Joseph Roth: le journaliste juif qui a prophétisé l’inhumanité matérialiste du gauchisme socialiste
Moses Joseph Roth (2 septembre 1894, Brody, Galicie – 27 mai 1939, Paris) est un écrivain et journaliste juif autrichien. Il est né en Galicie, aux confins de l’Empire autrichien (aujourd’hui en Ukraine), sous le règne de François-Joseph, dans une famille juive de langue allemande.
Âgé de 20 ans au début du premier conflit mondial, il participe à l’effort de guerre dans des unités non combattantes tel le service de presse des armées impériales.
Il devient ensuite journaliste à Vienne et à Berlin, puis publie ses premiers textes à la chute de l’Empire austro-hongrois en 1918, notamment Hôtel Savoy (1924), Le Poids de la grâce (1930) et La Crypte des capucins (1938).
Son œuvre porte un regard aigu sur les ultimes vestiges d’une Mitteleuropa qui ne survivra pas à l’avènement du xxe siècle, tels les villages du Yiddishland ou l’ordre ancien de la monarchie austro-hongroise.
Son roman le plus connu, La Marche de Radetzky, publié en 1932, évoque le crépuscule d’une famille autrichienne sur trois générations.
Dès leur arrivée au pouvoir, les nazis détruisent les livres de celui qui se définissait comme « patriote et citoyen du monde ». En 1934, Joseph Roth s’exile à Paris, où, malade, alcoolique et sans argent, il meurt le 27 mai 1939, à l’âge de 44 ans. (source : Wikipédia).
« Une idéologie aussi anti-spirituelle ne pouvait pas avoir d’avenir »
Le Professeur Maurice-Ruben HAYOUN vient nous parler de ce visionnaire, il évoque le passage de la vie de l’écrivain en Russie : Joseph Roth, en reportage à travers la jeune URSS en 1926
Les éditions C.H. Beck de Munich ont eu l’excellente idée de commencer l’année 2017 par la publication, entre autres, d’un excellent petit volume contenant des articles rédigés en allemand, sa langue maternelle, par cet auteur judéo-autrichien presque oublié aujourd’hui, alors qu’il effectuait un voyage pour le compte du journal Frankfurter Zeitung en 1926 à travers la jeune URSS, moins de dix ans après la chute du régime tsariste et la victoire des Bolcheviques.
Avec Arthur Schnitzler et Stefan Zweig, dont j’ai maintes fois parlé dans ces colonnes, Joseph Roth fait partie d’un trio exceptionnel d’écrivains autrichiens dont l’œuvre a été abondamment traduite en français.
La question ukrainienne, déjà…
Cédant peut-être aux exigences de l’actualité présente, l’éditeur de ce livre, Jan Bürger, a commencé l’ouvrage par un article consacré à l’Ukraine, qui semble avoir été un thème à la mode dans le Berlin des années vingt. Le premier reportage parut dans la Neue Berliner Zeitung du 13 décembre 1920.
Rappelons qu’en cette année là, le Reich wilhelmien n’existe plus depuis deux ans, que l’empereur Guillaume II a fui en Hollande, où un exil lui fut offert et que la République de Weimar sort des limbes. Mais le plus grand changement est évidemment l’instauration du communisme en Russie et dans les états voisins pour former la nouvelle URSS.
Ce sont tous ces changements, la mentalité de ses habitants, les transformations sociales et la NEP (Nouvelle politique économique) que Joseph Roth passe en revue dans ses articles.
Pour ce qui est de l’Ukraine, Roth parle même d’une Ukrainomanya à Berlin, où l’on ne sait pas vraiment qui est ce peuple, quelles sont ses mœurs et sa spiritualité.
Ce pays, situé entre le Caucase et les Carpates, est presque inconnu ici ; contrairement à la Russie dont d’anciens prisonniers allemands ont abondamment rendu compte, l’Ukraine, elle, reste entourée d’un halo de mystère, ce qui explique l’engouement que certains ressentent pour elle.
