Amalec

La politique de la Turquie pendant la Shoah

par Corry Guttstadt, Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni

Lors de la cérémonie de commémoration de la Shoah organisée le 27 janvier 2014, Mevlüt Çavusoglu  à l’époque ministre chargé des négociations d’adhésion à l’Union européenne), s’exprima en ces termes :

De la même manière que l’Empire ottoman a accueilli en 1492 les Juifs chassés d’Espagne, la Turquie a empêché, pendant la Seconde Guerre mondiale, que ses Juifs soient envoyés dans les camps de concentration ; pour les universitaires juifs et pour les Juifs de toutes les catégories sociales, elle est devenue un havre face à la persécution. […] Il n’existe pas de génocide dans notre histoire. […] Dans notre culture, il n’existe pas de discrimination à l’égard d’autrui.

Quelle forme a prise la politique turque de ces années-là à l’égard des Juifs ? La politique d’Ankara a-t-elle réellement été « sans discrimination » ? Et dans quelle mesure la Turquie a-t-elle été un « havre » pour les Juifs persécutés ? Tout comme l’attitude d’autres États neutres envers les réfugiés juifs, la politique de la Turquie joua un rôle immense, dans la mesure où ce pays était un refuge possible pour les Juifs persécutés. En outre – et cela distingue la Turquie de la Suède, du Portugal ou de l’Espagne –, plusieurs dizaines de milliers d’émigrés judéo-turcs qui, pendant la Shoah, eurent besoin de la protection de leur pays natal, vivaient en Europe centrale et occidentale. Enfin, la communauté juive vivant à l’intérieur de la Turquie était nettement plus nombreuse que celle des autres États neutres.

Plus de 75 000 Juifs vivaient en Turquie en 1935 et se demandaient avec inquiétude dans quelle mesure le pays s’engagerait dans une collaboration avec l’Allemagne nazie et reprendrait à son compte la politique antisémite.

« Ce pays appartient aux Turcs »

En 1933, au début du pouvoir national-socialiste en Allemagne, la Turquie se préparait à célébrer le dixième anniversaire de la fondation de la République. La République de Turquie était issue, en 1923, du long processus de désagrégation de l’empire ottoman. La période qui alla de 1911 à 1922 fut une phase de guerres presque ininterrompue, pendant laquelle l’empire perdit à peu près la moitié de son ancien territoire, tandis que des centaines de milliers de réfugiés musulmans provenant des Balkans et du Caucase arrivaient en Anatolie. Ces années sont également marquées par l’expulsion violente des Grecs anatoliens et par le génocide des Arméniens et des Assyriens.

Le traité de paix de Lausanne sanctionna cette politique après coup et prescrivit le déplacement hors d’Anatolie des Grecs qui y vivaient encore – et, par contrecoup, celle des Turcs hors de Grèce. La création d’« États nations » définis selon des critères ethniques fut après la Première Guerre mondiale le credo de la politique internationale. La politique turque de l’entre-deux-guerres ne fut donc pas sans analogie avec celle des autres États-nations apparus après la désagrégation des États multiethniques d’Europe orientale. Dans ces États aussi, régime autoritaire et nationalisme militant régnaient en maîtres.

Jusqu’en 1914, les non-musulmans représentaient encore plus de 20 % de la population de l’Anatolie ; dans la nouvelle république, ils étaient tout juste 2 %. L’objectif central de la politique turque au début de la République était de cimenter la turquisation de l’Anatolie, qui avait eu lieu par le biais de l’expulsion et de l’élimination des chrétiens :

« Ce pays vous appartient, à vous les Turcs. Cette patrie a été turque dans l’histoire, elle est turque et restera turque à tout jamais. Elle est enfin revenue entre les mains de ses véritables propriétaires », déclara le chef de l’État, Mustafa Kemal, en 1923 à Adana.

Pour créer un État-nation homogène sur les ruines de l’Empire multiethnique ottoman, on eut recours à une « politique de turquisation » dont l’objectif était de turquiser l’économie, la culture, l’historiographie et la population, et d’imposer sans compromis la prédominance turque dans tous les domaines de la société. Cette politique visait aussi à assimiler par la force le grand nombre des musulmans arrivés dans le pays en tant que réfugiés et les musulmans non turcs d’Anatolie. Les Kurdes, en particulier, furent à cette occasion régulièrement victimes d’une violence massive exercée par l’État.

Interdictions professionnelles

Un projet central de la politique kémaliste fut la mise en place d’une bourgeoisie turco-musulmane. Pour chasser les non-musulmans de l’économie, on força les chefs à licencier une majorité de leurs employés non musulmans et l’on promulgua des mesures d’interdictions professionnelles contre les non-musulmans. La loi sur les fonctionnaires de 1926 affirmait que seuls des « Turcs » pourraient travailler au service de l’État. Ces consignes concernaient aussi des professions comme les conducteurs de tramway ou les ouvriers du port. Dans des interviews que l’auteur de ce texte a menées avec des Juifs d’origine turque en France, en Italie et en Belgique, un grand nombre des personnes interrogées relatent que leurs parents ont été licenciés d’emplois simples de ce type et ont émigré pour cette raison.

Le traité de Lausanne, qui accordait certains droits aux minorités grecque, arménienne et juive, tels l’autonomie communale, l’entretien de leurs propres institutions éducatives, l’usage de leur propre langue, etc., fut vidé de son sens, et l’on fit pression sur les représentants de ces communautés afin qu’ils renoncent « volontairement » à ces droits. Les non-musulmans furent aussi soumis à de nombreuses restrictions légales, comme de sérieuses limitations de leur liberté de déplacement.

À la fin des années 1930, des organisations juives mondiales (par exemple des clubs de jeunesse, des associations culturelles ou sportives) furent interdites, la loi de juin 1938 sur les associations proscrivant les groupes qui reposaient sur « une base ethnique, religieuse ou de classe ». Alors que l’on créait partout des organisations nationalistes turques, et que celles-ci bénéficiaient de subventions de l’État, on refusait aux membres des minorités le droit de fonder leurs propres associations, mais aussi celui de collaborer à des organisations internationales.

Assimilation forcée

Les critères qui définissaient l’appartenance à la nation turque varièrent selon les aléas politiques. Pendant la « guerre de libération », l’islam avait servi à mobiliser des musulmans de différentes appartenances ethniques. Lorsque la politique kémaliste commença à refouler l’islam, à partir du milieu des années 1920, la langue turque devint la première caractéristique de la « turquité ». Sous le slogan « Vatandas Türkçe konus » (« Citoyen, parle turc »), on mena des campagnes visant à la turquisation linguistique de la population, et elles eurent fréquemment un caractère discriminatoire.

Des panneaux installés sur les lieux publics invitaient les membres des minorités à parler le turc, les gens qui s’exprimaient dans une autre langue faisaient parfois l’objet d’agressions physiques. Les Juifs devinrent une cible privilégiée : la presse et les politiciens utilisaient en permanence l’emploi que faisaient les Juifs du judéo-espagnol ou du français pour les accuser de manquer de loyauté envers l’État.

La campagne Vatandas Türkçe konus ne fut qu’un élément d’une mobilisation nationaliste permanente. Le grand nombre de jours fériés et autres semaines d’action nationaliste produisit un climat de tension permanente. Tout cela inspira des peurs puissantes aux Juifs et aux autres minorités. En avril, le consul américain relata, depuis Izmir, que les Juifs, par peur des agressions quotidiennes, s’étaient enfermés dans leurs maisons pendant quelques jours .

Déception et émigration des Juifs

La situation des Juifs en Turquie était ambiguë. Depuis le xixe siècle, ils avaient fréquemment été exposés aux agressions des chrétiens, et s’étaient retrouvés tributaires de la protection des forces de sécurité turco-ottomanes. Compte tenu des exactions commises par les troupes grecques au cours des derniers mois de la guerre helléno-turque, beaucoup de Juifs de la région de l’Égée avaient considéré les Turcs comme des libérateurs.

De nombreux intellectuels juifs partageaient l’enthousiasme des kémalistes envers le progrès et la sécularisation. Beaucoup de Juifs accueillirent donc dans un premier temps la nouvelle république avec espoir. À l’inverse, les hommes politiques kémalistes instrumentalisèrent à plusieurs reprises les Juifs en les présentant comme une « minorité exemplaire ». Certaines des restrictions touchant les non-musulmans ne furent pas appliquées aux Juifs avec la même dureté qu’aux Grecs et aux Arméniens. Les Juifs furent toutefois bientôt contraints de constater que le chauvinisme qui s’était d’abord tourné contre les groupes chrétiens de la population s’en prenait désormais à eux.

Dès le début de la République, il y eut dans quelques régions des campagnes de presse antijuives, on présenta les Juifs comme des sangsues et des profiteurs de guerre. Les représentants de la communauté juive tentèrent, en vain, de témoigner de leur fidélité à l’État turc en envoyant des textes d’allégeance ou des dons d’argent.

Tout cela incita de nombreux Juifs à émigrer hors de Turquie : entre un tiers et la moitié d’entre eux quitta le pays au cours des années 1920 et 1930. Avant le début de la Première Guerre mondiale, ce sont environ 130 000 Juifs qui vivaient sur le territoire de la future République de Turquie ; selon les estimations d’Avner Levi, ils étaient même 150 000 en 1918. Au premier recensement, en 1927, ils n’étaient plus que 81 872 ; en 1935, ce chiffre était descendu à 78 730.

Les années 1930 en Turquie

Pendant les années 1930, le caractère autoritaire du régime se renforça. Le congrès du CHP (Cumhuriyet Halk Patisi, Parti républicain du peuple ou CHP) décréta ainsi en 1935 l’unité du parti et de l’État ; la Turquie reprenait ainsi le modèle des États fascistes italien et allemand, ou de l’Union soviétique. Les libertés publiques, déjà réduites, furent encore restreintes.

Le nationalisme prit des traits parfois racistes. La « thèse d’histoire turque » (Türk Tarih Tezi), élaborée d’après les principes de Mustafa Kemal, présentait les Turcs comme le peuple civilisé le plus ancien de tout le Proche-Orient, et si l’on en croit la « théorie de la langue du Soleil » (Günes Dil Teorisi), le turc était la langue originelle de toutes les autres langues. Aussi absurdes que puissent paraître ces théories, elles étaient, au fond, une réaction à des théories racistes européennes qui furent copiées et adaptées aux besoins turcs.

