L’exclusion des Juifs des pays arabes aux sources du conflit – 3
L’antisémitisme au Maroc du début du xxe siècleUne mémoire ignorée
par Ruth Tolédano Attias
Il peut sembler incongru de parler d’antisémitisme lorsqu’il s’agit des pays d’Islam et encore plus abusif lorsque ce terme concerne le Maroc.
L’entreprise paraît difficile sinon paradoxale pour deux raisons au moins : d’une part, parce que l’histoire des Juifs des pays musulmans est rendue opaque par l’occultation dont ils ont été l’objet dans le domaine politique et dans le champ de l’historiographie ; d’autre part, à cause du « mythe » selon lequel les sociétés musulmanes auraient été plus tolérantes envers les Juifs que les pays de Chrétienté.
L’époque considérée, le début du xxe siècle, laisse entendre que le Maroc est encore souverain : il n’a encore connu dans son histoire aucune domination étrangère. Mais les puissances occidentales impérialistes sont en compétition pour l’occuper. La France est la mieux placée étant donné qu’elle est installée en Algérie depuis 1830.
Cette étude s’intéresse donc à la situation des Juifs avant le Protectorat français établi en 1912.
À cette époque, la judaïcité européenne est quasiment intacte, alors que l’antisémitisme et les pogroms de plus en plus sanglants bouleversent la vie des Juifs en Europe centrale et orientale. Quant à la Judaïcité occidentale, elle est traumatisée par la haine antisémite qui s’est exprimée lors de l’Affaire Dreyfus. Le rappel de ce contexte historique est nécessaire lorsque l’on tente de définir la nature des phénomènes qui ont rythmé la vie des Juifs au Maroc avant le Protectorat.
Plus généralement, il importe de savoir qu’aux yeux des historiens et penseurs juifs qui ont étudié l’antijudaïsme chrétien et l’antisémitisme dans les pays de l’Europe sécularisée ou en voie de l’être, la condition des Juifs en pays d’Islam, et au Maroc en particulier, doit plus à l’anti-judaïsme et à la haine antireligieuse qu’à l’antisémitisme.
On verra que cette définition aura contribué à opacifier davantage le discours concernant les Juifs des pays musulmans à l’époque moderne.
L’enjeu de cette étude consiste à analyser les rapports entre la société musulmane marocaine et la minorité juive dhimmie après avoir déterminé en quoi consiste le système de la dhimma, pacte de « protection » qui fixe les contraintes et obligations des Juifs et chrétiens en terre d’Islam en échange de la vie sauve.
À partir de là, on tentera de savoir s’il est possible de définir le contexte historique des Juifs au Maroc à travers le double prisme de la dhimma et des catégories de l’antisémitisme moderne.
S’agit-il d’antijudaïsme ou d’antisémitisme? Ou des deux? Le détour obligé passe par la description rapide du mode de fonctionnement de la société musulmane au Maroc.
Comme dans tous les pays d’Islam, la société est islamocentrique. Elle est gouvernée selon une juridiction politico-religieuse qui détermine les règles du jeu social. Le Pacte d’Omar ou dhimma est l’institution théologico-politique par laquelle les pays d’Islam traduisent, dans le domaine sociopolitique, l’exclusion théologique des non-musulmans appartenant aux religions révélées, les peuples du Livre, Juifs et chrétiens.
Au Maroc, l’équation juif = dhimmi est, à vrai dire, la seule pertinente puisqu’il n’y a plus de dhimmi chrétien.
Selon Alfred Morabia [1] « le principe de base de la dhimma est que les “protégés” doivent accepter de se soumettre aux lois de la Umma ». La Umma est la totalité de la nation islamique. Et, si « la loi musulmane [2] est la moelle même de l’Islam », le « droit de l’Islam et sa théologie reposent sur un postulat fondamental […] celui de considérer que l’intérêt communautaire prime tout, et que nécessité fait loi. Cet intérêt et cette nécessité ne pouvaient être dissociés de l’État musulman, tels que les avait dessinés le cours de l’histoire […]. D’où la formulation de “normes internes unilatérales”, valables seulement pour une communauté musulmane dans ses rapports avec les autres […] et en recherchant les seuls intérêts [3]
Comment la dhimma est-elle alors appliquée au Maroc? Est-elle appliquée de manière coercitive ou laxiste? Pourquoi se pose-t-on la question en ce qui concerne le Maroc en particulier?
