Le christianisme

Paul et les Nazaréens – Comment naquit le Christianisme chapitre 9

Les 28 chapitres de l’oeuvre d’André Wautier sur les débuts du Christianisme. Un monument intense d’érudition, et la source de multiples polémiques.

CHAPITRE 9 : Paul et les Nazaréens

Entre temps, la communauté nazaréenne de Jérusalem n’était évidemment pas restée inactive. Certes son activité dut-elle, après la victoire qu’avec les autres sectes conservatrices, elle avait remportée sur les johannites (1), être assez réduite, au point que plusieurs exégètes indépendants ont cru devoir mettre en doute son existence même. Il est vrai que la plupart des passages des Actes des Apôtres qui en parlent sont des interpolations, probablement tardives, destinées surtout à magnifier le rôle de Simon Pierre.

On ne peut pourtant pas conclure à son inexistence totale, pas plus d’ailleurs, à l’inverse, qu’il ne se justifie de la qualifier, comme on le fait trop souvent, de « judéo-chrétienne » : car cette petite communauté n’était en rien chrétienne ; son maître Jésus le Nazaréen avait été pour ses membres un guide particulièrement écouté et aimé, mais elle ne le considérait, ni comme le Messie (en hébreu Mashiach, en grec Christos), ni encore moins, au sens physiologique du terme, comme un fils de Dieu, que ce dernier fut Jéhovah ou Chrîstos. D’ailleurs, pour des israélites de stricte observance comme le fut en particulier leur chef Jacques, dit le Juste, successeur de Jésus, dont il était le frère, cette notion de « fils de Dieu » ne devait avoir aucun sens particulier, contrairement aux païens, comme on vient de le voir.

Ce petit groupe semble donc avoir subsisté à peu près comme toutes les autres sectes juives de l’époque, dont elle ne se distinguait qu’à peine. Il paraît même avoir vécu en assez bonne intelligence avec les autorités civiles et religieuses officielles. Jusqu’au moment où le roi Hérode Agrippa, on ne sait pourquoi, fit exécuter en 44 un des leurs, nommé Jacques également, avant de mourir lui-même peu après. Le texte des Actes gui mentionne cette exécution (XII 2) fait suivre le nom de ce Jacques des mots « le frère de Jean », ce qui semble indiquer qu’il s’agirait du fils de Zébédée. Mais il résulte d’autres documents que Jean et Jacques, fils de Zébédée, furent tués tous deux et ensemble « par des juifs », expression qui ne saurait désigner Hérode Agrippa (2).

Il y avait d’ailleurs plusieurs Jean, entre autres celui qui était aussi appelé Marc, dont on ne sait pas s’il avait un frère, mais cela n’est pas exclu. Pour tous ces motifs, il se_pourrait donc que les mots « le frère de Jean » soient une interpolation, voire qu’ils aient été substitués à « le fils d’Alphée », car c’est bien plus probablement de celui-ci qu’il s’agit en l’occurrence. Un des nazaréens de Jérusalem pourtant semble avoir été plus actif que les autres. C’est celui qui est connu le plus communément sous le nom de Pierre traduction approximative de son surnom araméen Kîpha, qui veut dire plutôt « rocher » . Il est appelé souvent aussi Simon Pierre, sans doute pour le distinguer tant d!un autre frère de jésus (Mat.XI I I 55; Marc VI 3 ) que du sicaire Simon Bariôna ou Iscariote, le père de judas, avec lequel il présente pourtant bien des points communs.

Les Actes des Apôtres tendent à faire croire que ce Simon Pierre fut, dès la mort de Jésus, le chef de la communauté « chrétienne » (en réalité nazaréenne) de Jérusalem, mais cela est contredit par tous les autres textes dont on dispose et par certaines péricopes des Actes mêmes. Il en ressort sans le moindre doute que le successeur de Jésus le Nazaréen fut Jacques le Juste et que Simon Pierre ne succéda lui-même à ce dernier qu’après que Jacques, le frère de Jésus, fut mis à mort en 62 sur l’ordre des autorités religieuses de Jérusalem dans les circonstances que nous verrons au chapitre XI.

Jusqu’alors, Simon ou Symeon, dit Kîpha ou Pierre, semble avoir surtout joué un rôle de missionnaire, se chargeant de porter l’enseignement de Jésus et des nazaréens dans tout le monde romain. Il semble même avoir été un voyageur à peu près aussi infatigable que Paul de Tarse, auquel il était inévitable qu’il finisse par se heurter. Il résulte des Épîtres de ce dernier qu’il alla an tout cas à Antioche et à Corinthe. Dans son « Histoire de l’Eglise » (livre III, 1), Eusèbe de Césarée rapporte d’autre part que Pierre alla prêcher aux juifs de la dispersion dans la Pont, la Galatie, la Bithynie, la Cappadoce et l’Asie, toutes contrées précisément qu’avaient évangélisées Paul. C’est ce même auteur qui écrit que Pierre serait allé à Rome à une date qui se situerait vers 47 ou 48, sous le règne de Claude, et qu’il y aurait même eu des contacts avec Philon, ce qui est d’ailleurs fort improbable, car à cette date, ce dernier était rentré à Alexandrie depuis longtemps…

On a conteste que Pierre soit jamais allé à Rome, principalement parce que les écrits apocryphes qui relatent ce séjour le font avec un luxe de détails de le plus haute invraisemblance: Simon Pierre y aurait rencontré aussi Simon le Mage, avec lequel il aurait rivalisé de prodiges extraordinaires; Jésus lui serait à nouveau réapparu, etc… Mais si ces écrits sont donc évidemment fantaisistes, il ne faut pas an déduira hâtivement et du même coup la fausseté de la tradition rapportée par Eusèbe de Césarée. De plus, les démêlées que Pierre aurait eus avec Simon le Mage sont probablement une affabulation des discussions qu’il eut réellement avec des disciples de Paul et sans doute aussi avec Apion, cet avocat simonien anti-juif qui s’était, comme on l’a vu au chapitre VIII, posé en adversaire de Philon et qui s’opposera pareillement à Flavius Josèphe, et ses partisans.

Il y a tout lieu de croire, en effet, qu’un groupe d’adeptes de Paul avait fondé une communauté chrétienne ou simonienne à Rome bien avant que Paul lui-même y soit allé. C’est à cette communauté que Paul devait adresser plus tard une première version de sa fameuse Épître aux Romains.

Paul était l’apôtre de Chrîstos, nom sous lequel il désignait le dieu Eshmoûn des simoniens. Les auteurs des Actes de Pierre, des Actes de Pierre et Paul, des Homélies dites « clémentines » été… ont sans doute, comme beaucoup d’autres, désigné sous le nom de Simon le Mage ou le Magicien plusieurs simoniens éminents, y compris des membres de la secte qui se réclamait de l’apôtre Paul et jusqu’à Paul lui-même, comme on le verra. Et ce sont vraisemblablement les désordres que causa la rivalité antre ces sectes qui provoquèrent l’édit de Claude contre les juifs en 49, que mentionnent à la fois les Actes des Apôtres (XVIII 2) et les historiens romains Suétone et Dion Cassius: le Chrestus dont il est question dans le passage célèbre de Suétone (3) serait donc bien le dieu Eshmoûn dont Paul, qui le dénommait Chrêstos, prêchait la bonne nouvelle de la venue sur Terre de son fils Jésus .