À la fin des années 1930, de nombreuses associations turques turanistes et racistes étaient en activité et bénéficiaient parfois du soutien des cercles les plus élevés du parti et de l’armée. Dans leurs revues, elles célébraient le sang turc et la supériorité de la race turque.

Au cours de ces années, la « politique de turquisation » fut intensifiée. L’une des mesures les plus lourdes de conséquences fut l’Iskân Kanunu (loi sur l’installation), promulguée le 10 juin 1934. Elle était censée réguler l’implantation et l’assimilation des immigrés musulmans, les Muhacirs. Dans le même temps, la loi donnait au gouvernement le pouvoir de déplacer sous la contrainte des groupes de la population dont on considérait qu’ils « n’appartenaient pas à la culture turque ».


À moyen terme, ces mesures furent avant tout dirigées contre les Kurdes : de 1937 à 1938, la région de Dersim, dont la population kurde alévite résistait au déplacement forcé, fut bombardée et détruite ; 10 % environ de la population (selon des chiffres turcs) périt à cette occasion.

En 1934, cette loi joua un rôle dans les événements antijuifs survenus en Thrace. Les hommes politiques turcs utilisèrent aussi l’Iskân Kanunu pour justifier le rejet des réfugiés juifs pendant la Shoah.

Antisémitisme

Pendant les années 1930, on traduisit des textes centraux de l’antisémitisme moderne, et on les publia en Turquie. Ce fut le cas des textes de Theodor Fritsch, ou d’une traduction des Protocoles des Sages de Sion. Cette dernière parue sous forme de feuilleton dans la revue Millî Inkilâp, qui reprit aussi des caricatures publiées dans le Stürmer. Certaines de ces publications furent financées par l’Allemagne nazie. Le gouvernement turc en interdit certes plusieurs et se démarqua de plus en plus de l’antisémitisme, mais la grande presse utilisa elle aussi, de plus en plus souvent, des lieux communs antisémites.

Dans les moments de raréfaction des ressources économiques, ou lorsqu’il était question des réfugiés juifs en provenance d’Europe de l’Est, on vit émerger dans la presse quotidienne des polémiques contre les « marchands juifs » et les « Juifs apatrides et errants ». En 1942, pour préparer la promulgation de l’impôt spécial discriminatoire Varlik Vergisi, la presse turque contrôlée par l’État lança à l’unisson une agitation antisémite tellement massive que même des observateurs allemands s’en étonnèrent.

La situation n’était pourtant pas comparable à celle de l’Allemagne. L’antisémitisme raciste et meurtrier des nationaux-socialistes se heurtait à un rejet sans ambiguïté au sein de l’opinion publique turque. Pourtant, les traductions que nous avons mentionnées ouvrirent la porte à l’antisémitisme moderne en Turquie. Les textes traduits à cette époque sont encore réimprimés de nos jours.

L’influence de l’Allemagne nationale-socialiste

L’influence de l’Allemagne nationale-socialiste renforça encore ces tendances autoritaires et ultranationalistes. Pendant les années 1930, l’Allemagne était, de loin, le principal partenaire commercial de la Turquie. L’arrivée au pouvoir de Hitler, en 1933, et la politique nationale-socialiste menée jusqu’en 1939, ne provoquèrent pas de troubles en Turquie dans un premier temps. Les violations systématiques du traité de Versailles commises par l’allié de la Première Guerre mondiale furent accueillies avec beaucoup de compréhension : elles étaient le pendant à l’attitude turque à l’égard de l’accord de Sèvres.

De nombreux hommes politiques turcs sympathisèrent avec le système national-socialiste. Recep Peker, secrétaire général de la CHP jusqu’en 1937 et ministre de l’Intérieur à partir de 1942, proposa que l’on reprenne des modèles d’organisation fascistes. Au sein de l’appareil de sécurité, en particulier, et parmi les dirigeants militaires, on trouvait de nombreux sympathisants nationaux-socialistes affichés.

L’ambassadeur allemand à Ankara, Franz von Papen, joua un rôle clef pour l’influence de l’Allemagne nationale-socialiste sur la Turquie : Franz von Papen disposait de nombreux contacts en raison de la position qu’il avait occupée dans l’armée ottomane pendant la Première Guerre mondiale. Les moyens financiers dont il bénéficiait pour la propagande contribuèrent considérablement à son influence.

Pour agir sur l’opinion publique, les nationaux-socialistes publièrent eux-mêmes plusieurs journaux et exercèrent sur d’autres un large contrôle financier. Il ne faudrait cependant pas surestimer l’influence de la propagande nationale-socialiste. À partir de l’été 1939, c’est-à-dire après l’attaque allemande contre la Pologne et la conclusion du pacte d’assistance anglo-turc, les voix critiques à l’égard de l’Allemagne furent plus nombreuses à s’exprimer dans la presse turque, et la propagande ouvertement nationale-socialiste fut interdite à plusieurs reprises. Après la conclusion du traité d’amitié germano-turc, en juin 1941, la propagande allemande reprit de la vigueur – ce texte interdisait en outre la publication d’articles critiques sur l’Allemagne en Turquie.

L’affinité avec l’Allemagne nationale-socialiste ou les contacts avec les instances allemandes ne sont cependant pas le principal indicateur des tendances fascistes et racistes en Turquie. Quand on était persuadé de la supériorité de la race turque, on ne pouvait que rejeter l’idéologie nazie, du seul fait qu’elle n’accordait aux Turcs qu’une place bien inférieure à celle des Germains.

Même si la Turquie ne s’engagea que partiellement dans une coopération avec l’Allemagne nationale-socialiste, même si l’antisémitisme était loin de constituer, à l’époque, l’idéologie dominante, les années 1933-1945 furent pour les Juifs de Turquie les « années les plus sombres » de leur histoire. L’historiographie turque a expliqué la politique antijuive menée par la Turquie à cette époque par l’influence de l’Allemagne nationale-socialiste. Mais si l’on regarde les choses de près, cette assertion est infondée. L’attitude de rejet à l’égard des réfugiés juifs, aussi bien que les mesures prises contre les Juifs de Turquie, s’inscrivaient dans la politique nationaliste turque, elles étaient donc « maison ». Trois épisodes en témoignent en particulier.

Trakya Olaylari (les événements de Thrace)

Au début de l’été 1934, les habitants de la Thrace et des Dardanelles furent victimes d’actions violentes et massives . Celles-ci allèrent des lettres de menaces aux agressions physiques, en passant par des opérations de boycott, et se produisirent sous les yeux très tolérants des forces de la sécurité publique.

En plusieurs endroits, des policiers forcèrent les Juifs à quitter leurs lieux d’habitation. À Kirklareli eut lieu un véritable pogrom : une populace antisémite attaqua les boutiques et les maisons, les pilla et s’en prit violemment aux habitants. Pris de panique, des milliers de Juifs quittèrent la région pour Istanbul, où la communauté juive locale les logea dans des institutions communautaires. D’autres franchirent la frontière toute proche pour rejoindre la Grèce ou la Bulgarie.

Il fallut que la presse internationale relate ces événements pour que le gouvernement turc réagisse. Il minimisa l’ampleur des exactions et souligna que les Turcs n’étaient jamais antisémites. Mais le déclenchement presque simultané des opérations dans toute la Thrace laisse penser qu’ils avaient bénéficié d’une organisation centrale. Les diplomates étrangers furent ainsi presque unanimes pour considérer que l’expulsion des Juifs était planifiée par l’État .

Une semaine seulement avant le début des événements avait été promulgué l’Iskân Kanunu mentionné plus haut. Il donnait au gouvernement le pouvoir de transférer les parties de la population considérées comme « n’appartenant pas à la culture turque » et de les éloigner des régions stratégiquement importantes. En 1934, la situation était caractérisée par des tensions entre la Turquie et la Bulgarie, ainsi que par la peur qu’inspiraient aux Turcs les velléités expansionnistes de l’Italie. En 1934, la Turquie avait secrètement entamé la consolidation militaire des Dardanelles, qui lui était encore interdite à l’époque par les traités internationaux.

On peut tout à fait imaginer que les Juifs de Thrace aient été considérés comme « peu fiables » et que c’est pour cette raison qu’on les poussa à quitter le secteur. Manifestement, les autorités turques avaient misé sur le fait que des opérations de boycott et des menaces « provenant de la population » pourraient les forcer à quitter « volontairement » le territoire .

Quelques semaines avant le pogrom, cette zone avait été placée sous l’autorité d’une administration spéciale (« Inspection générale »), et l’on avait placé Ibrahim Tali [Öngören] à la tête ce celle-ci. Tali effectua dans la région une tournée d’inspection qui dura plusieurs semaines et à propos de laquelle il rédigea un rapport bardé de stéréotypes antisémites, qui culminait avec l’exigence de « résoudre enfin, et de la manière la plus radicale, le problème [juif] .

Le Juif de Thrace est d’une telle corruption morale et d’une telle absence de caractère qu’elles vous sautent aux yeux. Il est nuisible. […] Dans la conception juive du monde, honneur et dignité n’ont pas de place. […]

Les Juifs de Thrace s’appliquent à rendre la Thrace identique à la Palestine. Pour le développement de la Thrace, il est de la plus grande nécessité de ne pas tolérer que cet élément [les Juifs], […] continue à sucer le sang des Turcs. [Les Juifs] constituent ce danger secret et veulent peut-être, par le biais de leurs clubs de travailleurs, construire dans notre pays des noyaux du communisme ; c’est la raison pour laquelle c’est une nécessité absolue […] de résoudre enfin, et de la manière la plus radicale, le problème [juif].

Ce rapport ne réfute pas seulement l’affirmation du gouvernement turc, selon lequel il n’existait pas d’antisémitisme en Turquie : il constitue aussi l’indice d’une responsabilité de l’État dans l’expulsion des Juifs. Tali était le plus haut fonctionnaire de ce secteur, et il disposait de larges pouvoirs politiques et militaires.

Ces événements représentent la césure la plus sévère que les Juifs de Turquie aient subie, jusqu’alors, dans toute leur histoire. Le gouvernement invita les Juifs à revenir dans leurs lieux d’origine, mais ne leur en donna pas les moyens et ne leur versa pas d’indemnités. Une grande partie des Juifs réfugiés resta à Istanbul ou quitta la Turquie. Les menaces les avaient contraints à vendre leurs biens à des prix ridicules et ils avaient ainsi perdu la base de leur existence. Pour les communautés de plus petite taille, en Thrace, ces événements scellèrent la fin d’une présence séculaire.