Les auteurs qui se sont intéressés à l’étude des relations entre les musulmans et les Juifs en terre d’Islam ont tous remarqué que, dans les pays situés à l’extrême Est et à l’extrême Ouest du monde musulman, les mesures discriminatoires étaient appliquées encore plus rigoureusement que partout ailleurs. Sauf dans des périodes exceptionnelles d’accalmie, il en sera ainsi dans le Maroc devenu musulman depuis 712 jusqu’à la période considérée.
Dans le Journal asiatique [4] Hammer-Purgstall publie un article concernant les « ordonnances égyptiennes sur les costumes des juifs et des chrétiens au commencement du xive siècle, tirées de “l’Histoire de Nouweiri”, historien, année 700 de l’Hégire ou 1322 ».
Cet article rend compte de la condition des dhimmis, des contraintes et des restrictions qu’on leur a imposées du Maroc à l’Égypte : « Récit du changement d’habits des rayas (Ahl edz dzimmt). Dans cette année-ci (700), arriva le vizir du Magrib en Égypte, en voie de pèlerinage. Il s’aboucha avec les émirs sur le sort des rayas qui étaient beaucoup plus humiliés et méprisés au Magrib au point qu’il ne leur était pas permis de… »
Sont alors décrits l’arbitraire, les humiliations, le règlement discriminatoire concernant les costumes et les montures, les impôts trop lourds, etc. L’historien égyptien retient la plus grande sévérité des mesures contre les dhimmis au Maroc alors que ce pays n’est plus sous la domination fanatique des Almohades. Mais les luttes qui ont lieu entre les tribus nomades et sédentaires (entre Arabes et Berbères), ouvertes depuis 1160, inaugurent quatre siècles d’histoire maghrébine qui ont assombri la vie des communautés juives.
En 1894, dans son livre sur l’antisémitisme et ses causes, Bernard Lazare [5] signalait dans une note concernant le Maroc et l’Iran la condition calamiteuse des juifs dans ces pays. C’est ce que confirme Bernard Lewis [6] : « On peut même dire que plus un État se trouvait éloigné du cœur de la civilisation islamique et plus il était répressif. La situation des non-musulmans était en général meilleure en Égypte et en Turquie ou en Irak qu’en Afrique du Nord ou en Asie centrale. Le statut des dhimmis était perçu comme vil et méprisable. La meilleure preuve, peut-être, en est que le dhimmi représentait aux yeux des musulmans l’archétype de l’inférieur et de l’opprimé. […] Remarquons d’ailleurs que c’est aux xixe et xxe siècles, quand les dhimmis voulurent s’affranchir des contraintes qui pesaient sur eux qu’ont éclaté les confrontations les plus violentes et les plus meurtrières. […] Dans leurs relations avec les musulmans, les Juifs n’étaient pas égaux devant la loi. »
L’État musulman a institutionnalisé l’infériorité sociale des dhimmis et organisé la ségrégation sociale entre musulmans et dhimmis.
De la sorte, l’exclusion sociale est inscrite dans la loi du pays musulman et constitue un argument politique majeur qui encourage les abus de pouvoir et laisse la porte ouverte à l’arbitraire. Au Maroc, du haut de l’échelle sociale jusqu’en bas, la discrimination sociale était une réalité quotidienne pour les Juifs. La persécution était autant religieuse que sociale.
