Mystique juive

Les derniers kabbalistes d’Allemagne – partie II

Cet article de Scholem a pour but d’étudier les dernières apparitions de la kabbale en Allemagne.

Lire la 1ère partie

C’est ainsi au XIXe siècle la tradition kabbalistique était devenue totalement secrète en Allemagne. Il restait encore dans la région de Posen, des séquelles qui trouvèrent un terrain favorable en la personne du rabbin de la ville de Graetz Eliyahu Gutmacher (1796-1874) lequel allait devenir une sorte de faiseur de miracles hassidique.

Dans histoire du sionisme Gutmacher fait figure de précurseur, son engagement en faveur de la colonisation de la Palestine et du retour en Terre Sainte allaient de pair chez lui avec ses études kabbalistiques, lesquelles avaient convaincu que le peuple juif devait lui-même oeuvrer en vue de se dégager de l’exil et de l’emprise des puissances impures de l’existence.

Eliyahu Gutmacher

Son ouvrage en hébreu imprimé après sa mort (Jérusalem (1873), le présente comme un kabbaliste de la plus belle eau, alors que ses commentaires publiés de son vivant, sur les hyperboles de Rabba bar Bar hänna, tirées du traité talmudique Baba Batra, ne laissent vraiment apparaître l’élément kabbalistique qu’à la fin. Gutmacher est tout de même allé plus loin que son contemporain de Bresiau et Posen Salomon Plessner (1797-1883) qui se référait fréquemment, quoique de manière indirecte, au Zohar dans des livres rédigés en allemand ainsi que dans ses prédications.

Bien apparenté la figure de Eliyahu Gutmacher, l’apparition un kabbaliste de Bavière qui présentait, avec la kabbale, les mêmes affinités, ne laisse pas être hautement étrange. Et si je peux aujoud’hui faire référence un écrit rarissime et fort étrange d’Elchanan Pinhas Moshé, un kabbaliste qui vivait dans un état de parfaite réclusion, ce qui explique qu’il ne soit pratiquement pas connu, c’est au livre de Berthold Strauss (Thé Rosenbaums of Zeli Study of Family Londres 1962) que je le dois.

Signalons aussi que ce kabbaliste oublié s’appelait aussi Hile Wechsler et que son propre fils Salomon le nomme Rabbi Hilel dans une lettre en date de 1923. C’est aussi le mérite de l’auteur Berthold Strauss, dont épouse est elle-même une descendante de cette illustre famille, d’avoir attiré attention sur ce kabbaliste qui aurait pu sombrer dans oubli le plus total.

Une remarque du défunt Dr Pinchas Kohn (rabbin d’Ansbach) cité par Strauss, nous apprend que même de son vivant, c’est-à-dire peu avant la fin du XIXe siècle, une série de kabbalistes avaient élu domicile en Bavière. J’ignore à qui Kohn pouvait bien faire allusion.

En tout état de cause, les documents rassemblés par Strauss propos de « Reb Hile », confortent ce témoignage. Reb Hile était le petit-fils du Stadlan (représentant des Juifs auprès des autorités) : Mendel Rosenbaum de Zell, figure bien connue dans histoire des Juifs de Bavière (1782-1868), dont le fils Elias Raphaël Rosenbaum dirigeait une clouterie tout en entretenant chez lui une yeshivah. Si l’on en juge d’après ses forts penchants pour la kabbale, une grande propension pour les doctrines ésotériques juives doit avoir été l’une des caractéristiques majeures de cette famille.

Wechsler était le neveu de Rabbi Abraham Wechsler qui fut rabbin Schwabach, où il reçut ainsi que dans la ville de Zell, sa première formation d’études rabbiniques auprès de son oncle maternel. Si l’on en croit ses propres témoignages, ses tendances ascétiques ont dû se manifester très tôt. Il paracheva ensuite ses connaissances auprès de talmudistes connus tels Seligmann, Baer Bamberger de Würzbourg et Samuel Schreiber de Pressbourg. Il n’exerça jamais les fonctions de rabbin auxquelles il était pourtant habilité mais commença par se livrer à l’étude solitaire avant de devenir maître au Talmud Tora de Schwabach ; plus tard il enseigna le Talmud en 1886/1887 à Hochberg près de Wurzbourg, dans une école d’élèves-rabbins fondée par Eliezer Ottensoser, et qui jouissait jadis une grande renommée.