Le travail obligatoire pour les hommes juifs

Autre mesure qui toucha les Juifs de Turquie : l’enrôlement forcé de vingt classes d’âge, parmi les non-musulmans, au service du travail obligatoire. En mai 1941, on décida sans aucun préavis d’enrôler les hommes non musulmans âgés de vingt-cinq à quarante-cinq ans. Ils furent convoyés en Anatolie centrale, où ils durent travailler dans des carrières ou construire des routes, sans armes, sous la surveillance de militaires turcs. Les personnes concernées le ressentirent comme une mesure discriminatoire et dangereuse.

Le motif de cette décision n’est pas acté. Elle rappelle les bataillons de travail (Amele Taburlari) destinés aux non-musulmans pendant la Première Guerre mondiale et la guerre gréco-turque. En juillet 1942, les premiers « soldats du travail » furent libérés – là encore, sans aucune annonce préalable. Des non-musulmans furent toutefois encore enrôlés en 1943 pour des travaux de voirie .

Varlik Vergisi (l’impôt sur le patrimoine)

La mesure la plus lourde qui ait frappé les minorités, et en particulier les Juifs de Turquie, fut l’impôt sur le patrimoine, en turc Varlik Vergisi. Bien que la Turquie n’ait pas participé à la guerre, le poids des immenses dépenses militaires provoqua une dégradation de la situation alimentaire au sein de la population. La raréfaction des marchandises entraîna des augmentations de prix pouvant atteindre les 500 % et les produits de première nécessité furent rationnés.

Dès l’été 1942, la presse mena une campagne de diffamation organisée qui présentait les non-musulmans comme des « usuriers » et des « parasites », et les rendait responsables de la crise économique. Cette campagne était dirigée contre les non-musulmans en général, mais les Juifs étaient la cible privilégiée des articles de presse et des caricatures, qui reprenaient des clichés typiquement antisémites.

Après ce prélude dans le domaine de la propagande, le parlement turc décida, le 11 novembre 1942, l’introduction d’un impôt spécial. Celui-ci prévoyait un prélèvement unique sur les indépendants et les commerçants, pour absorber les « profits exceptionnels » et endiguer le marché noir. Pour le calcul des impôts, les contribuables furent répartis en quatre catégories différentes : M pour les musulmans et G pour les non-musulmans (Gayri Müslim), E pour les étrangers (Ecnebi) et D pour les membres de la Dönme ou les convertis . Selon la catégorie, on appliquait des clefs différentes pour le calcul des impôts. Ceux des non-musulmans furent multipliés plusieurs fois, si bien que beaucoup de Juifs et de chrétiens furent, dans les faits, dépouillés de tous leurs biens.

87 % des personnes imposées étaient des non-musulmans, alors que leur part dans la population de Turquie était inférieure à 2 %. Pour Istanbul, on fixa le montant des impôts à 349,5 millions de lira [livres turques], dont 90 % durent être apportés par des non-musulmans. Dans les groupes de revenus inférieurs des professions indépendantes, seuls les non-musulmans furent touchés par la Varlik Vergisi. On décréta aussi un taux d’imposition particulièrement élevé sur les étrangers – des négociations menées par les différentes ambassades permirent toutefois de réduire considérablement les sommes prélevées. Pour l’essentiel, la Varlik Vergisi ne frappa pas les étrangers, mais les citoyens non musulmans de Turquie.

Les personnes concernées obtinrent un délai de quatorze jours pour rassembler la somme fixée. Quand elles n’y parvinrent pas, leurs biens furent pris en gage et elles-mêmes furent contraintes de participer au service du travail obligatoire. Beaucoup de familles durent vendre leurs boutiques et leurs entreprises, leur logement et même leurs tapis, meubles et autres objets ménagers, pour réunir la somme exigée. À Istanbul, 543 biens immobiliers furent vendus par ce biais, dont dix appartenaient à des musulmans, tous les autres à des membres de minorités ou à des étrangers. L’article 14 de la loi sur la Varlik Vergisi donnait à l’État le pouvoir de confisquer aussi les biens de proches parents des contribuables concernés.

À partir du 27 janvier 1943, plus de 1 400 personnes – tous des Juifs, Arméniens et Grecs – escortées par des militaires furent convoyées en train à Erzurum, en Anatolie orientale, d’où elles durent se rendre à pied à Askale. Une large majorité des déportés (1 229) provenait d’Istanbul, d’Izmir, Bursa et d’autres villes, ce sont au total quelque 200 personnes supplémentaires qui furent internées dans les camps de travail.

Contrairement à ce que stipulait la loi, on emmena aussi les hommes de plus de soixante-quinze ans, et même des malades. Askale se situe dans les montagnes, les températures y descendent, l’hiver, jusqu’à -30 ou -40° C. Les déportés devaient effectuer des travaux dans des carrières ou pelleter de la neige, travail qui leur valait un « salaire » quotidien de 2,5 lira, dont la moitié était prélevée pour régler les « dettes fiscales ». Vingt et une personnes moururent des conditions inhumaines qui régnaient dans les camps.

En décembre 1943, les déportés furent finalement libérés, et la loi Varlik Vergisi fut suspendue en mars 1944. À ce jour, aucun dédommagement, aucune restitution des biens confisqués n’a cependant eu lieu.

Dans les faits, la Varlik Vergisi fut une confiscation par l’État des biens des non-musulmans. Elle provoqua la paupérisation fulgurante des classes moyennes de ces catégories. Le logement de beaucoup d’entre eux avait littéralement été vidé. Ishak Alaton raconte ainsi dans ses Mémoires que tous les objets servant à l’aménagement de l’appartement de ses parents, jusqu’aux ampoules électriques, ont été confisqués, si bien qu’ils se retrouvèrent assis par terre à la lueur des bougies .

L’ensemble de ces trois mesures, ainsi que le climat nationaliste qui régna au cours de ces années, poussèrent la majorité des Juifs restés dans le pays à quitter celui-ci après la fondation d’Israël.

La Turquie comme pays d’exil ou de transit

Les premiers jours qui suivirent la remise du pouvoir à Hitler, le 30 janvier 1933, furent marqués par les violences commises par les organisations nationales-socialistes contre les Juifs et les opposants politiques. Les intellectuels furent les cibles privilégiées des agressions fascistes. Avec la « loi sur le rétablissement de la fonction publique » du 7 avril 1933, les Juifs et les opposants furent licenciés de leurs postes dans les institutions politiques d’Allemagne. Parmi les premiers émigrés en provenance de l’Allemagne nazie, on trouvait ainsi un nombre particulièrement élevé d’universitaires juifs (et d’opposition).

À peu près à la même époque, le gouvernement turc décida une réforme de l’enseignement supérieur. Celle-ci prévoyait la fermeture de l’université fondée au xixe siècle, la Dârülfünun, et la création d’une université moderne. Pour cette nouvelle institution, mais aussi plus généralement pour ses projets ambitieux de modernisation, la Turquie chercha un personnel enseignant jouissant d’une réputation internationale. Un comité de soutien fondé en Suisse et composé de scientifiques qui avaient fui l’Allemagne put ainsi trouver des postes en Turquie à de nombreux universitaires.

La convergence de ces deux facteurs – les projets ambitieux de la direction kémaliste et l’éviction soudaine de toute une élite scientifique hors de l’Allemagne hitlérienne – eut pour conséquence qu’à partir du semestre d’hiver 1933-1934, 82 professeurs allemands enseignaient en Turquie, faisant d’Istanbul « la plus grande et la meilleure université allemande », comme l’écrit Widmann. Ces professeurs firent venir entre 70 et 100 personnes supplémentaires (assistants, personnel médical et technique) dont la majorité provenait du cercle des personnes persécutées. Horst Widmann cite 144 émigrés de langue allemande actifs dans l’enseignement supérieur à Ankara et Istanbul, avec des titres de professeur titulaire, de maître de conférence et de collaborateur scientifique .

La Turquie, pays d’exil ?

Les Mémoires de quelques anciennes personnalités de premier plan exilées dans le pays, et de nombreuses publications consacrées à l’« exil en Turquie », peuvent facilement donner l’impression que la Turquie a été pour les persécutés juifs un important pays de refuge, image que la propagande turque reprend elle aussi volontiers à son compte. La réalité est à l’opposé. Une exploitation des documents conservés dans les archives allemandes et turques, permet d’évaluer à 550 ou 600 le nombre de personnes persécutées en tant que Juifs dans la grande Allemagne nationale-socialiste qui trouvèrent un exil légal en Turquie. Les membres des familles qui suivirent après coup sont décomptés dans ce nombre.

Hormis les scientifiques de premier plan, dont la Turquie accepta volontiers l’aide pour mettre en place des universités modernes, et qu’elle employa comme conseillers des administrations et des ministères, les fugitifs juifs ordinaires ne purent pratiquement pas trouver asile en Turquie. On ne connaît pas précisément le nombre des réfugiés juifs qui, en provenance de la Grande Allemagne et que l’on ne peut classer dans les personnalités, purent arriver en Turquie malgré les conditions d’immigration restrictives – on l’évalue entre 300 et 400 personnes.

Le nombre total des réfugiés et émigrés juifs allemands en Turquie se situe ainsi autour du millier, soit 2,5 ‰ des 400 000 personnes persécutées en tant que Juifs qui purent quitter la Grande Allemagne avant l’interdiction d’émigrer, promulguée en octobre 1941.

Différentes initiatives de personnalités juives visant à inciter la Turquie à accepter un plus grand nombre de réfugiés juifs échouèrent. En 1933, dans une démarche non concertée, le directeur du lycée juif d’Istanbul, le rabbin David Marcus, et Albert Einstein, président d’honneur de l’organisation de bienfaisance juive O.S.E. (Œuvre de secours aux enfants), proposèrent au président du Conseil turc, Ismet Inönü, de faire venir en Turquie un plus grand nombre de médecins juifs en provenance d’Allemagne, mais le gouvernement turc repoussa ces offres. En 1938, une initiative analogue du président de l’Agence juive, Chaim Weizmann, fut elle aussi rejetée par le gouvernement turc.

Mesures prises par la Turquie pour empêcher une immigration juive

Bien que le nombre de réfugiés juifs en Turquie eût été infime, le gouvernement turc prit dès 1937 des mesures préventives visant à barrer l’entrée aux immigrés juifs. Des dossiers de l’ambassade d’Allemagne à Ankara, il ressort que le ministère turc des Affaires étrangères a ordonné au début 1937 que l’on empêche l’émigration des Juifs et que l’on expulse les immigrés juifs. La politique turque s’appuyait sur la loi sur l’installation (Iskân Kanunu) de juin 1934, déjà mentionnée, aux termes de laquelle le droit à l’immigration était réservé aux membres de la « race et de la culture turques », tandis que les Juifs étaient considérés comme des « éléments indésirables ».

