L’activité économique des juifs anglais aux 18e et 19e siècles
La thèse selon laquelle les juifs ont contribué de façon décisive à la transformation économique de la société européenne des 18e et 19e siècles, n’obsède plus l’historiographie juive et européenne comme cela avait été le cas pendant les premières décennies du XXe siècle.
La tendance, autrefois courante, à insister sur le caractère exceptionnel de l’activité économique juive dans le capitalisme moderne et de les considérer comme des pionniers prêts à prendre des risques, ou comme d’audacieux entrepreneurs, toujours éveillés aux opportunités nouvelles et extraordinairement sensibles aux signes du changement, cette tendance a maintenant presque totalement disparu de l’historiographie sérieuse.
Cette prédisposition à grossir l’importance de la finance et du commerce juifs découlait souvent de la tendance plus générale, parfois hostile, à exagérer «l’influence » juive.
Elle était également encouragée par la nature même des sources utilisées pour reconstituer l’étendue de l’activité économique juive ; ces sources, souvent anecdotiques et non quantitatives, avaient, de surcroît, pour origine la polémique passionnée qui accompagnait l’assimilation des juifs dans la société européenne moderne…
En effet, partout en Europe, la question de l’utilité ou de l’inutilité économique des juifs dominait le débat plus vaste concernant leur émancipation et leur assimilation.
En Angleterre, le débat public sur la valeur de l’activité économique des juifs commença avec l’installation d’une communauté juive moderne, et prit une place importante dans la discussion sur leur réadmission au milieu des années 1650.
Au 18e siècle, cette question de l’utilité économique fut soulevée encore plus fréquemment. Ceci reflétait, d’une part, le développement de la communauté juive en Angleterre et, d’autre part, l’exacerbation du conflit entre les formes anciennes et modernes de l’organisation économique à l’intérieur de la société anglaise.
Pendant l’agitation autour du projet de loi juive en 1753 (Jew Bill), par exemple, les opposants à une politique libérale de naturalisation agitaient le spectre de la domination économique des juifs si ceux-ci acquerraient le droit d’exercer librement le commerce tandis que les défenseurs du projet soulignaient le fait que le succès des juifs dans le commerce international serait un apport considérable à l’État.
Le débat sur la prouesse économique des juifs reflétait à peine l’état véritable de leur activité.
A quelques exceptions près, amis et ennemis exagéraient le rôle des fournisseurs de prêt, des marchands internationaux, des agents de change et des courtiers juifs, et passaient presque totalement sous silence des métiers plus représentatifs de la majorité des juifs anglais : camelots, colporteurs, fripiers, commerçants, et, à un degré moindre, artisans.
De surcroît, les domaines du commerce extérieur et de la bourse dans lesquels les juifs dominaient ou étaient surreprésentés par rapport à leur poids numérique (commerce des diamants et du corail, échanges avec la péninsule Ibérique, commerce des lettres de change, bourse des valeurs) n’étaient pas décisifs dans l’émergence de l’Angleterre au rang de première nation industrialisée.
Dans l’ensemble, la plus grande partie de l’activité économique des juifs anglais n’était ni innovatrice ni révolutionnaire : dans leur plus grand nombre, ils exercèrent au 18e siècle des activités assez semblables à celles des juifs d’Europe occidentale ou centrale, d’où, justement, la plupart des juifs anglais ou de leurs parents avaient émigré.
Au sommet de la société juive anglaise pendant toute le siècle, se trouve une poignée de familles aisées, en majorité d’origine espagnole, portugaise ou italienne.
Pour certains, leur établissement en Angleterre remontait au Resettlement des années 1650, tandis que d’autres étaient arrivés plus récemment de Hollande, d’Italie, des Antilles aussi bien que de la péninsule Ibérique (les nouveaux chrétiens, fuyant l’Inquisition, arrivaient toujours à Londres pendant les années 1780 et 1790). Leur fortune ne reposait pas sur une seule activité économique, mais plutôt sur des entreprises mercantiles et financières diverses, sur lesquelles nous sommes aujourd’hui bien informés, car la plus grande partie des recherches historiques sur l’activité économique des juifs anglais concerne les grands magnats du commerce.
Les richesses des juifs anglais (comme la plupart des fortunes juives avant l’émancipation) provenaient surtout du commerce international (notamment avec les colonies), de la finance publique et des activités économiques étroitement liées à ces deux sphères, comme le commerce des lettres de change, des métaux précieux, des emprunts d’État, des actions de la Banque d’Angleterre, de la Compagnie des Mers du Sud et de la Compagnie des Indes.