Ottensoser partageait les tendances ascétiques de Wechsler, si l’on en croit des sources fiables. Maladif depuis son plus jeune âge, Wechsler mourut de la tuberculose le 1er juillet 1894 à l’âge de 51 ans. Des relations étroites, encore que partiellement conflictuelles, unissait un autre rabbin de sa génération, David Hoffmann, qui allait devenir le futur recteur du séminaire rabbinique orthodoxe de Berlin et dont l’épouse était elle aussi une petite-fille de Mendel Rosenbaum. Malgré sa grande orthodoxie, Hoffmann n’ a pas hésité à user de la méthode historico-critique dans un travail sur un docteur talmudique du IIIe siècle attirant ainsi les foudres de son ami d’enfance, lequel voyait dans une telle attitude une véritable apostasie.

Le récit donné par Strauss sur ce conflit est très intéressant et montre que Wechsler était encore dans les années soixante-dix du siècle passé profondément ancré dans un judaïsme dogmatique aux yeux duquel toute activité scientifique au sens moderne du terme était absolument frappée d’anathème. Au gré de Strauss cette attitude expliquerait aussi que Wechsler se fût tourné très tôt vers les études kabbalistiques qu’il pratiquait tout aussi assidûment que le Talmud à Schwabach. Cet homme ne semble pas avoir été un cas isolé au sein de sa propre famille puisque son frère cadet, Benjamin, sur lequel Strauss est fort peu disert a manifesté des tendances à la fois messianiques et mystiques beaucoup plus radicales ainsi que l’attestent tant son activité que ses écrits dont je parlerai plus bas. Après sa disparition, Reb Hile Wechsler a certes laissé des écrits halakhiques mais pas de travaux kabbalistiques.

C’est encore aux efforts de Strauss que nous devons la connaissance d’une brochure extrêmement singulière qui constitue d’ailleurs l’ossature de son livre (p.63-138) et qu’il a lui-même annotée. Mais l’exemplaire vu par Strauss dans la vieille ville de Jérusalem et emprunté par lui auprès de Salomon, le fils de Wechsler, était dépourvu de page titre rendant ainsi l’identification de l’ouvrage impossible. Mais j’ai appris, grâce à une indication de Ludwig Rosenberger de Chicago, qu’un exemplaire complet se trouvait dans l’ancienne bibliothèque municipale de Francfort et qu’il était recensé parmi les judaica de cette ville, dans le catalogue de Freimann (vol 258). J’ai pu en prendre connaissance dans l’actuelle bibliothèque universitaire de Francfort. Le titre de ce vibrant appel aux Juifs allemands est le suivant « Parole d’exhortation à Israël pour se prémunir contre la haine des juifs et quelques rêves étranges s’y rapportant, de Jas-chern milo Debor à Würzbourg », Würzbourg 1881.

Le pseudonyme intrigant derrière lequel se dissimulait Wechsler connaît une seconde occurrence à la fin du livre. Que Lo Debor renvoie un toponyme dans II Samuel 94, est ce que montre le début du texte où il semblerait désigner le lieu où l’auteur accompli son oeuvre « au mois de Kisiew 5649 », (faute impression pour 5640) (décembre 79).

Il est difficile d’élucider l’origine de ce pseudonyme de façon satisfaisante. Je supputais jadis une allusion à Hochberg, basée sur la mystique des nombres. Mais Wechsler n’était pas Hochberg et dû rédiger son écrit soit à Schwabach, ainsi que le suggère la page de titre, soit lors de son séjour à Würzbourg. La solution la plus simple consisterait à voir dans ce toponyme une allusion à l’inspiration, qui forme d’ailleurs le gros de la brochure.

Debar Adonai est l’expression hébraïque pour la parole de Dieu qui s’adressa lui, lo. Mais on peut objecter que l’inspiration de l’auteur fait fond principalement sur des songes et non sur les paroles de Dieu.

Tout aussi énigmatique est le pseudonyme « Jaschern » derrière lequel l’auteur se cache. Comme on le retrouve en trois endroits, il ne peut donc guère s’agir d’une erreur d’imprimerie. En hébreu jaschar signifie honnête et un jaschran pourrait alors désigner un homme intègre. Or cette forme n’est justement pas utilisée par l’auteur. De même une allusion fondée sur la symbolique des nombres et renvoyant au nom hébreu de l’auteur qui se nommait originellement Elchanan me semble très douteuse : signalons toutefois que conformément à un usage juif, l’auteur avait maintes fois changé de noms à la suite de sérieuses maladies et il se nommait plus tard Pinchas Moshé.

