La création du titre de Juste parmi les Nations
Si le titre de Juste parmi les Nations est aujourd’hui l’objet d’un emploi étendu, sa genèse n’a pas été véritablement étudiée.
Le dessein de créer une institution de mémoire israélienne pour « commémorer la diaspora disparue » voit le jour en 1942. Son artisan, Mordechaï Shenhabi, veut rendre institutionnellement hommage à des non-Juifs qui ont sauvé des Juifs est évoquée dès la première version officielle du projet.
« Le Temple du souvenir » y est décrit comme le lieu où sera notamment conservée « une liste des Justes parmi les Nations qui ont sauvé des âmes ou des biens de la Communauté ».
Il apparaît tout d’abord qu’à cette époque, le projet de rendre hommage à la mémoire des non-Juifs qui ont aidé des Juifs n’est pas une idée isolée. En Israël, par exemple, le 26 juin 1946, un Monsieur Yerdani écrit au Comité chargé de mettre en œuvre le projet Shenhabi pour lui suggérer de créer un livre qui pourrait s’appeler Les Justes parmi les Nations ou Les Amis d’Israël.
S’adressant pourtant de façon privée à cet embryon d’institution de mémoire, l’unique intention qu’il formule est celle de rendre symboliquement ce que ces gens ont donné par leurs actes de sauvetage. Il justifie sa requête en expliquant que « dans ce livre seront rassemblés pour la mémoire éternelle les actes de ceux qui n’étaient pas juifs et qui ont sauvé des Juifs dans les pays de l’extermination. Il s’agit de notre obligation morale face à ces sauveurs [qui] en général n’étaient pas si nombreux et qui nous sont d’autant plus chers ».
Un an plus tard, un autre propose, à son tour, la commémoration des Justes parmi les Nations. Plusieurs personnes ont donc simultanément le même désir de rendre hommage, en Israël, à ces sauveteurs non-juifs.
Plus encore, à l’époque, l’idée d’un tel hommage est ailleurs associée à une vision opposée du rapport entre cas individuels et attitude collective, éloignée de toute accusation.
En effet, également en 1945, la Belgique est le lieu d’une initiative comparable quant à sa forme, opposée quant à son cadre de signification. « Le Conseil des Associations Juives de Belgique, groupant la quasi-totalité des organisations juives de ce pays, a considéré comme un devoir envers les Belges généreux qui ont aidé les Juifs pendant la guerre, d’organiser une imposante cérémonie au cours de laquelle tous les organismes et les personnes à qui la population juive de Belgique est redevable à quelque titre que ce soit d’avoir pu échapper à la déportation, recevront l’expression de l’hommage et de la reconnaissance des Juifs de ce pays ».
À partir du 26 janvier 1945, de nombreuses lettres de témoignage arrivent au Comité responsable du projet. Deux mille « diplômes de reconnaissance » sont finalement décernés.
Dans le cas israélien, la loi instaure finalement le terme de Juste parmi les Nations pour répondre à cet objectif de commémoration des non-Juifs ayant sauvé des Juifs.
Après la formulation de son projet, Shenhabi continue à mener campagne et à prospecter. Pourtant, seule la perspective de la construction, à Paris, d’un Mémorial du Martyr juif inconnu réussit enfin, en 1952, à convaincre le gouvernement israélien de le mettre en œuvre.
Le projet de « loi sur la commémoration des martyrs et des héros – Yad Vashem » est finalement rédigé, par le gouvernement, en mars 1953. Les débats ne débutent que le 12 mai 1953 à la Knesset. La séance d’ouverture est consacrée à l’exposé des motifs. Présentés par Ben Zion Dinur. Le monument envisagé pourrait notamment prendre la forme d’un « diplôme ».
En juillet, après l’avoir envisagée dans ses précédentes réunions, la Commission décide finalement l’insertion d’un amendement destiné à « commémorer les Justes parmi les Nations qui ont risqué leur vie pour sauver des Juifs ».