Au mois d’août 1937, trois Juifs allemands informèrent le consulat allemand à Istanbul qu’une semaine plus tôt, la police secrète turque était venue les prendre et leur avait ordonné de quitter la Turquie. Un secrétaire du ministère de l’Intérieur leur avait appris que l’on avait programmé l’expulsion de 300 à 400 personnes arrivées en Turquie après 1933. Des documents issus des archives turques le confirment. On lit ainsi, dans les motifs présentés par le ministère turc de l’Intérieur pour expulser « la Juive allemande » E. Norden, que les Juifs allemands arrivés en Turquie après l’instauration du pouvoir national-socialiste étaient expulsés « pour empêcher une concentration de Juifs .

Au cours de l’année 1938, le nombre des réfugiés juifs augmenta fortement sur le plan international. Le contexte en était d’une part l’Anschluss de l’Autriche en mars 1938, qui fut accompagné par un pogrom contre les Juifs locaux, et l’adoption dans le pays annexé des lois antijuives en vigueur en Allemagne. En Roumanie, une loi de l’antisémite Goga prévoyait de déchoir de leur nationalité quelque 250 000 Juifs  ; d’autres États du sud et de l’est de l’Europe introduisirent aussi des textes antisémites dans leur législation. Les consulats allemands commencèrent à recenser les Juifs parmi les émigrés et à retirer leur citoyenneté à certains d’entre eux .

Dans ce contexte, la Turquie promulgua en juin 1938 deux lois destinées à protéger le pays contre l’afflux des réfugiés juifs : la « loi sur le passeport » et la « loi sur le “séjour et le voyage des étrangers en Turquie” ». Ces textes interdisaient respectivement l’entrée ou le séjour en Turquie aux personnes qui n’étaient pas en possession d’un passeport en cours de validité ou d’un certificat de nationalité. Même si ces lois, si l’on s’en tient à leur lettre, étaient dirigées d’une manière générale contre les réfugiés indésirables, on voit, dans le contexte de l’époque, combien la Turquie souhaitait surtout « se défendre » contre les Juifs et les « Tsiganes » – car l’une des mesures de persécution prises par le régime national-socialiste et les États alliés à l’Allemagne consistait précisément à déchoir les Juifs de leur nationalité.

La Turquie demande un « signe secret » dans les passeports des Juifs

Une demande turque adressée au consulat général d’Allemagne à Istanbul quelques jours après la promulgation de ces lois le souligne : comme les passeports allemands ne mentionnaient pas la religion de leurs détenteurs, les instances turques ne pouvaient pas reconnaître qui était juif et qui ne l’était pas. La police turque demanda alors aux Allemands de marquer les passeports des Juifs avec un « signe qui ne serait connu que de la police [turque] et du consulat général [allemand] .

La Suisse et la Suède adressèrent elles aussi aux instances allemandes la même demande. En octobre 1938, les autorités nationales-socialistes proclamèrent l’invalidité de tous les passeports détenus par les Juifs allemands. Les détenteurs de passeports devaient les faire frapper du tristement fameux grand « J » rouge.

En juillet 1938 eut lieu dans la ville thermale française d’Évian-les-Bains, à l’initiative du président des États-Unis, Roosevelt, une conférence internationale rassemblant des délégués de trente-deux États venus traiter de la question des réfugiés juifs. Mais à l’exception de la République dominicaine, tous les représentants ne fournirent que des explications verbeuses au fait que leur État ne pouvait pas accueillir de persécutés. La Turquie n’était représentée ni à Évian, ni à la conférence de suite. Les journaux turcs publièrent des articles et caricatures antisémites pour mettre en garde contre un « afflux de réfugiés juifs ». Mais les autorités turques firent encore un pas de plus.

Le décret secret n° 2/9498

Le 29 août 1938, le gouvernement turc publia un décret explicitement tourné contre les Juifs : il interdisait l’entrée en Turquie « aux Juifs étrangers soumis à des restrictions dans leurs pays d’origine, indépendamment de la religion à laquelle ils appartiennent actuellement ». En reprenant cette formulation, le décret se référait à la législation antijuive de l’Allemagne nationale-socialiste et des États alliés à l’Allemagne, qui persécutaient aussi des Juifs convertis et des hommes d’origine juive.

En 1938, la Turquie commença ainsi à refouler des réfugiés juifs, y compris lorsque ceux-ci étaient (encore) en possession de passeports. Même des exilés qui vivaient déjà en Turquie durent prouver qu’ils n’étaient pas juifs. L’un d’entre eux, l’assyriologue Fritz Rudolf Kraus, décrit son état d’esprit dans une lettre d’octobre 1938 :

Ce qui, en ces lieux, fait de l’expansion allemande plus qu’un spectacle historique, c’est que la Turquie applique désormais aux Allemands du Reich les lois raciales allemandes, de telle sorte qu’un Allemand du Reich ne peut recevoir d’autorisation de séjour ou de prolongation de celle-ci que s’il obtient du consul allemand la preuve d’aryanité. Des gens, c’est-à-dire des émigrants, qui étaient installés ici depuis 1933 ont ainsi été expulsés sans préavis et sans avoir commis la moindre faute, en l’espace de vingt-quatre heures ; seuls quelques-uns ont pu obtenir quinze jours de délai de grâce ! Les seuls à en avoir été exclus sont pour l’instant les gens qui ont été engagés par le gouvernement. […] Il m’arrive de ressentir une pression semblable à celle que j’éprouvais au cours des premières journées de Hitler en 1933 .

Seuls les spécialistes dont la Turquie avait intérêt à s’attacher la collaboration pouvaient obtenir un permis de séjour exceptionnel en Turquie. Mais il fallait pour cela une décision gouvernementale .

Les représentations diplomatiques de la Turquie à l’étranger reçurent pour instruction de ne pas délivrer de visa d’entrée aux Juifs provenant d’États dotés d’une législation antijuive (c’est-à-dire aux Juifs allemands, anciennement autrichiens, italiens, roumains, slovaques et hongrois).

Sur le plan des statistiques, la Turquie ne joua en réalité aucun rôle en tant que pays de refuge pour les Juifs. La Turquie n’est pas mentionnée parmi les destinations de fuite des Juifs allemands sous le national-socialisme. La politique hostile aux minorités que mena la Turquie déboucha au contraire sur un prolongement de l’émigration des Juifs turcs hors de la Turquie.

Le rejet des réfugiés juifs par la Turquie ne se fit nullement (du moins jusqu’en 1941) sous la pression de l’Allemagne nazie, qui tenta au cours de cette phase de pousser les Juifs à quitter l’Allemagne et se prononça donc à plusieurs reprises contre une expulsion des Juifs allemands hors de Turquie. La politique restrictive de la Turquie est plutôt le résultat de sa politique démographique nationaliste. À la même époque, la Turquie tenta de recruter jusqu’à un million de musulmans des Balkans pour qu’ils immigrent en Turquie.

La Turquie comme pays de transit sur le chemin de la Palestine

Sa situation géographique faisait aussi de la Turquie un pays de transit de premier ordre pour les réfugiés juifs en route vers la Palestine. Mais de nombreux obstacles s’opposaient à leur entrée en Palestine. Puissance mandataire, la Grande-Bretagne contrôlait et limitait l’immigration des Juifs vers ce territoire. Les autorisations d’immigration (« certificats ») en Palestine étaient attribuées au cours d’une procédure complexe par l’Agence juive et les autorités britanniques. En temps de paix déjà, il s’agissait d’une procédure qui demandait un temps considérable. L’immigration de plus de 170 000 Juifs dans les années 1933-1937  déclencha des protestations massives et des insurrections armées de la population arabe de Palestine. Après ces réactions, la Grande-Bretagne limita, avec le Livre blanc de 1939, le nombre des immigrés juifs à 75 000 pour les cinq années suivantes.

Le début de la guerre provoqua la fermeture de la principale route maritime vers la Palestine, qui partait de ports français ou italiens et traversait la Méditerranée. Le trajet par la Turquie (depuis des ports bulgares ou roumains) devint ainsi la plus importante route de fuite. Mais conformément aux règles en vigueur depuis 1938 en Turquie, l’entrée dans le pays et, donc, le transit par celui-ci étaient généralement interdits. Toute autorisation exceptionnelle était soumise à une décision du gouvernement. Dans les archives du président du Conseil, à Ankara, on a pour l’année 1940 la trace de neuf décisions positives concernant des visas de transit pour des individus et des familles juifs, ainsi qu’une autorisation de passage pour un groupe de 450 enfants germano-juifs et leurs accompagnateurs, passage qui fut effectif au mois de décembre.

Immigration officielle par transit à travers la Turquie

Haim Barlas, qui était accrédité à partir du mois d’août 1940 comme représentant officiel de l’Agence juive en Turquie, témoigne de la situation qui régnait à l’automne 1940 : « Des milliers de réfugiés juifs étaient bloqués à Kovno, Bucarest et dans d’autres villes européennes. Ils étaient en possession de passeports, de certificats pour la Palestine, et avaient l’accord pour le visa de transit en syrien. L’unique obstacle qui se fût encore dressé devant eux était l’interdiction de leur transit par la Turquie . »

Pendant quatre mois, Barlas négocia avec les autorités turques, qui ne cessèrent d’opposer de nouvelles objections et d’émettre de nouveaux refus. Dans un mémorandum, Barlas demanda que l’on accorde l’autorisation de transit au moins à ces Juifs qui détenaient des certificats pour la Palestine, passeports et visa pour la suite du voyage (par la Syrie) qui avaient été établis avant la guerre .

Pour finir, le 30 janvier 1941, par le décret 2/15132, les Turcs assouplirent les règles fixées par le décret en question. Ensuite, les consulats turcs purent établir des visas de transit aux réfugiés juifs, pour autant que ceux-ci remplissaient les conditions énumérées dans le mémorandum de Barlas. Bien que le décret commence par la phrase explicite : « L’entrée en Turquie […] est interdite aux Juifs soumis à des restrictions dans leur pays natal », et qu’il ait seulement défini des exceptions limitées, plusieurs publications portant sur les activités de sauvetage pendant la Shoah le mentionnent à tort comme le décret qui autorisa la traversée de la Turquie aux réfugiés juifs .