Tant le contenu que la date de la première partie de cette brochure (65- 103), renvoient aux secousses, voire au choc, provoquées par l’apparition de l’antisémitisme militant du pasteur Stöcker (1878-1879 au sein du judaïsme allemand et l’auteur lui-même n’a pas été à l’abri de ces aléas. En bon Juif orthodoxe qu’il était, l’auteur cherche les raisons de ces événements graves et les découvre justement chez les Juifs eux-mêmes qui se sont écartés du strict mode de vie de leurs ancêtres et dont l’assimilation et l’étalage ostentatoire de leur aisance matérielle fait que nous avons retiré la férule des mains du « Très-Haut » pour la placer dans celles de nos persécuteurs, que cet esprit d’Amaleq a de nouveau retrouvé bien des recrues qui ont toujours été le fléau Israël (p.70).

L’auteur associe donc dans ses développements une exhortation au repentir à l’adresse des Juifs allemands à des spéculations de caractère la fois messianiques et mystiques qu’il puise dans le « livre sacré du Zohar », selon lequel la fin des temps ainsi que la rédemption trouvent leur justification et leur confirmation dans les tragiques événements récents (p.75). A tout cela, viennent s’ajouter deux autres éléments d’actualité, notamment la solution de la question d’Orient qui connaissait jadis un regain d’actualité et qui selon l’auteur ne pouvait avoir lieu que dans les portes de Jérusalem et non dans celles de Constantinople (p.74), et enfin le recours à des révélations oniriques faites à l’auteur depuis de nombreuses années et qui se sont avérées justes, de sorte que même ces mises en garde contenues dans ses songes, qui l’opprimaient et le tourmentaient ces temps derniers, lui faisaient un devoir eu égard leur nature véridique, de communiquer son message à ses coreligionnaires allemands.

Ce message contient justement l’exigence de retourner en Terre Promise et d’organiser une colonisation à grande échelle sous l’égide, cela allait de soi, de principes strictement orthodoxes.

« On voudrait nous ramener au rang d’étrangers dans des pays où nous résidons depuis très longtemps pour la seule raison que nous continuons à porter nos regards vers Jérusalem et la Terre Promise. Alors faisons justement la preuve, par une action agréable aux yeux de Dieu, que ce reproche ne nous fait pas peur » (p.100)

Epousant les idées des kabbalistes, l’auteur explique qu’Israël, la Torah et Dieu, témoignent tous les uns en faveur des autres et doivent être pris en bloc ; il exige donc que soient tirées les conséquences une telle union indissociable (p.86 et ss.)

Pour légitimer le cri d’alarme qu’il lance, l’auteur se réclame en mystique authentique qu’il était de sa propre biographie ainsi que de son vécu onirique. Il nous assure être un penseur assez froid, peu enclin à s’adonner aux rêveries (p. 82). Nonobstant cela, nombreux étaient les événements qu’il avait vécus et qui l’incitaient à « ne pas traiter ces visions au moyen d’un raisonnement philosophique froid bien elles portassent souvent le sceau de inhabituel et prendre à coeur une grande part de leur contenu. Tel ou tel de mes lecteurs pourra se gausser de moi ou me railler autant qu’il lui plaira ; perturbé par ces apparitions dont le caractère extraordinaire est incontestable, je ne retrouverai la paix intérieure que si s’accomplis mon devoir en publiant les visions qui vont suivre ».

En page 83, l’auteur nous fait part d’un rêve qu’il eut de Jésus « une figure lumineuse semblable à l’image du fondateur de la religion chrétienne apparut comme dans un vol et tout ici-bas se prosternait devant elle. Mais moi je restai debout. »

Dans son songe même, l’auteur parvint à en élucider le contenu et éclaircir ce que représentait cette apparition et ajoute-t-il « au cri de Shema Israël et animé de la volonté d’un martyr prêt faire don de sa vie pour ses convictions religieuses, je me réveillai ».

L’auteur se réfère ici au Talmud selon lequel un rêve est entre autres reconnu vrai s’il contient lui-même sa propre interprétation.

Voici un autre songe qui est pas moins instructif que les précédents et qui affecta l’auteur vers 1873 :  « Je rêvais que du haut une montagne en Roumanie je haranguais les Juifs de ce pays en leur disant de ne pas placer leurs espoirs dans les grandes puissances européennes ni dans Alliance Israélite en vue d’obtenir l’égalité des droits ; mieux vaudrait émigrer en terre sainte et pratiquer l’agriculture, ce qui entraîna adhésion un grand nombre d’entre eux ».

L’auteur nous communique aussi d’autres songes où le prophète Elie lui apparut pour lui dire « que cet esprit roumain hostile aux Juifs allait faire la tournée autres états mais qu’il établirait d’abord en Allemagne, avant de prendre pied ailleurs. »

L’auteur se défend d’accorder à ces songes une plus grande importance qu’ils en méritent et de s’en prévaloir afin de prétendre à une mission supérieure. « II est cependant pas en mon pouvoir de me soustraire à l’influence qui s’exerce sur moi à mon corps défendant ; par ailleurs, je suis loin de me considérer mieux que les autres fils de homme… Je tais mon nom et s’il venait à être découvert sans que j’y sois pour quelque chose, je crains fort que cela ne m’attire plus de blâmes que éloges » ; l’auteur craignait visiblement qu’on ne le prît pour un simple rêveur ou un songe-creux.