Les fournitures militaires, qui jouaient un rôle si important dans l’essor des juifs de cour en Europe centrale, étaient relativement peu signifiantes dans le contexte juif-anglais, avec cependant quelques exceptions de taille.
Sir Solomon de Medina (vers 1650-1730) et son gendre Moses de Medina (t 1731) fournissaient en pain l’armée de Marlborough dans les Flandres, de 1707 à 1711. Mais, à cette époque, Sir Solomon n’habitait plus l’Angleterre, ayant déménagé en Hollande en 1702 en laissant son gendre gérer ses affaires à Londres. (Comme tant d’autres fournisseurs militaires juifs en Europe, Sir Solomon perdit la plus grande partie de sa fortune quand le gouvernement manqua à ses obligations envers lui.)
La famille Franks, à Londres et à Philadelphie, fournissait en denrées les troupes britanniques en Amérique du Nord et aux Antilles avant la guerre d’Indépendance.
Pendant la Guerre de Sept Ans, un petit consortium de séfarades, avec à leur tête Abraham Prado (t 1782) approvisionnait les troupes de renfort britanniques en Allemagne, pendant que Moses Franks (1718-1789) détenait une partie du contrat d’approvisionnement des forces britanniques à la Jamaïque. Mais ces exemples de contrats militaires étaient l’exception.
Les guerres importantes menées par la Grande-Bretagne pendant tout le 18e siècle créèrent d’autres opportunités économiques pour les capitalistes juifs anglais.
Pour financer la guerre sur une grande échelle, le gouvernement développa, à la fin du 17e et pendant la première moitié du 18e siècle, un système d’emprunts à long terme, qui lui permit des dépenses militaires sans rapport avec les revenus des impôts. Quand le Trésor voulut emprunter, il négocia avec les hommes les plus riches de la «City » ; chacun s’engagea à dresser une «liste » de souscripteurs à l’emprunt.
Les juifs, comme groupe, ne jouèrent jamais de rôle dominant dans les emprunts gouvernementaux, mais un petit nombre de particuliers y figurèrent en bonne place à partir du milieu du siècle — à tel point que les célèbres critiques de la révolution financière considéraient les juifs comme parmi les principaux corrupteurs de la pureté financière anglaise.
Le principal fournisseur de prêts juif (et le juif le plus connu de celle-ci) fut Samson Gideon (1699-1762), fils d’un marchand séfarade aisé de Barbade. Ses liens avec le gouvernement commencèrent en 1742, au début de la Guerre de la Succession d’Autriche (1742-1748), quand il organisa le premier consortium de souscripteurs juifs pour un important emprunt du Trésor.
Avec la poursuite de la guerre, sa «liste » de souscripteurs couvrait de plus en plus de prêts gouvernementaux et lui-même exerça de plus en plus d’influence, comme conseiller du ministère, sur l’émission des emprunts et leur placement sur le marché.
En 1745, quand le succès initial du prétendant Stuart, qui avait débarqué en Écosse pendant l’été, sema la panique dans le monde financier londonien, et quand il subsista un réel danger de voir la Banque d’Angleterre débordée, Gideon fut un des quatre financiers éminents qui aidèrent à rétablir la confiance. Il continua d’être un des principaux conseillers financiers du gouvernement jusqu’à sa mort en 1762 ; sa succession fut de 350 000 livres.
L’importance d’hommes comme Samson Gideon et, à un moindre degré, Joseph Salvador (1716-1786) aveugla leurs contemporains. Peu de marchands juifs disposaient d’importants capitaux nécessaires pour participer aux emprunts d’État, et, après l’époque de gloire de Gidéon et de Salvador (qui subit de graves revers dans ses affaires autour de 1765), il ne restait plus de juifs dans l’élite de la «City ».
Il était difficile pour les riches marchands juifs sans relations politiques, de participer à ces emprunts, très recherchés pendant la guerre d’Indépendance. Par exemple, le riche marchand de diamants et de corail, Israël Levin Salomons (f 1788) n’obtint que de petites quantités de titres gouvernementaux pour 10 000 livres en 1776 et 20 000 livres en 1778 (voir Yogev, p. 206).