Les réfugiés devaient quitter la Turquie dans un délai de quinze jours après leur arrivée. Leur séjour à Istanbul ou dans d’autres villes était limité à vingt-quatre heures. Le non-respect de ces règles ou une entrée illégale en Turquie entraînerait l’expulsion ou des peines de prison. Cette nouvelle règle ne constitua pas une modification fondamentale de l’attitude turque, mais réduisit pour un temps l’ampleur du travail bureaucratique, les consulats – en Hongrie, Roumanie et Bulgarie – ne pouvant remettre de manière autonome que des visas de transit, dans le cadre des quotas qui avaient été fixés. Selon un rapport de Barlas, en juin 1941, ce sont 4 850 Juifs qui atteignirent la Palestine en passant par la Turquie, au cours des dix mois qui suivirent leur arrivée .

Les difficultés que Barlas espérait avoir dépassées allaient pourtant s’aggraver de nouveau au cours des années suivantes. L’attitude restrictive de la Turquie ne fut cependant que l’un des nombreux obstacles qui s’opposèrent à la fuite des Juifs, à côté des restrictions britanniques, de la pression de l’Allemagne nationale-socialiste sur ses alliés dans les Balkans ainsi que de la politique fluctuante de ces derniers.

L’immigration illégale par bateau

Pour contourner les restrictions légales et les obstacles bureaucratiques, différentes organisations sionistes structurèrent l’immigration illégale vers la Palestine, l’Aliya Bet. Son importance s’accrut après le début de la guerre. Entre septembre 1939 et le début 1942, quinze navires emportant plus de 12 000 Juifs quittèrent les ports en direction de la Palestine. La moitié environ – en provenance de Roumanie ou de Bulgarie, et en traversant la mer Noire – emprunta les détroits turcs .

La Turquie compliqua la tâche de ceux qui empruntaient cet itinéraire de fuite en ne laissant pas les navires faire escale dans ses ports. En août 1939, la Parita, avec à son bord 800 réfugiés juifs venus d’Allemagne, de Pologne et de Tchécoslovaquie, resta une semaine durant devant la côte d’Izmir, sans charbon, sans eau et sans alimentation. Ce sont les organisations d’assistance juive qui fournirent aux passagers les produits de première nécessité. L’escale dans le port fut interdite au navire, et le capitaine dut finalement reprendre sa route. D’autres bateaux connurent le même sort.

Les Anglais tentèrent, par tous les moyens imaginables, d’empêcher l’immigration des Juifs en Palestine. Des réfugiés qui voulaient entrer dans le pays sans certificat pour la Palestine furent refoulés par les Britanniques, ou bien internés à Chypre, sur l’île Maurice et, parfois, en Palestine.

La tragédie du Struma

La catastrophe de la Struma, un paquebot roumain battant pavillon panaméen, qui atteignit Istanbul le 15 décembre 1941 avec 769 réfugiés juifs à son bord, fut une tragédie sans égale. La plupart des passagers provenaient de Boukhovine et de Bessarabie, où des unités militaires allemandes et roumaines, soutenues par les Einsatzgruppen, avaient assassiné environ 150 000 Juifs au cours du seul deuxième semestre 1941.

Le navire n’était pas seulement surchargé : il était aussi incapable de prendre la mer en raison d’une avarie de machine. Les passagers n’avaient pas de certificats pour la Palestine, la Grande-Bretagne refusait de leur en attribuer et fit pression sur la Turquie pour qu’elle empêche les réfugiés de poursuivre leur voyage. Pendant les mois d’hiver 1941-1942, le Struma resta soixante-dix jours bloqué sur le Bosphore. Bien que les organisations juives aient proposé d’assumer tous les frais de logement et d’approvisionnement des passagers, la Turquie refusa de les laisser débarquer. Seules neuf personnes obtinrent des autorisations exceptionnelles.

Le 15 janvier, lorsque la Grande-Bretagne autorisa finalement au moins les enfants et les adolescents embarqués sur le Struma à immigrer en Palestine, la Turquie ne les laissa pas débarquer pour autant.

Le soir du 23 février 1942, les garde-côtes turcs firent usage de la force et remorquèrent en haute mer le Struma incapable de manœuvrer. Quelques heures plus tard, le navire fut touché par une torpille soviétique. À l’exception de David Stoliar, sauvé après avoir passé 24 heures dans l’eau, tous les réfugiés trouvèrent la mort au large d’Istanbul .

Pendant la Shoah

Les pays alliés à l’Allemagne nationale-socialiste ou à ses États satellites, avaient les uns après les autres adopté une législation hostile aux Juifs. L’attaque contre l’Union soviétique, à l’été 1941, marqua le début du génocide systématique des Juifs européens. Lorsque, en janvier 1942, lors de la conférence de Wannsee, on en planifia les étapes, toute l’Europe de l’Est et du Sud se trouvait déjà sous occupation allemande où sous la botte de régimes alliés au national-socialisme.

Bien que la Turquie ait été informée de ces meurtres de masse – cela ressort de la correspondance diplomatique –, elle ne modifia pas sa politique restrictive : en septembre 1942 – sept mois après le naufrage du Struma –, l’ambassade de Turquie à Bucarest alerta le ministère des Affaires étrangères à Ankara : 4 000 à 5 000 Juifs s’apprêtaient à fuir la Roumanie. Le ministre des Affaires étrangères répondit que les navires de réfugiés ne pourraient traverser les détroits qu’à la condition de franchir les eaux turques sans escale.

La moindre tentative des réfugiés pour débarquer sur le sol turc susciterait « les mesures de rétorsion les plus dures », et les réfugiés seraient renvoyés en Roumanie. Interdiction était faite aux armateurs turcs de collaborer avec l’Agence juive et de transporter des réfugiés juifs .

En novembre 1942, la direction exécutive de l’Agence juive déclara lors d’une conférence de presse à Jérusalem qu’elle détenait des preuves de l’assassinat systématique des Juifs européens par les nationaux-socialistes. Le 18 décembre, les douze gouvernements alliés publièrent une déclaration commune sur l’extermination de la population juive d’Europe par le régime allemand. On peut considérer que non seulement ces déclarations, mais aussi la présence de journalistes juifs et de comités de soutien en Turquie (minutieusement surveillés par l’appareil de sécurité turc) permirent au gouvernement turc d’être informé de très bonne heure de l’ampleur du génocide des Juifs perpétré par les Allemands. Teddy Kollek, le futur maire de Jérusalem, note ainsi dans ses Mémoires :

C’est à Istanbul que nous avons entendu parler pour la première fois de l’extermination massive des Juifs. Nous avons vu arriver quasiment […] au compte-goutte à Istanbul des Juifs qui étaient parvenus, d’une manière ou d’une autre, à échapper au camp de concentration. Je n’oublierai jamais leur aspect, ni les choses atroces qu’ils racontaient. […] Nous avons écrit des lettres à Dieu et au monde entier – des milliers de lettres qui sont parties vers tous les pays du monde –, dans l’espoir […] d’ouvrir les yeux du monde sur ce qui se passait en Allemagne. […] Nous avons été les premiers à apprendre ce qui s’était réellement passé.

Tentatives de sauvetage et comités de soutien

L’évolution dramatique des années 1941-1942 accrut considérablement le rôle de la Turquie comme voie d’évasion potentielle pour les Juifs d’Europe de l’Est et du Sud. Pour sauver les Juifs, les organisations juives envoyèrent leurs délégués en Turquie. Fin 1942 fut créé un comité de sauvetage au sein duquel les représentants des différents groupements juifs travaillaient de conserve. Si Haim Barlas et Joseph Goldin séjournèrent dans le pays avec l’autorisation des Turcs, les autres accomplirent leur travail camouflés en journalistes, en hommes d’affaire ou en touristes. Des organisations internationales juives et d’autres organisations de secours envoyèrent elles aussi des représentants en Turquie, tels Edmond Simond, comme délégué de la Croix-Rouge internationale, et Reuben Resnik comme représentant de l’American Jewish Joint Distribution Committee (Joint).

En dépit des restrictions apportées par la Turquie, que nous avons décrites plus haut, des réfugiés juifs venus de différents États parvinrent à entrer dans le pays en contournant les contrôles. Les membres de la communauté juive d’Istanbul formèrent un comité de soutien qui s’occupa de loger et d’approvisionner les réfugiés obligés de séjourner clandestinement à Istanbul.

1942-1944 : la Turquie, un chas d’aiguille

Lorsque les nazis commencèrent leur génocide systématique, la plupart des chemins de fuite étaient barrés aux Juifs : fin octobre 1941, les Allemands leur interdirent de quitter leur zone de pouvoir et exigèrent de leurs alliés bulgares et roumains qu’ils appliquent cette interdiction. La Méditerranée et la mer Noire étaient devenues des zones de guerre. Pendant longtemps, la Grande-Bretagne ne se montra pas disposée à modifier son attitude de rejet vis-à-vis de l’immigration juive en Palestine.

Il fallut attendre le début de l’été 1943 pour que le gouvernement britannique décide que les réfugiés juifs qui parvenaient en Turquie obtiendraient des certificats ouverts pour la Palestine. Mais la politique des autorités turques gêna considérablement les activités de sauvetage. Les facilités accordées en décembre 1940 n’avaient valu un soulagement à court terme qu’aux Juifs qui détenaient des certificats pour la Palestine établis avant la guerre.

Lorsque ce groupe de personnes eut traversé la Turquie, c’est-à-dire avant l’été 1941, il fallut de nouveau déposer des listes pour chaque groupe en transit auprès du ministère, à Ankara. La bureaucratie était exténuante – elle se révéla mortifère. Alors que des milliers de Juifs étaient déportés chaque jour vers les centres de mise à mort, les collaborateurs du comité de soutien couraient d’un consulat britannique à l’autre pour se procurer les certificats d’immigration britanniques et les visas de transit français (pour la Syrie) et turcs.

À elle seule, la vérification tatillonne qu’effectuait la bureaucratie turque sur les visas de transit pour la Syrie prenait souvent plusieurs mois. Avant que tous les papiers ne soient rassemblés, les personnes au nom desquelles étaient établis les certificats et les visas étaient souvent passées dans la clandestinité ou avaient déjà été déportées .