L’affinité intellectuelle avec Eliyahu Gutmacher ressort aussi dans ses suggestions pratiques. « Hâter l’avènement de ce temps (messianique) est le moyen le plus approprié… si nous nous mettions à acquérir au plus vite, et en nous servant de moyens légaux à l’exclusion de tout acte de violence, le sol sacré et le cultiver de notre mieux. »

L’anonyme préconise la mise sur pied d’un comité composé de dirigeants orthodoxes connus tels Samson Raphaël Hirsch, Asriel Hildesheimer, Marcus Lehmann Elias Rosenbaum qui était la fois son oncle et son beau-père) qui entreprendrait établir les statuts appropriés en vue de concrétiser l’idée de la colonisation conformément aux principes cités plus haut).

Wechsler semble avoir prévu les grands remous que ne manquerait pas de susciter, surtout dans les milieux orthodoxes, un tel appel qui se fondait par dessus tout sur des révélations personnelles et qui, en mariant une vision mystique des suggestions pratiques, faisait figure d’un sionisme religieux avant la lettre.

Avant d’envoyer sa brochure impression, il en fît parvenir la première partie à deux autorités rabbiniques orthodoxes d’Allemagne qu’il ne nomme pas, afin de recueillir leur avis.

« Mais ces deux hommes me dissuadèrent énergiquement de poursuivre mon projet. (p.103). Je n’ai pu découvrir l’identité de ces deux hautes personnalités célèbres pour leur grande expérience de la vie, pour leur piété et pour leur intelligence, mais je suppute que l’un entre eux était le grand industriel Benjamin Hirsch de Halberstadt. »

Ces deux autorités attaquèrent avec une violence extrême les fondements mêmes des développements de Wechsler, c’est-à-dire ses soi-disant rêves vrais, et ne ménagèrent pas leurs forces pour empêcher la parution de la brochure. En fait je n’ai pas encore réussi à retrouver dans les journaux orthodoxes juifs de l’époque une recension de cet écrit qui avait tout de même été imprimé et publié envers et contre tout. On en trouve une seule mention en passant dans (Der Israelits du 18 mai 1881 p.477) à l’intérieur d’une correspondance de Wurzbourg, où il est simplement dit que l’ouvrage en question venait de quitter les presses.

Le caractère spécifique de la brochure est totalement passé sous silence. Voici ce qu’on dit avec une prudence qui frôle l’insignifiance. On ne fera pas ici de critique plus poussée de ce petit ouvrage qui en témoigne pas moins de la piété et du courage louable de son auteur. Comme on peut s’en apercevoir, aucune mention n’est faite de la personne de auteur.

Ce silence n’est sûrement pas le fruit du hasard. Dans la seconde partie de cet écrit qui sert d’appendice au texte principal (p.103-22), Wechsler nous fait le récit de ces débats. L’appendice date du début de 1881 et reproduit fidèlement une lettre très virulente à un « rabbin orthodoxe éminent » – serait-ce le célèbre rabbin francfortois Samson Raphaël Hirsch? – avait dépêchée le avril 1880 deux de ses hommes de confiance.  L’auteur anonyme de cette lettre considère qu’il est inutile et même dommageable d’exhorter les contemporains au repentir en se fondant sur des rêves et des visions. Celui qui se vante à notre époque d’inspirations prophétiques ne peut, et ne doit compter, selon une vraisemblance qui confine la certitude, avec assurance être pris pour un débile mental ou pour un vulgaire imposteur qui spécule de manière intéressée sur la crédulité de ses congénères.

Le recours aux songes auxquels la lettre fait pièce en appuyant sur des considérations halakhiques lui semble une arme dangereuse qui peut être aisément retournée contre le judaïsme et contre le bon sens humain.

Wechsler savait à quoi s’attendre, il passait outre et imprimait son ouvrage car la déclaration suivante contenue dans la lettre stipulait que si le livre était publié sous cette forme, les Juifs orthodoxes eux-mêmes le désavoueraient énergiquement et ne manqueraient pas comme leur devoir le leur commanderait de s’éloigner d’eux comme on secoue de la poussière du pan de ses vêtements.