Les juifs ne redevinrent actifs dans ce domaine qu’à la fin du siècle, quand les frères Benjamin (1755-1808) et Abraham Goldsmid (1756-1810), qui avaient fait fortune avec les lettres de change, commencèrent à concourir pour des emprunts en 1795. Leur compagnie conserva sa position prééminente jusqu’en 1810, quand Abraham se suicida, en partie à la suite d’un manque d’argent liquide occasionné par la baisse du prix des titres gouvernementaux et de son impossibilité d’honorer une dette de 350 000 livres envers la Compagnie des Indes.
Donc, pour un petit nombre de juifs très riches, la création d’un système de prêts à long terme par le gouvernement offrit un nouveau champ d’activités. Mais un sous-produit de ce système nouveau, l’apparition d’un marché de titres, ouvrit des possibilités à un nombre plus grand encore de juifs de la classe moyenne.
Dès les premières décennies du siècle, ils occupèrent une place importante dans le marché des titres gouvernementaux, des fonds étrangers, et des actions de la Banque et des Compagnies des Indes et des Mers du Sud, comme courtiers et comme marchands de titres (achat et vente pour leur propre compte). Ils constituèrent une minorité substantielle parmi les actionnaires de la Banque d’Angleterre et de la Compagnie des Indes pendant la plus grande partie du siècle. Dans les années 1723-1724, sur 48 détenteurs d’actions de la Compagnie de plus de 10 000 livres, six étaient des juifs.
A «Change Alley », près de la Bourse Royale, ils spéculaient pour leur propre compte et comme commissionnaires. Samson Gideon accumula une grande partie de la fortune qu’il utilisa plus tard pour les prêts au gouvernement comme courtier et marchand de titres anglais, hollandais et français, en 1720 et 1740. Quand il commença à participer aux emprunts, il était le marchand le plus important des actions de la Compagnie.
Revendre des titres ne demandait pas les mêmes importants capitaux initiaux que les prêts, et cette activité n’était pas soumise au système des licences limitant le nombre des courtiers juifs, comme c’était le cas à la Bourse Royale. Elle attira donc une gamme plus large de spéculateurs, dont la plupart avait déjà réussi dans le commerce. Samson Gideon utilisa l’argent hérité de son père, marchand antillais mort en 1722 (Samson avait alors 23 ans), dans diverses opérations de spéculation : billets de loterie, bons d’État, actions et fonds étrangers.
Le grand-père paternel de Benjamin Disraeli (aussi appelé Benjamin d’Israeli, 1730-1816), qui arriva de Ferrare en 1748, commença dans les affaires comme importateur de produits italiens, marbre, alun, raisins secs et chapeaux de paille), commença bientôt à spéculer en Bourse et, après quelques sérieuses pertes initiales, fit enfin fortune .
Des juifs occupaient aussi une place importante dans le commerce de lettres de change étrangères ; entre Londres et Amsterdam, ils jouèrent un rôle dominant dans l’envoi et la réception de lettres de change, de pièces et de lingots d’argent et d’or. Ces échanges attiraient les marchands juifs : ils étaient liés au commerce des métaux précieux dans lequel leurs coreligionnaires étaient actifs, et la plupart des marchands juifs de Londres avaient des liens familiaux avec Amsterdam d’où beaucoup étaient originaires.
Cependant, dans le commerce d’échange pris dans son ensemble, même les maisons les plus importantes telles les Salomon, Norden ou Goldsmid dans la seconde moitié du siècle, n’égalaient pas les compagnies non juives (voir Yogev, p. 55-59, 194-195).
En résumé, la contribution juive à la dynamique vie financière de l’Angleterre du 18e siècle ne fut pas très importante et en aucune manière décisive.
Un individu connaissant une réussite exceptionnelle pouvait dominer provisoirement la scène ; mais, dans l’ensemble, les juifs ne possédaient pas les richesses énormes et les amitiés politiques nécessaires pour jouer un rôle dirigeant dans la haute finance.
A la différence de beaucoup d’Etats d’Europe centrale, l’Angleterre du 18e siècle disposait d’un grande bourgeoisie financière ; ses ministres n’avaient pas besoin de créer un groupe de Hofjuden britanniques. L’origine de la richesse de la haute bourgeoisie juive anglaise n’était pas la finance mais le commerce extérieur ; beaucoup de ceux qui se tournèrent vers la spéculation le firent, au début au moins, comme supplément à leur activité mercantile normale.