Symeon Kîpha doit être rentré à Jérusalem à cette époque, puisque dans son Épître aux Galates, Paul déclare l’y avoir rencontré en même temps que Jacques et qu’un certain Jean (II 9), qui ne peut d’ailleurs être le fils de Zébédée, puisque celui-ci se trouvait alors à Ephèse et qu’il parait s’y être entendu avec Paul et Apollôs, comme on l’a vu au chapitre précédent. Mais sans doute Pierre n’était il pas rentré directement à Jérusalem et était-il passé d’abord par plusieurs villes où Paul avait fondé des communautés chrétiennes, y jetant le trouble comme à Rome et comme avait fait aussi de son côté Apollôs avant son accord avec Paul.

Cependant, si ces deux derniers étaient arrivés à s’entendre, il était beaucoup plus difficile à Paul d’aboutir au même résultat avec Symeon Kîpha, car les conceptions qu’ils se faisaient notamment l’un et l’autre du personnage qu’ils appelaient Jésus étaient trop différentes, de même que l’importance qu’ils attachaient à certaines pratiques rituelles. Jésus avait été à l’évidence, pour Symeon Kîpha, qui avait été l’un de ses disciples et qui l’avait donc connu en chair et en os, un homme et rien qu’un homme. Un de ces hommes certes, tout rayonnants de charisme, qui arrivent à persuader leurs auditeurs de l’excellence de leur enseignement et qu’on peut sans doute qualifier pour ce motif de « divins », mais sans que cela implique une participation essentielle à la nature même de Dieu : quelque chose, en somme, comme la conception que se font de Mahomet les fidèles d’Allah, ou du Bouddha, ceux qui transformèrent la philosophie morale de ce dernier en une religion.

Pour l’apôtre Paul, au contraire, celui qu’il appelait Jésus n’avait eu d’un homme que l’apparence et il était en réalité un être céleste, comme cela résulte clairement d’un passage, sans doute authentique, mais qui fut légèrement remanié, de son Épître aux Philippiens et qu’il faut probablement lire comme ceci:

Lui qui était sous la forme d’un dieu n’a pas cru opportun d’être à l’égal de Dieu, mais il s’est dépossédé lui-même en prenant la forme d’un serviteur: devenu en ressemblance des hommes et par l’aspect, trouvé homme, il s’est abaissé lui-même, se faisant obéissant jusqu’à la mort, la mort de la croix. C’est pourquoi aussi Dieu l’a exalté et lui a conféré le nom supérieur à tout nom, pour qu’au nom de Jésus fléchisse tout genou des êtres célestes, terrestres et infernaux et que toute langue confesse : Seigneur est Jésus, fils de Chrîstos, pour la gloire du Dieu père. (Phil. II, 6-11).

Ce texte montre bien que, pour Paul, le fils de Dieu, obéissant à son Père, n’avait pris, comme Simon le Mage (shimeon veut dire, en araméen, “obéissant »), qu’une apparence d’homme en venant sur la Terre et qu’au surplus, ce n’est qu’après sa mort, « la mort de la croix », qu’il avait reçu le nom de Jésus. Mais cette « mort de la croix », nous avons vu que, pour Paul, ce n’était pas du tout le supplice romain, mais une « mort cosmique », une sorte de « baptême », une « immersion » (dans la divinité), après quoi on « ressuscitait », éventuellement sous un autre nom.

De plus, ce n’est qu’après cette « résurrection » (terme qu’il ne faut donc pas prendre non plus dans le sens courant de retour à la vie physique, mais plutôt de réapparition parmi les hommes) que ce Jésus avait, selon l’apôtre Paul , révélé sa doctrine ésotérique, ainsi que cela résulte d’une oeuvre gnostique par fois attribuée à Valentin ou à l’un de ses disciples, Pistis Sophia; de la première Apologie de Justin (LXVII, 15) et même du IIIe Évangile, où les disciples ne comprennent d’abord pas le sens de la prédication de Jésus (IX, 45; XVIII, 34), qu’il ne révélera en détail qu’après sa réapparition et d’abord aux pèlerins d’Emmaüs (XXIV, 25-27).

Cela n’était pas incompatible avec l’enseignement d’un Apollôs, surtout après que Paul et ce dernier se soient entendus pour admettre que le fils de Dieu était venu sur Terre sous la forme d’un homme après la mort de Jean (Dosithée), mais c’était absolument inconciliable avec la doctrine des nazaréens, pour qui leur Jésus n’avait évidemment prêché que pendant sa vie et ne pouvait être ressuscité des morts, ni être réapparu sous une forme fantomatique. Tout au plus croyaient ils que son esprit était apparu à quelques uns d’entre eux, notamment à Jacques le Juste, son frère.

Après l’accord qu’il était arrivé à conclure avec Apollôs, on l’a vu, Paul avait adressé aux corinthiens une première épître (qu’on peut donc dater de 51 ou 52) afin de les ramener à lui. Pour ceux d’entre eux qui s’étaient ralliés à Apollôs, ce ne dut pas être malaisé. Mais, pour ceux qui avaient suivi Kîpha, il n’en alla évidemment pas de même : les différences de doctrine et de pratiques étaient vraiment trop considérables pour pouvoir se concilier. Il ne restait donc plus pour Paul qu’une seule solution : aller à Jérusalem même pour tâcher de s’entendre avec les chefs de la communauté nazaréenne.

A quelle époque cela se produisit-il ?

On a déjà vu au chapitre VII que Paul lui-même le mentionne dans son Épître aux Galates: quatorze années après son retour à Damas, consécutif lui-même à un voyage en Arabie dont la durée n’est pas précisée, mais qui fait suite à sa fameuse vision, qu’il nomme ici son « appel » (I 15). Paul est donc allé pour la première fois à Jérusalem environ quinze ans après avoir, à Damas, jeté les bases de son enseignement. Nous savons en effet aussi que les versets I, 18-20, et I, 23-25, de l’Epître aux Galates sont des interpolations destinées à faire concorder le texte de cet écrit avec celui de l’interpolation du chapitre XV des Actes qui situe cette première « montée » à Jérusalem trois ans seulement après la vision de Damas.

