Grands sages d'Israël

Juda Al-Harizi, troubadour juif et voyageur en Méditerranée

Espagne 1170-1235

Al-Harizi est un écrivain juif du Moyen-Age qui a vécu au contact de la culture arabe et s’en est inspiré.

Sefer Refou’at hagviya par Judah Al Harizi.

On peut considérer que son premier voyage s’est fait à travers la littérature, car après avoir traduit de l’arabe en hébreu l’oeuvre du célèbre poète al-Harîrl, il composera lui-même un recueil de Séances en hébreu pour rivaliser avec lui.

Sa vie

Juda ben Salomon al-yarizi est né durant la deuxième moitié du Xllème siècle.

D’après Schirman (1) il est né à Tolède. Schirman a retrouvé à Tolède un poète du nom d’Abraham al-Harizi, de la génération de Juda ha-Lévi et qu’il présume être son grand-père. Mais c’est surtout sa vaste culture arabe qui le conduit à supposer que Tolède était son berceau natal. Al-Harizi aurait reçu les connaissances et le goût de la traduc¬ tion à la fréquentation des lettrés de cette ville. Selon Kaminka (2) il serait né à Barcelone en 1165. Selon Reichert (3) en 1170 et enfin selon Carmoly (4) en 1175.

Après la prise de Cordoue, de Lucena et de Séville par les Almohades, les communautés juives furent détruites et ses membres se réfugièrent en Catalogne, dans le sud de la France, en Orient ou en Egypte.

La famille d’ al-Harizi, famille aisée dans une ville commerçante, se serait installée à Barcelone, en provenance de Séville, pour fuir, elle aussi, les Almohades en 1148, au moment où la famille de Maîmonide se réfugie en Afrique du Nord.

Puis, la famille d’ al-Harizi ayant subi des revers de fortune, Juda, à vingt-cinq ans, devient traducteur pour gagner sa vie. Il quitte l’Espagne une première fois en 1190 et se rend dans le sud de la France. C’est à Marseille qu’on lui commande la traduction du Commentaire sur la Michna de Maïmonide car il connaît bien les deux langues : l’arabe et l’hébreu et ses lectures de Maïmonide l’avaient impressionné dès son jeune âge. Il séjourne encore à Narbonne, à Lunel et à Beaucaire.

En 1216, al-Harizi part pour un long voyage qui a duré quatorze ans.

De l’Espagne, il est parti pour la Provence, de là en Egypte où il a vu Rabbi Abraham, le fils de Maïmonide, car ce dernier était déjà mort en 1204.

Puis il se rend en Palestine où il arrive en 1218, puis en Syrie, en Babylonie jusqu’à Bassora et au Golfe persique, de là il est sans doute retourné en Egypte par la mer, et de là par la Grèce et l’Italie du Sud, il est vraisemblablement rentré en Espagne et y arrive aux alentours de 1230. Il y meurt quelques années après son retour (avant 1235).

Werner Keller pense que :

« La victoire de l’Islam marqua profondément l’histoire du Judaïsme comme le déroulement de la politique mondiale. La conquête de la péninsule ibérique fut le premier pont jeté entre la Diaspora orientale et celle de l’Occident. Depuis le Jourdain ou 1 ‘ Euphrate chacun pouvait gagner tranquillement l’Egypte puis l’Afrique du Nord, les Pyrénées. D’un seul coup la porte du monde s’ouvrait devant les Juifs. Des forces longtemps opprimées allaient s’épanouir grâce aux innombrables impulsions reçues du royaume arabe et susciter sur le sol espagnol un renouveau extraordinaire » (5).

Certes, l’Islam apporte à l’Occident une culture extraordinaire dont bénéficient les Juifs qui s’adaptent très vite à cette culture mais avec l’arrivée des Almohades un cataclysme s’abat sur les communautés et bouleverse leur vie.

C’est dans ce contexte que le traducteur et le poète, al-Harizi lit les grands maîtres de la littérature arabe. Il se rend de communauté en communauté autour du bassin méditerranéen, vivant de ses poèmes et de ses traductions à la manière d’un troubadour.

Al-Harizi est un personnage aux multiples facettes, intéressant à la fois les historiens par les renseignements qu’il fournit sur les étapes au cours de ses voyages, les poètes car il a manié la langue hébraïque avec dextérité, les historiens de la langue hébraïque car il s’est montré un partisan farouche de l’utilisation de cette langue dans tous les domaines.

Il lutte contre l’usage de l’arabe et tente de démontrer que l’hébreu n’est pas une soeur pauvre.

Il intéresse aussi les historiens de la littérature. Lui-même critique littéraire consacre toute une séance à recenser et à juger les écrivains juifs de son époque.

Il a transmis des connaissances sur la musique du plus grand intérêt grâce à sa traduction du livre de Hunain ibn Ishak : Adab al-Falasifa. Ce livre contient dans sa première partie trois chapitres (18-20) sur la musique. Comme il est de coutume dans le genre surnommé « adab », le texte est composé de maximes et d’aphorismes formulés par les philosophes grecs anciens et autres écrivains célèbres. Il s’agit du pouvoir miraculeux de la musique et de son influence sur l’esprit, sur l’âme, sur le tempérament et même sur la vie animale par sa valeur thérapeutique.

Al-Harizi a été le premier à introduire ces idées de l’hellénisme tardif qui ont été transmises par Hunain à la philosophie arabe , dans la philosophie juive et la pensée musicale.

Etant donné que le texte original arabe n’a pas encore été publié à partir des manuscrits, la version hébraïque d’al-Harizi et ses traductions modernes (bien qu’inexactes) sont encore aujourd’hui l’unique source où puisent les étudiants en histoire musicale (6 )•

Enfin, s’il intéresse les traducteurs dans la mesure où il était en concurrence avec un autre grand traducteur de Maïmonide, Samuel Ibn Tibbon, il intéresse surtout les historiens de la littérature par ses poèmes, son grand poème Tahkemoni , une version hébraïque originale, calquée pourtant sur le genre des Makamat ou Séances tel qu’en a composé l’un des poètes arabes les plus connus al-yarîrî . La ressemblance de leurs noms est purement fortuite. Al-Harîri signifie « le soyeux » tandis qu’al-Harizi « le rimeur ».

Ses oeuvres

a) Ses traductions

Al-Harizi découvre ses talents littéraires à travers son travail de traducteur. Ses traductions sont nombreuses, importantes et méritent d’être énumérées. Il a traduit principalement dans les domaines de la poésie, de la philosophie et de la médecine, de l’arabe en hébreu.


