Amalec

Radiographie d’un pic d’antisémitisme en France

La crise de Munich (automne 1938) par Emmanuel Debono

Au cours des années 1930, on applique volontiers le masque du belliciste sur le visage du réfugié juif qui a fui la persécution nazie. Il arrive même qu’au sein des milieux du judaïsme français, on tienne en une suspicion empreinte de xénophobie ces proscrits que l’on imagine occupés à la préparation d’une revanche.

Trop de Juifs toutefois sont impliqués dans l’action antihitlérienne pour que cette opposition au pouvoir national-socialiste puisse être réduite à une affaire d’immigrés. Mais le sens commun ne s’encombre pas de semblables distinctions : à ses yeux, qu’il soit français ou étranger, le Juif rêve naturellement de voir mis à terre le régime hitlérien.

Le thème de la guerre de revanche s’articule autour d’au moins trois idées simples et complémentaires :

  1. les réfugiés veulent entraîner la France dans un conflit aux seules fins de recouvrer une prétendue puissance dont le nouveau régime les aurait privés ;
  2. les israélites français s’uniraient volontiers aux projets des immigrés revanchards par « solidarité raciale » ;
  3. cette guerre de reconquête s’inscrirait dans un projet plus vaste de domination mondiale, servi par des instruments et des groupes de pression tels que la « finance juive » ou les « Juifs de la City ».

Pour l’opinion publique, les arguments des militants antisémites sont recevables en raison de leur apparence de vérité.

Que valent en effet les multiples démentis à ces pseudo-évidences en face de ces schémas stéréotypés et de leurs raccourcis séduisants, qui dispensent de se confronter à la complexité du réel?

Avec la crise des Sudètes, de nombreux activistes ont le sentiment que le temps de la « guerre juive » est arrivé . La crise diplomatique, qui s’ouvre en septembre 1938 et se clôt par la signature des accords de Munich (30 septembre 1938), constitue dans la France d’avant-guerre un moment paroxystique en matière d’antisémitisme.

Par le jeu des alliances, la guerre réintègre le domaine du possible dans un pays où l’opinion se révèle profondément hostile à toute option militaire. Le moment est propice à la désignation de responsables des malheurs de la France.

Non mobilisés, mobilisés ou sur le point de l’être, les Juifs constituent des cibles idéales en ces journées d’angoisse au cours desquelles on fustige autant les embusqués que les revanchards ou les bellicistes. Jouant sur les peurs et l’atmosphère xénophobe, s’appuyant sur de fausses évidences, les activistes antisémites s’emparent de ces éléments contextuels pour renforcer leurs activités de propagande et provoquer des incidents.

L’excitation des foules s’appuie sur le sentiment antihitlérien authentique, bel et bien répandu chez les étrangers venus d’Europe centrale et orientale, dont on conçoit qu’il s’extériorise davantage en ces circonstances – le mouvement des engagements volontaires en témoigne  – sans occasionner pour autant ces scènes absurdes de provocations à l’insoumission ou à la guerre que fantasment certaines publications extrémistes.

De même qu’il existe une chronologie de la violence antijuive dont le pic coïncide avec la période de mobilisation partielle , il y a une géographie des événements qui correspond aux principaux lieux d’implantation de la population juive, ceux-là même où l’activité antisémite est la plus sensible durant la décennie.

Violences en Alsace et en Lorraine

Les militants antijuifs dénoncent les israélites qui se sont éloignés par sécurité de la zone frontalière. À Neuf-Brisach (Haut-Rhin), des inscriptions sont badigeonnées à la mi-septembre sur certains immeubles. Près de la porte d’entrée d’un médecin parti à Vittel, on a tracé les mots suivants en allemand : « Où est le docteur BLOCH et son argent ? Le Docteur et son argent se sont envolés . »

Sur un volet de l’immeuble d’un marchand de cuir, on a collé dans la nuit du 16 au 17 septembre 1938 une affiche représentant un Juif en route pour la gare de Neuf-Brisach avec une valise sur le dos. La nuit suivante, à Mulhouse, des affichettes manuscrites en français et en allemand sont apposées sur les façades de plusieurs immeubles de la ville. Elles signalent des appartements juifs à « louer » pour cause d’exode.

Le préfet voit là le résultat du travail de propagande conduit par l’autonomiste Joseph Bilger dont le journal, Volk, ressasse le thème des Juifs fuyards. Dans la nuit du 21 au 22 septembre, des papillons dénonçant les trusts juifs qui « oppriment et spolient les travailleurs français » sont placés sur plusieurs devantures de magasins de Colmar . Le 23 septembre, un Mulhousien signale à la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) que des tracts du Rassemblement antijuif de France de Darquier de Pellepoix ont été déposés devant la porte des maisons appartenant à des Juifs.

La propagande poursuit en effet ses victimes jusque chez elles, comme ces familles de Metz et de Strasbourg qui reçoivent à domicile un « aller simple » pour la Palestine.

Avec le rappel des réservistes le samedi 24 septembre 1938, l’offensive antisémite se radicalise et s’affiche au grand jour. À Nancy, dans la matinée, près de deux cents manifestants défilent en chantant la Marseillaise et en criant : « À bas les Juifs », « Mort aux Juifs » et « La France aux Français ».