Même de nos jours, notre cause sacrée n’est pas tombée si bas au point qu’il faille pour la défendre, recourir des simulacres de miracles qui sont la portée du premier saltimbanque venu ; nous ne saurions ni ne devrions chercher de solution dans cette direction…

Profondément atteint par ces attaques tant dans sa profonde piété que dans sa tournure d’esprit strictement halakhique, Wechsler réfute une à une les critiques de son contradicteur, afin de prouver que dans certaines situations bien déterminées, y compris celle où il se trouvait, la règle normative juive accordait quelque crédit à des songes. Et pour ce faire Wechsler pouvait effectivement s’appuyer sur de sérieuses autorités rabbiniques.

Il saisit cette opportunité pour nous faire part d’autres curieux rêves mystiques qui l’obsédaient au moment où tourmenté par sa conscience, il se demandait s’il devait ou non publier son exhortation.

Il se reproche lui-même de n’avoir pas obéi au serment qu’il avait pourtant prêté de propager cette brochure « bien il fût pleinement conscient du caractère quasi-impossible de son succès et des conséquences fâcheuses probables que cela ne manquerait pas d’entraîner pour moi » (p.105)

La sagesse de la Tora et de ses représentants lui importe dit-il, bien plus que cette soi-disant science, tout en étant fermement convaincu que la science véritable ne peut être en opposition avec la Tora, quand bien même une génération entière aurait définitivement admis une idée que l’on ne peut plus contester sans encourir le risque d’être ridicule.

Tout ce qui se pare des oripeaux de la science aux yeux des gens n’en est pas forcément.

Après avoir expliqué en long et en large dans quelles circonstances le judaïsme admet en sa créance des songes, il parvient la conclusion qu’il était parfaitement fondé et tenu de publier ses rêves.

Il relate la crainte et angoisse de tous ceux auxquels il s’était adressé au sujet de cette affaire, afin qu’ils attestent de sa probité et de sa crédibilité ; ces gens redoutaient que leur nom ne fût mêlé de près ou de loin aux visions de l’auteur et sa sombre appréciation de la situation des Juifs Allemagne (p.113).

Il est même évident que l’auteur n’écartait pas l’idée de faire l’objet de persécutions : « Je me déclare prêt à divulguer mon nom si je découvre qu’on attribue la paternité de mon écrit à un autre qui serait alors en butte aux attaques et aux persécutions » (p. 114).

Il appert de tout ce qui précède que nous sommes ici en présence une opposition tranchée entre un messianisme parfaitement mystique et la franche hostilité que l’orthodoxie juive allemande témoignait à cette idéologie

Nous ignorons tout du destin que cette brochure connut après sa publication, mais il ne fait pas de doute qu’elle n’a trouvé aucun écho.

Des exhortations de ce type ne trouvaient jadis guère d’écho favorable auprès des Juifs allemands, pas même chez ceux qui étaient pratiquants. Et l’on comprend très bien après la publication de sa brochure qu’un homme doté d’une telle tournure d’esprit n’ait jamais plus obtenu de poste rabbinique en Allemagne.

La longue nécrologie publiée sous forme d’éditorial dans Der Israelit de 1894 (p.975-76) par Buttenwieser après la mort de l’auteur, de même que le compte-rendu de son enterrement, ainsi que des oraisons prononcées (voir la page 1017 de Der Israelit), sont très caractéristiques. Strauss malheureusement pas exploité ces documents. Le mysticisme de l’auteur est passé sous silence tandis que l’écrit de 1880 n’apparaît pas.

Le biographe se contente d’allusions d’un caractère très général tout en attribuant au défunt des titres honorifiques d’usage dans les cercles hassidiques. Il ne se contente pas de célébrer son extraordinaire érudition mais exalte surtout les qualités morales de son caractère. Le fait de le désigner comme rabbin de Hochberg semble plutôt une hyperbole. Il conclut néanmoins ainsi : « C’est un triste signe des temps que l’on ait pas su donner à un homme d’une si grande importance le vaste champ d’action qui lui revenait. »

Le rabbin Ansbacher de Nuremberg « son très intime ami » parla lors de son enterrement et fit une allusion que le lecteur ou plutôt l’auditeur de époque ne pouvait pas comprendre, mais qui nous paraît claire aujourd’hui ; cette allusion renvoyait au mysticisme du défunt. « En sa qualité d’ami fidèle, l’orateur ne peut taire le fait que le disparu a vu son action largement méconnue et qu’il fut, pour cette raison, en butte de nombreuses attaques. »

Que l’auteur de cette oraison funèbre était lui-même durant sa jeunesse très proche des conceptions kabbalistes est très plausible puisque je possède de rares ouvrages kabbalistiques provenant de sa bibliothèque qu’il avait acquis et marqués alors qu’il était encore qu’élève rabbin.