Historiquement, l’islamisation de la société a connu des périodes de fanatisme et de radicalisation qui se sont soldées par des conversions forcées et des massacres de la population juive avec de graves répercussions pour la démographie juive. Jointes à l’instabilité politique provoquée par les successions compliquées des sultans et aux rébellions des tribus berbères de l’intérieur, on peut évoquer un climat d’entropie politique permanent qui a contribué à aggraver les relations entre musulmans et dhimmis juifs dans ce pays. Le nationalisme tribal s’y est toujours manifesté de manière anarchique et désordonnée. Ségrégation sociale, humiliations, mépris des musulmans pour ceux qui persistent dans l’erreur en ne se convertissant pas. La liste des avanies et des malversations est longue.
Les obligations sociales des dhimmis sont nombreuses et couvrent presque tous les aspects de la vie en société, en dehors du volet économique puisque les Juifs peuvent exercer à peu près tous les métiers.
Comme dans tous les pays musulmans, le respect envers l’islam est une obligation sociale. Lewis précise que « les traités de jurisprudence musulmane consacrent une attention considérable à la question du dhimmi qui insulte le Coran ».
La dénonciation malveillante entraîne la mort. Le témoignage d’un dhimmi n’était pas recevable : en conséquence, les faux témoignages et la malveillance provoquent des drames redoutables. Le mariage est impossible entre un Juif et une musulmane (puni par la mort), le contraire était agréé. Les Juifs n’ont pas l’autorisation de porter une arme dans des sociétés où il était normal d’en porter.
Au Maroc (et en Iran à certaines périodes), ils étaient confinés dans des mellahs. Hors du mellah, ils doivent obligatoirement marcher pieds nus. Leur monture ne peut être que le mulet ou l’âne ; le cheval est une monture noble qui leur était interdite. La couleur discriminatoire des vêtements est obligatoire et ce, même dans un bain public. En Iran, les bains étaient séparés : là, la crainte de la pollution par un dhimmi revêtait un caractère extrême, d’où l’obsession de la pureté rituelle. Au Maroc, Yémen, Irak, Asie centrale, ils étaient astreints à des métiers rebutants.
Mais, par-dessus tout, ce qui caractérise la situation des Juifs au Maroc, c’est l’arbitraire.
L’impunité est garantie par la Loi sur la dhimma. Un musulman ne peut pas être condamné pour le meurtre d’un dhimmi ; le prix du sang pour un dhimmi est bien inférieur à celui d’un musulman. La violence s’abat sur eux pour les motifs les plus futiles. La mort aussi pouvait s’abattre sur eux de manière incompréhensible. Tuer un dhimmi pour le voler n’était jamais puni. Les viols de jeunes femmes étaient la hantise des familles et ne manquaient pas de se produire lors des émeutes des tribus rebelles contre le gouvernement du Sultan. Sans compter le vol des jeunes enfants pour les convertir et les élever dans l’islam.
Les dhimmis au Maroc sont l’archétype de l’opprimé et de l’exclu.
La justice est un registre qui leur est inconnu. Tout cela est attesté dans des sources historiques juives et non-juives.
Les lettres envoyées par les directeurs de l’Alliance Israélite Universelle sont déposées dans les archives de la Bibliothèque et peuvent être consultées. Elles émanent de témoins directs des événements qui ont secoué les communautés juives au Maroc depuis 1862 jusqu’en 1912.
Le sac du mellah de Casablanca en 1907, celui de Fez en 1912 à la suite du Protectorat. Massacres, incendies, viols, vols, rapts, rien ne manque. La vulnérabilité des dhimmis juifs est telle que même Charles de Foucauld [7], qui ne les aimait pas, a décrit leur condition à la fin du xixe siècle en des termes qui en donnent une idée bien précise : « Les Israélites qui, aux yeux des musulmans, ne sont pas des hommes… »
Au Maroc, les seuls Juifs qui aient pu accéder à des postes importants n’étaient pas à l’abri de la disgrâce du Sultan et encore moins à l’abri des vicissitudes dues aux périodes de succession turbulentes. Financiers attachés à la personne du Sultan, parfois diplomates ou espions, mais surtout interprètes à cause de leur connaissance des langues étrangères, ils trouvaient là des fonctions utiles dans les sphères proches du pouvoir politique.