La police reconnaît à leur tête deux militants d’Action française. Tandis que l’un d’eux est interpellé, l’autre poursuit sa route et dirige la foule vers un magasin de la ville appartenant à un israélite polonais, M. Silberstein. La vitrine vole en éclat. Le magasin est pillé et son propriétaire bousculé. Après admonestation par les forces de l’ordre, le meneur est relâché.

Dans un rapport adressé au préfet du Bas-Rhin, le Contrôleur général de la Sûreté nationale évoque 300 à 400 personnes qui, ce même 24 septembre, se jettent à l’assaut de la devanture de la boucherie Schwartz, rue du Fossé des Tanneurs, à Strasbourg. La manifestation ne prend fin qu’à l’arrivée des forces de police.

Le Contrôleur impute la recrudescence de l’activisme antisémite au Rassemblement antijuif de France et à son agent régional, un certain Pierre Gérard. Il évoque également la collaboration qui s’est établie entre ces agitateurs antisémites et les leaders des divers groupements autonomistes et germanophiles.

Dans une conversation téléphonique privée, le 30 septembre, Pierre Gérard rend compte des événements au président du Rassemblement antijuif de France, Louis Darquier de Pellepoix :

X [Gérard] – La ville a été en proie à des troubles. On a cassé au moins 50 à 60 boutiques de juifs.

WAGRAM [Darquier] – Très bien ! Très bien !

X – Dimanche dans la journée, la Grand Rue a été barrée par des cordons de gardes mobiles. Pendant que nous étions en prison, nos autres amis continuaient et constituaient des îlots de résistance et de cassage de gueules. […] 200 à 300 juifs ont été molestés.

WAGRAM – Parfait ! Parfait [ !

Selon Pierre Gérard, des patrouilles armées circulent à présent en ville pour protéger les commerçants. L’excitation des deux activistes est sensible. Darquier ne dissimule pas sa joie devant ces nouvelles enthousiasmantes : « L’essentiel, c’est qu’il y ait un fort mouvement. Ici même, il y a eu des incidents de toute sorte. On dit même qu’un juif a été tué à Neuilly », ce à quoi le délégué régional, Gérard, rétorque : « Il y en a un à l’hôpital de Nancy. D’autre part, une compagnie a refusé de marcher à Nancy, parce que les 5 secrétaires de la compagnie étaient juifs. J’attends la démobilisation pour que ça aille plus fort [» C

’est à Nancy encore, le 25 septembre 1938, que deux commerçants strasbourgeois de passage sont pris à partie par la foule et insultés, leur voiture endommagée et leurs marchandises dérobées. La police met là aussi en cause des militants d’Action Française et du Rassemblement antijuif de France. À Metz également, des vitrines de magasins sont brisées et l’on signale un flot de papillons et de tracts dont certains affichent le message suivant : « Hitler est l’ennemi des juifs, les juifs veulent l’anéantir et poussent à la guerre  ».

Ces incidents sont les manifestations antisémites les plus spectaculaires survenues durant ces journées. À l’échelon local, la police consigne dans ses rapports d’autres faits encore qui n’ont pas été retenus dans les synthèses préfectorales. Un commissaire du village mosellan de Boulay décrit par exemple l’atmosphère trouble de ces journées, évoquant la part prise dans l’agitation par les réservistes qui se sont faits l’écho des violences dont les grandes villes voisines ont été le théâtre.

Son rapport signale également la virulence de deux Boulageois qui expriment publiquement leur hargne antijuive. L’un d’entre eux, le propriétaire du restaurant Au Lion d’Or, n’hésite pas à accabler les Juifs devant ses clients. À cette propagande verbale s’ajoute celle véhiculée par les papillons qu’il a collés avec son compère sur les murs de la commune.

La conclusion du rapport met en exergue les conséquences délétères de cette activité pour la population juive :

D’une façon générale, l’on pouvait constater, au cours des journées d’incertitude qui précédèrent la journée du 29 septembre courant, une nervosité accrue parmi la population, qui se manifestait par des vexations de toutes sortes à l’égard de l’élément israélite .

Si les manifestations d’antisémitisme prennent une tournure assez radicale en Alsace et en Lorraine, elles n’épargnent pas d’autres parties du territoire où la présence immigrée juive est importante, et en premier lieu la région parisienne.

Des incidents à Paris

Dès le 14 septembre 1938, le président de la LICA, Bernard Lecache, signale au ministre de l’Intérieur et au Préfet de Police, l’agitation incessante qui caractérise depuis quelques jours les IVe, XIXe et XXe arrondissements où « des provocateurs essaient d’ameuter la population en rejetant sur les Juifs les responsabilités d’une guerre »

Le jour même, un communiqué de la Ligue est transmis à la presse qui dénonce des provocateurs à la solde de l’étranger. Il appelle les Juifs, et en particulier les Juifs étrangers, à ne participer à « aucune discussion publique sur les boulevards et dans les rues, et à s’abstenir de répondre eux-mêmes aux provocations. »

