Diaspora juive

Les Marranes à Rouen. Un chapitre ignoré de l’histoire des Juifs de France

Le point de départ de l’ère moderne dans l’histoire des Juifs de France se trouve dans l’établissement des Marranes qui ont formé les plus anciennes communautés séphardites du Sud-Ouest.

Là, à Bordeaux et à Bayonne, trouvèrent asile ces héroïques réfugiés des bûchers de l’Inquisition, avec lesquels commença un nouveau chapitre de l’histoire de leur race. Leurs vicissitudes et la manière dont ils obtinrent graduellement la liberté religieuse ont fait l’objet de nombreuses monographies. Mais leur position ne fut nullement unique, comme on le croit généralement. Le point où ils diffèrent des autres établissements marranes en France, c’est qu’ils parvinrent finalement à se perpétuer comme communautés professant ouvertement le judaïsme.

Mais à une époque antérieure, alors que leur judaïsme demeurait encore secret, ils ne furent pas seuls dans leur cas. Dans plusieurs autres villes de France, on pouvait trouver, aux XVIe et XVIIe siècles, d’importants groupes de marchands venus de la péninsule ibérique, de race juive et de sympathies juives, qui étaient soupçonnés — probablement avec raison — de maintenir une communauté secrète.

Il y eut d’importants groupements particulièrement à Nantes, Lyon, Montpellier, La Rochelle et Toulouse, bien que seul le premier de ceux-ci ait jusqu’à présent fait l’objet d’une étude attentive l. Mais bien plus important qu’aucun d’eux au XVIIe siècle, grâce à la proximité de l’Angleterre et des Pays-Bas, fut celui de Rouen.

A cette époque, en chaque centre commercial important d’Europe il a dû se rencontrer nécessairement parmi la colonie étrangère une bonne proportion de marchands venus d’Espagne et de Portugal, alors au faîte de leur prospérité. Parmi eux s’est trouvée sûrement comprise une portion considérable de cette classe de population désignée du nom technique de Néo-Chré-tiens, qui formait l’épine dorsale commerciale des deux pays: descendants de Juifs convertis de force aux XIVe et XVe siècles qui se sentaient d’autant plus poussés à émigrer que leur secrète fidélité à la religion de leurs pères excitait la vigilance de l’Inquisition.

En vérité, il y avait de bonnes raisons à cette époque pour soupçonner que tel membre des établissements commerciaux ibériques en Europe ou dans les colonies était un Marrane.

En France, une vive impulsion fut donnée à leur établissement par l’édit fameux d’Henri III, d’août 1550.

Aux termes de cet édit, les néo-chrétiens portugais étaient formellement autorisés à pénétrer dans le royaume pour des buts commerciaux ou autres et à s’établir où il leur plairait, étant entendu qu’ils pourraient jouir de toutes les libertés et de tous les privilèges des Français de naissance. Ceci n’était rien de moins qu’une invitation aux Marranes persécutés dans la Péninsule à venir s’établir en France; et c’est à ce fait qu’on peut assigner l’origine des communautés juives du Midi.

Les relations commerciales de Rouen avec la péninsule ont toujours été importantes, depuis des temps reculés.

Avec la découverte de l’Amérique, et particulièrement depuis le règne de Louis XII, elles prirent rapidement de l’extension au point que, vers la fin du XVIe siècle, elles étaient l’un des éléments les plus importants de la prospérité de la ville.

Déjà au XVIe siècle, on pouvait y trouver un établissement permanent de marchands venus d’Espagne et de Portugal. Jusque là, toutefois, ils semblent avoir été d’une impeccable orthodoxie ou du moins avoir su donner le change avec un rare succès. Un personnage représentatif de cette période fut Pedro Jalon (Chalón) de Palenzuela en Espagne, qui mourut en 1580. Sa famille entra dans l’aristocratie locale.

