois pas mettre en question ce Lieu Saint et son culte.

La rapide installation de ses disciples à Jérusalem, après l’exécution de Jésus et les apparitions qui les avaient convaincus qu’il était ressuscité, confirme que ce groupe partageait les options de son Maître et se situait au sein du judaïsme, tout en affirmant que Jésus était le Messie attendu et allait revenir sous peu.

Influencée par l’essénisme durant ses premières années (discipline, christologie, herméneutique), la communauté ainsi formée paraît s’être rapprochée du pharisaïsme par la suite, sous la direction de Jacques, frère de Jésus.

Ce personnage mal connu avait de toute évidence une autorité considérable, même en dehors du groupe chrétien, sans doute due en partie à sa piété exemplaire. Son exécution en 62 à l’instigation du grand-prêtre relève du règlement de comptes interne au judaïsme jérusalémite.

Pendant les quelque vingt ans où Jacques a dirigé l’Église de Jérusalem, il a aussi exercé son autorité sur les petites communautés chrétiennes qui s’étaient constituées en Palestine et dans les régions avoisinantes.

Paul lui-même, son grand antagoniste, défenseur de la liberté des païens convertis, a reconnu cette autorité, même si c’était de mauvaise grâce. Jacques a d’ailleurs consenti aux païens convertis à la foi au Christ Jésus des concessions importantes (Gal. 2, Act. 15), même s’il leur refusait l’accès aux repas communautaires, pour ne pas faire courir aux Chrétiens majoritaires le risque d’une impureté rituelle.

Quoi qu’il en soit de ce libéralisme envers les païens gagnés au christianisme, l’Église dirigée par Jacques et toutes les communautés qui relevaient d’elle demeuraient observantes et ne songeaient nullement à se séparer du judaïsme.

Deux groupes minoritaires existaient au sein de cette Église depuis les toutes premières années de son existence.

L’une de ces minorités, celle que les Actes des Apôtres (chap. 6-8) appellent les « Hellénistes », prit une position très radicale contre le Temple. Mais leurs attaques contre le sanctuaire n’étaient pas plus brutales que celles des Esséniens et ne signifiaient pas une rupture avec le judaïsme, mais une aspiration à sa réforme. La répression qui s’abattit sur eux les obligea à quitter Jérusalem, mais non à se séparer de la religion de leurs pères. C’est surtout dans les synagogues de la diaspora qu’ils allèrent prêcher l’Évangile et leurs contacts avec des Grecs à Antioche de Syrie ne furent que l’effet des circonstances. Juifs de langue grecque, ces Hellénistes n’en sont pas moins des Juifs observants pour qui la Tora reste l’autorité suprême en matière de morale.

Le deuxième groupe minoritaire constitué très tôt au sein de la communauté chrétienne de Jérusalem était beaucoup plus discret. C’est celui qui a recueilli les traditions qui sont à la base du IVe Évangile, sans doute sous la direction de celui que cet écrit qualifie de « disciple bien-aimé ». Ce personnage semble avoir eu des relations avec les milieux sacerdotaux de Jérusalem et n’a certainement pas partagé l’hostilité des Hellénistes envers le Temple, vu la place que celui-ci occupe dans son œuvre. Rien ne permet d’imaginer que son groupe ait pris ses distances à l’égard du judaïsme et de la loi.

L’anti-judaïsme qui marque la rédaction finale du IVe Évangile s’explique par les événements de la fin du Ier siècle et par la déception que la rupture avec les Juifs a alors causée aux lointains disciples de ce personnage un peu mystérieux.


Comme le judaïsme, le judéo-christianisme a connu dans les années 60 une crise terrible, à laquelle la mort de Jacques en 62 l’avait bien mal préparé à résister. L’Église de Jérusalem, nous dit l’historien Eusèbe de Césarée, a quitté la capitale avant le début du siège par les Romains, en 67, et s’est réfugiée à Pella, une ville païenne de Transjordanie, manifestant ainsi son refus d’être mêlée à la révolte juive contre Rome.

On a parfois contesté cette information et, de fait, il se pourrait que seuls les dirigeants de l’Église soient partis pour Pella, accompagnés seulement par certains des fidèles. Les autres Chrétiens se sont sans doute associés au soulèvement contre l’oppresseur romain, ce qui leur a valu la mort ou l’esclavage.

De toute façon, le retour de la communauté chrétienne à Jérusalem ne lui a pas permis de retrouver son importance numérique et son autorité sur les Églises dispersées dans le reste de la Palestine et à travers le monde. Le Temple détruit, les sacrifices arrêtés, le pèlerinage aboli, Jérusalem avait cessé d’être un centre d’attraction. Les obscurs successeurs de Jacques n’avaient plus son autorité et aucune institution n’avait remplacé ce « pape » de la première génération.