N’était la phtisie dont souffrait Wechsler et qui très certainement dû l’empêcher d’émigrer en Terre Sainte (où ses orientations religieuses auraient guère suscité d’hostilité), nous n’aurions pas très bien compris pourquoi il avait pas suivi l’exemple de son oncle Eliézer Lazarus Bergmann, qui était aussi un des gendres de Mendel Rosenbaum.

Certains parmi les plus proches parents de Wechsler et qui partageaient ses idées, sont effectivement partis à Jérusalem.

Salomon, le fils cadet de Wechsler, se frotta dès son jeune âge (conséquence probable de éducation reçue dans la maison paternelle), aux écrits kabbalistiques et hassidiques surtout ceux de Rabbi Nachman de Braziaw mort en 1810 dont il fut le premier partisan au sein de la communauté juive allemande.

Il s’établit à Jérusalem en 1888 où des membres de la famille Bergmann vivaient depuis un demi-siècle, élut domicile au « Deutschen Platz » et demeura jusqu’à sa disparition en 1954, un des membres les plus en vue de la communauté hassidique de Braziaw où il avait coutume de « dire la Tora » le samedi après-midi durant les années vingt, époque où je venais arriver en Terre Sainte.

De stature imposante il s’est exprimé jusqU4au bout en allemand et en yiddish avec un indiscutable accent bavarois; Comme je L’avais appris à Jérusalem, il avait été durant de nombreuses années membre d’une yeshivah kabbalistique (Or hadash Lumière nouvelle) où les écrits d’Isaac Louria étaient étudiés ; l’univers conceptuel de la kabbale était aussi le sien et il semble avoir laissé des écrits kabbalistiques après sa mort.

Ce Salomon Wechsler comptait parmi les partisans les plus extrémistes de l’ancien yishub ashkénaze et lorsque l’Agguda tenta d’ériger à Jérusalem un système d’écoles parfaitement orthodoxes, il se distingua par son opposition au projet. C’est ce même esprit qui imprègne la lettre écrite avec le concours d’un collègue du même bord, Schmuel Hillel Schenker, et adressée en 1923 au rabbin de Munkacz pour le soutenir dans son combat contre le rattachement de cercles ultra-orthodoxes à l’Aggudat Israël.

Cette lettre figure aussi dans un inventaire de documents tikkun olam paru à Munkacz (p.83-85). Salomon y parle aussi de son père, comme du rabbin de Hochberg connu de tous en Allemagne sous le nom de R. Hilel Wechsler et affirme que des centaines de jeunes disciples venaient de partout pour apprendre de sa bouche la Tora et la crainte de Dieu.

Salomon Wechsler n’a jamais quitté Jérusalem pas même pour se rendre en pèlerinage à Uman en Ukraine sur la tombe de Rabbi Nachman, alors que les hassidim de ce groupe avaient de tout temps coutume de le faire.

Strauss nous relate que Salomon tenait son père pour un prophète qui aurait possédé toutes les qualités nécessaires aux yeux de Maïmonide pour recevoir l’inspiration prophétique.

Son unique erreur aurait été d’avoir méconnu l’existence de Rabbi Nachman de Brazlaw dont nombre de ses adeptes étaient convaincus qu’il abritait en lui l’âme du Messie.

Peu de temps après la fondation de l’Etat d’Israël, Salomon confiait à des visiteurs (qui me le rapportèrent) que les rêves de son père s’étaient révélés vrais après environ soixante-dix ans.

Son gendre Jehuda Zwi Brantwein (1903-1969) était connu comme un des plus importants kabbalistes de notre génération en Israël où il prit l’initiative d’une excellente réédition des oeuvres de Louria parue à Tel Aviv, et était aussi largement considéré comme le Rab de la Histadrout, le syndicat des travailleurs. Des années durant, il vécut comme maçon afin de ne pas faire de l’étude de la Torà une source de revenus.

Il faisait partie de ces kabbalistes de l’Etat juif dont absence, par opposition celle des Professeurs de la kabbale, est déplorée par un homme aussi peu informé sur ce point qu’Ernst Bloch dans son livre Principe de l’espérance (Prinzip Hoffnung vol 705) et qu’il taxe de sionistes profanes, ce qui était pas mal venant de la part d’un athée.

Les tendances au mysticisme ainsi que les songes prophétiques et les spéculations mystiques se poursuivent aussi chez un frère bien plus jeune que Hile, Benjamin Wechsler (1860-1923) qui vécut lui aussi à Jérusalem du début de 1901 la fin de 1904, date à laquelle il s’en retourna à Francfort où il fut professeur de langue jusqu’à sa disparition le 9 av (juillet 1923).