Pour évacuer autant de Juifs que possible dans des conditions politiques en mutation, l’Agence juive et le comité de sauvetage à Istanbul ne cessèrent d’élaborer de nouveaux plans. Après le tournant de Stalingrad, le gouvernement roumain commença à chercher prudemment le contact avec les Alliés et, dès le début 1943, se déclara prêt à autoriser l’émigration des Juifs.

La Grande-Bretagne avait accepté d’accorder des certificats pour la Palestine à 5 000 orphelins juifs provenant de Bulgarie, de Hongrie et de Roumanie, mais ils devraient être décomptés des certificats encore ouverts parmi ceux prévus par le Livre blanc. Les autorités turques n’accordèrent toutefois que tous les dix jours des visas de transit pour soixante-quinze enfants à chaque fois avec leurs accompagnateurs, et sous des conditions extrêmement vétilleuses.

La Turquie refusa aussi d’aménager à proximité de la frontière bulgare des camps depuis lesquels les enfants auraient pu faire la suite du voyage. Dès qu’un retard intervenait dans l’émigration de l’un des groupes prévus, ce qui arrivait souvent et était inéluctable compte tenu des représailles et de la situation de guerre qui régnait dans tous ces États, les visas de transit devenaient caducs. Les autorités allemandes exercèrent à plusieurs reprises une pression massive sur les gouvernements roumain et bulgare, dans les années 1943 et 1944, pour empêcher l’émigration des Juifs. Les diplomates nationaux-socialistes intervinrent constamment dans ce sens .

Seuls 1 352 Juifs au total atteignirent ainsi la Palestine via la Turquie pour toute l’année 1943 ; 327 d’entre eux avaient pris la fuite depuis la Grèce, en passant par Çesme et Izmir. Seuls un millier de Juifs d’Europe de l’Est environ avaient franchi la Turquie par la « route officielle », ce qui correspond à un quota de tout juste vingt personnes par semaine.

En revanche, la même année (1943), un nombre bien supérieur, 2 138 Juifs turcs, avait émigré de Turquie vers la Palestine, ce qui tenait aux mesures antijuives de la Turquie, et tout spécialement à la Varlik Vergisi. Ce tableau ne changea pratiquement pas jusqu’à l’été 1944.

En mars 1944, les Allemands occupaient la Hongrie ; en mai débuta la déportation des Juifs hongrois à Auschwitz. Les efforts internationaux se concentrèrent sur la nécessité de faire échapper le plus grand nombre possible de Juifs hongrois à l’extermination. Le War Refugee Board, fondé en janvier 1944, s’engagea tout particulièrement dans cette direction. Dans une note interne du WJC (World Jewish Congress), on lit à propos de l’attitude de la Turquie dans cette situation exacerbée :

« Il n’est pas nécessaire d’insister sur le rôle croissant qui revient à la Turquie à la suite des développements récents, en tant que ligne de vie pour ceux qui se sont évadés de Hongrie, de Slovaquie et des Balkans […] il n’y a pas eu de changement fondamental dans la politique du gouvernement turc sur la question des visas de transit pour adultes. Que la Turquie puisse rester l’unique pays neutre en Europe où il est impossible, pour un réfugié, d’entrer sans visa, est une situation révoltante et insupportable . »

Opération de sauvetages des Juifs grecs

Les tentatives de sauvetage des Juifs grecs sur la côte de l’Égée connurent plus de succès. À partir de 1943 y débuta une collaboration entre des activistes juifs, la Résistance grecque et des unités du MI11 britannique, qui permit le sauvetage de Juifs en provenance de Grèce. L’île grecque d’Euböa servit de cachette à beaucoup de Juifs qui avaient échappé à la déportation depuis Salonique et Athènes. La Résistance grecque y était bien organisée, et l’on trouvait parmi les partisans une proportion importante de Juifs.

À bord de petits bateaux, les partisans grecs conduisirent les Juifs et d’autres réfugiés jusqu’à Çesme, sur la côte turque de la mer Égée, où opéraient des unités du MI11. En contrepartie, du matériel destiné à la Résistance fut envoyé en Grèce. Les réfugiés juifs furent approvisionnés par la communauté juive d’Izmir jusqu’à ce que ses agents de liaison leur aient fourni les papiers nécessaires, obtenus auprès des autorités britanniques à Istanbul. Ces activités débutèrent à l’automne 1943 ; plus de mille Juifs grecs furent sauvés par ce canal.

La tolérance tacite de ces activités de sauvetage est en contradiction avec la politique restrictive menée, pour le reste, par la Turquie.

Pas de percée avant le début de l’été 1944

Pour justifier les restrictions aux autorisations de transit pour les réfugiés juifs, les hommes politiques turcs soulignaient constamment les capacités de transport défaillantes de leur pays. Les représentants de l’Agence juive et du War Refugee Board  concentrèrent leurs efforts sur la nécessité d’affréter ou d’acheter des navires offrant des capacités de transport suffisantes.

Après plusieurs tentatives inabouties, l’ambassadeur américain Laurence Steinhardt obtint, début 1944, des autorités turques, l’autorisation de louer le cargo Tari, qui était apte à transporter 1 500 personnes. Officiellement, le navire devait être affrété au nom de l’ICRC. Mais les Allemands refusèrent de donner une garantie de sauf-conduit, si bien qu’au bout du compte le Tari ne put être engagé dans l’opération .

Pendant ce temps-là, le comité de sauvetage, à Istanbul, avait acheté plusieurs navires d’assez petite taille (le Milka, le Maritza et le Bellacitta). Ils devaient avant tout acheminer des enfants juifs à Istanbul. Les premiers trajets du Milka et du Maritza, en février 1944, n’aboutirent pas . Mais début avril, ils réussirent enfin la percée.

Le 30 mars, le Milka atteignit Istanbul, chargé de quelque 250 Juifs de Roumanie ; ni les passagers, ni le navire n’avaient de papiers en règle. Dans un premier temps, le ministre turc des Affaires étrangères, Menemencioglu, refusa au bateau l’autorisation d’entrer au port. La pression conjointe des Américains et des Britanniques permit finalement d’obtenir une « autorisation exceptionnelle  ». Les réfugiés furent conduits, sous surveillance de la police turque, jusqu’à la gare de Haydarpasa, d’où ils partirent en train pour la Syrie. La digue était rompue. Suivirent d’autres traversées du Maritza et du Bellacitta, qui conduisirent à Istanbul un millier de Juifs – des enfants, pour l’essentiel – ; de là, ils prirent le train pour se rendre en Palestine. Selon une liste établie par Joseph Goldin, qui remplaça Haim Barlas comme représentant de l’Agence juive, ce sont près de 6 000 réfugiés qui passèrent des Balkans vers la Turquie au cours de l’année 1944 .

De 1940 à 1944, 13 240 Juifs au total purent bénéficier d’un visa ou du moins de la tolérance de la Turquie pour gagner Eretz Israël. Parmi eux, 4 850 détenaient des certificats pour la Palestine établis avant la guerre ; leur transit eut lieu entre l’automne 1940 et l’été 1941 ; 6 800 Juifs traversèrent la Turquie en 1944, essentiellement dans la deuxième moitié de l’année, c’est-à-dire après que la Bulgarie et la Roumanie eurent changé de camp et que la majeure partie des Balkans eut été libérée.

Au cours des années décisives que furent 1942 et 1943, la fuite par la Turquie fut en bonne partie bloquée. Les restrictions turques ne furent qu’un facteur parmi d’autres dans ce phénomène, avec les interventions massives de l’Allemagne nationale-socialiste pour fermer les routes permettant aux Juifs de s’enfuir et la politique de la Grande-Bretagne.

Les Juifs turcs pendant la Shoah

De 20 000 à 30 000 Juifs d’origine turque vivaient en Europe au début de la Seconde Guerre mondiale. Leur chiffre précis est difficile à déterminer. Dans ses recensements, la France ne relevait pas de données concernant la religion. Le processus de migration s’étendit en outre sur une période de plusieurs décennies et de plusieurs générations, et se déroula parallèlement à la désagrégation de l’empire ottoman.

La première destination de cette migration était la France. Paris devint notamment dans l’entre-deux-guerres un nouveau centre de la vie des séfarades : des Juifs venus de Turquie et de l’empire ottoman y fondèrent plusieurs synagogues ainsi que de nombreuses associations sociales et culturelles. Au sein des organisations séfarades, comme la Confédération universelle des Juifs sépharadim, dont le siège se trouva à Paris à partir de 1931, et dans leur revue Le Judaïsme sépharadi, les Juifs de Turquie jouaient un rôle prépondérant. À Lyon, à Marseille et dans de nombreuses autres villes se créèrent aussi des communautés turco-juives, tout comme à Bruxelles, Anvers, Amsterdam, Milan et Berlin. Le nombre total des Juifs de Turquie vivant en Europe avant la Shoah était nettement plus élevé que celui des citoyens juifs de la Turquie actuelle.

Dès 1933 en Allemagne, puis après l’occupation allemande des États européens, ces Juifs turcs furent victimes de la persécution nazie dans leurs pays de séjour. En tant qu’étrangers, ils étaient soumis dès avant 1933 ou 1940 à des restrictions et obligations spécifiques qui, plus tard, facilitèrent le travail de la police lorsque celle-ci voulut s’emparer d’eux. Nombre des lois antisémites du régime de Vichy étaient spécifiquement dirigées contre les Juifs étrangers. Par ailleurs, le fait de jouir de la citoyenneté d’un pays étranger pouvait aussi représenter une protection.

Bien que l’idéologie nationale-socialiste n’ait fait aucune différence entre les Juifs de différentes nationalités, des impératifs de politique étrangère forcèrent régulièrement le régime national-socialiste à appliquer des règles d’exception. Après les protestations de diplomates d’autres pays, les Juifs étrangers vivant en Allemagne furent exemptés de quelques mesures anti-juives. Avec l’occupation des États d’Europe de l’Ouest, en 1940, la question revêtit une bien plus grande importance. En France, environ la moitié des 300 000 Juifs n’étaient pas des citoyens français ; en Belgique, la part des étrangers parmi les Juifs atteignait même 90 %. Des milliers d’entre eux étaient citoyens d’États alliés à l’Allemagne ou neutres.