Les habitants de Berlin se grisent de toutes ces opérettes pseudo-ukrainiennes, au point que toute musique ou tout refrain à la mode est automatiquement affublé d’Ukrainité. Et on y mêle aussi, pour faire bonne mesure, des éléments tatares, polonais et évidemment russes…
Tout ceci s’explique par le fait que ce pays se trouve coincé entre la Pologne et la Russie qui estiment y avoir des droits. Décrivant le ballet Les souliers rouges, donné au Palais de glace de Berlin, Roth signale toutes les incohérences de la mise en scène : rien ne correspond à ce qui se présente comme typiquement ukrainien…
Lemberg (Lvov), capitale de l’ancienne Galicie autrichienne
Après l’Ukraine, Roth poursuit ses visites et nous parle de la ville de Lemberg (Lvov), la capitale de l’ancienne Galicie autrichienne, la ville où le jeune Martin Buber a habité chez ses grands parents paternels durant toute une décennie.
Roth qui naquit à Brody, située dans l’Ukraine actuelle, décrit le caractère multinational de la ville et de sa région : des juifs, des Ruthènes, des fonctionnaires polonais, des russes ; des rues aux trottoirs mal dallés où l’on entend du russe, de l’allemand, du yiddish, du roumain et du polonais.
Buber y avait fait ses études en polonais tout en parlant le haut allemand à la maison car sa grand mère y tenait absolument. Au plan architectural, ce sont les coupoles dorées de superbes églises qui retiennent l’attention.
Roth repère aussi la synagogue principale de Lemberg qui borde la rue commerçante de la ville.
Il décrit aussi un couple formé par un lieutenant à la poitrine bardée de médailles de bravoure, tenant la main de sa femme. En d’autres temps, ajoute Roth, un domestique aurait suivi ses deux maîtres à une distance respectueuse d’au moins trois bons mètres…
Lemberg, conclut l’auteur, est une cité aux frontières évanescentes ; elle représente les confins orientaux de l’ancienne double monarchie austro-hongroise.
A la découverte de la jeune Union Soviétique
Après l’Ukraine et la Galicie, c’est la Russie en tant que telle qui retiendra l’attention de l’auteur.
Il faut bien comprendre qu’on est au milieu des années vingt ; l’URSS suscite à la fois de la crainte et de la curiosité. Et les lecteurs allemands de Joseph Roth sont friands de descriptions des nouvelles réalités sociales et politiques.
Le premier reportage porte un titre évocateur, Ma nuit avec les punaises. Roth cite même un mot d’esprit en exergue et que je résume en quelques mots :
cette nuit, dit-il, j’ai découvert une punaise que j’ai aussitôt tuée. Alors, lui dit-on, vous avez eu beaucoup de chance! Mais que dites vous ? Si au moins une armée de punaises ne s’était pas présentée aussitôt après, afin de présenter leurs condoléances…
Monsieur l’aubergiste : y a t il des punaises dans le Lit ? Mais où voulez vous donc qu’elles soient, me répondit-il…
Malgré une nuit horrible, l’auteur ne perd pas son sens de l’humour et évoque les descriptions données par Franz Kafka dans La métamorphose…
Leningrad, Saint Petersburg, Petrograd
Le 18 mars 1928, Joseph Roth est enfin arrivé à Leningrad, qu’il visite avec une évidente curiosité.
Ce qui frappe tout d’abord le visiteur de la grande ville impériale, c’est le froid hivernal, la neige qui crisse sous le pas des badauds, le souffle humain qui se transforme immédiatement en vapeur, la majesté des façades qui confère à cette ville où les palais privés sont innombrables un aspect hors du temps.
Une sorte d’éternité granitique contre laquelle même la révolution bolchevique n’a rien pu faire.