Les délégations étrangères les utilisaient également comme interprètes auprès des fonctionnaires du Makhzen qui est le gouvernement légal du Maroc : sa sphère d’influence au Maroc ou bled el Makhzen, pays du gouvernement, ne couvrait pas tout le territoire ; les tribus rebelles de l’intérieur du pays n’obéissaient pas à l’autorité du Sultan et constituaient ce qu’on appelait le bled es siba, le pays de la rébellion, de l’anarchie. À de très rares exceptions près, les Juifs ont subi l’arbitraire tant des uns que des autres.
Il faut se rendre à l’évidence, le Maroc, pays d’Islam, applique les lois de dhimma avec la plus grande sévérité : la discrimination sociale est un fait politique constitutif de la condition des Juifs dans ces pays. Elle est un argument politique que viennent aggraver la cruauté et l’arbitraire systématique. Les Juifs n’avaient aucun droit politique. Ils avaient, en revanche, beaucoup de devoirs et de contraintes. La pauvreté comme l’humiliation sont leur lot parce qu’ils n’ont pas cru dans l’islam [8]
De par leur seule présence, écrit Morabia [9], les non-convertis témoignaient contre l’universalité et la prééminence de l’Islam.
Et il convient d’insister sur le fait que, paradoxalement, l’antijudaïsme n’y est pas le vrai problème ; les Juifs sont des dhimmis, c’est-à-dire qu’ils peuvent pratiquer leur religion même sur un ton discret et non agressif. Ils sont protégés par les clauses d’un pacte qui leur assure la vie sauve en échange de nombreuses contraintes sociales et fiscales.
Tandis que la ségrégation sociale se révèle être une forme de domination et de conquête par d’autres moyens que les armes. La mort sociale et l’écrasement fiscal sont des armes d’une autre nature que l’épée mais ils sont très efficaces.
En effet, dans son essai historique, Eisenbeth rapporte une information extraite d’un ouvrage de M. de Chénier, consul de France au Maroc au xviiie siècle ; il y donne une estimation précise de l’impact de la discrimination sociale et des persécutions sur la démographie juive au Maroc après l’expulsion d’Espagne : au début du xvie siècle, il y avait trente mille familles juives au Maroc. Au xviiie siècle, il n’en restait plus que le douzième [10]
L’autre paradoxe de la dhimmitude consiste à instrumentaliser politiquement le dhimmi, l’exposer en permanence aux avanies alors que, d’un autre côté, on cherche à protéger une source sûre de revenus. Car les rentrées fiscales de l’État musulman sont assurées par l’impôt de protection du dhimmi, la djizya [11]. Tuer un dhimmi ou le pousser à la conversion consiste à appauvrir l’État. Tuer un dhimmi pour le motif le plus futile consiste à enfreindre le pacte légal de « protection » due au dhimmi. Cela devrait signifier que l’on enfreint la loi de l’État puisque la loi de dhimma est inscrite dans la Chari’a ou Loi musulmane.
On pourrait alors se poser la question de savoir si, d’une certaine manière, la rébellion contre le Makhzen au Maroc ne s’exprimait pas en enfreignant la Loi qui devrait protéger la vie du dhimmi.
Car les émeutes au Maroc font d’abord des victimes chez les dhimmis avant d’en faire dans les autres couches sociales. Il est évidemment plus facile de s’en prendre au maillon social le plus faible qui, en dehors du fait qu’il ne peut pas se défendre, ne provoque ni procès en justice ni condamnation. Car la justice ne saurait jamais s’exprimer en leur faveur, c’est un registre qui leur est totalement inconnu. Aussi, ni les tribus rebelles ni les fonctionnaires, ni la « populace » ne s’en privent. C’est ce dernier point que montrent de manière claire les sources historiques [12], qu’elles émanent de Juifs ou non, de colonialistes ou non.
D’une manière générale, leur condition était partout mauvaise avec des degrés de gravité plus ou moins différents selon le contexte politique, la conjoncture économique et la localisation géographique. Nulle part, elle n’était bonne ou acceptable. C’est pourquoi et, a posteriori, la question se pose de savoir s’il était possible de penser la haine antijuive et le pacte discriminatoire de dhimma tel qu’il a été appliqué au Maroc avant le Protectorat, selon les catégories de l’antisémitisme moderne ? La haine antijuive ne se limitant pas à la sphère religieuse.