L’importance du degré d’initiative pour juger de la qualité de Juste parmi les Nations. En résumé, « elle comprend tous ceux qui ont fait quelque chose ». Le 19 août 1953, la loi est votée à l’unanimité. Elle compte huit articles.
Alors qu’il est simultanément décidé que « Yad Vashem serait une institution laïque », l’alinéa sur les « Juste parmi les Nations » reprend un terme explicitement issu de la tradition religieuse. Le terme est une traduction de l’hébreu « Hasidei Ummot Ha-Olam ».
D’origine rabbinique, il désigne des non-Juifs craignant Dieu. Il apparaît dans le Midrash où il est fait référence à ces rares et exceptionnels « Justes parmi les autres Nations qui prient l’éternel » et auront droit à une part du monde à venir.
Puis, son emploi est généralisé dans la littérature médiévale pour désigner les non-Juifs faisant preuve de bienveillance à l’égard des Juifs. Le Zohar qualifie de « Hasidei Ummot Ha-Olam » tout non-Juif qui ne hait pas la Nation d’Israël et qui se comporte avec justice envers les Juifs. Le vocable finit par désigner les non-Juifs « amis » des Juifs.
Au xiie siècle, Maimonide mène la première véritable réflexion autour des implications de la notion de « Hasidei Ummot Ha-Olam ». Il est alors directement confronté à la question de la prise en compte, voire de l’évaluation, des non-Juifs et de leur culture par le judaïsme. Se plaçant dans le cas hypothétique d’une société au régime souverain juif, il s’interroge sur la question de savoir quelle place pourraient y avoir des non-Juifs, quels y seraient leurs statuts et obligations.
Les « Hasidei Ummot Ha-Olam » sont alors définis comme les non-Juifs qui acceptent la révélation du Sinaï et observent les sept lois de Noé. Pour Maimonide, ils ont droit aux honneurs de la communauté juive et à son éventuel appui matériel. Comme tels, et au même titre que l’ensemble des Juifs, ils « ont une place dans le monde à venir » et, corrélativement, au sein de la société juive.
Ultérieurement, à l’époque des Lumières et de l’émancipation, de la multiplication des relations entre Juifs et non-Juifs, le terme de « Hasidei Ummot Ha-Olam » perd de sa pertinence. Inspiré d’une volonté d’entente cordiale entre Juifs et non-Juifs, Moses Mendelssohn refuse la notion pour considérer que tous ceux, Juifs ou non-Juifs, qui se conduisent humainement ont « une place dans le monde à venir » et le même droit à la vie terrestre en commun.
Le terme de « Hasidei Ummot Ha-Olam » contient donc en lui-même une vision spécifique des rapports entre Juifs et non-Juifs conçus comme exceptionnels au sein d’une relation plus large vécue comme antagoniste.
Il pose, en creux, la question centrale de la légitimité et du sens de l’existence diasporique. Son emploi est donc chargé de valeurs en totale adéquation avec l’« esprit de la loi » décrit par Elimelech Rimalt lorsqu’il rapporte le texte de 1953 à la Knesset.
L’hommage que les députés israéliens ont entendu rendre est destiné à des non-Juifs qui, à leurs yeux, sont une exception, plus ou moins radicale selon les orateurs, au sein d’un monde non-Juif largement vécu comme hostile. Bubbah Eidelson évoque notamment l’attitude agressive que l’acte de sauvetage réalisé par cette femme lituanienne avait suscitée chez ses compatriotes et qui l’a conduit à venir en Israël après la guerre.
Mais l’étude des débats montre que le processus se distingue d’un « calcul » réfléchi. Une fois évoqué, l’emploi du terme semble aller de soi pour les députés, quel que soit leur bord politique. Alors que les frontières des actes qu’il est censé recouvrir sont l’objet de divergences, le terme lui-même ne donne lieu à aucune discussion. Le mécanisme à l’œuvre est celui des cadres normatifs du sionisme des années 50.
Si la décision de reprendre le terme de Juste parmi les Nations semble avoir été diffuse et largement due à des cadres normatifs, qu’en est-il du choix de sa traduction ?