Néanmoins, la participation des Chrétiens à la vie des synagogues n’était nullement remise en cause. Seules, la demi-douzaine d’Églises du pourtour de la Mer Égée restées fidèles au souvenir de Paul, disparu lui aussi dans les années 60, demeuraient à l’écart des synagogues et commençaient à chercher leur voie au sein du monde païen. Toutes les autres constituaient des minorités à l’intérieur des groupes juifs.

Conscients du désarroi que les Juifs traversaient à la suite du terrible choc subi en 70, les Chrétiens ont même fait un nouvel effort pour les convaincre d’accepter la foi en Jésus-Messie, sans le moins du monde renoncer à leur judaïsme. Trois écrits du Nouveau Testament attestent cette tentation : l’Épître de Jacques, l’Épître aux Hébreux et l’Évangile selon Matthieu.

La première, adressée aux « douze tribus vivant dans la diaspora », c’est-à-dire à tous les Juifs vivant hors de Palestine (chrétiens compris), se sert du nom de Jacques pour présenter à ses lecteurs un tableau séduisant du véritable judaïsme, tel qu’il était pratiqué par les chrétiens au sein des synagogues.

Pour éviter toute réaction de rejet, l’auteur se distance des groupes chrétiens se réclamant de Paul, qu’il critique sans ménagement (2/1 à 3/18), et met l’accent sur les valeurs morales que représentent les Chrétiens, tout en glissant rapidement sur la christologie (1/1 ; 2/1). Ce document est à dater d’environ 80 et pourrait venir d’une ville hellénophone de Palestine, comme Césarée ou Tibériade.

L’Épître aux Hébreux, pour sa part, très alexandrine par son style et sa pensée, est difficile à dater. C’est une dissertation christologique qui cherche à faire de Jésus le véritable grand-prêtre, à un moment où les institutions sacerdotales n’existaient plus. Sans doute l’auteur espère-t-il convaincre les chrétiens, mais aussi tous les Juifs de langue grecque, que Jésus est l’aboutissement de tous les textes bibliques organisant le culte, que la ruine du Temple de Jérusalem en 70 avait privé de toute réalisation. Peut-être sommes-nous aussi vers 80.

Quant à l’Évangile selon Matthieu, qu’on date en général de 90-95, il est caractérisé par de vives attaques contre les « scribes et Pharisiens hypocrites » (chap. 23), auxquels il oppose la personne et l’enseignement de Jésus. Nous y entendons l’écho du progrès dans les synagogues de la réforme pharisienne, à laquelle l’auteur cherche à opposer une autre interprétation de la Loi (Sermon sur la Montagne), dans l’espoir que le peuple des synagogues se ralliera à celle-ci et non à la réforme de Jamnia/Yabné. Comme les deux écrits précédents, l’Évangile selon Matthieu est une œuvre judéo-chrétienne destinée à gagner tous les Juifs de la diaspora à la foi à Jésus-Messie.

Du IIe au IVe siècle

Alors que la plupart des Chrétiens se tournaient vers les Nations, certains groupes des fidèles du Messie-Jésus se sont refusés à renoncer à leur judaïsme.

Notre documentation sur ces milieux est malheureusement très incomplète, ce qui nous interdit d’en dresser un tableau complet. Pourtant, certains écrits, conservés pour la plupart d’une façon très incomplète, nous permettent de nous faire une idée de la pensée et de la vie de plusieurs de ces groupes.

On peut d’abord faire référence à plusieurs fragments d’Évangiles qui ne sont pas entrés dans le Nouveau Testament. Le plus important d’entre eux est l’Évangile de Pierre, dont subsistent les récits de la Crucifixion et de la Résurrection de Jésus. Ce texte émanerait d’un milieu judéo-chrétien de Syrie occidentale, de langue grecque (1re moitié du iie siècle).

L’Évangile des Nazaréens dont des fragments sont conservés en grec, en latin et en syriaque, semble avoir été rédigé en araméen et était l’Évangile des judéo-chrétiens de la région de Bérée, en Syrie (100 km à l’Est d’Antioche). L’Évangile des Ébionites, rédigé en grec, serait celui des judéo-chrétiens de Transjordanie et ne nous est connu que par quelques fragments cités par l’hérésiologue Épiphane au IVe siècle. Il date sans doute de la deuxième moitié du IIe siècle. Quant à l’Évangile des Hébreux, connu par des auteurs d’Alexandrie, c’est celui des judéo-chrétiens d’Égypte, rédigé dès le IIe siècle.

Il est très difficile de reconstituer à partir de ces débris de textes les doctrines spécifiques de ces groupes judéo-chrétiens du Proche-Orient.

Tout au plus peut-on dire que l’observance de la Loi mosaïque y reste la norme, bien que l’hostilité au culte sacrificiel s’exprime parfois (Transjordanie) et que la culpabilité des Juifs dans l’exécution de Jésus soit partout soulignée.