1. En poésie :

Entre 1205 et 1215, pendant son séjour à Tolède] £ï traduit les Makamat ou Séances d’al-Harlrl que l’on nomme Mahberot Ithiel d’après le nom du personnage principal car le manuscrit étant incomplet le véritable nom choisi par al-Harizi ne nous est pas parvenu.

2. En sciences religieuses :

De Maïmonidë : Le Commentaire sur la Michna traduction effectuée à Lunel, à la demande du rabbin Jonathan Cohen. Les traducteurs y trouveront . avec intérêt des considérations sur le métier de la traduction dans l’introduction qu’ al-Harizi ajoute à cet ouvrage.

Maïmonide : Michné Thora. Là, il se contente de ne mettre en vers qu’un seul chapitre. C’est du reste le seul ouvrage que Maïmonide ait écrit en hébreu, tous ses autres écrits ont été rédigés en arabe.

3. En philosophie :

Maïmonide : Le Guide des Egarés à la demande de Rabbi Joseph et de Rabbi Meïr, les Tosafistes et qu’il traduit lors de son séjour à Jérusalem. Sa version a été attaquée violemment par Samuel Ibn Tibbon qui se trouvait en concurrence. Ibn Tibbon, dans son lexique intitulé Perouch mehamilot hazarot (explication des mots étrangers) paru en 1213 l’accuse de faire preuve d’ignorance dans la matière spéculative. Il est cependant certain que la traduction d’ al-Harizi est supérieure à celle d’Ibn Tibbon en ce qui concerne la beauté du style et la pureté de la langue. Elle fut très estimée déjà de son temps.

Chemtov ben Falaqueira qui florissait vers 1260 consacre un chapitre de ses oeuvres à attaquer les erreurs d’Ibn Tibbon et il a sous les yeux la version d’ al-Harizi dont il fait l’éloge. Du reste la version latine qu’ont lu Albert le Grand et Saint Thomas d’Acquin est une traduction faite sur le texte d’al-Harizi dont on ne retrouve le texte qu’au siècle dernier. La traduction anonyme publiée par Augustinus Giustiniani à Paris en 1520 et dont se sont servis les scholastiques chrétiens a été établie sur le texte d’al-Harizi. C’est donc à ce dernier que revient l’honneur d’avoir diffusé ce chef-d’oeuvre dans le monde savant du Moyen-Age .

Aristote : Traité de morale sous le titre Igeret moussar, La Politique, Apophtegmes des philosophes.

 

En médecine : il traduira trois auteurs : Honain ibn Ishak, al-Ibadi 1809 ? -873) médecin musulman converti au christianisme, de Galien : De anima et le Traité de médecine du médecin de Pergame.

b) Ses oeuvres personnelles :

1. En poésie : tahkemoni ou recueil de cinquante séances, Sefer ha-Anak, recueil de poèmes.

Bien que défenseur de la langue hébraïque, on retrouve parmi les manuscrits de la Gueniza du Caire d’autres Séances et poèmes de sa plume en arabe.

2. En linguistique : Mavo el-lechon ha-kodech (Introduction à la langue sacréeT.

3. En médecine : Refou’at ha-gueviya (La médecine du corps ) .

Al-Harizi est un auteur représentatif du contact enrichissant entre deux cultures : juive et musulmane mais il réagit devant le danger d’assimilation linguistique à une période troublée par les Almohades qui est celle des conversions forcées et des persécutions.

A la demande de Joseph ben Soussan de Tolède, il traduit le chef-d’oeuvre de la littérature arabe : les Makamat ou Séances d ‘ al-Harirî .

Or, cet ouvrage est considéré le plus grand après le Coran. Al-Hariri, en effet, est admiré par tous les adorateurs de poésie dans le monde arabe de Babylone jusqu’en Espagne.

Introduites en Espagne par l’andalou Youssouf Ibn ‘Ali al-Qudâ’i , à partir du début du Xllème siècle, les Séances d’al-Harîrî firent partie du programme d’études des lettrés andalous . Mais son succès est dû surtout au déclin du goût littéraire. Pâle reflet des Séances de al-Hamadhani , le créateur du genre. Il créa un représentant typique de ces écrivains vagabonds dont il faisait lui-même partie, et qui avaient recueilli l’héritage des poètes de hidja des premiers temps de l’Islam, tels que Hutaia. L’oeuvre la plus originale de Hamadhani semble être la création souvent très spirituelle du rôle toujours changeant de son héros Abu ‘ 1-Fath al-Iskandari .

Les Séances d’al-Harïri témoignent d’un constant souci d’imitation. Ce qui a plus chez lui, c’est certainement une maîtrise inégalable de la langue arabe et une possession parfaite de son inépuisable vocabulaire.

« L’influence d’al-Harîrï sur la littérature arabe a été immmense ; elle s’est faite sentir partout où l’Islam a pénétré avec la langue de Mahomet, c’est-à-dire depuis la mer du Bengale jusqu’à l’Océan Atlantique, depuis les bords de la Volga jusqu’aux rives du Niger. Dans toutes ces contrées les . Makamat d’al-Harirî ont servi à initier les hommes lettrés à une connaissance raisonnée de la langue arabe ; dans toutes ces contrées, au milieu de la décadence générale des études, elles continuent à être employées au même usage » (7).

D’autres poètes juifs s’étaient essayés à le traduire mais en vain.

Car il faut dire que « la langue d’al-Hariri est très complexe, elle recourt à différents niveaux de la langue selon les couches sociales représentées comme celle des « parasites », beaucoup de citations du Coran, une abondance d’allusions à la tradition musulmane et au folklore arabe, sans parler des jeux de mots complexes, des devinettes, une épitre que l’on peut lire à l’endroit et à l’envers, un poème dont on peut retrancher toutes les fins de strophes, etc… Al-Harizi, en général, a choisi la traduction libre, c’est-à-dire qu’il a voulu tout d’abord faire passer l’esprit du texte original arabe en se gardant d’enfreindre les règles de la langue hébraïque » (8).

Al-Harizi- défenseur de la langue hébraïque

Si al-Harizi se flatte d’avoir fait la plus belle traduction d’al-Harîrî, il regrette d’avoir employé ses talents à cette traduction au lieu de composer lui-même un livre en langue hébraïque et de s’être empressé de « garder la vigne des étrangers tandis qu’il négligeait la garde de sa propre vigne » .

A une époque où tous les grands savants et les philosophes juifs écrivent en arabe, la langue du pays où ils habitent, hormis la poésie, al-Harizi est avant tout un farouche défenseur de la langue hébraïque.

Déjà au Xème siècle toujours en Espagne, Menahem ibn Sarouk en composant un dictionaire qu’il intitule Mahberet (cahier) rédige, en quelque sorte, une « défense et illustration de la langue hébraïque ».