Une note de la Préfecture de Police daté du 23 septembre confirme les alarmes de la Ligue. Son auteur explique que dans les IVe, Xe, XIe, XIXe et XXe arrondissements, on constate « chaque soir la présence d’individus, notamment dans les cafés où se réunissent de préférence les israélites [qui] y tiennent des paroles blessantes à l’égard de ces derniers, dans le but de provoquer des incidents »

Le rapport fait clairement apparaître le mode opératoire des provocateurs :

Le mercredi 7 septembre courant, vers 21 heures, environ 200 personnes rassemblées aux abords de la Porte Saint-Martin commentaient les événements actuels. Plusieurs jeunes gens venus on ne sait d’où, se mêlèrent à la foule et proférèrent des injures à l’adresse des juifs (dont un certain nombre se trouvaient parmi le groupe) les accusant en particulier d’être des fauteurs de guerre, et de rechercher un conflit contre l’Allemagne, pour se venger du sort réservé à leurs congénères dans ce pays. Les juifs répliquèrent par le cri “À bas le fascisme” et une bagarre ne fut évitée que grâce à une prompte intervention des agents. Les manifestants se retirèrent aussitôt et aucune arrestation ne fut opérée.
En outre, presque chaque soir, et dans les arrondissements désignés plus haut, des faits analogues se sont reproduits sans toutefois qu’ils aient pris une tournure sérieuse en raison de l’intervention de la Police municipale.

Demandant au Préfet d’assurer la sécurité des habitants, le Président de la LICA rend hommage, le 26 septembre, « à la parfaite correction de [ses] subalternes  », sans se douter que cette « correction » connaît de sérieux ratés.

Qu’on en juge en effet. Le 21 septembre, deux inspecteurs se rendent à l’atelier de Mordko Obst, dans le IIIe arrondissement. Une fois les papiers de l’artisan et de l’un de ses visiteurs, David Lewkowicz, vérifiés, les deux hommes sont emmenés, menottés, au commissariat de la rue Beaubourg. Mordko Obst est insulté – « Vous, vous êtes un sale youpin, un sale polack, vous voulez la guerre  » – et les deux hommes sont passés à tabac .

Le 24, vers 23h 30, Rubin Heremberg quitte la terrasse d’un café du boulevard Saint-Martin (Xe) et rentre chez lui. Il est alors interpellé, emmené au poste de police de la rue Hittorf, battu jusqu’au matin et mis au cachot. Le 26, il est transféré à la Santé où il est à nouveau maltraité. Il n’est libéré que le samedi suivant 1er octobre à 19 heures. Ausculté le lendemain, le médecin lui délivre un arrêt de travail de quinze jours. Arrêté en même temps que Heremberg, Michel Semulewicz subit le même traitement. Transféré lui aussi à la Santé, il est inculpé pour « provocations militaires à la désobéissance » . Marié à une Française et père d’une petite fille française, le voilà en outre frappé d’un arrêté d’expulsion.

Prosper Benhini est, quant à lui, arrêté à la sortie d’un bal. Au commissariat, il est battu à coups de matraque et de nerf de bœuf. Le secrétaire du poste lui lance : « Si j’en avais le droit, je t’abattrai comme un chien  ». Il est emprisonné pendant douze jours à la Santé.

Le 27 septembre, dans le XXe arrondissement, des policiers arrêtent un groupe de passants dont David Pfeffer. Traité de « sale youpin » et d’« hitlérien » au poste de police, il s’écroule sous les coups. Le rapport du médecin qui l’examine après sa sortie énumère une série de contusions et prononce un arrêt de travail de dix jours .

Interpellé dans les mêmes circonstances que Pfeffer, Berek Kleidman, est l’objet de sévices graves au Dépôt : on lui casse une côte et on va jusqu’à lui entamer le cou à l’aide d’une scie à métaux .. Il n’est relâché que le 30 septembre.

Les forces policières ne sont pas les seules en cause dans ces sévices. Le 27 septembre, alors que David Naifeld attend sa femme rue Bonnet (XIXe), il est pris à parti par une trentaine d’individus et littéralement lynché après qu’on lui a demandé s’il était juif .

Ce même jour, M. Lamberger tente d’obtenir la protection d’agents de police alors qu’il est poursuivi par un groupe d’individus. Les agresseurs se justifient en prétendant que leur victime aurait proféré des appels à la désobéissance. Amené au commissariat du Passage du Désir, il est passé à tabac à plusieurs reprises. Transféré à la Santé, il est remis en liberté provisoire le 8 octobre 1938 au soir seulement  et ne sera acquitté qu’après son passage en correctionnelle le 23 novembre .

Ce Lamberger que l’on accuse d’avoir crié « Vive Hitler » est pourtant l’un de ceux qui est venu le 26 septembre 1938, dans les bureaux de la LICA, manifester sa volonté de servir la France dans l’éventualité d’un conflit.

Membre du comité central de la LICA depuis 1936, Sam Rudetzki compte aussi au nombre des victimes de ces incidents. Ancien combattant décoré de la Croix de Guerre, vice-président des Anciens Combattants juifs, il est interpellé et frappé avec d’autres – dont son fils – par des policiers qui leur ont ordonné de se mettre à genou : « Bientôt, sales youpins, vous nous cirerez nos bottes  »

Ici comme dans l’Est de la France, il est vraisemblable que les manifestations consignées ne représentent que la partie visible de l’iceberg.