Mais le mot …… (de nouveau) qui figure dans le texte canonique du verset II, 1, de cette épître est lui-même un ajout, qui manque dans plusieurs manuscrits et qui trahit ainsi les interpolations qui précèdent ; il fait défaut aussi dans la citation qu’en fait Irénée (Haer. III, 13, 3). Le délai de quatorze ans est, par ailleurs, confirmé par le texte d’une autre épître, la deuxième aux Corinthiens, que Paul écrivit donc, selon toute vraisemblance, un peu avant ce premier séjour à Jérusalem : il y dit en effet son intention d’aller en Judée (I, 16) et précise que c’est quatorze ans auparavant qu’il a été transporté « au troisième ciel » (XII, 2), expression qui se retrouve dans le fameux Livre des Secrets d’Hénoch (VIII, 1, et XLII, 3), un des livres les plus en honneur parmi les thérapeutes, que Paul a dû connaître grâce à Apollôs.

La plupart des auteurs s’accordent pour situer la « conversion » de Paul vers l’an 39. Sa première visite aux nazaréens de Jérusalem pourrait donc dater de 54 et sa deuxième Épître aux Corinthiens, par conséquent, de 53 environ. Sur ce que fut cette entrevue entre Paul et les chefs nazaréens, on peut s’en rapporter à ce que dit le chapitre XV des Actes des Apôtres, bien qu’il constitue une interpolation. Car si, ainsi qu’on l’a déjà dit, les interpolations des Actes sont insérées dans le récit à des endroits qui ne cadrent pas avec le contexte historique, quelques unes relatent cependant plus ou moins fidèlement des faits réels. Or, il y est question de la circoncision, comme dans le chapitre II de l’Epître aux Galates, et on y trouve des discours de Symeon Kîpha et de Jacques, que Paul déclare en effet avoir rencontrés. Enfin, tant dans Actes XV, 1-28, que dans Gal. II, 1-10, Paul est accompagné notamment de Barnabé.


A en croire ces textes donc, il aurait été principalement question, au cours de cette première entrevue, du problème de la circoncision et, par ailleurs, un accord aurait été assez facilement trouvé sur une sorte de répartition des tâches, Paul évangéliserait les « gentils », les non-juifs, à qui la circoncision, désormais considérée pour eux comme une pratique désuète, ne serait pas imposée, tandis que les « apôtres » de Jérusalem se réserveraient l’évangélisation des juifs qui devaient néanmoins rester fidèles à la Loi, circoncision comprise.

Bien que, cela a été souligné au chapitre VII, la question de la circoncision fût, en effet d’une très grande importance, on peut bien se douter qu’elle ne dut pas être la seule à être abordée au cours de ces premiers contacts. Car, on l’a vu, ce qui séparait les deux parties en présence était autrement plus profond et plus essentiel que de savoir dans quelle mesure cette pratique restait nécessaire, et il est fort étrange que les
Actes ne disent nulle part expressément qu’il ait, au cours des entretiens, été parlé de Jésus.

L’Epître aux Galates se borne, quant à elle, à dire que Paul exposa aux « frères » l’évangile qu’il prêchait aux païens. C’est donc bien de Jésus le fils de Chrêstos surtout qu’il dut nécessairement être question, puisque c’est au sujet de sa personnalité même que les conceptions des un et des autres différaient fondamentalement. Quant à l’accord qui se serai fait au sujet de la circoncision, il~ n’est pas besoin d’en souligner l’invraisemblance, puisqu’il revenait à décider qu’une partie des adeptes de la religion nouvelle, ceux qui étaient d’origine juive, restait entièrement astreinte à observer la Loi de Moïse, tandis qu’une autre partie, les non-juifs, en serait partiellement dispensée…

Les nazaréens crurent-ils, comme le pense P.E. Guillet (4), que c’était le Jésus qu’ils avaient connu en chair et en os (et dont ils auraient ignoré les circonstances de sa mort!) qui était apparu à Paul comme il l’aurait fait aussi, entre autres, à Jacques le Juste ? Crurent-ils également que Jésus le Nazaréen avait subi une mort apparente au cours d’un crucifiement cosmique exécuté par « les princes de ce monde »? et ce crucifiement fut-il beaucoup plus tard, confondu avec le supplice romain de la crucifixion ? Tout cela n’est sans doute pas impossible. Il n’est pas impossible non plus que Paul en persuada quelques uns, peut-être notamment Jacques, qui paraît avoir souhaité sincèrement un rapprochement. Mais d’autres ne le crurent pas. Pierre fut, semble-t-il, du nombre, ainsi que ceux qui devaient former le noyau de l’ébionisme, cette secte issue du nazaréisme dont on aura plusieurs fois à reparler~ En fait, cette première entrevue de Paul avec les nazaréens de Jérusalem ne donna finalement aucun résultat vraiment positif, et Paul s’en retourna à Antioche avec ses compagnons sans être arrivé pratiquement à aucun accord, sinon peut-être sur quelques points de détail.

Les Actes déclarent à ce sujet que  » les apôtres et les anciens  » décidèrent de faire accompagner leurs hôtes à Antioche par « quelques uns d’entre-eux », notamment Juda Bar Sabas et Silas (XV 22). Cependant, ce passage est en contradiction avec ce qui suit: en XV, 30-32, Juda et Silas partent à Antioche, mais on ne dit pas qu’ils accompagnent Paul et Barnabé; arrivés à destination, ils réunissent « l’assemblée » (sans ces derniers) et ils exhortent les « frères », les affermissant par un « long discours ». Les exhortant à quoi ? Les Actes ne précisent pas, mais on peut bien penser que ces délégués de Jacques et de Pierre durent surtout mettre leurs « frères » en garde contre les enseignements de Paul et leur recommander de ne pas se laisser séduire par son « Évangile » à lui , trop empreint d’éléments incompatibles avec la religion hébraïque, même aménagée selon l’enseignement de Jésus le Nazaréen.

Il est patent qu’ils reçurent en tout cas du renfort peu après en la personne de Syméon Pierre lui-même. Une nouvelle controverse surgit alors entre Paul et Pierre, controverse qui porta notamment sur le point de savoir s’il était admissible de prendre part à des repas avec des païens. Ce fut pour Paul l’occasion de réaffirmer l’essentiel de sa propre doctrine (Gal. 11, 21) et aussi de mettre Pierre en contradiction avec lui-même…

Cette querelle doit avoir été fort âpre, car elle eut pour résultat notamment des transferts d’adeptes d’une communauté à l’autre: Barnabé prit parti pour Pierre et raccompagna ce dernier lorsqu’il retourna à Jérusalem, tandis que Silas se rallia à Paul, dont il devait devenir un des disciples les plus fidèles et, après sa mort, les plus actifs. C’est alors probablement que Paul écrivit aux Galates sa célèbre épître, qui est une des plus importantes de celles dont il est l’auteur, car elle contient à son sujet plus de renseignements précis qu’aucune autre et, sauf dans le premier chapitre, elle ne contient que peu d’interpolations. On peut donc dater cet important écrit de 54 ou de 55. Les épîtres que Paul adressa aux corinthiens et aux Galates montrent d’ailleurs qu’il eut bien du mal à maintenir ses ouailles dans ce qu’il estimait être le droit chemin. Apparemment, l’apostolat de Pierre était-il efficace et se répandait-il de plus en plus (5).