Dounach ben Labrat, à son tour, se proposa de montrer que l’hébreu était la langue originelle et de prouver par l’étude des correspondances de vocabulaire que l’hébreu était de l’arabe à l’état pur.

En même temps qu’ al-Harizi s’efforçait de montrer au monde entier la beauté de la langue hébraïque, il voulait diffuser sa connaissance parmi les nombreux indifférents qu’il rencontrait parmi ses frères. C’est peut être ce qui explique le titre de ses Séances Tahkemoni qui est le nom d’un des soldats de la garde d’élite du roi David.

Moïse ibn Ezra (1070-1140) avait écrit son Kitab al-Muhadara wa1 mudakara (Chirat Israël en hébreu) pour faire bénéficier la poésie hébraïque de l’acquis de la rhétorique et de la poétique des Arabes (9). Al-Harizi veut démonter que

« la langue hébraïque est aussi flexible que l’arabe, qu’elle peut, elle aussi, exprimer les sujets les plus légers comme les plus graves et cette démonstration n’était possible qu’en traitant des questions analogues à celles qui plaisaient aux lecteurs musulmans » (10).

Al-Harizi- auteur

Al-Harizi s’est taillé une place de choix parmi les écrivains hébraïques du Moyen-Age.

Il la doit avant tout à l’originalité de son style léger et divertissant, émaillé de sous-entendus. Il la doit aussi à la diversité des sujets qu’il aborde. Ses voyages lui ont permis de décrire des scènes de combat. Or il est le seul à le faire avec Samuel ha-Naguid (993-1056).

Il est le premier également à avoir décrit une tempête en mer si l’on excepte Juda ha-Levi. Ses descriptions de la nature sont plus concrètes que chez tous les autres poètes hébraïques en Espagne; il s’en dégage même une envie irrésistible de vivre à la campagne.

On trouve dans son oeuvre une prédilection pour le monde animal dont on ne trouve aucun exemple dans les oeuvres de ses prédécesseurs.

Le genre littéraire des Séances transmis de génération en génération dans la littérature arabe est adopté aussi par la littérature hébraïque qui lui emprunte les formes et les thèmes.

Fiction ou réalité locale habillée d’un vêtement littéraire, c’est une pièce en prose rimée, entrecoupée de vers mesurés selon la prosodie arabe et reproduisant sous une forme plus poétique les idées déjà exprimées en prose.

La Séance raconte une aventure passionnante, un récit enchanteur, décrit un événement se déroulant sur place mais que l’auteur situe dans un pays lointain, généralement en Orient. Les Makamat qui signifient Séances ou Entretiens sont une allusion aux lieux’ où l’on se réunit pour passer son temps à écouter, voire à faire des discours artistiquement conçus (11) (en hébreu lieu se dit makom ) .

Chez al-Harîrï comme chez al-Harizi il s’agit d’une suite de cinquante pièces différentes présentées dans un ordre détaché, de sorte que leur relation réciproque repose uniquement sur les personnages, chacune des séances formant par ailleurs un tout en soi. La prose rimée qui est le style adopté pour ce genre littéraire, est une formule très appropriée pour l’arabe étant donné le grand nombre d’homonymes que compte cette langue.

Cela n’est pas moins vrai pour l’hébreu, langue sémitique apparentée à l’arabe et qui, aux yeux des grammairiens du moyen -âge espagnol, représentait par rapport à l’arabe ce que le latin est au français . 

Dans ce recueil de séances deux personnages essentiels font le lien entre elles. L’un est le personnage principal et l’autre le narrateur, celui qui accompagne le héros, et celui qui l’explique au lecteur car il le connaît avec toutes ses qualités et ses défauts.

Le narrateur aime les sciences et apprécie la culture, il recherche la compagnie de gens cultivés. Le personnage principal est un poète errant qui possède de grands dons, beaucoup de connaissances, un véritable érudit. Ses propos abondent en sagesse et en finesse, ils sont brillants par leurs allégories et leur poésie.

Mais là où il fait preuve de grandeur il se montre faible aussi : aimant la liberté par-dessus tout, il est incapable de vivre dans le cadre permanent d’aucune société et d’agir selon le code des gens qui y vivent.

Le centre de l’action repose entièrement sur deux personnages : chez al-Harirl , Abu Zayd, un grand filou, grand orateur qui rentre cependant dans les sympathies du lecteur et Harith ben-Hamam, un voyageur qui raconte des plaisanteries.

Al-Harizi dans son oeuvre calquée, bien qu’il s’en défende absolument, donne les noms suivants à ses deux personnages: le narrateur s’appelle Heman ha-Ezrahi et le voyageur Hever ha-Keini. Le narrateur bon enfant dialogue avec le héros sournois, farceur qui se déguise, un bohémien intellectuel qui change d’aspect d’une séance à l’autre.

Al-Harizi -voyageur et troubadour

Al-Harizi s’inscrit dans la lignée des grands voyageurs juifs partis pour l’Orient et la Terre Sainte.

Il écrit pendant son voyage et non comme certains à leur retour.

Avant lui il faut citer surtout Benjamin de Tudèle (1166) et Petahia de Ratisbonne (1170-80). A la même époque : Jonathan ben David de Lunel et Samuel ben Simson.

Al-Harizi est à la fois un voyageur et un pèlerin mais surtout un troubadour ce qui ne rend pas la tâche facile à ses lecteurs à la recherche d’éléments historiques, ethnographiques , en un mot « scientifiques ».

Si les pèlerins semblent généralement se diviser en trois catégories principales, notre auteur répond pratiquement aux trois.

1. Les pèlerins bien pensants, nai’fs, qui traversent la Méditerranée et arrivés en Terre Sainte, ne donnent aucune description des hommes, ni juifs ni chrétiens. Ils s’intéressent principalement aux lieux saints et aux tombeaux. C’est le cas de l’émissaire de Rabbi Yehiel de Paris, Rabbi Jacob qui voyage en Terre Sainte en 1238, donc peu après al-Harizi. Contrairement à ce que fait al-Harizi, il ne donne aucune description de la situation de la communauté juive et se concentre principalement sur la description des lieux saints et des tombeaux.

2. Les pèlerins versés dans les Ecritures, juifs ou chrétiens, qui citent l’Ancien et le Nouveau Testament. Al-Harizi semble nourri du texte de la Bible et comme tous les poètes juifs espagnols, son écriture est émaillée de citations et d’allusions au texte biblique. Bien plus, il arrive à utiliser le vocabulaire biblique d’une manière tellement originale et inattendue, qu’une certaine note d’humour se dégage de ce style.

3. Une minorité de pèlerins jette un coup d’oeil sur les environs. Ils décrivent la faune et la flore comme Bukhardt (1283).