Ces cas de violences nous sont connus parce que la LICA s’est trouvée en contact avec les victimes. À l’évidence, les tensions liées à l’actualité exacerbent certaines rancœurs et favorisent la libération de la parole et des comportements.

Ce qui arrive, par exemple, à un commerçant du Kremlin-Bicêtre ne doit pas être tenu pour un incident isolé. Marié depuis onze ans avec une Française, père d’un petit garçon, également français, il tient un petit commerce de bonneterie sur le marché mais se trouve en bisbille perpétuelle avec ses voisins professionnels. En ce début d’automne, il constate que les brimades à son égard se sont multipliées. On a notamment pris pour habitude de coller des papillons antisémites sur ses bâches ; l’un de ceux-ci apposé sur son dos comportait les mots « traître » et « vendu ». À l’en croire, son persécuteur le plus acharné serait le président de la section radical-socialiste du Kremlin-Bicêtre. À l’évidence, la sphère extrémiste n’est donc pas la seule en cause.

Ailleurs en France

La situation ne semble pas atteindre la même intensité sur le reste du territoire, même si la violence physique n’en est pas totalement absente. De passage à Lille pour raison professionnelle, Samuel Jaïs dîne avec un ami dans un restaurant de la rue Esquermoise lorsqu’il est dérangé par quatre clients qui lui font grossièrement remarquer qu’il n’est pas français. Le premier réflexe de Jaïs – classique, dirions-nous – est de sortir sa carte d’ancien combattant et son fascicule de mobilisation ; ces documents restent toutefois sans effet sur les antisémites qui leur enjoignent, à lui et à son ami, de déguerpir : « À la porte les sales youpins  ». À l’extérieur, Jaïs est roué de coups et ses dents sont brisées. Alors que ses agresseurs s’acharnent, il finit par sortir une arme et blesse l’un d’entre eux.

Ne pouvant entrer plus avant dans le détail de faits signalés par les autorités préfectorales relatifs le plus souvent à des actions de propagande, citons seulement le témoignage d’un informateur de la LICA. À son retour d’un voyage d’affaires à travers la France, il fait état de la contagion antisémite « jusqu’à des boutiquières, ne connaissant rien de la question mais écoutant les racontars de clients, qui vous sortent des théories absurdes sur les Juifs. »

L’atmosphère lourde créée par le spectre de la guerre est propice à la divagation des esprits, rendus plus accessibles aux arguments et aux rumeurs propagés par les milieux extrémistes. La signature des accords de Munich le 30 septembre 1938 écarte la menace de guerre sans toutefois porter un coup d’arrêt à la campagne antijuive.

Des effets prolongés

D’après diverses notes préfectorales, la nouvelle que la paix est sauvegardée plonge l’Alsace et la Lorraine dans une véritable allégresse. Mais le Contrôleur général de la Sûreté nationale, exerçant sa surveillance dans le Bas-Rhin, indique qu’elle est l’occasion d’autres incidents à l’encontre des Juifs accusés d’avoir voulu la guerre.

L’affaire la plus grave et à la fois la plus symptomatique survient toutefois à Dijon le 1er octobre 1938.

Une altercation éclate ce soir-là entre un commerçant polonais de confession israélite, Mathias Lerner, et l’un de ses voisins, commerçant lui-aussi, qui vient d’être démobilisé. Alors que la situation s’envenime, le bruit circule soudain que Lerner, au demeurant peu apprécié dans le quartier, vient de crier « Vive Hitler » et « Vive la guerre ». Une véritable émeute éclate : près de trois cents personnes accourues sur les lieux fondent sur le magasin de Lerner, bientôt ravagé et pillé. Des cris hostiles aux « boches », aux Juifs et aux étrangers fusent. Les policiers doivent demander le renfort de la troupe pour parvenir à évacuer la famille Lerner.

Dans le déroulement des faits, la rumeur a joué un rôle essentiel. Seul un témoin a entendu la victime crier les mots qu’on lui prête. Or Lerner nie avoir hurlé quoi que ce soit et le commissaire central a lui-même bien du mal à imaginer que cet israélite ait pu glorifier Hitler. La police fait d’ailleurs état du loyalisme du commerçant et note « que les petits commerçants français en général affiliés (au PSF ) n’aiment pas les concurrents israélites et souhaitent une réaction populaire contre eux .»

Il n’empêche que, le 2 octobre, le Préfet suggère au ministère de l’Intérieur de prendre un arrêté d’expulsion à l’encontre de Lerner, pour éviter de nouveaux dérapages xénophobes. Peine perdue : quinze jours plus tard, un autre commerçant est agressé au marché de Dijon.

Ailleurs non plus la propagande antijuive ne cesse pas. Un courrier préfectoral signale le 11 octobre que des tracts bilingues conçus par le Parti populaire français de Jacques Doriot sont quotidiennement répandus en divers points du département de la Moselle, notamment à Forbach, Sarreguemines et Metz. À Dijon, dans la nuit du 7 au 8 octobre, des papillons antisémites sont collés sur les maisons appartenant à des Juifs. Le rapport de police cite notamment trois magasins sur lesquels a été apposée la mention « Ici un Juif ».