Paul décida alors de se rendre une nouvelle fois à Jérusalem et d’aller ensuite jusqu’à Rome, où ses partisans continuaient de se heurter à ceux de Pierre. Mais au moment de partir, les juifs orthodoxes, qui ne lui étaient évidemment pas moins hostiles que les disciples de Jacques le Juste, fomentèrent contre lui un complot, ce qui le détermina à se rendre auparavant en Macédoine (Actes XX, 3). Il se fit accompagner de plusieurs disciples, que le~ Actes des Apôtres énumèrent en XX, 4, énumération à laquelle il faut ajouter Luc, le narrateur, et Lydie, sa soeur épouse, ainsi que le fils de celle-ci. La petits troupe se sépara en deux groupes, qui firent leur jonction à Troas. Là, elle se sépara à nouveau, les uns (dont Luc) continuant par mer, les autres (dont Paul) prenant la route, pour se joindre à nouveau à Milet, où Paul confirma notamment à ses disciples son intention de se rendre à Jérusalem, malgré les dangers que cela pouvait comporter pour lui.

La troupe au grand complet prit donc la mer à nouveau et, par Cos, Rhodes, Chypre, Tyr et Ptolémaïs, arriva enfin à Césarée, où se trouvait Philippe. En Actes XXI 8, ce dernier est qualifié d’ “évangéliste ». On peut en conclure que l’évangile de Philippe découvert en Egypte en 1945 en même temps qu’un grand nombre d’ écrits gnostiques, est effectivement de lui (6).

Paul et ses compagnons passèrent quelques temps avec lui et ses quatre filles, qui « prophétisaient », nous dit-on . Suit, dans les Actes (XXI, 10-14), un passage relatif à un autre prophète, nommé Agabos, passage ajouté au texte de Luc et probablement inventé de toutes pièces. Puis enfin, tous se dirigèrent vers Jérusalem, accompagnés en outre de quelques disciples de Césarée. Cette dernière visite à Jérusalem de Paul, accompagné d’un groupe important de partisans, constitue un événement capital dans sa vie et dans l’histoire des débuts du christianisme, où elle marque un tournant.

Mais, chose curieuse, alors que les textes relatifs à la visite précédente mentionnent les noms de plusieurs des personnes que Paul y rencontra, entre autres de Syméon Kêpha et d’un Jean, les Actes ne mentionnent cette fois que Jacques. La premier était sans doute retourné à Rome pour y affermir la communauté qu’il y avait fondée lors de son premier séjour. Quant au second, ce ne saurait être, on l’a déjà dit, l’ “apôtre” Jean, puisque ce dernier était à Ephèse. Il s’agit donc d’un autre Jean, très vraisemblablement celui que plusieurs exégètes nomment Jean de Jérusalem et qui se confond presque certainement avec l’évangéliste Marc, qui se nommait Jean lui aussi et qui était l’interprète, donc un des compagnons habituels de Pierre. Si ce dernier, comme il est probable, était reparti à Rome, il est tout à fait normal que Jean-Marc l’ait accompagné et qu’il fût donc absent, lui aussi, de Jérusalem au moment de la deuxième visite de Paul à Jacques. En tout cas, pas plus que de Pierre il n’est désormais plus question de ce Jean nulle part ailleurs dans les Actes des Apôtres.

Tout cela confirme aussi, une fois de plus, que le premier successeur de Jésus le Nazaréen à la tête de la communauté qu’il avait fondée ne fut pas Pierre, mais Jacques, car sans cela, c’est Pierre que Paul serait allé trouver à ce moment décisif, où qu’il se trouvât, et non Jacques. Qui était exactement ce Jacques, dont il a déjà si souvent été question dans le présent ouvrage ? Il est assez difficile de le déterminer avec certitude, car il y a plusieurs personnages de ce nom dans la littérature néo-testamentaire et dans les oeuvres de Flavius Josèphe, et il est souvent malaisé de déterminer s’il s’agit de la même personne ou de personnages différents.

Il est notamment question dans les Évangiles, d’un “apôtre “ Jacques, fils d’Alphée, comme Lévi ( c’est à dire Matthieu ). Ce Jacques là, qu’on surnomme parfois « le mineur », était- il donc frère de Matthieu Lévi ? Oui, s’il s’agit du même Alphée; mais est-ce le cas ? On ne saurait l’affirmer avec certitude. C’est sans doute ce Jacques qui fut exécute en 44, comme on l’a vu plus haut, sur l’ordre d’Hérode Agrippa peu avant la mort de ce dernier. Il y a aussi un Jacques, père ou frère d’un autre apôtre, qui est appelé lui-même tantôt Thaddée, tantôt Lebbée, tantôt Jude ou Judas, et qui se confond avec le Téouda dont on a relaté l’infructueuse équipée à la fin du chapitre V. Et il y a encore un Jacques, frère d’un Jude,qui est peut-être le même. Mais qui est ce Jude ? Est-ce aussi Juda Thaddée ? Est-ce le frère de Jésus mentionné dans les deux premiers Évangiles canoniques (Mt XIII, 55; Mc VI, 3) ? Est-ce l’auteur, réel ou supposé de l’Epître de Jude ? Est-ce celui que nous avons rencontré plus haut à Antioche sous le nom de Bar Sabas ?…

A ces questions, il est impossible de donner aucune réponse certaine. Josèphe mentionne encore un Jacques, frère d’un Simon, tous deux fils de Juda le Gaulonite ou de Galilée, lesquels seraient donc des frères consanguins de Jean-Dosithée. Ils furent exécutés tous deux vers 47 à Jérusalem sur l’ordre du gouverneur Tibère Alexandre, un neveu de Philon. Il y a enfin un Jacques, dit le Juste, ou frère de Jésus, ou frère du Seigneur, mais on ne saurait dire avec une certitude absolue, ni que ces trois surnoms s’appliquent bien au même Jacques, ni que ce dernier est différent de tous les précédents…Il semble assez vraisemblable toutefois que Jacques le Juste, frère de Jésus, soit celui qui succéda à Jésus le Nazaréen à la tête de la secte fondée par ce dernier et que c’est lui aussi que désignent les mots « frère du Seigneur » dans les Actes des Apôtres.

De toute façon, c’est bien ce Jacques- là que Paul de Tarse rencontra à Jérusalem, une première fois vers 54 et une seconde fois sans doute vers 57. De ces dates on peut en outre déduire avec certitude cette fois, que ce Jacques n’est pas le même, quoi que prétendent certains auteurs, que celui qui fut exécuté en 44 par Hérode Agrippa, ni que celui qui fut exécuté vers 47 avec son frère Simon, car si c’était le cas, Paul n’aurait pu le rencontrer après ces dates.