Si al-Harizi ne s’est pas livré à cette recherche spécifique, il se distingue néanmoins par un chapitre sur la chasse, ou un traité de cynégétique (Séance XXV).

Respectueux de la nature, souvent ses descriptions laissent transpercer une nostalgie de la vie à la campagne. L’un des morceaux les plus divertissants est cependant « Le discours du coq », son titre en arabe, : « Le paysan » chapitre dans lequel Hever ha-Keni voulait tuer le coq qui l’avait empêché de dormir toute la nuit, mais comme celui-ci lui échappe, il écoute son sermon.

En réalité l’auteur fait le panégyrique du végétarisme.

Comme Marco Polo, il était animé de la flamme de l’aventure. Son livre Tahkemoni , reflète le monde parfois avec fantaisie, parfois relate les faits avec sobriété.

Il est parti deux fois d’Espagne.

La première fois à l’âge de vingt ans à la recherche de sources de revenus principalement dans le domaine de la traduction. De cette époque nous parviennent quelques détails dans son Introduction à sa traduction du « Commentaire sur la Michna » de Maïmonide.

Son premier voyage s’arrête donc en Provence et il semblerait qu’il soit retourné en Espagne.

C’est seulement des années plus tard qu’il commence son pèlerinage hasardeux et qui durera quatorze ans, celui qui le conduira du sud de la France, à travers la Méditerranée à Alexandrie, le Caire, Fostat, en Egypte, puis au nord, en Palestine où il pleure sur la désolation de Jérusalem, puis Damas, Homs, Alep, et entre l’Euphrate et le Tigre, Mossoul, Bagdad et Bassora.

A la différence de Marco Polo au XlIIème siècle, qui alla plus loin qu ‘ al-Harizi , mais raconta en prose et avec les yeux d’un marchand, al-Harizi erra dans tous ces pays comme poète, critique de moeurs et de littérature. C’était un troubadour juif pour lequel les faits de la vie étaient secondaires par rapport à son but. Il était à la fois philosophe, poète, théologien et savant, plein de verve et de satire mais avant tout un conteur.

Page du livre Tahkemoni de Juda al-Harizi recopiée par Saadia ben Avraham en 1282. Collection de Ms du British Museum à Londres n° Add 27.113 132 b (d’après G. Margoliouth, Catalogue of the Hebrew and Samaritan Manuscripts in the British Museum III, plate V, London 1915), reproduite dans le livre de Schirman, La poésie hébraïque en Espagne et en Provence

L’ouvrage Tafrkemoni a son importance dans la mesure où il nous offre plus que tout autre ouvrage en hébreu de cette époque, un merveilleux tableau panoramique du XlIIème siècle, plus particulièrement des pays qu’ al-Harizi a traversés comme vagabond intellectuel.

Il avait des flèches acérées à l’égard des aristocrates juifs qui l’avaient boudé et s’étaient montré avares de leur générosité envers lui.

Comme il savait aussi glorifier le Prince de Damas, chef de la communauté, Samuel-al-Barkoli , et l’exilarque Josiah, pour l’avoir patronné et avoir été généreux envers lui.

Son livre est dédicacé à chacun de ces deux nobles juifs. Il faut présumer que chacun d’entre eux ignorait la dédicace à l’autre. L’ouvrage était en cours de rédaction, il le dédicace à Samuel al-Barkoli dans la makama d’introduction et à l’autre dans la première makama.

N’oublions pas qu’al-tfarizi, ménestrel errant devait recourir à des astuces pour subsister.

Par ailleurs, son voyage revêt un caractère culturel car al-Harizi a eu une influence partout où il est passé, une influence dans l’esprit de la culture hébraïque d’Espagne.

La plupart de ses écrits ont été composés durant ses voyages et ses oeuvres reflètent ses pérégrinations.

Parmi les renseignements les plus intéressants sur le plan historique que nous ayons trouvés dans les écrits d’al-yarizi, ce sont les noms des notables des communautés juives d’Orient au XlIIème siècle.

Ceci dans une maquama écrite en arabe et qui a été retrouvée parmi les manuscrits de la Gueniza du Caire (12). Dans cette même maquama, il est question des misères de la guerre qu’ont subi les communautés juives du Caire et de Fostat durant les quatre dernières années, et durant lesquelles Rabbi Menahem a déployé sa générosité ce qui conduit al-Harizi à le porter aux nues pour ses bonnes actions.

Une accalmie survient avec la victoire des Ayyoubides. Al-Harizi fait certainement allusion à la croisade de Damiette. Les armées chrétiennes campaient près de Damiette en été 1218 et ont pris cette ville en novembre 1219, et c’est seulement en automne 1221 que Damiette revint aux mains des Ayyoubides et qu’ils quittèrent l’Egypte.

Les Juifs avaient de bonnes raisons de craindre les conséquences désastreuses d’un éventuel succès de l’expédition des Croisés.

Le texte d’ al-Harizi qui est un long panégyrique enthousiaste à la gloire des Ayyoubides, « les rois de l’Islam qui ont été assistés par l’aide de Dieu, grâce auxquels ils ont tous été sauvés… », donne une idée des sentiments des Juifs de l’époque.

Dans l’introduction au chapitre 46 du manuscrit retrouvé et publié par Stern, Heiman ha-Ezrahi, le narrateur raconte :

« Durant son voyage de Bagdad à Elam, il rencontre une caravane d’Ismaélites venant de Guilead et qui campaient dans le désert. Il se mêle à eux et aperçoit Hever ha-Keni . Questionné par Heiman, Hever lui raconte qu’il vient de Guilead et se rend à Elam. Quand Heiman lui demande s’il a rendu visite à des communautés juives d’Orient et d’Egypte ainsi que des pays voisins comme Elam, il répond qu’en effet, il a vu les habitants de toutes les villes de ces pays et étudié leurs coutumes. Parmi ces ooutumes ou traditions, il est intéressant de noter qu’il mentionne la maison de Moïse en Egypte. Au cours de son voyage jusqu’au Caire, al-Harizi passe tout d’abord trois jours dans la résidence de Moïse où il fait ses dévotions. Il se réfère certainement à la synagogue de Dumuh, qui d’après la tradition se trouvait à l’endroit où Moïse se retirait après des entretiens avec le Pharaon et qui s’appelait la synagogue de Moïse » (13).

Dans cette courte étude il nous semblait opportun de citer al-Harizi lui-même dans l’éloge qu’il fait au voyage. Ce manuscrit a été publié par Stern en 1964. Il s’agit du discours de Juda ben Harizi l’espagnol. (C’est le seul endroit où le narrateur se nomme par son vrai nom).