L’apaisement international ne suffit donc pas à promouvoir la paix intérieure. Le tableau que dresse un correspondant nancéen de Bernard Lecache, en novembre 1938, renvoie à une réalité pour le moins inquiétante :

Je dois t’indiquer que la campagne de nos adversaires prend une ampleur extraordinaire : après les papillons sur les vitrines, ce sont les inscriptions à l’encre indélébile et à l’acide sur les vitres des magasins juifs. Ce sont les distributions de tracts, les menaces verbales par téléphone. La population juive polonaise tremble constamment et craint sérieusement des incidents pour demain. Hier soir encore, à l’occasion d’une réunion privée organisée par les sionistes, un pétard a fait explosion dans l’établissement où avait lieu la réunion. Je suis moi-même prévenu de la formation à Nancy d’un groupement de combat antisémite. […] Dans nos sections socialistes même, la campagne xénophobe a porté ses fruits : nulle part, plus qu’en Moselle et en Meurthe-et-Moselle, n’a régné au mois de septembre la haine contre le juif, cause de tout le mal .

L’ampleur et la pérennité de la campagne antijuive soulèvent la question de l’évaluation de la situation par les autorités républicaines et celle des attitudes adoptées en conséquence.

Les autorités face aux manifestations antijuives

Saisi par la LICA, le ministre de l’Intérieur Albert Sarraut interdit la diffusion de journaux extrémistes tels que La France enchaînée et Le Défi. Cependant, l’application de la mesure est loin d’être drastique comme en témoigne, entre autres, ce récit :

Passant hier dimanche à deux heures devant l’entrée principale du Salon de l’Auto, j’ai été peiné et surpris d’entendre, une fois de plus, criés au milieu d’une énorme affluence et devant des agents de police fort nombreux « La France enchaînée, les Juifs, etc. » Pendant les terribles événements que nous venons de passer je l’ai entendu tous les jours devant des terrasses pleines à craquer sur les Boulevards (Madrid, Café de la Paix, etc.) mais j’espérais que cette campagne cesserait rapidement avec le semblant de tranquillité du pays .

Il ne reste plus à Bernard Lecache qu’à renouveler ses protestations, mais les autorités ont probablement estimé que l’interdiction ne pouvait être que temporaire. À notre connaissance, il n’existe pas de consignes enjoignant aux gardiens de la paix de réfréner les propagandistes. Dans sa dénonciation des brutalités policières, la LICA reçoit le soutien de quelques élus de gauche, parmi lesquels Maurice Hirschowitz.

Le conseiller municipal du IVe arrondissement parisien saisit le préfet Langeron au sujet des arrestations arbitraires . Gaston Monmousseau et Florimond Bonte, tous deux députés de la Seine, sont quant à eux reçus par Sarraut le 29 septembre 1938. Le ministre décide d’ouvrir une enquête sur les agissements des policiers qu’il confie à l’inspecteur général des services de la Préfecture. Près de deux mois après, il faut pourtant se rendre à l’évidence : le Préfet ne semble pas disposé à faire la lumière sur les faits. Bien au contraire.

Interrogé au début du mois d’octobre par la Direction générale de la Sûreté générale (DGSN) sur l’agitation antisémite, Langeron ne répond que le 28 novembre 1938 pour expliquer qu’à sa connaissance, « aucun incident notable antisémite ne paraît s’être produit à Paris au cours du mois de septembre dernier, et notamment dans le 4e [arrondissement] où une surveillance spéciale avait d’ailleurs été établie à ce sujet »

Les incidents qui ont eu lieu sont minimisés à l’extrême et le fonctionnaire rend hommage à la conduite de ses hommes. L’enquête interne paraît bel et bien enterrée.

Les pouvoirs publics ne semblent pas plus décidés en province qu’à Paris à réprimer les agitateurs avec vigueur. Interpellées, les autorités veulent rassurer en faisant savoir, comme dans un courrier du préfet de Meurthe-et-Moselle à la LICA le 29 septembre, que, selon la formule consacrée, toutes les mesures ont été prises pour éviter le retour de pareils incidents.

Il est toutefois permis d’en douter alors qu’une nouvelle altercation survient devant le magasin nancéen, déjà mentionné, de Silberstein. Dans l’après-midi du 4 octobre 1938, un entrepreneur de transport fraîchement démobilisé, Auguste L., distribue des tracts antisémites aux passants devant la boutique vandalisée quelques jours auparavant, contrevenant ainsi à un arrêté municipal. À un brigadier de police qui lui en fait la remarque, le propagandiste répond par un violent coup au visage. Un militaire témoin de la scène intervient et reçoit à son tour « un coup de poing porté avec une telle vigueur, qu’il lui aurait brisé un certain nombre de dents  »

Le militant finit tout de même au poste. Déféré au parquet de Nancy, il est inculpé pour rébellion. L’affaire ne traîne pas : à l’audience du 6 octobre, le tribunal correctionnel le condamne à trois mois d’emprisonnement et à cinquante francs d’amende. Néanmoins, dans un « but d’apaisement », la Cour accorde au coupable un sursis pour la peine de prison.

