La face cachée de l’émigration juive en Argentine
Les crimes de Moisés Ville
Journaliste d’investigation, amateur de faits divers, l’Argentin Javier Sinay a trouvé il y a quelques années un article écrit par son arrière grand-père, Mijl Hacohen Sinay, sur « Les premières victimes juives de Moisés Ville », publié par la communauté juive de Buenos Aires en 1947.
On y raconte une vingtaine d’homicides commis au tournant du XIXe et du XXe siècle à Moisés Ville, agglomération de la province de Santa Fe (Argentine), fondée par des immigrés juifs venus de Russie.
Intrigué par le sujet autant que par un ancêtre dont il ne connaissait pas grand-chose au départ, Javier Sinay a entrepris une recherche au long cours, racontée dans un ouvrage qui vient de paraître, Los crimenes de Moisés Ville : Una historia de gauchos y judios (éd. Tusquets, Buenos Aires, 2013, non traduit).
Avec comme fil conducteur les crimes évoqués, l’auteur tente de démêler les faits et la légende, à défaut de pouvoir les élucider.
Il découvre l’absence de documents, l’incurie des archives de la justice argentine, mais aussi un facteur plus troublant, les trous dans les mémoires familiales.
En effet, il rencontre et interroge de nombreux descendants, à commencer par sa propre famille. Fuyant la Russie des pogroms, les immigrés ne voyaient plus d’alternative et préféraient tourner la page. Beaucoup d’entre eux n’ont rien raconté à leurs enfants sur les meurtres qui avaient endeuillé leurs proches, parfois victimes d’effroyables massacres.
Javier Sinay mêle habilement plusieurs histoires à la fois.
Celle du choc culturel entre le Yiddishland d’Europe de l’Est ou d’Europe centrale et l’Argentine rurale, où le gaucho nomade se sentait menacé par l’agriculture ou l’élevage intensifs et par les étrangers.
Celle de la Jewish Colonization Association, l’organisation créée par le baron Maurice de Hirsch, le philanthrope qui a lancé l’émigration juive à destination de l’Argentine. Cette initiative concurrença pendant un temps le projet sioniste d’établissement d’un foyer juif en Palestine. Même si le bilan des colonies rurales reste controversé, la communauté juive d’Argentine est devenue une des plus importantes de la diaspora (avec celles des Etats-Unis et de la France).
Dans son récit, l’auteur confie aussi la quête identitaire dans laquelle il se voit bientôt immergé, à force de vouloir retrouver les traces de son arrière grand-père. Il a dû apprendre à lire le yiddish pour décrypter la masse de textes sauvés de l’attentat meurtrier qui détruisit le siège de l’Association mutuelle israélite argentine (AMIA) en 1994.
Il se pose la question de la transmission et de la tradition. Il s’interroge sur le choix linguistique de l’Etat d’Israël, l’hébreu, qui semblait donner le coup de grâce au yiddish, après la Shoah.
L’essor de la culture yiddish argentine
Pionnier de la presse yiddish argentine, Mijl Hacohen Sinay avait fondé en 1898 le journal Der Viderkol (L’Echo), entièrement composé à la main et reproduit par lithographie.
Disparu après trois numéros, ce titre presque mythique, introuvable, inaugure une presse longtemps florissante, avec deux quotidiens rivaux à Buenos Aires, Di Yidische Zaitung (à partir de 1914) et Di Presse (1918). La culture judéo-argentine s’est exprimée notamment dans le théâtre, les lettres et la musique.
Véritable graphomane, Mijl Hacohen Sinay ne cessera d’écrire et de remémorer la saga de l’immigration, avec une passion polémique inassouvie. Il était très critique à l’égard de la Jewish Colonization Association, qui avait commis la faute irréparable d’expulser de Moisés Ville son père, le vénérable rabbin Mordejai Reuben Hacohen Sinay, pour avoir pris la défense des colons.
Le récit labyrinthique de leur descendant, Javier Sinay dévoile une image de la colonisation de la « pampa gringa » – zone colonisée par des immigrés – moins idéalisée que celle transmise par Les Gauchos juifs (traduction française chez Stock, 2006), l’œuvre classique d’Alberto Gerchunoff (dont le père avait pourtant lui-même été assassiné).
L’immigration n’a jamais été un long fleuve tranquille, elle a toujours été une épreuve, même dans les pays qui étaient demandeurs, comme l’Argentine. Derrière l’exaltation du melting pot qui s’ensuivit, combien de tragédies, combien de sacrifices?
Le nationalisme argentin avait commencé à donner de la voix et à sévir, justement face aux vagues d’immigrés provenant d’Europe et d’Orient.
Un pogrom antisémite a eu lieu à Buenos Aires en 1919. Ensuite, l’idéologie national-catholique des militaires était particulièrement perméable à l’antisémitisme.
Le coup d’Etat de 1943 porta au pouvoir des officiers hitlériens et mussoliniens, comme le général Juan D. Peron. Ce dernier, arrivé à la présidence en 1945, accueillera massivement les criminels de guerre et les organisateurs des camps d’extermination.
Aujourd’hui encore, l’aéroport international de Buenos Aires porte le nom d’un de ces sympathisants nazis notoires, le général Juan Pistarini, connu pour ses liens avec les entreprises du Reich installées en Argentine.
Faute de pouvoir illustrer son livre, Javier Sinay a mis en ligne un site avec une partie de l’iconographie trouvée au cours de ses recherches.
Partagé par Terre Promise ©
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