« J’ai erré de pays en pays… J’ai séjourné sous les tentes dans le désert, je me suis lié d’amitié avec des Arabes, des fils de notables, des beaux parleurs ; ils m’ont logé dans leur ombre, ma tente était la leur, je vivais avec eux à l’ombre du courage et ils furent pour moi une forteresse, et tant que je fus avec eux je ne connus point d’inquiétude ni de tristesse » (17).

Nombre de traducteurs illustres se sont efforcés de rendre l’oeuvre d’ al-Harizi en français. J’essaye, à mon tour d’apporter ma pierre à l’édifice en traduisant la Séance consacrée au voyage

Séance XXVI: Des choses de la route et tout ce qui s’y rapporte.

Des avantages et des inconvénients du voyage. Heiman ha-Ezrahi nous a raconté ce qui suit : Je me suis rendu à Bassora avec des marchandises. Un jour que je me promenais dans les rues de la ville afin de connaître ses habitants nombreux et jeunes, j’aperçus des jeunes gens de belle allure qui s’étaient réunis pour philosopher. Ils lançaient des arguments pertinents. Je m’approchais d’eux pour respirer leurs propos parfumés et m ‘abreuver à leur pluie bienfaisante. Tandis que je les observais et écoutais leurs propos, un vieil homme s’approcha d’eux et leur dit:

« Tournez vos yeux vers le Ciel et souvenez-vous de votre Dieu. Ne mettez pas votre confiance en votre fortune car le monde est voué à la destruction et il disparaîtra comme la pourriture. L’homme ne peut trouver de satisfaction que dans la charité. Elle lui épargnera la descente aux enfers et les affres du feu ».

Moi, homme, j’ai connu dans le monde de l’errance tous les chagrins et les afflictions. Je suis presque descendu dans la tombe. J’ai bu jusqu’à la lie les fatigues des tribula¬ tions ; j’ai avalé des coupes d’amertume. J’ai connu les misères et les mauvaises aventures. Car il n’y a pas de fatigue plus mauvaise que celle des chemins, là où les idées s’embrouillent, c’est pourquoi les grands de la terre ont dit :

« La marche rend perplexe. Le voyage est source de tristes aventures, la séparation, source-de-crainte, et le voyageur qui quitte son pays pour se rendre là où il le désire, son âme sera rassasiée de malheurs. Il ne pourra pas dresser la tête, le soleil le frappera, la tempête l’accablera, la sécheresse le brûlera, la pluie le lessivera, le vent le repoussera, il marchera de l’aubé à la nuit. Le jour frappé par la sécheresse, la nuit par le froid glacial. Tantôt il escaladera des’ collines, tantôt il descendra dans les vallées. Il fendra les flots des rivières et foulera les montagnes. Il marchera dans les forêts et les déserts, il traversera les flots et les vagues, il marchera dans les déserts parmi les serpents et les lions, les bêtes féroces et quand les pluies s’abattront sur lui, il sera secoué de terreur, ses yeux feront couler des larmes de sang. Il se fatiguera à la marche, il souffrira à la montée comme à la descente. Et s’il tombe de sa monture, ses vêtements seront trempés d’eau et de boue. Son cheval sera emporté par les eaux destructrices, son corps et ses membres tremperont dans 1 ‘ eau et son coeur sera pris dans la fournaise des fournaises. Sans compter les dangers de la route, les frayeurs et les craintes que les brigands l’attaquent pour le conduire aux portes de la mort. Et s’il réussit à s’évader, ils le laisseront nu, aussi nu que le jour où il est sorti du ventre de sa mère. Et s’il voyage à pied, il connaîtra les calamités et les maladies, car les pierres le feront souffrir, les ronces le harcèleront, les ornières le feront tomber face contre terre, quand il traversera les eaux il se noiera. Quand la neige tombera, il sera saisi de tremblements, ses vêtements seront blancs, son coeur noir de tant de chagrin, comme un nid de colombes, blanc au dehors, et noir au dedans. S’il voyage en mer, les vagues le soulèveront et le frapperont avec colère. Il sera d’une autre humeur, ou bien il maudira le jour de sa naissance et il renoncera à vivre, en voyant le bateau se soulever vers le haut et descendre dans l’abîme, tandis que ses entrail¬ les secouées, montent et descendent ; il sera contraint de jeter à la mer sa marchandise pour sauver sa vie, et s’il en réchappe, sa joie sera démesurée. Il aura l’impression d’être né ce soir là. Et, bien qu’ayant abandonné sa fortune à la mer et resté dénué de tout, ce jour là, il sera heureux bien que pauvre et malheureux. Car c’est son âme qu’il aura gagné comme butin et après tous ces malheurs et ces pérégrinations amères, s’il n’a pas trouvé de réponse à sa question, sa fatigue aura été vaine. C’est ce que rencontre tout voyageur qui quitte son logis, comme l’oiseau migrateur qui quitte son nid : quand il est frappé à la tête, il préfère la mort à la vie » .

Puis il prononça l’allégorie suivante :

Celui qui passe sa vie à voyager, il se fatigue et n’économise point ses forces.
Son âme est ceinte de chagrin et ses yeux marqués d’un cerne bleu-nuit.
Il aura tant arrosé les chardons de ses larmes qu’ils pousseront dans le désert.
Et quand il croira avoir trouvé le repos et la tranquillité Il sera temps de se réveiller et de sonner la trompette.
Ses pieds avancent jour et nuit comme s’ils ne pouvaient trouver le repos.
Son âme est, tous les jours, comme un oiseau rivé à une fronde. Et son gîte lui semble une prison. L’errance, une délivrance.
Quand il eut achevé son discours et son poème l’un des jeunes gens lui dit :

« Nous savons que tu parles clairement mais tu ne te souviens que des vicissitudes du voyage et tu as gardé pour la fin le mal que tu voulais en dire. A présent raconte nous ses qualités ».

De la même façon que tu nous a conté ses défauts, souviens-toi de ses douceurs comme tu t’es souvenu de ses désagréments .

II répondit en ces mots : si le voyage est mauvais et la marche conduit à la perplexité, s’il est plein d’amertume, le voyageur qui trébuche trouvera le salut en marchant, une guérison à ses plaies car en voyageant, l’homme atteint son but, il se renforce, il s’affermit et pointe ses flèches sur ses ennemis.