La dimension antijuive de l’affaire passe à la trappe.

Le fougueux Auguste L. est-il un activiste antisémite ? La région n’a-t-elle pas été marquée au cours des jours précédents par des événements sérieux ? Est-il anodin de bafouer la réglementation locale sur des lieux marqués par de récentes destructions matérielles ? Ces légitimes interrogations sont sacrifiées sur l’autel d’un « apaisement » qui justifie visiblement de fermer les yeux sur la virulence exceptionnelle de l’action antijuive.

Ledit apaisement a d’ailleurs ses limites : dans la nuit du 7 au 8 octobre, un engin explose devant la boutique de Silberstein, occasionnant de nouveaux dégâts matériels .

Les groupes extrémistes jouent un rôle moteur dans la campagne antijuive. La responsabilité du Rassemblement antijuif de France est clairement établie ainsi que sa volonté de déclencher des troubles. La Police souligne par ailleurs le rôle des militants d’Action française, du Francisme, du Parti populaire français et de certains groupements autonomistes.

L’identification des responsables n’est cependant pas suivie de leur neutralisation. Loin s’en faut. La DGSN qui surveille de près Darquier désire-t-elle le laisser en liberté aux fins de déterminer certaines connexions nationales, voire internationales, de la nébuleuse antisémite ? Nous l’ignorons, mais il est certain que l’activiste et ses congénères vont pouvoir continuer à insulter copieusement les Juifs par la suite.

Les autorités n’ignorent pourtant pas l’amplitude exceptionnelle des manifestations qui dépassent les frontières de l’habituelle minorité agissante.

Dans une lettre au préfet du Bas-Rhin datée du 25 septembre 1938, le Contrôleur général de la Sûreté nationale explique que la propagande extrémiste a les faveurs d’une grande partie de la population, tant dans les villes qu’à la campagne. Les accusations portées contre les « Juifs bellicistes » sont reprises par « la grosse majorité de la population rurale (et une très notable partie de celle des villes) […] [ »

Les stéréotypes et préjugés martelés depuis des mois, sinon depuis des années, paraissent porter leurs fruits dans le contexte de crise. Ainsi, en Moselle, un commissaire constate une semaine après le dénouement de la crise de Munich leurs effets sur la population ; même l’habituelle distinction entre Français israélites et Juifs récemment immigrés tend à s’estomper :

Alors que beaucoup de gens censés font une distinction entre les israélites, français depuis toujours, nombreux sont ceux qui se refusent à voir ce problème de cette façon, de sorte qu’à l’heure présente, il n’est guère de gens, qui à un degré plus ou moins conscient, ne se livrent à la propagande antisémite qui devient générale .

Il n’est pas jusqu’aux Juifs mobilisés qui ne subissent les retombées de cette ambiance malsaine. Dans son rapport mensuel au sous-préfet de Mulhouse, le commissaire central de la ville témoigne lui aussi de la progression du phénomène : « il faut prendre garde que (sic) l’antisémitisme a gagné beaucoup de milieux où il n’avait encore jamais pénétré et il a maintenant des adeptes dans les classes ouvrières » Certains rapports soulignent en outre le rôle des réservistes, situés aux avant-postes de la crise.

La lecture que font certaines autorités des événements laisse apparaître une dose de relativisme. À Pfastatt (Haut-Rhin), où des vitres de la synagogue ont été brisées et des devantures de magasins défoncées, l’enquête débouche sur l’arrestation de 21 jeunes gens âgés de 12 à 19 ans. Ayant consommé, le soir des faits, 68 litres de bière, ils auraient agi « sans discernement et sous l’influence des événements du mois de septembre  » De même, le commissaire central de Mulhouse fait référence à des dérapages provoqués par l’éthylisme : « nous n’avons noté que des rixes bénignes provoquées surtout par des gens éméchés  »

Dans une lettre à la vice-présidence du Conseil le 7 octobre 1938, le préfet de Moselle dédramatise lui-aussi, estimant que ces actes de malveillance répétés ne revêtent « aucun caractère de gravité particulière ».

Ce qu’il a constaté n’est pourtant pas anodin : « très fréquemment et dans la plupart des villes importantes de mon Département, des tracts où de grossières inscriptions sont apposés subrepticement la nuit, sur de nombreux magasins appartenant à des israélites ». Trois jeunes gens ont justement été appréhendés dans la soirée du 3 octobre, à Thionville, porteurs d’un pot de goudron et d’un pinceau. Le Préfet a fait une démarche auprès du procureur de la République de Thionville pour que les suspects soient sévèrement punis. L’ont-ils été effectivement ? Nous l’ignorons, mais la volonté d’«apaisement » autorise le doute.