Bernard Lazare pensait qu’il s’agissait d’un antijudaïsme de type médiéval comparable à celui qui sévissait encore en Europe centrale et orientale.
Léon Poliakov précise qu’il est plus correct de parler d’anti-judaïsme dans les pays où la religion est une institution d’état comme les pays chrétiens européens au Moyen Âge ou les pays musulmans. Il réserve le terme d’antisémitisme pour les pays d’Europe sécularisés de l’époque moderne, après 1789, où les Juifs étaient souvent assimilés et dans lesquels la haine antijuive ne revêtait plus, selon lui, une connotation religieuse.
Pourtant on pourrait faire une objection : en Allemagne, en Autriche et en France aux xixe et xxe siècles, pays pourtant sécularisés, la discrimination sociale était encore lisible dans le comportement de certains universitaires, écrivains et artistes juifs qui se convertissaient au christianisme pour gravir les étapes ultimes de l’échelle sociale. L’ambiguïté est patente et, de la discrimination religieuse à la discrimination sociale et politique, le fil est ténu.
Bien que Hannah Arendt [13] définisse l’antisémitisme comme « une idéologie laïque du xixe siècle », l’on est frappé par la similitude et la résonance des termes utilisés pour caractériser le phénomène antisémite en Europe : « … [les Juifs] ne surent jamais donner son vrai nom à l’antisémitisme ou plus exactement ils ne sentirent jamais le moment où la discrimination sociale se transforma en argument politique [14] ; […] [l’antisémitisme] devint brusquement la seule question susceptible de créer une unanimité dans l’opinion ».
Elle relève « l’arbitraire de la terreur » et insiste sur « l’arbitraire dans le choix des victimes ; il est fondamental qu’elles soient objectivement innocentes et qu’elles soient choisies indépendamment de ce qu’elles peuvent avoir ou n’avoir pas fait [15] ».
« La vision nouvelle du caractère étranger du peuple juif apparaît comme la condition sine qua non de l’apparition de l’antisémitisme [16] ; la réaction de rejet (fut) particulièrement violente [17] […], (les Juifs étant) vulnérables et sans défense ».
Rapportées à la situation vécue par les Juifs en pays d’Islam, ces paroles ne peuvent laisser indifférent même si les causes de l’antisémitisme ne sont pas tout à fait les mêmes. En revanche, les effets sont identiques, au début du xxe siècle, cela s’entend. Les conséquences seront infiniment plus tragiques pour les Juifs d’Europe au milieu du siècle.
De son analyse, il est possible d’opérer une déduction logique : de manière significative, il apparaît que le « caractère étranger du peuple juif » comme condition de l’apparition de l’antisémitisme en Europe est, de manière constitutive, la condition des Juifs dans la société « islamocentrique ».
L’Islam a un versant religieux et un autre politique ; l’exclusion de l’élément étranger est inscrite dans le droit et la juridiction de la société dominante. Tous les rouages politiques de la société sont sollicités, l’administration et ses fonctionnaires judiciaires et fiscaux, le pillage systématique des éléments inférieurs de la société par des impôts de plus en plus lourds au point que le nombre de conversions augmente de manière proportionnelle à la charge fiscale, afin de s’en soustraire puisqu’ils ne peuvent plus y faire face.
En dehors de la haine antireligieuse, la discrimination sociale est donc un fait politique et institutionnel et il s’agit alors d’un argument a fortiori pour conclure que l’antijudaïsme est potentialisé par l’antisémitisme politique.
D’ailleurs, bien avant les décrets de « limpieza de sangre » espagnols, Yacoub el Mansour le sultan almohade et d’autres après lui, ne croyant pas à la sincérité des conversions des Juifs à l’Islam, continuaient à appliquer envers ces nouveaux convertis les clauses discriminatoires de dhimma. Preuve s’il en est du caractère sociopolitique de la discrimination envers les dhimmis.