Quand la compagnie d’Israël Levin Salomons, une des plus importantes maison de commerce entre l’Angleterre et la Hollande dans les années 1770-1780, fait le commerce des lettres de change ou des actions et valeurs, cette activité s’ajoute à son activité habituelle : l’achat et la vente de marchandises. Par contre, avec le déclin d’Amsterdam comme entrepôt du commerce international, et son essor comme centre financier, les maisons juives s’occupant du négoce entre l’Angleterre et la Hollande concentrèrent peu à peu leur activité sur les lettres de change, les métaux précieux et les valeurs.
Ce qui est vrai pour les finances, l’est pour le commerce étranger : les compagnies juives ne jouaient un rôle évident que dans quelques branches du négoce extérieur britannique (voir Yogev, chap. 1 à 4). Elles étaient presque absentes des commerces baltique, russe, nord-américain et levantin. Les domaines dans lesquels elles étaient le plus actives (le commerce des Indes et de la Hollande, du Portugal, la contrebande entre la Jamaïque et les colonies espagnoles) étaient des branches où les séfarades, dans d’autres pays, y compris les marranes, avaient été actifs au siècle précédent, avant le développement d’une importante communauté juive à Londres.
Ainsi les sociétés juives en Angleterre, à cette époque, ne s’aventurèrent pas sur le terrain neuf du commerce international, mais limitèrent leur activité à la sphère existante d’un commerce où les liens familiaux et ethniques fournissaient la base initiale et fondaient la coopération ultérieure. Les craintes de quelques marchands anglais au moment du Resettlement de Cromwell, et plus tard pendant la controverse autour du Jew Bill , que la concurrence juive ne mette en danger leur prospérité, se révélèrent vaines.
Pendant le 18e siècle, les compagnies juives ne dominaient qu’une seule branche du commerce étranger (les diamants et le corail) et n’étaient très importantes que dans deux autres : le négoce des métaux précieux et les échanges avec la péninsule Ibérique, deux branches étroitement liées.
La contribution juive à l’ensemble des échanges britanniques avec l’étranger était insignifiante. Edgar R. Samuel, qui a essayé, dans une étude minutieuse, d’estimer les richesses de l’ensemble de la communauté juive au milieu du siècle, conclut que sa part dans le commerce extérieur anglais n’était que de 1 ou 2 %.
Dans tous les domaines de l’activité économique, peu de juifs anglais amassèrent d’importantes fortunes. Au milieu du siècle, le philanthrope Jonas Han way estima à vingt au maximum le nombre de familles juives «opulentes ». William Romaine jugea qu’il n’y avait pas plus de dix compagnies juives ayant des activités considérables dans le commerce extérieur, et pas plus de dix individus, toutes sources de revenus confondues, possédant une grande fortune ; à cette époque, la population juive d’Angleterre était à peu près de 7.000 ou 8.000 personnes.
Le Kent’s London Directory comportait en 1753, environ 3.800 noms ; 108 seulement étaient juifs dont la majorité était d’assez modestes importateurs ou grossistes.
A la fin du siècle le pourcentage des juifs anglais qui faisaient partie de la haute bourgeoisie fut probablement en baisse à cause des askénazes, majoritairement indigents, qui affluèrent de l’Europe à partir des années 1760.
La majorité écrasante des juifs d’Angleterre consistait en camelots et petits détaillants de diverses sortes ; aussi, qui veut dresser un profil économique équilibré de cette communauté avant le milieu de l’époque victorienne, doit donc se pencher également, sinon prioritairement, sur ces couches inférieures (voir mon livre, The Jews of Georgian England, chap. 5 et 6).
La plupart des juifs qui immigrèrent au 18e siècle fuyaient la misère noire des masses juives en Pologne et en Allemagne.
L’accroissement naturel de la population en Europe centrale combiné avec l’immigration de l’Europe de l’Est en Allemagne, épuisa les possibilités économiques de ce pays ; à cela vinrent s’ajouter les restrictions pratiquées par les Etats allemands dans les métiers ouverts aux juifs.
Beaucoup de jeunes durent se déraciner pour chercher à gagner leur vie ailleurs. Parmi ceux qui émigrèrent vers l’ouest, plusieurs milliers finirent par traverser la Manche pour s’établir en Angleterre, notamment à Londres. La plus grande partie arriva totalement démunie et sans spécialisation. Ils se tournèrent donc vers des activités qu’eux, ou leur famille, avaient connues auparavant ; ils devinrent vendeurs ambulants, colporteurs, fripiers, et, pour le petit nombre qui prospéra un peu, marchands forains ou petits commerçants.