Sans le voyage il n’aurait pas connu la chance, il ne se serait pas enrichi ni connu la force. En peu de temps, le voyageur rencontre son bonheur sur les routes et multiplie son or. Aujourd’hui , ce pauvre hère , encore nu hier, ressemblera demain au fils d’un roi. Celui qui reste à la maison et ne quitte pas les abords de son lit n’écartera pas de lui la honte, ne quittera point son malheur, s’il ne quitte point son pays, le chagrin n’abandonnera point son coeur. Tant qu’il n’aura pas quitté son logis, tant qu’il restera fixé dans son terroir, il ne trouvera pas ce qu’il veut, c’est pourquoi les philosophes et poètes disent : le voyage est le salut, la marche, une bénédiction. Tout voyageur exauce son souhait, tout marcheur domine ses passions. L’errant recueille le fruit de ses recherches. Celui qui reste sans bouger est comme une pierre immobile. En marchant, il connaîtra de nouveaux visages et guérira son coeur des blessures profondes. Il connaîtra une nouvelle jeunesse et son auréole scintillera. Son agitation s’apaisera et son chagrin se dissipera. Il rentrera dans son pays les poches pleines, sa chance en bonne voie, il y trouvera des amis qui rechercheront sa compagnie, les yeux tournés vers la grand’ route.

Puis il prononça l’allégorie qui suit :

Celui qui a peur en voyage sera comblé de malheurs et ne manquera pas de peines.
Le paresseux qui tourne autour de sa maison est comme un pieu fiché en terre.
Le chagrin ne le quittera point. Il ne connaîtra que des malheurs. Tandis que l’homme clairvoyant part en mer, pour l’Orient.
Jusqu’à ce qu’il trouve la guérison de ses souffrances. Le valeureux méprisera l’immobilité jusqu’à ce qu’il exauce ses désirs en se mettant en route.
Il découvrira les merveilles de ce monde en marchant. Il accumulera des fortunes, il acquérira la science et la connaissance.
A son retour il annoncera la bonne nouvelle et apportera le salut à ceux qui l’ont attendu.

Quand il eut achevé son poème et mit fin à ses propos, tous le bénirent et lui firent la charité. Puis ils voulurent connaître son nom. Il répondit alors :

Moi, Hever, qui ait composé ces vers,
Mes paroles sont des flèches plantées dans le coeur de mes ennemis Je suis capable, par mes louanges, de monter les plus vils aux nues .
Ma langue peut couper la tête des plus grands.
J’exalte les plus méprisables avec les charmes de mon langage.
J’accable de honte les plus grands orgueilleux.
Celui qui est gonflé d’honneurs, je le fais descendre aux enfers .
Mais le plus méprisable, je le fais monter jusqu’aux nues. (15).

Ainsi comme dans toutes les séances, le personnage révèle enfin son identité, car il apparaît chaque fois sous un autre aspect, comme dans les Makamat d’al-Harîrï. Et, au cours de cette révélation, il dessine les caractéristiques du parfait troubadour : celui qui par ses paroles encense ou descend en flammes les personnages de son choix.

Mais il faut surtout mentionner l’un des passages les plus poétiques et divertissants à la fois. Le narrateur rencontre Hever ha-Keni pendant qu’il cherchait une chamelle en fuite dans le désert. Hever ha-Keni lui fait le récit suivant :

« Sache que j’étais de bonne humeur, les ailes de la pensée me poussaient à partir en voyage… Je décidais de partir pour Amon, j’ai loué une des filles de la mer, une noire et non l’une des filles d’Eve, noiraude et belle, rapide comme l’éclair, et sur les ailes du vent, elle court, elle vole, elle voyage sans pieds, vole sans ailes, elle monte et descend, elle est enceinte et elle accouche, elle ne reste pas sur une vague. Ses fils courent sans cesse dans ses entrailles, ceux qui l’habitent ont une âme et ceux qui la parcourent ont de l’esprit. Quand elle fait claquer ses drapeaux, elle s’enveloppe dans ses manteaux, quand sa colère est dans ses flancs, quand le vent faiblit au-dessus d’elle, elle se découvre le visage et les flancs, elle ôte son écharpe et lorsque nous montons sur son dos, nous sommes comme une énigme en son coeur. Nous sommes partis du désert pour nous rendre au bateau, elle nous a abreuvés comme si le continent s’était couvert de honte, il avait disparu, il n’y avait plus que l’eau et le ciel, les deux ressemblaient à des mers. Il n’y avait plus de différence entre les eaux et les eaux… » (16).

Il s’agit là sans doute d’un des plus beaux morceaux d’ingéniosité à la manière orientale, procédé utilisé maintes fois dans les Mille et une nuits. L’auteur nous tient en haleine pendant plusieurs lignes avant de nous livrer le secret de sa métaphore.

Si le voyage est tout d’abord un déplacement dans l’espace, celui d’al-Harizi dans ses Séances, est en quelque sorte une structure illusoire adoptée sur le modèle d’al-Harlri. Chaque séance porte le nom d’une ville. Certes l’espace se creuse entre les séances mais le saut prodigieux qui s’accomplit d’une séance à l’autre fait passer sans ménagement, et sur le coup de dés le plus hasardeux, d’une ville à l’autre. Impossible de retracer donc un itinéraire géographique praticable. Il faut surtout en retenir l’atmosphère du voyage, ses difficultés .

Pour donner un exemple de l’incohérence du trajet parcouru : au chapitre VII il se rend à Suse en quittant Tyr. Au chapitre VIII il est en Egypte, au chapitre XII à Assour (Mossoul), Arbel, Haran, Mésopotamie (Bagdad, Kalna, Pisga, Hamath, Damas). Au chapitre XIV en mer et au chapitre XX l’auteur raconte à une personne voilée qu’il est venu d’Espagne faisant route vers la Grèce. De No-Amon (Alexandrie selon Psiqta Rabbati) à la montagne du Hermon, de là il est passé à la terre de Canaan, puis d’Egypte à Jérusalem, de Tyr à Hatzor, d’Arnon au Liban. Il y a une juxtaposition bizarre de localités et de provinces, où la géographie n’a rien à voir. « Que les topographes ne se voilent pas la face : ce sont de simples licences poétiques » (17).

Au chapitre XXIV il visite la ville d’Assur (Mossoul aujourd’hui) et dit que c’est une ville fortifiée, bien située, belle d’aspect ; il y a une riche communauté juive mais ayant des officiants d’une ignorance déplorable. Au chapitre XXV: il part d’Ascalon et assiste à une grande chasse. Sa description est fantaisiste. Au chapitre XXVI arrivée à Boçra (Bassora) où il signale un grand commerce, et au chapitre XXVIII départ de l’Egypte pour se rendre en Palestine afin de voir la belle Jérusalem .

Mais il ne faut pas chercher une cohérence géographique dans l’itinéraire que nous pourrions établir en suivant les étapes mentionnées par le narrateur au fil des Séances.