Au cours de ce second séjour de Paul à Jérusalem, on serait revenu, à en croire les Actes des Apôtres (XXI, 20-25), sur la question de la circoncision, décidément bien difficile à trancher, et on aurait débattu en outre de l’ “impudicité” et de la consommation des mets offerts par les païens à leurs idoles. De la personne de Jésus, à nouveau, il n’est fait aucune mention dans les Actes, comme s’il allait de soi que les parties en présence étaient bien d’accord à son sujet !

D’après les Actes toujours, ce seraient des juifs d’Asie qui auraient fomenté contre Paul l’émeute qui provoqua son arrestation (XXI, 27-36). C’est bien possible, car on a vu qu’ils l’avaient déjà amené à différer son voyage. Mais on peut bien penser que ce n’est pas seulement ces juifs étrangers qui lui étaient hostiles. En fait, Paul venait défendre à Jérusalem, accompagné de nombreux partisans, une doctrine issue de celle qui y avait été prêchée avant lui par Etienne, lequel avait été lapidé à cause d’elle, et par Philippe, qui avait dû s’enfuir. Pis encore, il y ajoutait des éléments repris à des religions païennes et même à l’hérésie samaritaine, que les juifs de Jérusalem exécraient, car pour ces samaritains, le Messie, qu’ils appelaient Taëb (le restaurateur), devait âtre issu, non de Juda, mais de Lévi, et c’était sur 18 Mont Guérizim qu’il devait restaurer le culte de Iahwéh tel qu’il avait été fonde par Moïse.

Cette doctrine était fort semblable à l’enseignement de Jean-Dosithée, qui avait eu pour disciples, entre autres, Apollôs et Philippe, lesquels à leur tour avaient influencé Paul, et ce Taëb ressemblait assez au Paraclet de Jean. En fait, pour les juifs, tant les orthodoxes que ceux qui adhéraient à la secte nazaréenne de Jacques le Juste, Paul entendait donc bouleverser les croyances qui leur tenaient le plus à coeur.

« On ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres; on ne coud pas une pièce neuve à un vêtement usé », aurait dit le Jésus de Paul (7).On devait interpréter cela, dans la suite, comme l’annonce de la substitution du christianisme au judaïsme. Mais, dans l’esprit de Paul, cela signifiait surtout la nécessité d’une réforme, non seulement de l’orthodoxie juive, mais encore et surtout de l’essénisme, en particulier de la secte nazaréenne de Jacques. Plus tard, certains de ses continuateurs interpréteront même cette parole de façon extrémiste pour rejeter toute la loi juive, comme on le verra au chapitre XV, et même Jean-Baptiste, et c’est en réaction contre cette tendance que l’arrangeur du IIIè Évangile ajouta:

» Et personne, après avoir bu du vin vieux, n’en veut du nouveau; on se dit, en effet, c’est le vieux qui est bon  » (Luc V, 39).

C’est à peu près sans doute ce que durent penser déjà de nombreux habitants de Jérusalem en entendant parler Paul. Peut-être Jacques le Juste chercha-t-il sincèrement, malgré les difficultés de l’entreprise, à s’entendre avec lui, comme avait déjà fait Apollôs qui, après tout, était lui aussi essénien. Mais il dut être débordé par ses fidèles, à nouveau alliés, comme du temps d’Etienne, aux juifs orthodoxes, ceux de Jérusalem comme ceux d’Asie.

Mais Paul était citoyen romain: c’est ce qui le sauva. En cette qualité, il ne pouvait être jugé que par un magistrat romain et non par le clergé juif. Sa comparution devant le Sanhédrin, relatée dans une interpolation des Actes (XXII 20 , XXIII 10) est donc certainement inventée. Le passage qui suit, XXIII 11 à XXIV 8, est au contraire authentique: il raconte le transfert de Paul à Césarée sur l’ordre du tribun Claudius Lysias, pour y être jugé par le gouverneur Félix.

Les juifs de Jérusalem firent alors mettre Paul en accusation par un avocat nommé Tertullus, qui soutint notamment que Paul était « un meneur du parti des nazôréens » (Actes XXIV 5). Il s’ensuivit un procès interminable, qui devait , d’après les Actes des Apôtres, durer deux ans. Entre temps, Félix fut remplace par Porcius Festus, et tout fut à recommencer. Mais Festus parla de l’affaire au roi Hérode Agrippa II et à sa soeur Bérénice, qui voulurent eux aussi entendre Paul. Ce dernier se montra tellement persuasif qu’ Hérode lui aurait dit:  » Pour un peu, par tes raisonnements, tu vas faire de moi un chrétien  » (Actes XXVI, 27-28). Paul devait finir par en appeler à l’Empereur, excédé sans doute par les lenteurs de la procédure, mais probablement aussi parce qu’y voyant un moyen sûr de gagner Rome, comme il le désirait depuis longtemps. * * *

Cependant, même pendent cette longue captivité, la polémique avec les juifs, esséniens, nazaréens et orthodoxes, n’avait cessé de se poursuivre. Il semble que ce soit d’alors, en effet, que date la première partie de cette oeuvre composite qui porte traditionnellement le titre d’Epître aux Hébreux. Dans sa forme canonique, ce texte se présente essentiellement comme une sorte d’homélie adressée à des personnes que l’on désire gagner à une doctrine nouvelle, homélie dont la fin est combinée avec la conclusion d’une Épître, que Léon Hermann (8) croit être celle, attribuée à Paul, que ce dernier aurait adressée aux Laodicéens. Celle-ci figurait dans l’Apostolikon de Cerdon et Marcion (9), mais n’existe plus comme telle dans la version canonique des oeuvres de Paul .

L’une comme l’autre de ces deux épîtres est difficile à dater, mais tout indique que la première partie de l’Epître aux Hébreux est un des écrits les plus anciens du christianisme. Jean-Charles Pichon, dans son « Néron et le mystère des origines chrétiennes » (10) a voulu voir dans le passage II, 2-3, du texte actuel l’indice que l’homélie aux Hébreux serait postérieure à la mort de Néron : la « juste rétribution » qui aurait sanctionné « transgression et désobéissance » à la “ parole proférée par les anges “ serait une allusion aux excès de Galba. Mais ce passage fait partie d’une interpolation qui comprend les versets 1 à 4, lesquels interrompent visiblement le texte, qui reprend très naturellement en II-5, et où le mot “Seigneur” s’applique au fils de Dieu, alors qu’en I-1, ce même mot s’applique au Père, conformément à la tradition hébraïque. Même si l’hypothèse de Pichon était fondée, ce qui n’est d’ailleurs pas impossible, elle ne s’appliquerait alors qu’à ce passage, non à l’oeuvre entière.

Ceux à qui est adressée l’homélie sont appelés « les Hébreux » . Or, on sait que l’ une des versions de la Doctrine rédigée par Matthieu Lévi est appelée l’ évangile selon les Hébreux. Ce nom paraît bien désigner, dans la littérature néo—testamentaire, ceux qu’on appelle souvent, à tort, les “ judéo—chrétiens », c ‘est à dire les nazaréens de Judée, les disciples directs du rabbi Jésus, en particulier la communauté de Jérusalem, qui se composait principalement, on le sait du reste, d’esséniens restés fidèles pour l’essentiel à la Loi hébraïque. « Il semblerait », estime Georges Ory, « que l’Epître aux Hébreux soit destinée à des esséniens que l’on désire rallier au christianisme » (11).