Leur entrée dans ces activités fut facilitée par d’anciens immigrés (ou leurs enfants) qui avaient quitté la vente ambulante et qui, devenus commerçants ou grossistes, furent maintenant prêts à aider les nouveaux venus à s’établir.
Les commerçants juifs à Londres et en province fournissaient souvent à crédit les colporteurs juifs en produits ou les engageaient à voyager dans la campagne pour vendre moyennant commission. Par exemple, Henry Moses, aussi connu sous le nom de Zander Falmouth, important commerçant de Falmouth au milieu du siècle, faisait crédit aux colporteurs juifs à condition qu’ils rentrent à Falmouth chaque vendredi pour constituer le quorum (minyan) nécessaire pour un service religieux ; le dimanche matin ils réglaient leurs comptes et se fournissaient en marchandises pour la semaine à venir.
Quelquefois les commerçants juifs de Londres faisaient une collecte pour permettre à un nouvel immigré de se lancer. (Un camelot n’avait pas besoin d’un gros capital pour s’établir à son compte ; quelques shillings suffisaient.) Dès les années cinquante, les vendeurs juifs ambulants étaient devenus habituels à la campagne et dans les petites villes de province.
William Hogarth, par exemple, dans un de ses tableaux sur les élections de 1754 du comté d’Oxford, intégra un colporteur juif barbu au nez crochu avec sa boîte de marchandises.
Dans la première moitié du siècle, la plupart de ces colporteurs résidaient à Londres et y revenaient pour être auprès de leur famille, profiter des institutions charitables et se fournir en marchandises. Plus tard, lorsque quelques-uns amassèrent les capitaux suffisants pour installer un commerce en province, le colportage se décentralisa et ces commerçants remplacèrent peu à peu leurs coreligionnaires londoniens dans l’approvisionnement des colporteurs ruraux.
La gamme de marchandises vendues par ces derniers était très large : rasoirs, couteaux, boucles, boutons, lunettes, montres bon marché, pacotille, peignes, miroirs, papier, crayons, plumes, cire, estampes patriotiques et religieuses, fichus, dés à coudre, et, par les colporteurs séfarades, épices (et fines herbes). Un groupe moins important et un peu plus prospère, représenté par les joailliers juifs de Londres, fournissait la bourgeoisie pro¬ vinciale en marchandises de luxe : bagues, montres, chaînes de montres, boucles de chaussures, tabatières, agrafes et pinces à thé. Selon Henry May hew, la vente ambulante des bijoux fut presque entièrement aux mains des juifs dès les années 1790.
La diffusion de montres bon marché fut si étroitement identifiée aux colporteurs juifs à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle, qu’on appelait ces montres «montres juives ».
La bijouterie, en général, mit les juifs en évidence à tous les niveaux : ils furent importateurs, courtiers, grossistes de pierres et métaux précieux, manufacturiers et détaillants de marchandises de toute qualité, prêteurs à gages et marchands d’objets d’occasion, ou enfin vendeurs ambulants de bijouterie dans tout le pays. Sans doute la prééminence des juifs aux échelons supérieurs de ce négoce contribua à leur surreprésentation aux niveaux inférieurs.
Le commerce des occasions en tout genre fut une activité caractéristique des juifs de l’époque pré-victorienne, en Angleterre comme en Europe.
Avant la généralisation de la production en série, les produits manufacturés étaient, en général, trop chers sauf pour une minorité de la population. Un réseau de vendeurs ambulants et de petits commerçants recyclait donc sans cesse le stock existant de produits de consommation : ils achetaient, réparaient, revendaient meubles, vêtements et ustensiles.
L’achat et la revente des vêtements étaient l’apanage particulier de la communauté juive ; des fripiers juifs londoniens, dont le nombre se montait peut-être à 2.000 à la fin du siècle, achetaient les vêtements de rebut des riches puis les revendaient, aux pauvres au détail, et en gros à des commerçants et à des vendeurs ambulants. Un réseau semblable de vendeurs juifs faisait un commerce important de ferraille.
Des vendeurs ambulants de ferraille, avec une charrette à cheval, achetaient des boulons de cuivre, clous, broches, du fer, du plomb et du cuivre jaune et de l’étain aux petits commerçants des ports maritimes et les revendaient à Londres.