Les noms des villes sont là pour l’effet de dépaysement qu’al-Harizi communique au lecteur. En cela il s’inscrit parfaitement dans la tradition des Séances. Abdelfattah Kilito dans son analyse des Séances de Hamadhani et de Hariri explique le processus de la manière suivante :

« L’acte de lecture est indirectement mis en scène par la séance. Au voyage qui ouvre celle-ci, correspondent le déplacement du lecteur hors de son contexte familier et son accès à un monde de papier, affranchi des pesanteurs par les mots qui se succèdent et inscrivent des étapes régulières. La rencontre des deux protagonistes, qui se produit généralement lors d’une halte, consacre le lien du lecteur au texte, après le travail d’approche au préambule. La séparation finale des protagonistes suspend le déroulement de la lecture, bloque la poussée qui bute sur un palier ramenant au point de départ. L’expérience cependant peut se répéter, et le voyage recommencer. Aucun itinéraire fixe n’est prescrit: la disposition des séances dans le recueil semble due au hasard, qui n’exclut pas les coups de dés que peut susciter l’humeur de la lecture. Le voyage peut se faire à partir de n’importe quelle ville, et la lecture s’amorcer à partir de n’importe quelle séance » (18).

Al-Harizi est un voyageur de la fin du Xllème siècle et du début du XlIIème siècle. Or les descriptions de voyages en Terre Sainte écrites par les voyageurs eux-mêmes et qui nous parviennent ne remontent pas plus haut qu’au milieu du Xllème siècle. Le premier voyageur qui nous offre un document historique et dont nous possédons le manuscrit est Benjamin de Tudèle qui partit de sa ville en 1163, environ 55 ans avant al-Harizi .

Mais si Benjamain de Tudèle décrit différents sites géographiques indiquant le nombre des Juifs qu’il a trouvés à chaque endroit, leurs conditions de vie, l’histoire du lieu, al-Harizi, quant à lui, fait le désespoir de Moïse Schwab:


« Quel dommage qu’au lieu des réflexions les plus vagues, amoncelées pour l’unique plaisir de produire des assonances et de méchantes rimes, l’auteur n’ait pas cité des faits précis, des dates, des noms propres de localités et d’individus ! » (19).

Al-Harizi voyage essentiellement pour les trois raisons suivantes : pour chercher de nouveaux mécènes car il est déçu de l’Espagne et de la Provence, pour chercher des aventures et de nouvelles émotions, et pèlerin éclairé et cultivé il désire se rendre sur les lieux saints dans le pays de ses ancêtres et en Babylonie sur les tombeaux des prophètes Ezéquiel et Ezra.

Cependant, quelques renseignements précieux sont fournis par Juda al-Harizi. A propos de Jérusalem, Petahia de Ratisbonne qui s’y était rendu vers 1180 n’y avait trouvé qu’un seul Juif. Benjamin de Tudèle , vers 1170 , la décrit comme :

« une petite ville fortifiée de trois murailles où habite une nombreuse population Jacobites, Syriens, Grecs, Géorgiens et Francs de toutes les nations. Il s’y trouve une teinturerie que les Juifs prennent en ferme annuelle du roi, car les Juifs sont les seuls à être teinturiers à Jérusalem. Ils sont au nombre de deux cents… » (20).

Mais Juda al-Harizi qui visitera Jérusalem en 1217 nous dit positivement que les portes de la ville sainte ne s’ouvrirent pour les Juifs qu’après la conquête de Saladin.

Après que les Musulmans aient reconquis la Terre Sainte des Croisés trois cents rabbins, partis de France et d’Angleterre sont venus s’y établir. Al-Harizi en a rencontré quelques-uns à Jérusalem. La conquête musulmane et cette immigration massive avaient amélioré la vie de la communauté juive.


Toujours sur le plan historique, al-Harizi rapporte des détails relatifs à la France du Moyen-Age, en particulier à la Provence.

Il recueille de nombreuses observations sur l’état religieux et moral de ses coréligionaires , leur culture intellectuelle et littéraire. Il évoque la société hispano-arabe, ses amusements, ses préjugés, leur manière de s’alimenter, leur cuisine en plein air, ceci dans la mésaventure du pauvre paysan par lequel Héver, abusant de sa naïveté se fait payer un bon dîner.

Conclusion

Si al-Harizi a voyagé au plein sens du terme, comme pèlerin, comme troubadour et comme aventurier, il faut considérer que son principal voyage fut un voyage intellectuel, un déplacement par l’esprit d’une culture à l’autre, le voyage du traducteur.

La langue arabe  » fut son passeport pour découvrir la littérature philosophique juive et arabe, les Maquamat d’al-Harirl , le chef-d’oeuvre de la littérature arabe.

La langue hébraïque, fanion patriotique est aussi le flambeau de la renaissance de l’hébreu qui n’a jamais cessé de renaître depuis qu’on ne le parlait plus, grâce à ces lettrés qui veillaient sur elle et lui redonnaient sa vigueur en l’enrichissant de mots nouveaux, de formes d’expressions nouvelles. Cet essor, la langue hébraïque le doit au contact avec la langue arabe.


Son agilité à voyager sur le papier, par les mots, il la scelle dans un poème trilingue que je cite ici comme une illustration de sa virtuosité.


« C’est une sorte d’hymne à l’Eternel en trois langues facilement assimilables. Le premier hémistiche de chaque vers est en hébreu, le second en arabe, le troisième en arménien (chaldéen), sans que la pensée soit interrompue par ce passage d’une langue à l’autre ; c’est comme si quelqu’un chez nous ou chez nos voisins, s’amusait à dire : « Soit loué, unser Gott, for ever » » (21).

« Oui je suis réellement l’auteur de ces vers, au sujet desquels les âmes des envieux se fatiguent. Tandis que je reste tranquillement chez moi, ma parole éloquente va de l’Orient à l’Occident. Je la lance dans le monde comme des traits acérés, et elle va déchirer le fond du coeur de mes ennemis. Quoique dépourvue de pieds, elle court jusqu’aux extrémités de la terre, et par sa force les rochers les plus élevés s’aplanissent ; je compose mes chants en hébreu, en chaldéen et en arabe, parce que ces trois langues sont réellement à mon service…

 

Mais comme traducteur, Juda ben Salomon al-Harizi est sans doute un des représentants les plus illustres de cette fonction qui a joué un rôle immense au Moyen-Age dans la transmission de la culture grecque au monde occidental et ce faisant a accompli une action civilisatrice.

Du reste, son propre livre Tahkemoni (le sage, en hébreu) a été édité de nombreuses fois (23) et traduit en diverses langues : en latin, anglais, français, allemand et hongrois. Cela démontre l’intérêt que les différents peuples portent à sa création littéraire.

Rina VIERS

NOTES

La translittération du mot makama et des noms arabes est celle de l’Encyclopédie de l’Islam, al étant l’article il est orthographié avec un a minuscule. Le point sous le h représente le son guttural correspondant à la jota espagnole.