Ces milieux sont, au IIe siècle, tout à fait extérieurs aux synagogues, tout en se voulant fidèles à la Tora.

Une œuvre littéraire très curieuse, Le Pasteur, due à un certain Hermas, chrétien romain écrivant avant 150, atteste qu’un type de judéo-christianisme était présent à Rome au IIe siècle.

Hermas est un prophète, qui annonce à ses frères en la foi que la repentance est toujours possible. Ses idées christologiques sont fort peu conformes à l’orthodoxie naissante et s’apparentent de près à celles des groupes judéo-chrétiens du Proche-Orient : Jésus est plus un homme qu’un être divin.

On notera par ailleurs que Justin martyr, auteur du milieu du IIe siècle établi à Rome, porte dans son Dialogue avec Tryphon un jugement assez positif sur le judéo-christianisme, même s’il ne s’y rallie pas lui-même.

Un dernier texte de provenance judéo-chrétienne mérite d’être mentionné. Il s’agit du Roman Pseudo-Clémentin, dont la forme finale est du IVe siècle, mais qui reproduit des sources du IIe siècle.

Le « roman » en question, très proche des romans grecs et latins de son temps, raconte la conversion de Clément, un Romain, qui devient disciple de Pierre, puis part à la recherche de quatre membres de sa famille ; il relate aussi les voyages de Pierre, qui poursuit Simon le Magicien (cf. Act. 8) de lieu en lieu pour l’affronter.


Connus sous deux formes (Homélies et Reconnaissances), ces récits remontent à un original commun du iiie siècle, qui lui-même reproduit des documents plus anciens dont la coloration judéo-chrétienne est claire : Prédications de Pierre, qu’on peut dater d’environ 200 et qui mélange judéo-christianisme et gnosticisme d’une façon curieuse ; une autre source, sous-jacente à Reconnaissances, livre I, qui relate l’histoire sainte de la Création à la 7e année de l’Église de Jérusalem, puis la montée de Jacques au Temple et sa chute causée par « l’homme ennemi » (Paul).

Ce dernier document développe une christologie de Jésus « prophète semblable à Moïse » et « Christ éternel » ; rejette le culte sacrificiel ; préconise l’évangélisation des païens ; attaque Paul ; utilise Act. et la tradition johannique Il est difficile à dater (IIe siècle, sans doute) et à localiser (Palestine ?).

Bref, ces divers écrits nous donnent une idée du judéo-christianisme du iie au ive siècle. Ce qui est clair, c’est que ce mouvement ne s’est pas limité au Proche-Orient, mais a trouvé des échos jusqu’à Rome ; c’est aussi que les attaques des Pères de l’Église contre sa christologie insuffisante ne concernent que certains groupes judéo-chrétiens et non l’ensemble du judéo-christianisme.

En effet, d’Irénée de Lyon (2e moitié du IIe siècle) à Épiphane (2e moitié du IVe siècle), les défenseurs de l’orthodoxie ont critiqué vertement la christologie et les insuffisances théologiques des « Ébionites », « Nazaréens », « Elchasaïtes et « Symmachiens ».

Mais outre qu’ils confondent dans l’opprobre des mouvements assez divers, les « hérésiologues » orthodoxes les dénoncent comme déviationnistes par rapport à la foi des premiers Chrétiens, alors qu’en fait beaucoup d’entre eux en sont les continuateurs en ligne directe.


Bref, le judéo-christianisme nous apparaît comme un conglomérat de groupes assez différents les uns des autres, mais unis par leur conviction de la nécessité pour les Chrétiens de continuer à observer la Loi, même si pas mal d’entre eux contestent la légitimité du culte sacrificiel, interrompu au demeurant depuis 70.


Circoncision, respect des règles alimentaires et du shabbat, observance de toutes les lois morales se combinent chez eux.

Éliminés de l’Empire romain après le IVe siècle et le triomphe de l’orthodoxie, les judéo-chrétiens ont survécu en Orient, jusqu’au jour où la poussée de l’Islam les a peu à peu éliminés.

Il n’est donc pas excessif de dire que, pendant au moins six siècles, il y a eu des Chrétiens pour qui la morale juive était la norme incontestée.

Largement majoritaires au sein du christianisme jusqu’à la fin du Ier siècle, ces « judaïsants » ont peu à peu reculé, pour devenir une minorité de plus en plus réduite, qui a fini par disparaître entièrement. Mais pendant plusieurs siècles, la morale judéo-chrétienne avait été, non l’objet d’une quête plus ou moins incertaine, mais une réalité vécue.

Il n’est pas inintéressant de le rappeler aujourd’hui, dans un cercle comme celui-ci.

Étienne Trocmé


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