En 1945, dans la version anglaise officielle du projet Shenhabi, elle est simplement traduite par « ces non-Juifs qui ont sauvé des gens ». Le Dictionnaire Encyclopédique du Judaïsme ou l’Encyclopedia Judaica lui préfèrent, par exemple, l’expression littérale de « pieux des nations ». De même, au détour d’un dossier, il est apparu que, pour une traductrice non informée de la formule française instituée, il est question de « Sages des Nations ».
Or le choix de cette « convention verbale » pour reprendre le terme de Maurice Halbwachs, n’est pas sans conséquence. Les variations entre des termes comme « Justes », « Sages » et « Pieux » sont autant de glissements d’un univers de significations à un autre. Peter Novick rapporte lui, d’ailleurs, directement le titre de Juste à son implication normative.
Aucune circulaire, ou document officiel, faisant état d’une décision explicite de traduire sous cette forme n’a été retrouvée. Or, les traductions officielles françaises et anglaises de la loi du 19 août 1953 divergent précisément sur ce point. Tandis que la première formule l’alinéa 9 de l’article 1 par la commémoration des « Justes parmi les Nations qui ont risqué leur vie pour venir en aide à des Juifs », la seconde parle de ces « high-minded Gentiles who risked their lives to save Jews ». La première traduction utilise le terme de Juste alors que la seconde est beaucoup plus proche des notions de « sages » ou de « pieux ». Enfin alors que la formulation française ne détaille pas l’identité non-juive des individus en question, celle-ci est explicitée dans la version anglo-saxonne. Il semble donc que la traduction initiale ne soit pas l’indice d’une politique délibérée d’imposition de la norme à travers le choix du terme.
Jusqu’au début des années 60, les rapports annuels d’activité de Yad Vashem ne font pas mention d’actions passées, ou à venir, destinées à commémorer les Justes parmi les Nations. L’étude de la correspondance entre Yad Vashem et ses principaux bailleurs de fonds indique que cela ne découle pas d’une absence de moyen mais que la volonté et l’intention elles-mêmes étaient inexistantes. En 1957, la question est inexistante parmi les « problèmes rencontrés par Yad Vashem dans son travail de recherche » enumérés par Ben Zion Dinur, devenu depuis Président de l’Institut.
Pourtant l’année 1961 marque un changement.
Dans son rapport d’activité, Yad Vashem ne mentionne toujours pas d’initiative spécifique concernant les Justes. Pourtant, cette année-là, l’Institut organise plusieurs cérémonies pour Yom HaShoah, « Jour du Génocide et de l’Héroïsme ».
Le rapport d’activité de 1961 s’arrête sur « la plus importante [qui] fut la cérémonie de clôture qui eut lieu au Carré du Mémorial, tout juste construit, sur le Mont du Souvenir. Elle réunit 6 000 personnes. Parmi ces deniers figuraient le Président Ben-Zvi, des membres du Gouvernement et du Corps diplomatique, des partisans et des combattants du ghetto et des Justes parmi les Nations ».
Le 23 mai 1960, Ben Gourion avait annoncé à la Knesset l’arrestation, et le prochain jugement en Israël, d’Adolf Eichmann. Son procès a commencé en avril 1961.
Le procès Eichmann est aujourd’hui considéré comme un tournant majeur dans la constitution de la mémoire du Génocide. Annette Wieviorka y voit, par exemple, le début d’une nouvelle « ère » en ce qu’il « a libéré la parole des témoins [et] créé une demande sociale de témoignages ».
Néanmoins, difficilement appréhendable au travers de canaux concrets, empiriquement identifiables, l’impact de l’événement est le plus souvent souligné en ce qu’il toucherait les représentations publiques et l’expression des mémoires vives.
La nature de ses conséquences finales sur la mémoire des Justes parmi les Nations est différente.
Le déroulement du procès induit ici très directement une modification du cadre institutionnel pris pour objet. Comme pour tout événement, la question se pose alors, à nouveau de savoir si la création d’un titre de Juste parmi les Nations compte parmi les intentions initiales des promoteurs du procès. Celle des objectifs qui auraient alors été poursuivis en découle simultanément.