Ce jeune Wechsler, que Strauss passe totalement sous silence bien que nous ayons sur lui quelques témoignages, était considéré comme plus ou moins débile au sein de sa propre famille.  Agé de trente années, il semble avoir connu une métamorphose qui le conduisit à « un retour intériorisé vers la religion juive ». Supportant de grandes privations à Heidelberg où il étudia durant trois semestres, il publia en 1890 une brochure totalement oubliée aujord’hui et intitulée Lebewohl viel leicht auch auf Wiedersehen an die Philologie (sic!), marquant ainsi le début de sa carrière mystique.

Il vécut ensuite durant de nombreuses années à Londres et à Ramsgate où il était cadre commercial et peu après la disparition de son frère, il se mit à noter des rêves messianiques et prophétiques qu’il élucidait à l’aide d’un manuel hébreu d’interprétation des rêves. En septembre 1902 il édita à Jérusalem un livre en hébreu intitulé Mitzbé’ah Binjamin (l’Autel de Benjamin) qui portait sur la page de titre la mention suivante : « Quelques-uns de mes songes interprétés en rapport avec la rédemption de moi, Binjamin ben Schiomo. »

Il envoya cet écrit à  toutes les têtes couronnées ou non couronnées du monde entier, entreprenant avec ces personnalités une correspondance dont initiative revenait à lui seul ; le gros de cette correspondance se retrouve dans son livre en allemand (Mein eissbuch über den Weltkrieg Messianischer Zionismus von Ben jamin Wechsler Francfort 1919).

Cette attitude de Wechsler n’est pas sans rappeler celle de Beha Ullah, le chef de la nouvelle religion des Bahaïs,dis assez répandue vers 1900, et qui avait coutume de régaler de ce type de missives les grands de ce monde.

Que Wechsler se soit parfaitement imaginé dans le rôle du « Messie biblique de notre génération » ne fait pas de doute pour celui qui parcourt ses écrits.


De la même manière il voyait en Herzl le « Messie de la maison de Joseph » qui devait trouver une mort prématurée dans ses combats pour les droits du peuple juif ainsi que l’annoncent les traditions apocalyptiques datant de l’époque talmudique. Dans les papiers de Herzl, rassemblés au Centre d’Archives Sionistes à Jérusalem, je n’ai pas retrouvé la lettre il aurait adressée à Herzl le 1er septembre 1903 et où il lui aurait fait part de ses idées.

Il n’en de meure pas moins qu’au congrès sioniste de Bâle en 1905, un an après la mort de Herzl, il prononça des discours enflammés à l’adresse des congressistes dans la plus pure tradition familiale.

Le correspondant du journal hébreu paraissant Cracovie (Ha-mitzpeh) lui consacra deux comptes-rendus en juillet 1905 et le 4 août, Sch. Milner parla lui aussi de son apparition. Dans article se trouvait reproduit un appel, avec toutes ses fautes de langue, que Wechsler avait imprimé en différentes langues pour haranguer les Juifs et où il s’auto-proclamait le Messie véritable et successeur de Herzl qui n’aurait été que son précurseur.

« L’imagination de cet homme est très vivace et pour peu qu’il eût su s’en servir comme il convient il aurait pu devenir un homme grand et respecté. Par malheur il vit à jérusalem, entouré d’ignorants oisifs, et imagine que le monde en est encore aux temps de Salomon Molcho ou de Sabbataï Zewi, tout ceci fait qu’un rêveur se croit être le Messie. »  Tel est le texte du correspondant qui signait Ben-Lévi.

Wechsler se voulait, semble-t-il, partisan de l’unité du peuple juif et se déclarait prêt à s’allier aux transgresseurs de la loi bien que son coeur le fît plutôt pencher pour les sionistes orthodoxes. Laissant au vestiaire son caftan de juif Europe de l’est, il se présenta en complet veston mais de couleur blanche, ainsi qu’il sied à tout kabbaliste qui se respecte. Se fondant sur un verset du Deutéronome (31;18), il découvrit une allusion à la venue du Messie en 1905 grâce à la mystique des nombres. A l’en croire, les sionistes représentaient les vrais descendants des dix tribus perdues.

Le livret en hébreu où il consignait ses rêves, gros de trente-six pages environ et devenu extrêmement rare aujourd’hui, montre clairement qu’il reprenait des idées de son propre frère et leur conférait une coloration messianique bien plus radicale. C’est ainsi qu’il insiste aussi sur ses rêves et sur leur interprétation. Il est ailleurs remarquable qu’il parle de son frère non pas en invoquant ce lien de parenté mais en le présentant comme « mon grand maître bienheureux ». Ceci s’explique peut-être par la différence d’âge entre lui-même et son frère, 17 années, lequel prit en charge son éducation peu après la mort de leur pèr.