Les critiques de la communauté juive anglaise prétendaient souvent que la plupart des vendeurs ambulants n’avaient qu’une faible importance économique, qu’ils étaient des fournisseurs de pacotille et de camelote, des gredins, filous, fraudeurs, escrocs, pickpockets et arnaqueurs.
De telles accusations ne prenaient pas en compte le rôle important joué par les camelots et colporteurs dans la distribution, avant l’essor des formes plus élaborées de la vente au détail ; elles reflétaient en même temps les préjugés profonds des Anglais au sujet des Israélites. Cependant, si ces accusations caricaturaient la malhonnêteté des commerçants et des colporteurs juifs, elles témoignaient aussi du caractère socialement marginal d’une grande partie de la vie économique des juifs. Ces griefs reflétaient le fait que beaucoup de juifs gagnaient leur vie par des moyens que les bourgeois anglais considéraient comme marginaux.
L’exemple le plus notoire de cette marginalité économique fut la criminalité : un groupe restreint mais bien visible de juifs des classes populaires étaient des criminels occasionnels ou permanents. Une partie de cette activité criminelle était en rapport étroit avec les métiers qui attiraient les juifs pauvres. Le recel, par exemple, était inséparable du négoce des marchandises d’occasion ; l’écoulement de la fausse monnaie était lié à la vente ambulante. Mais, le plus souvent, cette délinquance (vol à l’étalage, cambriolage, vol à la tire) révélait la misère des masses juives plutôt que le style professionnel de la communauté.
En plus des activités ouvertement criminelles, les juifs étaient aussi attirés par des zones à la limite de la vie économique honorable, là où la démarcation entre la légalité et l’illégalité était souvent obscure. Les bordels, les maisons de jeu, les fausses ventes aux enchères, et les matches de boxe offraient des possibilités de profit aux marginaux peu soucieux de respectabilité.
Des charlatans juifs, avec lotions, poudres, pilules et onguents, étaient chose courante à Londres et en province dès la fin du siècle. L
e remède miracle de Samuel Solomon («le baume cordial de Gilead ») fit sa fortune ; en 1805, il se construisit une belle maison près de Liverpool, où il menait grande vie.
Isaac Long, charlatan itinérant, tenait une loterie pour des articles sans valeur en même temps qu’il débitait ses pilules et ses poudres ; il fut arrêté dans le Wiltshire en 1771 pour infraction à la loi sur les loteries.
En 1765, un juif entreprenant, Myers, amena deux Indiens Mohawk de New York pour les exposer au public dans une taverne londonienne.
Et une certaine Mme Levy, ancienne lavandière, acquit une renommée de diseuse de bonne aventure ; elle devint, selon une notice nécrologique, une «prophétesse célèbre ».
Tout en n’étant pas représentatives de l’ensemble des juifs anglais, de telles attirances insolites indiquent néanmoins une tendance à dériver vers la marge des commerces et des professions établis, où les possibilités pour les nouveaux venus et les exclus étaient plus grandes.
La mauvaise réputation entourant une grande partie de l’activité économique juive était aggravée par les agissements d’un petit nombre d’usuriers. Ils fonctionnaient, non comme fournisseurs de capitaux pour des entreprises industrielles et commerciales, mais plutôt comme fournisseurs de prêts personnels aux joueurs invétérés, aux Don Juan prodigues et à d’autres aristocrates dépensiers.
En particulier, la manie du jeu poussait des dizaines de jeunes gens de bonne famille à la recherche d’usuriers juifs (Jews of Georgian England, p. 212-213) ; Charles James Fox, le prince de Galles, le troisième comte d’Oxford et le quatrième comte de Sandwich étaient parmi les clients les plus connus pendant les dernières décennies du siècle.
Une grande partie de la littérature qui déplorait la passion du jeu accusait les usuriers juifs qui permettaient aux jeunes gentlemen de se procurer des sommes importantes. Thomas Erskine écrit : «Quand l’huile est consommée, la lampe s’éteint d’elle-même sans extincteur ; drainez l’eau d’un navire de guerre, c’est une victoire aussi importante que de le faire exploser ou de le couler. Un joueur sans son juif est cette lampe sans huile ou ce navire sans eau… » (Reflections on Gaming…, 3e éd., Lon¬ don, 1777, p. 14).
Nous sommes peu renseignés sur le caractère et l’importance exacts de leur activité, et les recherches futures sur l’histoire des juifs anglais devraient comporter une enquête sur l’usure.