C’est son petit-fils Rodrigo de Chalón qui passe pour avoir initié Corneille au drame espagnol.

A cette famille était alliée celle de Palma Carillo de Cordoue, émigrés des Pays-Ras ; il se fit entre elles des mariages. D’autre part, ce fut Jean de Quintadoire, natif de Burgos, qui donna l’Eglise des Carmélites à Rouen *. Chez tous ceux-là nul soupçon d’acte de judaïsme ou d’origine juive.

Les marchands espagnols et portugais étaient installés principalement dans les paroisses de Notre-Dame de St-Etienne des Tonneliers. La rue des Espagnols ne semble pas avoir reçu son nom d’eux, mais des nombreux prisonniers de guerre qui y vivaient après avoir été faits prisonniers à la bataille de Rocroy ou au siège de Corbie.

Depuis le début du XVIIe siècle, cependant, un nouvel esprit commença à se manifester. Le commerce se développait. De plus, la persécution croissante dans la péninsule poussait de plus en plus des marchands néo-chrétiens à quitter leur foyer et à s’établir en quelque endroit où ils pussent au moins avoir la vie sauve.

La majorité d’entre eux venait du Portugal. Depuis le début du XVIIe siècle, les marchands indigènes de Rouen commencèrent à redouter la concurrence de ces nouveaux-venus d’esprit vif. Les plaintes contre eux devinrent de plus en plus bruyantes. Ils monopolisaient, disait-on, le commerce avec le Pérou, le Brésil et la Nouvelle Espagne. Ils empiétaient sur les privilèges des marchands indigènes de Rouen.

Toute la prospérité de la cité se concentrait peu à peu dans les mains d’étrangers qui n’avaient aucun de ses intérêts à cœur et n’aspiraient à rien plus ardemment qu’à trouver l’occasion de partir avec la fortune qu’ils avaient su amasser. Une première pétition contre eux fut présentée le 17 mars 1618.

Sous Louis XIII les plaintes devinrent plus fréquentes, et il était rare que les Etats de Normandie se réunissent à Rouen sans inclure quelque pétition contre les marchands portugais dans leurs cahiers. En 1626, une plainte fut portée contre la concurrence croissante des importations de la péninsule, et l’on demanda que les naturalisations qui facilitaient leur activité commerciale ne fussent pas si librement accordées aux Portugais qui venaient s’établir dans la cité.

En 1631, répétition de ces plaintes. «Le commerce est gasté », écrivaient les Etats, «et le proffict n’en vient plus que à la bourse des estrangers. » En conséquence on réclamait que les lettres de naturalisation fussent accordées exclusivement aux individus mariés à des femmes françaises, et ayant des enfants et des biens leur donnant un pied dans le pays. L’année d’avant, il y avait eu un procès contre un certain Diégo d’Acosta, accusé d’acheter du drap «hors foire », privilège accordé seulement aux citoyens. Au cours du procès il fut allégué que bien qu’ayant vécu vingt-sept ou vingt-huit ans en France, il pouvait à peine lire ou parler français.

Le préjugé contre les étrangers n’était pas cependant d’ordre tout commercial ou même politique. Dans une large mesure il était racial et, qui plus est, religieux. Car ces intrus portugais étaient soupçonnés, dans l’immense majorité, d’hérésie. Ils pouvaient se donner comme catholiques et assister à l’occasion à la messe. La plupart cependant étaient, de leur propre aveu, d’origine néo-chrétienne. Leur vernis de christianisme était notoirement mince. On soupçonnait beaucoup d’entre eux de songer à se retirer à Hambourg ou Amsterdam et d’y proclamer leur fidélité au judaïsme à la première occasion favorable.

Il y avait un certain prêtre nommé Fra Martin Lopes, lui-même un Marrane, accusé d’avoir fourni à plusieurs crypto-Juifs de Portugal les moyens de s’établir en différents endroits en France y compris Rouen. L’exclusion de Bordeaux de nouveaux arrivants en 1597 et la menace d’expulsion des néo-chrétiens de Bayonne en 1602 ont dû accroître le nombre de ceux qui dirigèrent leurs pas vers le Nord.