La grande place enfouie sous la neige semble encore plus vaste, incommensurable, car le manteau neigeux en a caché les limites. Les hommes qui s’y trouvent paraissent si dérisoirement petits…
Tout ce qui m’entoure, dit Roth, semble doublement immobile et pétrifié, les ponts, les baraques, les maisons, les lanternes, tout, absolument tout semble être là de toute éternité, un peu comme les pyramides. Il y a ce caractère monumental qui semble se jouer de la révolution et du changement en général. Roth écrit même cette phrase : les façades se dressent comme ds symboles d’éternité.
C’est ainsi que Leningrad se présenta à mes yeux pour la première fois, comme la ville de Pierre le grand, l’Européen universaliste qui s’imaginait gouverner depuis cette cité asiatique et qui, contrairement à d’autres souverains, n’avait pas érigé de monument à sa propre gloire, mais qui s’était édifié une simple résidence.
Leningrad est constamment enveloppée d’une sorte de brume que la ville produit d’elle-même car elle s’enfonce dans des sols marécageux sur lesquels elle fut édifiée. Roth dit : s’enfonce et non pas construite sur… C’est une énigme, car tant de palais et d’églises y furent édifiés.
Et de même que Venise défie l’eau, Leningrad triomphe des marécages. Mais les vieux patriotes de la ville disent au journaliste que leur cité fut jadis plus belle, plus riche que Paris, elle était aussi plus européenne. Cette cité a même produit un être bien particulier, le bureaucrate russe qui se veut presque aussi ponctuel que son collègue allemand !
Roth ajoute : dans les rues de la ville on parlait français et allemand mais on jurait… en russe !
On voit le reste de l’Europe par sa fenêtre, dit le reporter, car les bateaux étrangers sont présents, les diplomates habitent tout près et il flotte dans les rues de la cité un parfum qui rappelle le reste de l’Europe…
La ville se nommait Petersburg, elle ne portait donc pas de nom russe jusqu’au jour où le Tsar Nicolas II la rebaptisa en Petrograd. Mais cela ne représentait qu’une simple concession à un chauvinisme ambiant.
Et que font les réactionnaires, les ennemis de la révolution?
Selon Roth, ils se lèvent de leurs bureaux, se défont de leurs uniformes et assistent au naufrage de leurs idéaux aristocratiques. Pourquoi ? Parce qu’ils ont du mépris pour tout ce qui les entoure, y compris pour eux mêmes. C’est un nihilisme qui culmine en un héroïsme de l’indifférence (p 36).
Ces aristocrates déchus errent comme des fantômes dans les rues, des fantômes aux mœurs policées, errant à travers les marécages
Le réalisme soviétique
Roth décrit l’arrivée à un poste frontière, celui de Niegoreloje. Il fait froid, il pleut, la lumière est blafarde dans le poste de douane, les porteurs déchargent les valises du train, les fonctionnaires vérifient méthodiquement l’identité des voyageurs ; seul à ne pas être fouillé, un diplomate voyageant avec sa valise diplomatique.
Dehors, on gare le train russe dont la locomotive ne siffle pas comme dans les autres pays mais émet un hurlement lugubre.
Roth admet n’avoir jamais vécu une fouille aussi méticuleuse dans un autre pays car, souligne-t-il, il ne s’agit pas ici d’une simple frontière entre deux contrées, mais d’un passage d’un monde à un autre monde, d’un régime à un tout autre régime.
Les prolétaires qui inspectent les gens et les bagages ne se conduisent comme des gens qui contrôlent d’autres gens, qu’ils soient de pays amis ou ennemis, mas d’hommes qui surveillent des ennemis de classe, des bourgeois ennemis de la classe ouvrière qui a pris le pouvoir.
Joseph Roth conclut en ces termes : cette frontière n’est pas une frontière banale, elle sépare deux mondes.
Les fantômes de Moscou
A Moscou, le reporter fixe son regard sur les boutiques de mode féminine, dont les vitrines exposent de vieux vêtements qui n’ont plus que la faveur des partisans de l’ancien régime. Un signe qui ne trompe pas et trahit l’origine et la mentalité sociale des passantes: l’ombrelle !