Or, les disciples de Jésus le Nazaréen et de Jacques le Juste étaient effectivement des esséniens, même s’ils constituaient, au sein de l’esssénisme, un groupe plus ou moins dissident. Et d’ailleurs Jacques qui était leur Chef, y répondit. L’épître mise sous son nom, en effet, est probablement la traduction en grec, plus ou moins fidèle, d’ un original araméen . Et les passages sur Abraham et Rahab de cette épître (II, 21—26) sont visiblement des réfutations d’Hébreux XI, 8—19 et 31. Comme ce Jacques est mort on 62 (12), son épître et à fortiori l’oeuvre à laquelle elle répond sont nécessairement antérieures à cette date.

L’ homélie aux Hébreux a vraisemblablement été composée à Césarée pendant la captivité de Paul et elle doit avoir pour auteur l’un des compagnons de ce dernier à ce moment-là, probablement Luc ou encore Philippe, qui habitait Césarée et que Paul dut revoir à cette époque. On l’a souvent attribuée à Apollôs, notamment Alfaric (13) et, chez les catholiques, le père C.Spick, qui lui a consacré plusieurs articles de revue et une importante étude. Léon Herrmann, dans son étude citée plus haut, l’attribue à Jean de Jérusalem ( qui n’est autre probablement, on l’a vu, que Jean-Marc, compagnon de Kîpha). Mais cette dernière attribution se heurte au fait que ce Jean faisait en tout cas partie lui-même de la communauté nazaréenne de Jérusalem, à laquelle l’homélie parait bien destinée: on imagine mal une polémique écrite entre deux des principaux chefs de cette communauté. Quant à l’attribution à Apollôs, on peut y objecter que ce dernier était un disciple de Jean-Baptiste. Si c’était Apollôs qui avait voulu convaincre d’autres esséniens, disciples du Rabbi Jésus, lui-même ancien disciple de Jean, baptisé par lui, il n’aurait pas manqué de se réclamer de leur maître commun . Or, il n’ est nulle part question de Jean ni de Dosithée dans Épître aux Hébreux…

Sans doute y est-il question, en revanche, de Melchisédech et de Sem, qui jouent un grand rôle dans la gnose égyptienne, qu’ Apollôs devait connaître, puisqu’il avait vécu à Alexandrie, où il avait Fréquenté les thérapeutes, et c’est lui qui y initia probablement Paul à son tour: d’où les allusions, dans les oeuvres de Paul également, à l’Homme primordial, au second Adam, etc… Mais cela n’implique pas forcément que ce soit Apollôs qui soit l’auteur de tout texte chrétien où il en est question: l’homélie aux Hébreux peut tout aussi bien être l’oeuvre de quelqu’un qui était gagné aux idées d’Apollôs et de Paul. Étant entendu que cette première partie de l’ouvrage appelé Épître aux Hébreux ne saurait être de Paul, car son style est trop différent de celui des épîtres aux corinthiens ou aux Galates, elle doit être de quelqu’un de son entourage.

On pense aussitôt à Luc, fin lettré comme Apollôs, Luc qui devait plus tard rédiger un évangile et un récit des voyages de Paul ou encore à Philippe, auteur comme Luc d’un évangile, L’attribution à Philippe toutefois se heurte à la même objection que celle à Apollôs: Philippe lui aussi avait été disciple du Baptiste. Il est impossible, par contre, que Luc et Apollôs ne se soient jamais rencontrés et on imagine que les conversations entre ces deux homme érudits et cultivés ont dû se placer à un niveau intellectuel très élevé. Tous deux s’étaient ralliés à Paul, et il n’est pas étonnant que l’on rencontre dans les écrits de ces trois personnages des idées et, au moins en partie, un vocabulaire communs. L’écrit qui nous occupe notamment a d’incontestables résonances philoniennes; mais, comme l’a observé Herrmann encore, c’est surtout pour s’opposer sur certains points à Philon, ce qui est d’ailleurs un nouvel argument pour écarter Apollôs, un de ses disciples direct. On l’a attribué encore à Barnabé, à Silas, voire à Priscilla, la femme d’Aquila, et même à Lydie de Thyatire, toutes personnes, en effet, qui fréquentèrent Paul et Apollôs. Mais les attributions à Silas, à Priscilla et à Lydie sont des plus hasardeuses et, quant à Barnabé on a vu qu’il s’était séparé de Paul pour se rallier aux nazaréens Après toutes ces éliminations, il ne reste vraiment plus que Luc. Une version latine d’un texte de Clément,d’Alexandrie semble d’ailleurs confirmer cette attribution: Lucas quoque Actus Apostolorum stilo exsecutus agnoscitur et Pauli ad Hebraeos interpretatus epistolam.

L’auteur devait en tout cas connaître aussi le Livre des secrets d’Hénoch auquel il a déjà été fait allusion à propos de la IIème Épître aux Corinthiens, car il fait du fils de Dieu un grand-prêtre de l’Ordre de Melchisédech, citant plusieurs fois à ce propos le psaume CX; or, c’est dans cet ouvrage apocryphe, injustement tombé dans l’oubli, mais qui était fort en honneur chez les esséniens, chez les thérapeutes surtout, que l’on dit de Melchisédech dont le nom hébreu signifie « roi de justice » qu’il doit devenir un jour le maître spirituel de l’univers (14).

Et d’ailleurs, Hénoch est expressément cité, dans l’Épître aux Hébreux (XI 5) parmi ceux qui furent distingués par Dieu pour leur foi. Malgré l’importance qu’elle présente dans l’histoire des débuts du christianisme, il ne paraît pas nécessaire d’analyser ici plus en détail l’Épître aux Hébreux, car elle a fait l’objet d’un nombre considérable d’études auxquelles il suffira de renvoyer le lecteur désireux d’en savoir davantage à son sujet. Il faut cependant signaler que, comme la plupart des écrits datant des premiers siècles de notre ère, elle a été interpolée et remaniée ultérieurement par des copistes, notamment lorsque sa finale fut combinée avec celle d’une épître de Paul, celle aux Laodicéens, afin de pouvoir l’attribuer à ce dernier. Son texte devient beaucoup plus significatif si on lit ……. au lieu do ……., en le mettant au génitif …… lorsque ce nom suit le mot …….: la traduction devient alors, au lieu du traditionnel Jésus-Christ, « Jésus, fils de Chrêstos ce qui est davantage conforme aux idées de Paul. Celles des épîtres attribuées à ce dernier qui sont réellement de lui doivent d’ailleurs, elles aussi, être lues de cette façon : elles en deviennent beaucoup plus éclairantes.