L’isolement social des dhimmis au Maroc était étanche.
Les habitants musulmans et juifs y ont mené des vies parallèles. Ils ne se rencontraient pas véritablement. Puisque tous les attributs ou critères de la discrimination sont présents : exclusion sociale, condition infamante, humiliations et mépris, surimposition, délits et meurtres impunis et arbitraire permanent, vols, viols de jeunes femmes et de jeunes garçons, rapts d’enfants et de femmes, avanies de toutes sortes, il convient alors d’en parler selon les catégories de définition de l’antisémitisme.
Par conséquent, il est inutile de se cacher sous la catégorie du religieux et du fanatisme de certains zélateurs pour expliquer (sans justifier) qu’il ne s’agit pas de phénomènes antisémites. Tous les domaines de l’État sont impliqués dans cette exclusion institutionnalisée. Le nationalisme tribal et le mépris venant se surajouter à l’ensemble.
Cela permettra de clarifier le débat et d’éviter, peut-être, que l’on continue à opacifier le discours par des arguments religieux ou en évoquant une symbiose judéo-marocaine totalement illusoire, que les faits historiques démentent. D’où l’importance qu’il y a à définir et à comprendre pourquoi les Juifs du Maroc n’ont pas pu se pencher sur leur propre histoire, ignorant qu’ils avaient été pris, eux aussi, dans la tourmente de l’antisémitisme et n’arrivant pas à prendre de la distance pour réfléchir et témoigner.
Cette réflexion ne peut être menée qu’a posteriori, parce que les Juifs du Maroc n’ont pas pensé leur condition sociale dans ce pays en termes politiques. Quelques auteurs ont écrit, en hébreu, des chroniques racontant les événements les plus tragiques qui ont endeuillé les communautés. Mais ces documents n’ont pas été publiés jusqu’à une date récente.
Les archives de l’Alliance israélite universelle à Paris contiennent des documents qui éclairent la vie de ces communautés depuis que cette organisation a ouvert la première école pour les Juifs à Tétouan en 1862. Cette organisation a développé un réseau scolaire important au Maroc et dans tous les pays du bassin méditerranéen.
Les intéressés eux-mêmes se désintéressaient de la question : les conditions d’existence ont sans doute englouti leur disponibilité à comprendre l’ensemble des phénomènes religieux, politiques et sociaux à l’origine de leur condition. Peut-être étaient-ils comme pétrifiés par la substance même de leur mémoire au point qu’ils l’aient ignorée. Il a peut-être fallu enfouir tout cela pendant un certain temps avant de vouloir s’y frotter, s’y confronter. Sans doute l’image que cela leur renvoyait d’eux-mêmes était-elle suffisamment difficile, douloureuse pour qu’ils l’aient oblitérée. Sans doute aussi aurait-il fallu qu’ils aient acquis une conscience politique qui leur permette d’appréhender le phénomène avec pertinence. Toujours est-il que les Juifs du Maroc, en particulier, ne sont pas seuls responsables de cet état de choses.
L’absence de définition adéquate des phénomènes générés par le statut de dhimmi n’a pas contribué, semble-t-il, à élucider la question. Les auteurs qui ont étudié l’antisémitisme ont réservé cette terminologie aux États laïques alors que, manifestement, au Maroc comme dans les autre pays d’Islam, l’antijudaïsme et l’antisémitisme étaient enchevêtrés.
Albert Memmi [18] reproche aux historiens qui ont soutenu exclusivement la thèse de l’antijudaïsme pour qualifier les phénomènes liés à la dhimma, d’avoir contribué à entretenir le « mythe d’une entente judéo-arabe » comme argument politique.
Selon lui, quatre complicités se sont conjuguées pour favoriser la propagation de ce mythe après l’indépendance du Maghreb. En dehors de la complicité de la gauche européenne et de la propagande arabe, il voit celle des historiens juifs occidentaux et celle des Juifs originaires d’Afrique du Nord eux-mêmes : « En fait, l’histoire juive a été écrite par des juifs occidentaux, il n’y a pas eu de grand historien juif oriental. Et c’est la distinction absurde faite par Isaac (que par ailleurs je respecte beaucoup) entre “vrai” et “faux” antisémitisme, le “vrai” étant celui produit par le christianisme et l’autre étant appelé “antijudaïsme”.