Certains rapports, enfin, ne manquent pas de souligner la responsabilité même des Juifs dans les incidents. Dans un courrier officiel, le préfet de Moselle évoque l’attitude des israélites : si le mouvement a pris une telle ampleur, gagnant « une opinion publique restée jusqu’ici insensible à une telle propagande  », c’est « parce que les éléments israélites avaient été les premiers, notamment dans les centres des régions frontières, à donner, sans discrétion, le signal d’une panique que rien ne justifiait encore  »

De même, le commissaire de la ville de Pfastatt attribue au départ de quelques israélites de la commune le climat antisémite régnant dans la population, et le commissaire central de Mulhouse ne dissimule pas son mépris pour ceux qui ont cédé à la panique :

Il est certain que certains israélites ont eu une tenue très piteuse pendant la dernière crise. C’est presque uniquement chez eux que l’on a pu noter un véritable affolement, que l’on a constaté, déjà, les tentatives de s’embusquer. Ces petites manœuvres, connues de la population – les intéressés n’ayant pas eu la pudeur de se taire – n’aident pas à calmer une opinion travaillée par les ligues antisémites .

En résumé, bien que le stade de la violence physique ait été franchi en divers endroits, il n’entre visiblement pas dans les intentions des autorités d’engager une action pour museler les activistes. Il est vrai que face à la propagande, celles-ci sont juridiquement démunies. Dans un courrier, le préfet de Moselle dit bien sa volonté de sévir mais bute sur une carence législative en la matière. Il faudra attendre encore près de cinq mois pour qu’un décret – le décret-loi Marchandeau du 21 avril 1939 – s’en prenne à la diffamation raciale.

Une presse républicaine désorientée

Au moment des troubles antisémites, Bernard Lecache demande à ses confrères journalistes d’élever la voix « pour que des scènes, dignes de l’Allemagne hitlérienne, ne se poursuivent pas en France  » La réponse d’Émile Roche, directeur de La République et par ailleurs membre du Parti radical, témoigne des vacillements perceptibles dans certains milieux républicains. D’emblée, sa condamnation de l’antisémitisme est mâtinée de scepticisme :

S’il s’agit de protester contre la campagne antisémite, dont vous me dites qu’elle est déclenchée en France – ce dont, pour ma part, je n’ai pas eu la moindre preuve – s’il s’agit, plus encore, de vexations ou de sévices dont les Juifs auraient été les victimes, je suis avec vous sans réserve.

Par la suite, Roche critique « la part prise par un nombre trop grand d’immigrés et de Juifs résidant en France, à la campagne pro-guerrière que nous avons vue se dérouler dans la presse, dans les couloirs de la Chambre, ces temps derniers ». Réprouvant l’attitude de certains « excités », dont il précise qu’ils ne sont pas systématiquement juifs ou immigrés, sa lettre est une fin de non-recevoir.

Quant à l’affaire Lerner, elle fait l’objet d’un article de tonalité xénophobe de Pierre Dominique dans le même titre. L’auteur rejette l’idée qu’un étranger, juif ou non, qui profite « des richesses de notre sol, de la douceur de notre climat, des milles facilités qu’il ne trouverait pas en Pologne […]  », ne soit pas astreint à l’impôt et, le cas échéant, à l’impôt du sang.


Le regard porté sur l’événement s’inscrit dans un processus de légitimation de la violence puisque, selon Dominique, l’incident de Dijon « illustre magnifiquement le refus des Français d’être dupes [des étrangers] » : « Pour parler franc – car ici nous ne mâchons pas les mots – nous n’aurions pas accepté – s’il y avait eu conflit – que parmi nos trois millions d’étrangers, les hommes valides fissent défaut à nos armées »

Donner leur sang à la France, c’est pourtant bien ce que des milliers d’étrangers se sont déclarés prêts à faire sous les auspices de la LICA au cours des journées précédentes . C’est d’ailleurs, s’il est besoin de le préciser, ce que certains Français ont perçu comme une immixtion intolérable dans les affaires nationales…

Dans L’Œuvre du 7 octobre 1938, Georges de la Fouchardière tente d’écarter la question de l’antisémitisme pour ne considérer que le cri attribué à Lerner (« Vive la guerre ! »). Si le journaliste veut avant tout témoigner de son dégoût pour la guerre, sa conclusion n’en résonne pas moins étrangement :

Si je voyais une foule indignée se ruer à l’assaut d’un magasin qui n’a rien à voir dans cette affaire, étant situé sur un plan purement commercial, je crierais à la foule : « Non, ne pillez pas le magasin ! Ce n’est pas gentil… Pendez simplement le monsieur ! » Parce que le monsieur qui crie : « Vive la guerre ! » est un assassin qui fait des aveux. La loi du Lynch, en principe, n’est pas recommandable aux foules excitées. Mais, en ce cas, c’est la foule elle-même qui est la victime éventuelle d’une tentative d’assassinat. Et elle a le droit de se défendre .

L’article de L’Œuvre qui, de façon symptomatique, accrédite la version selon laquelle Lerner aurait bien prononcé les paroles qui ont déclenché l’émeute, inspire le malaise. Le ton spirituel, les justifications qu’il donne à la violence témoignent d’une crispation qui s’est aussi emparée des rédactions. Les faits sont pourtant bien là et ils sont graves : dans une atmosphère explosive d’antisémitisme dont La Fouchardière mentionne d’ailleurs le danger de contagion, une foule furieuse a franchi le pas de violence en s’attaquant à un individu, à sa famille et à ses biens.