Protestations de consulats étrangers

Dès l’automne 1940, après l’introduction des premières mesures antisémites en France, les représentations de plusieurs États intervinrent contre la violation des droits de leurs citoyens juifs. Le consulat général turc à Paris protesta ainsi, dans une lettre du 28 décembre 1940, contre la mise en œuvre du décret prévoyant l’enregistrement des entreprises dirigées par des Juifs et la mise en place d’administrateurs provisoires. Le consul invoqua la constitution turque, qui ne faisait selon lui aucune différence entre les citoyens des différentes religions . Avant même cette date, les consulats des États-Unis, d’Espagne et d’autres États avaient déjà protesté dans des notes presque identiques ; ces démarches avaient manifestement fait l’objet d’un accord entre les représentations de ces pays .

Après d’assez longues négociations, les entreprises et les biens des Juifs citoyens d’États neutres ne furent pas confisqués par les Allemands ou le gouvernement de Vichy, mais placés sous l’autorité d’administrateurs non juifs des consulats en question. Ce fut le cas pour de nombreuses entreprises appartenant à des Juifs turcs, pour lesquels le consulat de Turquie nomma des administrateurs.

Plus de 4 000 Juifs furent arrêtés lors de la rafle menée contre les Juifs étrangers à Paris, en août 1941. Des diplomates de plusieurs pays protestèrent contre l’interpellation de leurs ressortissants . Le consul de Turquie réclama lui aussi, dès le 21 août, la libération de seize Juifs turcs arrêtés . Dans un premier temps, les autorités allemandes ne jugèrent pas nécessaire de s’arrêter sur ces protestations . Il fallut les interventions réitérées des consulats concernés pour que les Juifs des États neutres soient relâchés.

Ces protestations déclenchèrent au sein de l’appareil national-socialiste de vives discussions sur le traitement réservé aux Juifs étrangers. L’Auswärtiges Amt plaida en particulier pour que l’on donne suite à ces plaintes. Le droit international garantissait la vie et la propriété aux citoyens des États neutres dans les territoires militairement occupés. À Berlin, on redoutait les effets en retour sur les intérêts du Reich en politique étrangère. Cela valait en particulier pour les États dans lesquels vivaient des citoyens allemands susceptibles d’être touchés par des mesures de rétorsion. Les intérêts commerciaux et stratégiques étaient tout aussi importants.

Par la suite, une division du travail institutionnalisée se mit en place entre le Reichssicherheitshauptamt (RSHA, office central de la sécurité du Reich) et l’Auswärtiges Amt. Les Juifs qui étaient citoyens d’États neutres ou alliés à l’Allemagne nationale-socialiste furent exclus du champ d’action de diverses mesures antijuives et furent dans un premier temps considérés comme « non déportables ». Ces exceptions étaient toutefois temporaires et accordées sans aucune garantie.

Les Allemands veillèrent attentivement à ne pas fixer par écrit ces « règles spéciales ». Dans la pratique, les organes allemands chargés de mettre en œuvre les persécutions ne cessèrent de fouler aux pieds ces exceptions. Même des Juifs de nationalité « protégée » furent arrêtés et déportés, par exemple pour remplir complètement un convoi imminent, ou bien parce qu’un commandant particulièrement ambitieux voulait très vite rendre « judenfrei » le territoire qu’il administrait. Les démarches des diplomates étrangers furent ignorées, ou bien traitées au ralenti.

En dépit de ces réserves, on peut constater que les Juifs turcs jouirent d’une relative protection. Le simple fait d’être exemptés du port de l’étoile jaune leur donna une plus grande marge de manœuvre et facilita leur passage dans la clandestinité. L’importance qu’accordait l’Allemagne à la Turquie dans sa politique étrangère  procura aux autorités turques d’immenses possibilités de protéger leurs Juifs vivant en Europe. Ses diplomates en poste en France, en Italie et en Grèce le firent à plusieurs reprises et avec succès. Pour les seules années 1942-1943, on a gardé la trace d’interventions de diplomates turcs en faveur d’environ cinquante Juifs turcs qui avaient été arrêtés. Dans la plupart des cas, les consuls turcs purent obtenir la libération de ces personnes et les sauvèrent ainsi de la déportation.

En Italie, le consul de Turquie Nebil Ertok intervint avec succès en faveur de plusieurs Juifs turcs qui avaient été arrêtés à Milan après l’invasion allemande, en septembre 1943. À Meina, sur les rives du lac Majeur, Ertok sauva d’une mort certaine Alberto Behar, originaire d’Istanbul, et sa famille : un bataillon SS y commit au mois de septembre une série de massacres et assassina de nombreux Juifs à Meina .

Quand la Turquie déchoit ses citoyens de leur nationalité

Les Juifs turcs vivant dans la zone de domination nationale-socialiste reçurent un coup fatal lorsqu’Ankara déchut des milliers d’entre eux de leur nationalité. Dès le mois d’août 1939, lors d’une conférence sur les réfugiés organisée par l’HICEM, les Juifs turcs vivant en Allemagne avaient annoncé que la Turquie avait retiré leur nationalité à des centaines d’entre eux, et que ceux-ci étaient désormais dépourvus de toute protection. Beaucoup des Juifs turcs qui s’adressèrent à leurs consulats à partir de 1940 pour leur demander de l’aide y apprirent aussi qu’ils avaient entre-temps été déchus de leur nationalité.

Ces déchéances de nationalité n’eurent à l’origine aucun rapport avec la persécution des Juifs par les nazis. La fondation de la République de Turquie exigeait un réaménagement de son code de la nationalité, puisque de nouveaux États s’étaient constitués sur le territoire de l’empire ottoman. Dans le cadre de la « politique de turquisation », on encouragea certes l’immigration et la naturalisation des musulmans. En revanche, un faisceau de lois et de décrets donna au gouvernement le pouvoir de déchoir de leur nationalité les personnes indésirables, c’est-à-dire avant tout les non-musulmans, mais aussi les adversaires politiques. Au début, ces mesures étaient sans doute destinées à empêcher le retour des Arméniens et des Grecs.

Lorsque la persécution des Juifs par les nazis eut débuté, les déchéances de nationalité frappèrent en premier lieu les Juifs. Pendant les années 1940-1945, le gouvernement turc retira leur nationalité à des milliers de ses citoyens juifs vivant dans la zone de pouvoir national-socialiste. Ce n’était probablement pas un hasard : une note manuscrite du secrétariat du président du Conseil, en avril 1939, recense sous l’intitulé Yahudi (Juif) trois des lois qui servirent, au cours des années suivantes, à retirer leur citoyenneté aux Juifs . Une autre règle pesa particulièrement lourd : les personnes qui avaient perdu la nationalité turque étaient définitivement privées du droit de pénétrer sur le territoire turc, fût-ce provisoirement ou en tant que réfugiés.

La Turquie ne fut pas du tout le seul pays à déchoir de leur nationalité des Juifs ou autres citoyens appartenant à des « minorités indésirables ». La constitution d’« États-nations » avait produit, après la fin de la Première Guerre mondiale, dans les années 1920, une légion de millions de réfugiés et d’apatrides dont les Juifs représentaient une grande partie. Le retrait de la nationalité, ou l’annulation de la naturalisation, s’inscrivait dans la politique antisémite de nombreux pays.

Conséquences de la politique de déchéance de nationalité pendant la Shoah

Nous avons mentionné plus haut que le consulat turc à Paris avait obtenu la libération de seize des Juifs arrêtés pendant la rafle d’août 1941. Mais plusieurs centaines de Juifs turcs avaient été pris en même temps, pour lesquels le consulat n’intervint pas. À la mi-octobre 1941, on comptait, dans les trois camps de Drancy, Pithiviers et Beaune-la-Rolande, 365 personnes que les Allemands considéraient comme des « Juifs turcs ».

Lorsque le RSHA et l’Auswärtiges Amt se furent entendus, début 1942, sur les règles d’exception pour les Juifs ressortissants d’États neutres et alliés, les autorités allemandes envoyèrent aux consulats concernés des listes contenant les noms des citoyens juifs arrêtés, en leur demandant de confirmer leur nationalité. Ce fut aussi le cas pour les représentations turques. Paul Zuckermann, qui fit office de secrétaire à Drancy, signale dans une lettre avoir établi, à la demande de divers consulats, des listes de citoyens juifs détenus .

Beaucoup des Juifs turcs emprisonnés à Drancy ou à Compiègne pourraient avoir seulement appris au cours de leur détention que la Turquie ne leur reconnaissait plus leur nationalité. C’est ce qui ressort de quelques lettres désespérées dans lesquelles ils demandent à leurs proches de leur envoyer enfin les papiers nécessaires et précisent que d’autres Juifs ressortissants d’États neutres ont déjà été libérés de Drancy .

Le 17 juin 1942, le directeur de la « police aux questions juives », Jacques Schweblin, posa la question suivante dans une lettre à Dannecker : « À Drancy se trouvent encore à peu près 250 internés, dont 150 aptes au travail attendent toujours la reconnaissance de leur nationalité turque par le consulat concerné. Quelle attitude doit-on avoir envers ces personnes pour le transport du 20 juin 1942 ? » Cinq jours plus tard, le troisième train de déportation quittait Paris. Il partit avec 57 hommes nés en Turquie, avec la mention « nationalité non établie ».

L’ultimatum en vue du rapatriement

Au cours de l’été 1942, les autorités turques ne pouvaient pas savoir quelle conséquence mortelle auraient pour les Juifs turcs leur rejet et la non-reconnaissance de leur nationalité. La politique de déchéance de la nationalité fut mise en œuvre par le gouvernement d’Ankara ; une commission du ministère de l’Intérieur décidait en dernière instance de la reconnaissance ou du refus de reconnaissance de la nationalité. Le gouvernement turc poursuivit toutefois cette politique après que l’extermination systématique des Juifs par les nazis et, donc, le risque qu’entraînait la déportation eurent été connus, fin 1942 .

La Turquie ne priva pas seulement des milliers de Juifs turcs vivant dans la zone de pouvoir national-socialiste de la protection que leur apportait leur nationalité : elle leur refusa aussi le voyage de retour en Turquie, qui aurait pu les sauver.

On le vit avec une singulière clarté dans la réaction d’Ankara à l’ultimatum allemand demandant le rapatriement des Juifs turcs. Après les accords, mentionnés plus haut, entre le RSHA et l’Auswärtiges Amt, les Juifs des États neutres et alliés étaient en bonne partie exclus du champ des arrestations ; jusqu’en octobre 1943 – si le consulat confirmait leur nationalité –, ils furent considérés comme « non déportables ».