On a l’impression que la vieille bourgeoisie russe s’est immobilisée depuis 1917.
Ses officiers, ses hommes et ses femmes semblent végéter. Mais il y a une nouvelle classe d’hommes qui émerge, celle des membres de le NEP qui se distinguent nettement à la fois des anciens bourgeois et des prolétaires…
Roth dit ne vouloir s’intéresser qu’à l’ancien intellectuel, d’avant la révolution et à l’ancien citoyen. : ces deux types d’hommes n’ont plus de vitalité, ils font penser à des bougies qui se sont éteintes lors d’un incendie. Ces hommes ont dû, par nécessité, louer leurs services à l’Etat soviétique. Ils vivent grâce à de petits salaires
et s’imaginent pouvoir vivre comme avant, tout en s’adaptant aux réalités nouvelles.
Certes, ils se souviennent encore des vacances à Karlsbad du temps de leur splendeur, ils ont un bel album de photographies de ce temps là, ils disposent encore d’un samovar et quelques livres de leur bibliothèque ont une reliure en cuir…
Le soir, la femme joue du piano et son rêve est de faire de son fils un important personnage de ce nouvel ordre social. Mais cette mère n’est plus en mesure de prescrire à ce même fils des règles de conduite pour la bonne raison que ce dernier en sait bien plus que lui sur les dédales de la nouvelle société soviétique. Tout est bouleversé. Et à sa mort, le père sera porté en terre sans cérémonie car même la mort a perdu de sa dignité.
Roth relève que Homère, l’instituteur de la Grèce antique, a été écarté des programmes scolaires au même titre que l’enseignement religieux.
Plus aucun hexamètre ne pourra plus être scandé en Russie. On applique une sorte de séparation absolue entre l’Etat et l’humanisme (bourgeois) On ne veut plus de Sophocle, de Tacite, ni d’Ovide.
Mais ce n’est pas tout : comme l’Etat n’a pas conservé les popes, la plupart des Russes pensent que Dieu a cessé d’exister.
Une candeur si totale, une telle naïveté en matière de métaphysique ne se trouvent plus qu’aux USA. Et Moscou a vécu un débat public entre le chef d’une de ses si fréquentes délégations américaines et un professeur moscovite au sujet de l’existence de Dieu et de la conciliation entre la foi et la vision marxiste de l’univers. Et la chose s’est déroulée comme dans un club new-yorkais.
Il faudra probablement un certain temps avant que l’on aperçoive ce qui est réellement nouveau ici. Ce qui vient de naître ici, c’est une nouvelle façon de créer et de produire, de lire et d’écrire, de penser et de comprendre, d’enseigner et de se faire comprendre, de peindre et de concevoir.. Tout le reste est en marge et fait figure de réalité fantomatique (p 48)
Le bateau à vapeur sur la Volga
Ce voyage de plusieurs jours sur la Volga pour parvenir à Astrakan offre un véritable laboratoire d’analyse de la nouvelle société soviétique. Il y a quatre classes dans ces bateaux et le paysan russe préfère voyager en quatrième.
De jour, le tumulte sur le navire est insupportable mais le soir venu tout ce petit monde s’endort et Roth écrit que les gens pauvres sont si dignes et si calmes quand ils dorment… Oui, quand ils dorment, dit-il, les êtres humains paraissent si pacifiques. Durant la traversée, Roth s’abîme dans sa contemplation : le fleuve semble s’étendre à l’infini, les jours se suivent et se ressemblent, tous les paysans d’URSS défilent devant lui. L’homme, écrit il, ressemble à un oiseau qui survole la terre…
Arrivé en terre tatare, le visiteur quitte enfin son bateau et contemple les maisons aux toits de chaume, écoute les boutiquiers tatares vanter la qualité de leurs marchandises. On est à Casan, la capitale, la rue principale mène directement au port.
Roth dit que selon les propagandistes officiels, l’analphabétisme a baissé de 25% depuis la révolution et qu’il existe désormais des publications en langue tatare.