Il en va ainsi notamment de la plus importantes de toutes, celle aux Romains, qui doit dater de la même époque, qui est fortement remaniée et interpolée dans sa version canonique, mais dont le texte primitif doit avoir réellement été écrit ou dicté par Paul, en collaboration toutefois probablement avec l’auteur ou les auteurs de l’apologie aux Hébreux, car ces deux textes présentent de nombreuses analogies, sur lesquelles on reviendra plus loin.

Mais avant d’en parler comme il convient à l’importance qu’elle revêt dans les écrits de Paul, il faut revenir sur l’Épître de Jacques , qui constitue une réponse à l’homélie adressée de la part de Paul, sans doute donc par Luc, à la communauté nazaréenne de Jérusalem. Dans cette épître, Jacques commence par exhorter ses destinataires à supporter leurs épreuves, ce qui est bien naturel s’il s’adresse à Paul, en prison à Césarée, et à ses compagnons, dont le sort ne devait guère être enviable pendant la captivité de leur maître. Il exalte ensuite la pauvreté en des termes qui rappellent certaines des paraboles de Jésus et il déclare, comme ce dernier, que le premier commandement est d’aimer son prochain comme soi-même (II, 8) . Il montre bien ainsi qu’il est le continuateur naturel du doux prêcheur galiléen .

Puis enfin il répond aux exhortations de l’homélie aux Hébreux relatives à la foi en déclarant que celle-ci ne suffit pas, qu’il y faut en outre conformer ses oeuvres: il est bien vrai qu’Abraham et Rahab ont été sauvés par leur foi, écrit Jacques, mais ils avaient aussi agi conformément aux ordres de Dieu (II, 14-26) (15). Cet enseignement est tout à fait conforme aux préceptes talmudiques selon lesquels il ne suffit pas de connaître la Loi, il faut aussi y conformer ses actes (16). Et Jacques énumère les oeuvres auxquelles il convient de s’adonner surtout. Il répond de même à certaines assertions relatives à la perfection: il n’est pas nécessaire notamment, pour y atteindre, de devenir docteur (III, 1-2).

L’ Épître se termine enfin par un nouvel appel à la patience et aussi à l’union, suivi d’une imprécation contre les riches et de diverses recommandations morales d’un esprit très élevé. Ces recommandations en faveur de l’union étaient-elles sincères ? Ce n’est pas du tout impossible: ce n’est pas Jacques, on l’a vu, qui avait ameuté la foule contre Paul à Jérusalem, mais certains de ses partisans trop zélés qui avaient excité contre lui les juifs orthodoxes. Il se peut toutefois que cette partie de l’épître de Jacques ait été arrangée par son traducteur grec du IIe siècle, probablement le même qui compila les Actes des Apôtres et dont un des objectifs était de démontrer que Paul et les nazaréens n’étaient divisés que sur des questions accessoires.

Quoi qu’il en soit, la polémique entre Jacques et Paul ne s’en tint pas là: certains passages de l’Épître aux Romains constituent, à leur tour, une réponse à l’épître de Jacques. Ce qui pose un problème de date. Car, d’autre part, en Rom. XV 25, Paul annonce qu’il se rend à Jérusalem. L’épître devrait donc avoir été écrite avant le dernier séjour de Paul en cette ville, au plus tard au moment où, à Césarée, il était l’hôte de Philippe. Mais alors, elle ne pourrait pas être une réponse à l’épître de Jacques, écrite, on vient de le voir, alors que Paul, s’étant rendu à nouveau à Jérusalem, était cette fois prisonnier à Césarée.

La contradiction serait insoluble si l’Épître aux Romains était une oeuvre écrite d’un seul jet et n’ayant servi qu’une seule fois. Mais une lecture un peu attentive montre clairement que ce n’est pas le cas. Sa longueur, à elle seule, suffirait déjà à rendre peu vraisemblable qu’il en soit ainsi. En outre, il s’agit manifestement d’une oeuvre composite, qui n’a certainement pas été écrite en une seule fois, ni par un seul auteur, même si l’on ne tient pas compte des interpolations (17).


Cet écrit se présente, en fait, comme une sorte de « somme » des thèmes habituels de la prédication de Paul; de sa prédication morale du moins, à l’exclusion de son évangile, qui en est distinct et auquel il est fait allusion à plusieurs reprises. On sait d’ailleurs que Paul ne rédigea jamais lui-même son évangile et que c’est Luc, son disciple, qui s’en chargera après sa mort (18).

L’Épître aux Romains dut donc resservir plusieurs fois, même déjà du vivant de Paul, et elle ne fut pas adressée qu’à des romains. En témoignent notamment ses finales multiples, qui s’ajoutent les unes aux autres, mais qui n’ont dû servir, elles, chacune qu’une fois, car elles s’adressent manifestement à des destinataires différents, dont il semble bien qu’ils résident dans plusieurs villes, donc pas seulement à Rome (19).

Mais c’est probablement à des habitants de Rome qu’elle fut effectivement adressée pour la première fois et ce, on l’a vu, dès avant le dernier séjour de Paul à Jérusalem. D’où son titre. Mais son texte fut ensuite complété au fur et à mesure des circonstances, en fonction notamment des destinataires auxquels elle fut successivement adressée ensuite et des réponses auxquelles elle donna parfois lieu. C’est pourquoi on y retrouve notamment divers thèmes qui apparaissent également dans d’autres épîtres, entre autres celui de la croix « pierre d’achoppement » (……….), thème repris de la première aux Corinthiens et qui est même ici, en IX, 32-33, associé au thème de la foi et des oeuvres, comme en III 27, et comme au chapitre IV, lequel est manifestement, quant à lui, une réponse à l’épître de Jacques, reprenant à nouveau l’exemple d’Abraham.

On y ajoute qu’il n’est même pas nécessaire de suivre la Loi juive: Dieu n’est pas seulement le Dieu des juifs, mais aussi celui des Grecs et de tous les païens, car il n’y a qu’un seul Dieu. L’ Épître dite aux Romains a eu, par conséquent, plusieurs destinataires, mais elle a aussi plusieurs auteurs, même en ses parties authentiques: Paul évidemment; Luc probablement, au moins pour la réplique à Jacques; un certain Tertius, qui dit expressément avoir “ écrit cette lettre” (XVI 22); d’autres encore sans doute.

Il est vain, par conséquent, de discuter à perte de vue, comme on l’a fait si souvent, sur les points de savoir si elle a réellement été écrite par Paul de Tarse; si elle a été adressée aux romains (et à quels habitants de Rome exactement: les païens, les juifs, les « frères », les prosélytes ?) ou aussi à d’autres; si elle a été expédiée de Rome même ou d’autres lieux où Paul séjourna, etc… Tout cela est probablement vrai à la fois. Quand Paul l’envoya pour la première fois à des romains, alors qu’il était en route pour Jérusalem, ce dut être en tout cas à des « frères », c’est à dire à la synagogue chrétienne que certains de ses disciples avaient fondés à Rome, pour leur annoncer notamment son intention d’aller les rejoindre dès qu’il le pourrait.