Non, ce n’est pas seulement le christianisme qui fait l’antisémitisme, mais le fait que le Juif soit minoritaire ; et malheureusement en faisant de l’antisémitisme une création chrétienne, Isaac a minimisé la tragédie des Juifs des pays arabes, et contribué à fausser les esprits.
Quatrième complicité, enfin : c’est la nôtre, c’est cette complicité plus ou moins inconsciente des Juifs orientaux déracinés qui ont tendance à embellir le passé, et qui, dans leur regret de l’Afrique du Nord, minimisent ou effacent complètement le souvenir des persécutions. »
Il faudrait encore interroger un phénomène étrange qui s’est produit après que le Maroc eut retrouvé sa souveraineté politique et son indépendance en 1956.
Alors qu’ils venaient d’être reconnus comme des citoyens marocains, les Juifs ont quitté ce pays en masse. Près de 90 % d’entre eux ont émigré en Israël entre 1961 et 1974. Seule une minorité s’est installée au Canada et en France.
Ils n’ont pas retenu les paroles de Mohamed V dans son discours du Trône du 18 novembre 1955 dans lequel il réaffirmait [19] solennellement sa volonté de voir le Maroc nouveau « accéder à un régime de démocratie éliminant toute distinction raciale [20] et s’inspirant de la déclaration Universelle des droits de l’Homme […]. Il est évident que les Marocains israélites ont les mêmes droits et les mêmes devoirs que les autres Marocains ».
Il est vrai que ces paroles d’accueil et d’espoir venaient après le traumatisme provoqué par les émeutes de Petit-Jean (aujourd’hui Sidi-Kacem) dans lequel cinq Juifs de Meknès venaient d’être sauvagement massacrés et brûlés par la population musulmane en état d’ébullition à la veille de l’anniversaire de la déposition de Mohamed V par le pouvoir colonialiste français.
Après ce massacre, l’Alya vers Israël battit des records. En outre, Mohamed V mourut le 26 février 1961 et les départs reprirent jusqu’à ce qu’il n’y ait presque plus de juifs au Maroc.
De manière apparente, on pense que leur mémoire n’a pas retenu les événements liés à leur condition de dhimmis au Maroc puisque certains parmi eux, aujourd’hui, participent du mythe de la symbiose judéo-marocaine.
Cependant, comment ne pas penser que leur mémoire n’ait pas conservé le souvenir de la terreur qui les étreignait pendant les interrègnes ? Comment ne pas penser à la peur panique des mères juives lorsque les filles tardaient à rentrer à la maison ? Et cela, même après l’indépendance. Comment ne pas penser au malaise qu’ils éprouvaient dès qu’ils devaient s’approcher des fonctionnaires du gouvernement, de tout ce qui relevait du politique ? Comment ne pas penser au sentiment d’insécurité permanent que les parents éprouvaient alors que les plus jeunes balayaient leurs craintes d’un geste inconscient ? Comment ne pas penser à l’arbitraire qui se manifestait encore, quoique de manière plus atténuée, après l’indépendance ? Alors, mémoire ignorée ? Peut-être. En tout cas, mémoire non ignorante et si bien avertie qu’ils ont préféré partir plutôt que de se retrouver seuls, face à face avec la population musulmane.