A l’exception des villages allemands, tous les autres villages le long de la Volga donnent au parti communiste ses adhérents les plus jeunes et plus convaincus.
Pour l’habitant candide des rives de la Volga le communisme est le vecteur de la civilisation.
Pour le jeune twouwache ( ?) la caserne de l’armée rouge est un véritable palais, c’est le septième ciel, il y a de l’électricité, des journaux, la radio, des livres, de quoi écrire, un cinéma, un théâtre, etc.. Et tout cela, il le doit au parti !
A Casan, l’habit fait le moine : lorsque Roth met ses bottes et son manteau sans cravate, les fruits et légumes au marché ont incroyablement bas mais si l’on est en costume, c’est un tout autre prix . Quand le visiteur se mêle à la population, c’est pour entendre les commerçants se plaindre d’une trop forte imposition ; au fil des
conversations, un antisémite lui dira même que les seuls à bénéficier de la révolution sont les juifs, sans même se douter que celui auquel il s’adresse en est un.
La salade russe des nationalités dans le Caucase
L’arrivée à Bakou était attendue avec impatience par Roth, qui y découvre des jeunes femmes voilées. Il fait aussi connaissance avec ses innombrables mendiants.
Mais le charme de cette ville qui fait penser aux mille et une nuits s’arrête à quelques kilomètres où jaillit le pétrole des entrailles de la terre. Et le plus inattendu ne tarde pas à se produire.
Roth parle de deux villages Privolnaja et Pribosh qui abritent, dit il, les Juifs les plus intéressants du monde (sic) en raison, précise t il, de leur ascendance purement aryenne (p 70).
Il s’agit de paysans originellement russes qui furent jadis des sobotnicki, c’est-à-dire des adeptes du chabbat.
Lorsqu’ils furent persécutés par les autorités et l’église officielle ils se convertirent au judaïsme exprimant par là leur défi et leur colère. Ils se disent des Guérim (en hébreu des convertis), ont l’apparence slave, vivent de l’élevage et de l’agriculture et sont devenus les juifs les plus pieux de l’Union soviétique aux côtés d’autres Juifs russes blancs et sémitiques, donc des Juifs «authentiques».
Un antisémite racial aurait quelques difficultés avec ce type de Juifs, et il en aurait de bien plus grandes s’il entrait en contact avec les Juifs des montagnes. Je leur ai rendu visite. La science affirme qu’ils ne sont pas des sémites même si leurs autorités religieuses prétendent le contraire. Ils appartiennent à la race tatare.
J’apprends qu’avant la guerre les sionistes avaient établi un contact avec ces Juifs des montagnes.
Il s’avéra que les rabbins de ces Juifs étaient bien prédisposés à l’égard des sionistes, contrairement à leurs homologues orthodoxes, authentiquement sémites et natifs d’Europe orientale.
La guerre a interrompu ces contacts mais la révolution les a détruits.
Il manque à la Russie, dit Roth, cette légèreté qui est l’enfant du superflu (p 78)
Dans la nouvelle Russie l’individu s’efface devant la masse.
L’URSS n’a pas besoin d’artistes ni de grands génies, mais simplement d’enseignants d’écoles primaires. Pas besoin de théoriciens hardis. Les valeurs de la révolution n’ont rien à voir avec ce qui existait précédemment.
Et tous les écrivains doivent puiser leur inspiration dans les nouvelles conquêtes du régime ou décrire de manière suggestive les grandes famines et les souffrances endurées par le peuple que le parti a enfin libéré.
L’intellectuel doit se sacrifier au profit de son peuple, il est tout juste un facteur parmi des millions d’autres. Toutes les grandes périodes intellectuelles de l’Europe, l’Antiquité classique, l’église romaine, l’humanisme et la Renaissance, une large partie du siècle des Lumières et tout le romantisme catholique, toutes ces choses sont qualifiées de bourgeoises.
Le temps des époques n’est plus, vive le règne sans partage des statistiques.