  • (1) -H. SCHIRMAN, La poésie hébraïque en Espagne et en Provence (Hachira ha-Ivrit be-Sefarad oube-Provence ) Jérusalem, Tel-Aviv, Bialik Institute & Dvir Co., 1954-1961, vol. 3, p. 97-103.
  • (2) -A. KAMINKA, Ed. Tahkemoni , Varsovie, 1894.
  • (3) -V.E. REICHERT, The fourteenth gate of Judah al-Ijarizi’s Tahkemoni , with an introductory essay, Jerusalem, R.H. Cohen Press, 1963.
  • (4) -E. CARMOLY, Traduction partielle de Tafrkemoni , in Revue Orientale, 1844, t. III, p. 469-479.
  • (5) -W. KELLER, Vingt siècles d’histoire du peuple juif, Paris, Arthaud, 1971, p. 131.
  • (6) -H. AVENARY, in « Al-Harizi as a musical writer », Encyclopedia Judaica, Jérusalem, Keter, 1978, vol. 2, p. 628.
  • (7) -M. REINAUD, Les Séances de Ijarirî , Paris, Imprimerie impériale, 1908.
  • (8) -H. SCHIRMAN, op. cit., p. 101. Version hébraïque de B.Z. Helper, Leipzig, 1924.
  • (9) -Moïse ibn Ezra : Poésie juive en 1977, p. 224. Chirat Israël, cité par Haïm Zafrani Occident musulman, Paris, Geuthner,
  • (10) -A. LEVY, « Juda al-Harizi, conférence faite à la Société des Etudes Juives le 13 février 1910 », in Revue des Etudes Juives, vol. 59, p. VII-XXVI.
  • (11) -Sans m’ immiscer dans une querelle farouche qui nécessiterait la connaissance de la langue arabe, je voudrais signaler deux attitudes opposées de chercheurs qui étudient les maquamat. Régis Blachère et Pierre Masnou dans leur livre Al-Hamadani , choix de Maqamat (Séances) traduites de l’arabe par R. Blachère et P. Masnou avec une étude sur le genre, Paris, Klincksieck, 1957, mettent l’accent sur le caractère décadent du genre, « l’une des origines du genre séance, réunion où l’on dissertait de grammaire, de littérature et de philosophie ; l’éclosion de ces oeuvres est toute entière dominée par la vie de salon et de cour, singulièrement par ce que, chez les grands, on nomme « maglis al-uns » ou « séance », réunion familière… Pour briller dans ces réunions, il convenait sans doute de posséder tous les dons réclamés dans les salons, en Occident, au XVIIème et au XVIIIème siècle. Le tour pédantesque pris toutefois par la conver¬ sation la place qu’y tenaient en particulier les discus¬ sions sur la grammaire, exigeait une qualité dominante chez ceux qui voulaient briller. C’était la muhadara, l’art de présenter au contradicteur sans qu’il fut donné de réfléchir, le fait littéraire, l’exemple gramma¬ tical qui réduisaient au silence » (p. 9).
  • Cette analyse excite sans doute l’indignation d ‘Abdelfattah Kilito car il écrit : « Depuis plus d’un siècle, Arabes et Orientalistes dénigrent (les Séances) elles sont réduites à leur seule prouesse verbale. Manière détournée de masquer la médiocrité de l’analyse et sa propre aphasie. On ne règle pas son compte au passé en s’en détournant !’ (Abdelfattah Kilito : Les Séances Récits et codes culturels chez Hamadhani et Hariri, Paris, Sindbad, 1983, couverture).
  • Pour trancher et modérer ce débat je cite ici le Professeur Haïm Zafrani : « Dans la conception de cet art poétique, fonction prosodi¬ que et fonction esthétique ne font qu’un. Le vers est, pour le poète, un ornement et un signum littéraire. La forme versifiée signale la nature « poétique » du discours. Pour le poète juif d’Occident Musulman, comme pour son confrère arabe, la poésie est nazm « composition savamment ordonnée » comparable au collier dont les rangs de perles précieuses, égales et convenablement disposées, en font une parure de choix ; elle s’oppose ainsi à la prose natr qui, elle, est « dispersion » et désordre » ; quant à la prosodie, ‘ilm al’arud, c’est « la science du chemin ». Cette conception obéit, au demeurant, à un ensemble de règles strictes, variables seulement dans le cadre formel et étroit d’un système qui n’a pu se développer que sous l’influence des grammairiens arabes et de leurs disciples juifs qui, dans leurs recherches philologiques et exégétiques, avaient recours aux méthodes de la poétique et de la rhétorique. Mesurées à l’aune de nos étalons littéraires présents, les oeuvres produites dans ces conditions, dans une société où le Moyen-Age s’est prolongé, par ses traditions et ses techniques, jusqu’au seuil du XXème siècle, présentent un intérêt esthétique diversement apprécié, considéré bien souvent comme médiocre. Mais peut-on imposer délibérément, à cette poésie d’un autre temps, les canons de la critique moderne tributaire d’échelles de valeurs et de normes à la fois esthétiques, linguisti¬ ques et psychologiques, étrangères aux habitudes mentales, aux structures culturelles et sociales que connaissaient ses auteurs ? ». La Poésie juive en Occident musulman, Paris, Geuthner, 1977, p. 222.
  • (12) -Cf. S. M. STERN, « An unpublished Maqama by Al-Harizi », in Papers of the Institute of Jewish Studies, London, vol. I Hebrew University, at the Magness Press, ed. J.G. Weiss, Jérusalem, 1964, p. 186-209.
  • (13) -Id. ibid. , p. 194.
  • (14) -Id. ibid. , p. 202.
  • (15) -Al-Harizi Tahkemoni , Toporowski ed. avec la préface d’Israël Zrhora, Tel-Aviv « Mahbarot le-Sifrout » et Mossad haRav Kouk, 1952, p. 235-239.
  • (16) -S.M. STERN, op. cit., p. 203.
  • (17) -M. SCHWAB, « Al-Harizi et ses pérégrinations en Terre Sainte (vers 1217) », in Archives de l’Orient latin, 1881, p. 235.
  • (18) -A. KILITO, Les Séances, op. cit., note 11, p. 33-34.
  • (19) -M. SCHWAB, op. cit., p. 234.
  • (20) -Benjamin de TUDELE , Livre des voyages (passage traduit et publié dans Catane, Moshe Jérusalem à travers trois millénaires , Paris, Payot, 1984, p. 44).
  • (21) -M. SCHWAB, op. cit., p. 234.
  • (22) -Extrait du poème en trois langues publié par Eug. BORE dans le Journal asiatique, 1837, p. 38.
  • (23) -Les différentes éditions du livre Tahkemoni indiquent sa popularité.

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