Et il est tout à fait étonnant que le mythe de l’entente judéo-marocaine soit réfuté par le témoignage d’un Arabe marocain, Saïd Ghallab, paru dans Les Temps modernes [21] en 1965 :
« Nous avons grandi. Mes amis d’enfance sont demeurés antijuifs. Ils voilent leur antisémitisme virulent en soutenant que l’État d’Israël est la création de l’impérialisme occidental. […] Or il suffit d’ouvrir les yeux pour voir que les croix gammées tapissent les murs et de tendre l’oreille pour saisir combien est ancrée dans les cœurs la haine du Juif, même dans une classe paysanne très arriérée, qui ignore ce que signifie Israël, donc qu’il y a un ‘‘conflit politique’ judéo-arabe. Tout se passe au contraire comme si le Juif était cet ennemi héréditaire qu’il faut éliminer, une épine dans la plante des pieds qu’il faut arracher, un mal qu’il faut détruire. »
Ce texte se suffit à lui-même. Les Juifs marocains ne l’ont pas écrit. C’est quelqu’un d’extérieur à eux qui a nommé véritablement les choses et qui a procédé aux éclairages nécessaires pour mieux saisir la trame de la condition juive au Maroc au xxe siècle.
Notes
- [1] Alfred Morabia, Le Gihad dans l’Islam médiéval, Albin Michel. Histoire, 1993, p. 282.
- [2] Morabia, p. 27.
- [3] Morabia, Gihad, p. 260.
- [4] Journal asiatique, avril 1855, p. 393-396.
- [5] Bernard Lazare, L’Antisémitisme, son histoire et ses causes, 1894, 2e édition : Éd. la Différence, 1982, p. 192.
- [6] Bernard Lewis, Juifs en terre d’Islam, 1984, Champs Flammarion 1989, p. 41-63.
- [7] Reconnaissance du Maroc. (1883-1884), 1re édition 1888, p. 395-403.
- [8] Morabia, note 149, p. 490 qui fait référence à des citations du Coran 99/III, 108/112.
- [9] Gihad, p. 288.
- [10] M. de Chénier, Recherches historiques sur les Maures et Histoire de l’empire du Maroc, 3 volumes, Paris 1737, p. 131.
- [11] Impôt fixé par la Loi coranique. Cf. Bernard Lewis Juifs en Terre d’Islam, p. 42.
- [12] Simon Doubnov, Histoire moderne du peuple juif, tome II, 1848-1914, p. 816 à 823, Payot 1933. — Maurice Eisenbeth, Les Juifs au Maroc. Essai historique, Alger, Charras 1948, dans lequel il se réfère, entre autres, à des sources juives, notamment, Jacob Maïr Tolédano : « Ner Hama’arav publié à Jérusalem en 1911. — Pierre Flamand : Diaspora en terre d’Islam. Essai de description et d’analyse de la vie juive en milieu berbère, CNRS, Institut des Hautes Études Marocaines, AIU, Casablanca, 1958. — The Jews of Morocco publié par The Zionist Youth Council, New York, 1956. — Jean-Louis Miège : Le Maroc et l’Europe (1830-1894), tome IV, PUF, 1963. — Georges Vajda : Un recueil de textes historiques judéo-marocains. Édition bilingue. Jérusalem. Côte Bibliothèque AIU : GVH 280. — H. Z. Hisrchberg : A history of the Jews in the North Africa, (1981. Leiden). — Bernard Lewis : « Juifs en terre d’Islam », 1984. Champs Flammarion, 1989. — Bat Yé’or, Le Dhimmi, Éd. Anthropos, 1980. — Simon Schwarzfuchs, « La persécution juive en terre d’Islam » article paru dans l’Arche, n°202. 1973-1974. — David Littman, « La situation des Dhimmis », L’Arche, n° 202.
- [13] H. Arendt, Les origines du Totalitarisme. Première partie : L’antisémitisme. Quarto. Gallimard. p. 179.
- [14] H. Arendt, p. 247.
- [15] H. Arendt, p. 223.
- [16] H. Arendt, p. 180.
- [17] H. Arendt, p. 181.
- [18] Article paru dans L’Arche, n° 202, 26 décembre 1973 – 25 janvier 1974, « Moi, Juif né parmi les Arabes ».
- [19] Joseph Tolédano, Le temps du Mellah, 1982, édité par l’auteur, p. 253.
- [20] C’est moi qui souligne.
- [21] Les Temps modernes, juin 1965, n° 229, Témoignage de Saïd Ghallab, p. 2247-2255.
A suivre…
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