L’art est dominé par le réalisme socialiste qui s’en tient aux métaphores sans pouvoir s’élever au rang de symboles.
Et Roth se livre à une réflexion littéralement visionnaire : Beaucoup de forces, des milliers, voire des millions ont été libérées.
Un jour, peut-être, réussiront elles à allumer une lumière qui sera plus éclairante que le feu de la révolution Mais aujourd’hui ce n’est pas encore le cas, et ce ne le sera toujours pas, pas même dans vingt ans. Pour le moment, la physionomie spirituelle de l’Europe demeure plus intéressante, même si son apparence sociopolitique est plutôt effrayante.. (pp 87-88)
Le statut de la femme, la vie sexuelle et la prostitution
En URSS, la femme ne fait pas l’objet d’une cour assidue ni de tentatives de séduction.
Partant, le péché en URSS est aussi ennuyeux que la vertu dans nos pays d’Europe (p 89) et l’Occident a tout à apprendre des lois sociales en vigueur ici mais rien en ce qui concerne les bonnes mœurs ou la morale sexuelle. Mais le matérialiste le plus convaincu a beau être un négateur de l’âme et nier celle-ci dans tous les domaines, il ne réussira pas à s’en débarrasser dans un seul : l’amour.
Roth s’arrête assez longuement sur l’église, l’athéisme et la politique religieuse du nouvel état.
Pour lui, les communistes ne persécutent pas l’église, ils veulent simplement en réduire la puissance. Un peu plus loin, il semble se contredire en écrivant qu’on ne punit pas les fidèles, on veut simplement les éradiquer, ce qui est un trait d’ironie suprême. Mais les nouveaux maîtres ne parviennent pas à leurs objectifs sur ce plan car il est plus facile de s’en prendre aux sentiments qu’aux convictions.
Le reporter signale un échange de lettres entre Gorki et Lénine en 1913 : le premier prônait un retrait momentané de la quête de Dieu à qui le second répliqua sèchement que c’était une lutte de tous les instants et que toute divinité représentait une plaie qui va servir à asservir et à exploiter les masses…
Roth dit avoir lu ce qui suit dans un journal : lorsque les travaux des champs prennent fin, les rues s’animent, mais notre jeunesse ouvrière et paysanne ne sait que faire de son temps libre ; c’est bien pour cette raison qu’elle se presse tous les dimanches dans les églises et le reste du temps, elle commet toutes sortes de bêtises.
C’est donc un désenchantement général qui menace les forces vives de la nation si l’on n’y prend garde.
Le meilleur exemple de cette matérialisation insupportable nous est livré par l’accueil au bureau d’état-civil où trônent trois tables : l’une pour les mariages, la seconde pour les divorces et la troisième pour les décès. C’est tout ce que le paradis du socialisme a à offrir.
Que retenir de ces différents articles de Joseph Roth sur la réalité en URSS en 1926?
Avant tout, la volonté de démythifier (mais sans dénigrement ni rejet global) le paradis du socialisme qui a tout désacralisé, tout matérialisé, au point même de nier l’existence de l’âme humaine, ramenant tous les sentiments, tous les élans intimes à de simples rapports de production ou à une conscience de classe.
En cette même année 1926 Joseph Roth a rencontré à Moscou un autre Juif d’expression allemande, un célèbre déçu du socialisme, Walter Benjamin.
On peut aussi saluer l’esprit visionnaire de Joseph Roth qui avait bien compris, en se rendant sur place, et en sillonnant l’URSS, qu’une idéologie aussi anti-spirituelle ne pouvait pas avoir d’avenir.
L’Histoire a fini par lui donner raison en 1989.
Joseph Roth mourut à Paris où il s’était exilé, dans la misère et le plus grand dénuement.
Il fut enterré au cimetière municipal de Thiais, en région parisienne, dans le carré des miséreux. Mais depuis quelques années, l’Ambassade d’Autriche à Paris prend en charge l’entretien de sa tombe.
Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à l’université de Genève
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