Il ne faudrait pas avoir l’impression qu’au 18e siècle, un énorme gouffre professionnel existait entre les pauvres et les riches dans la communauté juive anglaise. Les témoins contemporains, en polémiquant, la présentaient souvent de cette façon ; ce n’est pas étonnant, car les juifs étaient surtout visibles aux pôles extrêmes de la société, et, dans la mesure où ces descriptions concernent la grande masse des juifs anglais, elles furent, pour l’essentiel, exactes. Mais les commerçants et les artisans, comme les grossistes et les magasiniers, existaient, bien qu’ils n’aient pas constitué un groupe important à l’intérieur de la communauté juive, comme à l’époque victorienne.
Un petit nombre d’immigrés introduisit l’artisanat caractéristique des juifs de l’Europe centrale (surtout les métiers qui pouvaient s’acquérir en dehors des guildes). Dès les dernières décennies du siècle, des juifs horlogers, fabricants de lunettes, bijoutiers, gra¬ veurs, coupeurs de verre, verriers, fabricants de parapluies, crayons et plumes, travaillent à Londres et dans d’autres villes. Mais la plupart des juifs étaient trop pauvres pour subvenir à l’apprentissage de leurs enfants, de sorte que le nombre des artisans juifs n’augmenta jamais sensiblement pendant cette période.
Une forme plus courante de la mobilité économique fut le passage du colportage au petit commerce.
En fait, la plupart des commerçants juifs, ou leurs pères, commencèrent comme vendeurs ambulants. Les fondateurs des communautés juives en province furent des colporteurs qui avaient fait fortune. Les fripiers et brocanteurs agressifs de Holywell Street, à Londres, avaient sans doute commencé comme chiffonniers. Mais l’accession à la petite et moyenne bourgeoisie n’était pas du tout la règle au 18e siècle. Il manquait à beaucoup de pauvres juifs l’éthique bourgeoise du travail, nécessaire pour gravir l’échelle économique ; en outre, la vente ambulante était peu sûre et comportait des dangers physiques : le fonds d’un colporteur pouvait être anéanti par l’attaque d’une bande de voyous ou de voleurs de grand chemin.
D’un côté, le trait le plus frappant de l’activité économique des juifs anglais du 18e siècle fut son conservatisme. Ils suivaient les traces de leur père ; ils avaient des métiers et professions qui ne différaient pas essentiellement de ceux des juifs de l’Europe centrale et occidentale aux 17e et 18e siècles.
On pouvait accumuler une fortune considérable en Angleterre dans les mines, les textiles, la métallurgie, les transports et l’agriculture, mais les juifs aisés ne furent pas attirés par ces domaines en expansion : ils préférèrent le commerce extérieur, le financement public et la spéculation sur les services et les actions. Parmi les pionniers de la révolution industrielle, les entrepreneurs juifs brillèrent par leur absence.
En Angleterre, comme dans la plupart des pays de l’Europe occidentale avant l’émancipation, le petit commerce était le soutien économique fondamental de la communauté juive. Donc, pour les riches comme pour les pauvres, les schémas du comportement économique tracés en premier lieu par les pratiques exclusives des gouvernements et des guildes en Europe continuèrent à déterminer leur activité économique dans l’atmosphère plus libre de l’Angleterre du 18e siècle.
D’un autre côté, cette activité fut originale par rapport à la situation anglaise. En tant que minorité résidente depuis peu en Grande-Bretagne, les juifs avaient tendance à se concentrer en marge des professions et des métiers connus. Ils manifestaient une tendance à s’établir dans les domaines qui n’étaient pas dominés par les Anglais de souche, et étaient donc souvent aux franges du «respectable » ou au moins en dehors des routines acceptées et des coutumes courantes.
Mais il ne faut pas confondre cette sorte d’originalité avec l’avant-garde du progrès économique. L’importance des juifs dans le commerce des diamants ou du corail, à la Bourse, et même dans la friperie n’eut que très peu de rapport avec les processus qui révolutionnèrent la vie économique.
Les craintes des libellistes anti-juifs selon lesquels la finance et le négoce juifs allaient détruire le mode de vie anglais témoignaient des préjugés anciens. Comme il en a souvent été pour les mythes, celui de la prouesse économique des juifs possédait une vie autonome et obscurcissait la réalité plus prosaïque.
Todd M. Endelman, Indiana University .
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