Quant aux chantres du pacifisme intégral, l’aveuglement devant la menace hitlérienne est plus puissant que jamais. Dans Le Barrage du 6 octobre 1938, Félicien Challaye choisit très clairement son camp en fustigeant les Juifs bellicistes et en rendant hommage à ceux qui servent le rapprochement franco-allemand. La Flèche de Gaston Bergery ayant accueilli la prose de Challaye, Lecache demande à son ancien allié antifasciste s’il la cautionne.

Claude Mauriac se charge de lui répondre que le racisme est, à l’évidence, indéfendable mais… que certaines « réalités » doivent être regardées en face : la trop grande présence des Juifs dans l’administration – huit Juifs sur dix fonctionnaires, précise-t-il –, les places importantes qu’ils occupent, la responsabilité de Blum.

Assurément, la presse n’a pas mis l’accent, comme l’attendait le président de la LICA, sur les débordements antisémites.

L’absence de véritable couverture médiatique reflète un certain égarement de la société civile.

L’un des protagonistes de cette fièvre antisémite, Darquier de Pellepoix, n’est d’ailleurs pas le dernier à le regretter, comme il ressort d’une écoute téléphonique du 30 septembre au matin :

– Il paraît qu’à Strasbourg, ça a été formidable… Et dire que nous n’en avons rien su à Paris. La servilité de la Presse française est quelque chose d’inouï ! Plus de 50 magasins juifs pillés, et des tas de juifs avec le nez cassé ! Et, ici, le silence… Même l’ACTION FRANCAISE n’en a mis que 4 lignes. Il y a eu un coup d’arrêt très net ; et c’est ça qui est inouï ! Enfin, c’est inimaginable que personne n’en fasse écho, même à titre de fait divers  […]

Le pic d’antisémitisme, de septembre et d’octobre 1938, connaît donc ses manifestations les plus ardentes dans les départements d’Alsace et de Lorraine ainsi que dans la région parisienne, sans exclure, à des degrés moindres, d’autres zones.

Elles semblent d’abord liées à la présence notable d’une population étrangère d’origine juive et au travail de terrain mené avant, pendant et après les événements, par des organisations antisémites. Ainsi, la crise des Sudètes n’a-t-elle pas les mêmes retombées en Afrique du Nord. Dans les archives préfectorales d’Algérie, le thème du Juif belliciste est, à de rares exceptions près, absent de la propagande. En Tunisie, un rapport de police signale le 3 octobre 1938 qu’« à aucun moment, la menace de guerre qui pesait sur l’Europe n’a été imputée aux Juifs  »

Le très faible nombre de réfugiés juifs venus du Reich et l’inexistence d’une campagne d’engagements volontaires du genre de la levée en masse organisée par la LICA expliquent probablement que le phénomène observé en métropole n’ait pas eu son pendant africain.


Pour des raisons identiques, la violence paraît épargner de nombreuses régions françaises, l’Ouest en particulier.

Il est en revanche certain que de nombreuses illustrations locales pourraient venir compléter un tableau que nous n’avons fait qu’esquisser ici. Il faut enfin préciser qu’il demeurera toujours une part d’ombre quant à l’ampleur et au degré d’expression de l’hostilité antijuive : les services de police et la LICA captent seulement la partie des faits qu’on veut bien leur soumettre.

Les interventions de la LICA appuyées par quelques députés ne suffisent pas à juguler les débordements ni à provoquer la réaction attendue des autorités. Le passage à l’acte et les brutalités policières donnent l’impression qu’un palier a été franchi en diverses localités. Certains contemporains ont été battus, ce dont témoigne ce cadre de la LICA lors d’une réunion, le 12 octobre 1938 :

Il régnait dans certains quartiers une véritable atmosphère de pogromes. Nous avons eu des adversaires contre nous, mais aussi la police qui a non seulement laissé faire mais aussi a maltraité des camarades décorés pour faits de guerre, des mutilés, des anciens combattants qui ont été arrêtés.

Le militant analyse les effets palpables de la propagande extrémiste : « si ces excès ont pu se commettre, c’est parce qu’ils ont trouvé un climat favorable et une ambiance possible. Par une propagande sournoise, l’occasion a fait naître cette bestialité. »

Il en parle comme d’un « travail de termites » utilisant, à la manière de la propagande nazie, les plus grosses ficelles pour troubler et emporter l’opinion publique. À la faveur de la crise internationale, ce travail de propagande a montré l’écho qu’il pouvait rencontrer dans la société française. Il ne constitue certes pas la seule source d’agitation, mais sa capacité de nuisance et son pouvoir de déstabilisation sont patents, comme sont flagrantes les difficultés à lui faire obstacle.

Le 20 septembre 1938, L’Action française estime que « le meilleur recruteur et formateur d’antisémites reste le juif Lecache par sa propagande de la LICA et ses articles du torchon Le Droit de Vivre  » C’est exprimer là une opinion dont il y a fort à supposer qu’elle dépasse, à ce stade de la décennie, le seul cénacle du journal royaliste : après tout, les Juifs ne sont-ils pas toujours un peu responsables de leur propre malheur?


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