Les motivations du Premier Ministre israélien dans l’organisation du procès sont connues. Elles touchent deux domaines distincts. Dans le contexte national, il doit renforcer la cohésion du pays. À l’international, il est supposé, d’une part, diminuer la légitimité de la diaspora, d’autre part, « faire honte au monde d’avoir abandonné les Juifs et inciter les grandes puissances à soutenir d’avantage l’Etat d’Israël ».
Constituant un véritable événement, le procès induit des effets allant au-delà de ceux recherchés, ou même simplement anticipés.
Le 2 mai 1961, le thème des « Justes parmi les nations » figure pour la première fois à l’ordre du jour de la réunion du directoire de l’Institut. Son Président, Aryeh Kubovy l’introduit en ces termes : « ces derniers temps se multiplient les appels concernant les Justes parmi les Nations. Lors de ma visite aux Etats-Unis, j’ai essayé de trouver une fondation spéciale et je ne me suis pas découragé. Je propose que Yad Vashem donne aux Justes un certificat en signe d’hommage et de remerciement et qu’on établisse un comité qui vérifiera chaque cas ». Les débats qui s’en suivent font évoluer les contours de la mesure envisagée.
En août 1961, lors de sa session plénière à Genève, le Congrès Juif Mondial annonce en effet la « fondation d’un Comité international pour rendre hommage à la mémoire éternelle des exploits de ceux, les Justes parmi les Nations, qui ont donné leur main et eux-mêmes pour sauver des Juifs à l’époque où il était plus simple de tuer mille Juifs que d’en sauver un seul. Ce Comité donnera une assistance matérielle à tous ceux parmi les Justes qui en ont besoin. Il les invitera à visiter Israël et publiera des documents sur leurs exploits. ».
En octobre, la Commission préparatoire de cette réunion inaugurale publie un rapport, intitulé Commémoration et Estime, qui donne à voir les objectifs poursuivis et leurs contours institutionnels69. Si les différentes interventions qui le composent rappellent, toutes, que la conduite du projet revient au Congrès, la composition du Conseil indique, simultanément, la forte imbrication avec la sphère politique israélienne.
Les ministres de l’éducation et de la culture, des transports, du culte et enfin des affaires étrangères, plusieurs députés, de bords politiques opposés, des responsables syndicaux et le Président du Fonds National Juif y participent. Le sionisme institutionnel est le point commun entre tous ces participants. Au côté de celles des responsables du Congrès Juif Mondial, le Président de l’Etat Israélien et celui de la Knesset rédigent leurs propres contributions.
En février 1962, l’Institut décide d’abord de créer un service administratif exclusivement dédié à cette mission. Dirigé, en supplément de sa tâche habituelle, par le directeur de celui des feuilles de témoignage, ce nouveau « Département », baptisé « des Justes », ne bénéficie cependant d’aucun budget et ses modalités d’action ne sont pas explicitées.
Le choix se porte, finalement, sur la plantation d’arbres.
L’Institut reprend par là un symbole national ancien. Support patriotique de la culture sioniste sécularisée, l’acte de plantation est « un rituel incontournable de connexion à la terre ».
Le choix des personnes honorées constitue une décision administrative, prise par le Président de Yad Vashem et ratifiée par son Comité exécutif. En fin de compte onze personnes plantent leur arbre le 1er mai 1962, le jour de Yom Hashoah sur le site de Yad Vashem.
La dimension patriotique et diplomatique de l’événement est également marquée par le choix de Golda Meir, ministre des Affaires Etrangères, pour faire le discours d’inauguration de l’Allée.
Pourtant, le 1er mai 1962, l’un des douze Justes prévu manque à l’appel. Comme le révèle Haaretz, Oscar Schindler « était absent à la cérémonie de plantation des arbres des Justes qui a eu lieu hier au monument du souvenir ».
Avec une semaine de retard, Oscar Schindler plante finalement son arbre. Il est accompagné des trois cents Juifs qu’il a sauvés.