Mais ce ne fut qu’un ajournement : en octobre 1942, les autorités allemandes adressèrent un ultimatum, d’abord à la Turquie, puis aux États alliés à l’Allemagne, leur demandant de rapatrier leurs ressortissants juifs présents dans la zone de domination allemande . Dans le cas contraire, ils seraient « intégrés aux mesures générales sur les Juifs » – ce qui signifiait qu’ils seraient déportés et assassinés. Mais dans toute la mesure du possible, ce dernier point ne fut pas explicité aux représentations étrangères.

Les autorités nationales-socialistes remirent aux consulats des pays concernés des listes nominatives de leurs ressortissants juifs qui avaient été enregistrés dans les États occupés par l’Allemagne, en leur demandant de les « rapatrier ». Les Juifs turcs constituaient le plus grand groupe ; pour la seule zone nord de la France, les instances nazies partaient d’un nombre de 4 000 à 5 000 Juifs turcs.

Les consuls turcs dans les zones concernées avaient eux aussi proposé à plusieurs reprises, compte tenu de l’aggravation des représailles contre les Juifs, de lancer des plans de rapatriement organisé . Mais le gouvernement d’Ankara indiqua explicitement à ses représentations diplomatiques qu’il n’effectuerait pas de rapatriements groupés . Le ministre turc des Affaires étrangères avait déjà répondu à cet ultimatum que l’on prévoyait de retirer leur nationalité à une partie des Juifs qui se trouvaient à l’étranger .

Dans un premier temps, les autorités turques ne prirent pas d’initiative en vue d’un rapatriement – pas plus que les consulats de la plupart des autres États neutres. En février 1943, le consul turc à Paris informa les instances allemandes que sur plus de 3 000 Juifs figurant sur la liste, seuls 631 seraient reconnus comme citoyens turcs. Mais dans un premier temps (en mars 1943), seuls 114 Juifs turcs furent rapatriés en Turquie .

On ignore si, et dans quelle mesure, les consulats turcs informèrent les Juifs turcs de l’ultimatum. Nombre d’entre eux qui demandèrent aux instances diplomatiques leur rapatriement, ou du moins une aide pour leur voyage de retour, furent éconduits . Début 1943, les Juifs turcs de Marseille demandèrent à la section locale de l’UGIF son soutien face aux autorités turques qui leur avaient refusé le retour.


Comme, dans un premier temps, plusieurs des États neutres et alliés ne réagirent pas, les autorités allemandes repoussèrent à plusieurs reprises le délai de rapatriement, jusqu’au mois de septembre 1943. Le 21 septembre 1943, quelques jours avant l’expiration de l’ultimatum, le secrétaire de l’ambassade de Turquie à Berlin, Koç, annonça à son interlocuteur à l’Auswärtiges Amt que les consulats turcs avaient désormais l’instruction d’Ankara de rapatrier les Juifs ayant sans discussion possible la nationalité turque, « après examen de chaque cas particulier ». Sous réserve, toutefois, d’« empêcher une immigration massive de Juifs en Turquie », et tout particulièrement de Juifs qui avaient certes des papiers turcs en règle, mais n’avaient plus de contact avec ce pays depuis des décennies .

Les Juifs qui voulaient revenir en Turquie durent déposer des demandes auprès des consulats ; leurs noms étaient dans un premier temps vérifiés par le consulat compétent, puis par une instance gouvernementale à Ankara, procédure qui pouvait durer des mois. Ankara rejeta les appels urgents des organisations de secours juives et même de l’ambassadeur américain en Turquie, motivés par la connaissance que l’on avait à cette époque de la politique d’extermination des nazis, à laisser aussi entrer dans le pays, fût-ce à titre provisoire, les Juifs dont l’ancienne nationalité turque n’était pas encore clairement établie, afin de leur sauver la vie.

Finalement, entre février et la fin mai 1944, 414 Juifs furent encore une fois évacués en train à destination de la Turquie. Pour la seule période allant de janvier à la fin juillet 1944, c’est-à-dire à la libération de Paris, bien plus de 1 000 Juifs turcs furent déportés à Auschwitz et envoyés à la mort.

Le comportement des diplomates turcs

Pour autant qu’on puisse le voir dans les dossiers accessibles, la plupart des diplomates turcs s’en sont tenus à la direction indiquée par Ankara. En janvier 1944 encore – alors que les diplomates turcs savaient très bien quel risque couraient les Juifs –, le consulat général turc à Paris donna au consulat de Marseille, placé sous son autorité, l’instruction de continuer à ne rapatrier les Juifs de la zone sud que dans des cas exceptionnels. Comme les Allemands ne libéraient les Juifs turcs qui étaient capturés et internés en camp de concentration qu’à condition qu’ils retournent en Turquie, il fallait aussi accepter le rapatriement des Juifs interpellés.  En d’autres termes : on acceptait le risque que ces Juifs soient capturés !

Initiatives spécifiques de diplomates turcs

On trouva des diplomates pour faire usage de leur marge de manœuvre et agir de leur propre initiative ; ce fut, par exemple, le cas d’Inayetullah Cemal Özkaya, consul général de Turquie à Athènes pendant la guerre. Lorsque le gouvernement turc, en mai 1943, fit savoir par l’ambassadeur allemand Papen que, sur les 39 Juifs turcs de Salonique, il ne « prenait d’intérêt » qu’à neuf personnes, Özkaya télégraphia aussitôt que 22 Turcs juifs étaient enregistrés, ce qui signifiait qu’il les plaçait sous sa protection.

En septembre 1943, lorsque les troupes allemandes occupèrent aussi les territoires grecs tenus jusque-là par l’Italie, Özkaya lança immédiatement le rapatriement d’une centaine de Juifs turcs, tandis que le gouvernement d’Ankara répondait, comme d’habitude, à la demande de rapatriement formulée par les Allemands, qu’il devait d’abord vérifier individuellement la nationalité des personnes concernées. Dans la nuit du 24 au 25 mars, la SS arrêta plus de 500 Juifs à Athènes, dont quarante Juifs turcs, et les conduisit au camp de concentration d’Haidari. Özkaya put obtenir la libération de 32 des personnes interpellées .

Selahattin Ülkümen, le « Juste parmi les Nations » turc


La plus fameuse opération de sauvetage menée par un diplomate turc pendant la Shoah est sans doute celle du consul Selahattin Ülkümen, à Rhodes. En septembre 1943, les troupes allemandes occupèrent l’île. En juillet 1944, le commandant militaire, Kleemann, organisa la déportation de 1 820 Juifs de Rhodes et de Kos vers Auschwitz. Seuls 179 d’entre eux survécurent. Plus de 40 Juifs de Rhodes furent sauvés par l’engagement de Selahattin Ülkümen. Arguant de la neutralité de la Turquie, il exigea la libération des Juifs turcs, désignant au passage quelques époux et enfants comme citoyens turcs, alors que ceux-ci ne détenaient pas ou plus la citoyenneté turque .

Sauvetage d’individus

On mesure de quelles possibilités disposaient les diplomates turcs au fait que, dans quelques cas individuels, on parvint même à sauver des personnes juives qui ne pouvaient pas se réclamer de la nationalité turque.

Les instances turques à Berlin délivrèrent ainsi des papiers à Max et Gertrud Naphtali, un couple juif-allemand. Tous deux avaient travaillé pour l’ambassade de Turquie. Le cabinet turc adopta une délibération spéciale aux termes de laquelle le couple Naphtali, à condition qu’il dispose de certificats pour la Palestine, obtenait un visa d’entrée pour la Turquie. Comme, à cette date (1942-1943), les règles fixées par les nazis interdisaient aux Juifs allemands de quitter le territoire du Reich, le consulat turc à Berlin établit pour les Naphtali des papiers turcs avec lesquels il leur fut possible de quitter l’Allemagne .

À Vienne, le consul général turc Behcet Özdoganci plaça un Juif du nom de Bertold Löwenstein sous sa protection personnelle. Löwenstein, qui s’était converti au protestantisme mais qui, aux yeux des nazis, entrait dans la catégorie des Juifs, avait abandonné la nationalité turque en 1938 et s’efforça, à partir de cette date, d’obtenir une renaturalisation. Les lois relatives à la citoyenneté turque ne le permettaient pas, mais le consulat lui délivra une attestation selon laquelle il devait être considéré comme un ressortissant turc jusqu’à ce que son dossier ait fait l’objet d’une vérification à Ankara.

Löwenstein fut présenté aux Allemands comme un employé du consulat. Lorsque la Gestapo l’arrêta, en mai 1943, le consul général imposa qu’il soit écarté du convoi déjà préparé et le logea même dans les locaux du consulat. La protection que le consul général Özdoganci accorda à Löwenstein n’était sans doute pas désintéressée. Celui-ci était marchand d’art et conseillait Özdoganci dans ses achats d’objets d’art. Ces exemples montrent toutefois la marge de manœuvre dont disposaient les diplomates turcs.

Même début 1945, le gouvernement d’Ankara resta sur sa position, qui consistait à ne pas laisser entrer dans le pays les Juifs indésirables : le 11 mars 1945, 137 Juifs originaires de Turquie arrivèrent à Istanbul à bord du Drottningholm dans le cadre d’un échange germano-turc de prisonniers civils. Ils avaient été libérés des camps de concentration de Bergen-Belsen et Ravensbrück.



Bien que l’arrivée du navire ait eu lieu quelques jours après la libération de Bergen-Belsen et que les récits bouleversants sur l’enfer de ce camp aient occupé aussi une large place dans la presse turque, les autorités turques refusèrent pendant des jours l’entrée en Turquie à 119 des 137 passagers. Seules de laborieuses négociations permirent à des organisations de secours juives d’obtenir que les rescapés puissent quitter le navire et soient internés dans trois pensions à Istanbul, aux frais de l’Agence juive.

Entre 2 200 et 2 500 Juifs d’origine turque furent déportés pendant la Shoah dans les camps d’extermination d’Auschwitz et de Sobibor, entre 300 et 400 supplémentaires dans les camps de concentration de Ravensbrück, Buchenwald, Mauthausen, Dachau, Bergen Belsen et autres, où beaucoup perdirent la vie.

D’autres succombèrent aux conditions de détention à Drancy ou Westerbork, furent exécutés ou torturés à mort par la Gestapo. À ce jour, les instances officielles turques ne se sont même pas donné la peine d’inventorier le nom des victimes et d’établir quel a été leur destin.

Des histoires inventées ou exagérées à propos de prétendues « opérations de sauvetage » turques alimentent en revanche la propagande politique.

Ce n’est pas seulement une falsification de l’histoire, mais un manque de respect pour les victimes.

Corry Guttstadt


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