Attendu que l’écrit de son grand- frère nous est connu et vu ce que l’auteur dit lui-même de « ce maître de ma jeunesse », plus aucun doute n’est permis sur l’identité des personnes dont il est ici question. (Voir en page 7 ce qu’il dit dans un songe intervenu la fin de année 1895).

Son songe le transporta dans sa ville natale, Schwabach, la veille du Nouvel An à la synagogue au moment où le vieux ministre-officiant doit (!) sonner le shofar, ce qui lui fit aussitôt dire : « Si personne d’autre n’est là je sonnerai le shofar etc.. »

Interprétant lui-même son songe il note que « cela se rapporte à la pénitence que doivent faire, à la fois les membres de sa communauté d’origine, ainsi que tout Israël, car déjà du temps de « mon bienheureux maître » et du vieux ministre-officiant de Schwabach, Dieu voulait venir pour faire passer l’univers en jugement… Mais inciter Israël au repentir n’est pas une mince affaire et bien que mon maître, (je veux dire celui de ma jeunesse car je l’ai quitté alors que étais encore jeune), eût été digne de hâter la venue de la rédemption et qu’il eût imprimé une part de ses rêves messianiques accompagnés de redoutables exhortations morales à ses contemporains, eux étaient pas à la hauteur d’un tel événement. C’est ce qui explique que cette vocation m’échoit car aujourd’hui est le moment d’élever ma voix comme un shofar… »

Il ne fait donc plus de doute que ce maître de sa jeunesse était bien de Schwabach qu’il était bien l’auteur de cette brochure et qu’il n’était autre que son propre frère sur l’écrit duquel, à la différence de Strauss, il nous livre des passages savoureux.

La mission à laquelle auteur de la brochure allemande s’était senti appelé et qu’il n’avait pu mener à bien de son temps, lui incombait eo ipso. Est-ce vraiment le fruit du hasard si les rêves missionnaires dont il est question ici ont débuté en 1894, année de la mort de Hile Wechsler ?  L’auteur parle souvent de lui, ainsi en page 14 où il est dit : « Lorsque mon maître ainsi que son action en faveur de la rédemption disparurent presque totalement du coeur de ceux qui nous connaissaient, c’est alors que mon petit arbre se mit fleurir ».

Ce rêve date de 1900. En une autre occurrence il le voit lui prendre les mains et l’encourager en citant les paroles du psaume 45. Il me semble en revanche qu’il est question de son frère en page 21, encore que son action ne soit pas mentionnée. L’auteur fait ici état de ce que Sarah « la fille de mon frère bienheureux » lui aurait confié dans un songe ; je suis convaincu qu’il agit ici de la fille de Hile Wechsler, morte Wurzbourg en 1911, âge de 43 ans, et dont l’oncle, ainsi que me l’apprirent des membres de la famille, disait parfois qu’il devrait l’épouser afin de donner naissance au Messie grâce leur accouplement.


Une nécrologie de la Jüdische Rundschau (1911 no 40) présente cette femme comme un mélange la fois curieux et remarquable pour l’époque, d’une socialiste, d’une féministe, d’une sioniste activiste, et d’une juive orthodoxe vivant dans une petite ville allemande.

L’auteur cite ailleurs en le nommant clairement « son grand-père Reb Mendel de Zeli en Bavière » et évoque son engagement en faveur des droits des Juifs (p.21- 22) chose absolument incroyable aux yeux de ses coreligionnaires de époque.

Dans d’autres songes, il est question des sionistes et de leur retour la religion (p.15 28) mais aussi des grands de ce monde, par exemple empereur Guillaume et Lord Salisbury avec lesquels il eut en rêve les relations les plus diverses. Une semaine avant la déclaration de la première guerre mondiale il publia à Francfort une brochure intitulée Judenstaat und Judensaat (Etat juif et semence juive) et qui n’était autre qu’un appel adressé à un congrès prévu de l’Aggudat Israël, l’organisation orthodoxe rivale des sionistes qu’elle pourfendait, mais le congrès ne put se réunir en raison des événements qui embrasaient le monde.

En bon juif orthodoxe qui ne faisait pas mystère de sa vocation messianique, il prenait le parti des sionistes et se prononçait contre la perspective étroite régissant la nouvelle organisation.

Pour finir, l’histoire de cette famille juive bavaroise vivant au XIXe siècle nous livre un témoignage mémorable sur la continuation, quoique souterraine, des tendances judéo-mystiques qui débouchèrent soit sur un messianisme prophétique qui allait donner naissance à un sionisme religieux  soit sur l’univers hassidique de Rabbi Nachman de Braziaw

Gershom SCHOLEM traduit par Maurice HAYOUN C.N.R.S


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