La captivité l’en empêcha temporairement, mais Paul saisit la première occasion de réaliser ce dessein. En en appelant è César, c’est à dire à ce moment, à Néron, alors qu’il aurait pu être acquitté à Césarée ( Actes XXVI, 31-32), il était certain de pouvoir arriver à Rome plus sûrement encore que s’il avait été remis en liberté, car il serait, le ces échéant, défendu par les soldats romains préposés à sa garde, ce qui le prémunirait contre toute nouvelle tentative d’attentat de la part de Juifs hostiles. On sait que c’est ce qui se passa. Probablement en 58, Paul fut envoyé à Rome, en même temps que quelques autres prisonniers, sous la garde d’un détachement de soldats places sous le commandement d’un centurion de la cohorte Augusta.


Les Actes des Apôtres racontent cette traversée, interrompue par une tempête qui fit dériver le navire vers Malte, au large de laquelle il sombra. D’où un nouveau retard de trois mois, durée du séjour à Malte en attendant de pouvoir rembarquer. C’est au cours de la traversée de Malte en Italie que, suivant une tradition, en passant près de l’îlot isolé de Pexos, les passagers auraient entendu des lamentations, puis un grand cri : « Le grand Pan est mort ! «  (20).

Le navire jeta finalement l’ancre è Pouzzoles, où Paul et ses compagnons rencontrèrent des « frères », ce qui confirme qu’une synagogue chrétienne, ou en tout cas simonienne, y avait également déjà été fondée. Puis, Paul rencontra encore d’autres frères en cours de route. Arrivé à Rome enfin, probablement au printemps de l’année 59, on lui permit de résider, avec un soldat pour le garder, dans un logis loué par lui, où il pouvait recevoir qui il voulait (Actes XXVIII, 16 & 30). Captivité peu sévère, on le voit, ce qui paraît d’ailleurs normal à l’égard d’un appelant, citoyen romain, auquel son premier juge n’a rien trouvé qui méritât un châtiment.

Les Actes des Apôtres s’arrêtent là. Ils précisent bien qu’il en fut ainsi pendant deux ans, mais ils ne disent pas ce qu’il arriva au bout de ce temps: Paul fut-il libéré ? Mourut-il ? On ne nous apprend rien à ce sujet… Cette fin abrupte a étonné beaucoup d’exégètes et certainement aussi la plupart des lecteurs non prévenus (21) : littéralement, on demande la suite… Comment cela peut-il s’expliquer ? On sait que la la version canonique des Actes des Apôtres combine plusieurs sources, dont notamment un récit des voyages de Paul qui constituait l’introduction à l’Apostolikon publié par Marcion au IIe siècle (22).

Ce récit ne se terminait sûrement pas là où s’arrêtent les Actes canoniques, mais le compilateur qui rédigea ceux-ci jugea sans doute inopportun d’en recopier la fin, qui ne devait pas être conforme à la vérité officielle de l’Eglise romaine au sujet des rapports que Paul eut à Rome, d’une part avec Pierre, la tradition chrétienne officielle veut, on le sait, que ces deux hommes se soient fort bien entendus et même qu’ils aient souffert ensemble le martyre, et d’autre part avec Néron, qui est conventionnellement présenté comme un fou sanguinaire, pire encore que son prédécesseur Caligula, et qui aurait même été le premier empereur romain à persécuter des chrétiens ce qui est historiquement des plus douteux (23)… Il faut donc croire que la finale de l’introduction à l’Apostolikon relatait les choses autrement.

Comment celles-ci se passèrent- elles en réalité ? C’est ce qu’on va voir maintenant.

Notes:

(1) V. plus haut, chapitre V

(2) V. plus loin, chap. XIV, pp. 161 et 1640

(3) Cf. plus haut, Introduction, p.3.V. aussi Alfred LOISY, “Le mandéisme et les origines chrétiennes” (La pensée et les hommes, Bruxelles, avril 1972), p.505; E.R.DODOS, “Païens et Chrétiens dans un âge d’angoisse” (La pensée sauvage, Claix, 1980), p.127

(4) Pierre-Emmanuel GUILLET, “ Réflexions sur les origines du Christianisme”, pp.122-126

(5) V. à ce sujet J.Thomas, “Le mouvement baptiste en Palestine et en Syrie” (Duculos, Gemblous,1935 ), p.166

(6) V.plus loin, Chapitre XV

(7) Cette parole qui figure dans l’Evangelion marcionite se trouve aussi dans l’Evangile selon Thomas et est reprise par les synoptiques.

(8) “L’Epître aux Loadicéens et l’Apologie des Hébreux “ (Cahier du cercle E.Renan n° 58, Paris 1968 ). V. aussi le commentaire de J.K.Watson ( cahier n°59 ).

(9) V. plus loin, chapitres XIII et XVIII.

(10) Laffont, Paris, 1971.

(11) “Les manuscrits de la Mer Morte” ( Cahiers du cercle E.Renan n°23, 1959), p.22

(12) Voir plus loin Chap.XI

(13) Voy. son étude dans les Cahiers du cercle E.Renan n°31, 1961, p.13

(14) Version slave, Chap.XXIII: cité par Robert CHARROUX, “Le Livre des Secrets trahis” (Laffont, Paris, 1970), p.141. Voir aussi Georges ORY, “Le Christ et Jésus” , p.74 et 248

(15) Les cas d’Abraham et de Rahab devaient paraître bien exemplaires aux adeptes de Jacques et Paul, car ils sont repris par Clément de Rome dans son Épître aux Corinthiens (voir Chap.XII), où il ajoutera que le ruban rouge que Rahab suspendait à son balcon comme signe de reconnaissance préfigure “ le sang du Christ” (VII 7). Cette “figure” douteuse sera reprise par Justin (Dial. CXI, 4).

(16) Voir à ce sujet Flavius Josèphe, Contre Apion II, 171-178.

(17) Au sujet de ces interpolations, voir les études qu’y ont consacrées entre autres TURMEL et ORY, cahiers E.Renan n°28 (1960) et 49 (1966).

(18) Voir plus loin chapitre XII

(19) voir Charles GUIGNEBERT, “Le Christ” (A.Michel, Paris, 1969), p.33

(20) sur cet épisode, voir Salomon REINACH, “Orphéus”, chap. Ier, III, 7, in fine. Voir aussi le récit que fait PLUTARQUE dans “De la disparition des oracles” ( cité par Robert GARCET, “Heptaméron”, tome III, p.203). Cf. une autre tradition dans RABELAIS, “Quart Livre”,
chap.XXVIII.

(21) Voy. Charles GUIGNEBERT, op.cit., p.305 et la note 730.

(22) V.plus loin, chap.XIII, et XVIII

(23) V.not. ”Tacite, Néron et les Chrétiens” (La pensée et les hommes, Bruxelles, avril 1972, p.405) et les références citées. Cf.aussi plus loin chap.X & XI.

A suivre ….


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