En 1613, les étrangers hérétiques étaient devenus si nombreux que l’agitation contre eux vint à son comble. Les Portugais de Rouen se virent accusés formellement d’être infidèles au christianisme, de demeurer Juifs de cœur, et d’observer les dogmes de la religion de leurs ancêtres. L’appareil usuel de défense fut mis en action.


Certains curés de Rouen, soit par conviction, soit pour des motifs moins désintéressés, certifièrent par écrit que tous les Portugais vivant dans leurs paroisses respectives étaient ponctuels dans l’accomplissement de tous les actes et devoirs d’un fidèle catholique, et qu’il n’y avait nulle raison d’aucune sorte de mettre en doute leur orthodoxie. Ces documents furent expédiés au roi à Paris, accompagnés d’un appel à sa protection.

Elie de Montalto, le célèbre médecin marrane, était, en ce temps-là, à l’apogée de son influence à la cour, et l’on peut imaginer qu’il mit cette influence dans la balance. En conséquence, le 10 octobre 1613, des lettres patentes furent émises suspendant toute action ultérieure jusqu’à plus ample information.

Par suite de cet acquittement virtuel, on conçoit que Rouen offrit un attrait de plus aux yeux des Marranes comme une ville de refuge, et leur nombre s’accrut rapidement. Dans leur cahier de septembre 1631, les Etats proclamèrent franchement leurs soupçons. «L’exemple n’en est que trop véritable en ces Portugais qui de ceste ville ont faict retraicte à Amsterdam et Hambourg où ils professent ouvertement le judaysme et où ils ont transporté ce qu’ils avoient amassé dans ceste Province ».

Au cours du procès contre Diego d’Acosta, qui lui-même avait beaucoup de relations juives, il fut allégué que de tous les Portugais de la cité, il n’y en avait qu’un qui pût produire son certificat de baptême, et que deux ou trois familles qui avaient vécu six ans auparavant à Rouen comme chrétiens judaïsaient alors à Amsterdam.

Le principal rôle dans la communauté était joué sans doute alors par une famille d’importance considérable dans la vie et la littérature juives. A sa tête était un certain Gonçalo Pinto Delgado, identique peut-être avec le secrétaire des orphelins à Tavira, qui publia un poème sur l’expédition anglaise à Faro en 1596.

Peu de temps avant cette date, à ce qu’il semble, il s’était établi en Flandre, où son orthodoxie fut déjà soupçonnée. En 1585, un personnage de ce nom ayant un poste dans les douanes d’Anvers fut dénoncé à l’Inquisition de Lisbonne, par un fanatique revenu dans cette ville, comme le fils de Joâo Pinto, de Villa Nova, en Algarve, dans le Sud du Portugal, et comme étant un «grande trovador »

Par la suite, il semble être retourné dans son pays natal ; mais, depuis 1618 environ, il vivait à Rouen. Il eut trois fils : l’un, nommé Diego, avait émigré à Hambourg, où il entra formellement dans la communauté, et passait même pour être rabbin. Les autres, nommés respectivement Gonçalo et Joâo, vécurent à Rouen. Le dernier fut une figure brillante et, ainsi que son père, un poète accompli. Déjà avant de quitter le Portugal (à moins qu’il n’y ait eu quelque confusion de noms), il collabora par une Préface à un ouvrage de prosélytisme dû à l’apostat Joâo Baptista d’Esté. Toutefois, revenu à Rouen, ses préoccupations littéraires devinrent plus juives; et sa paraphrase poétique des livres d’Esther et des Lamentations, dédiée au Cardinal de Richelieu, compte parmi les spécimens les plus remarquables de la poésie judéo-espagnole.

Même à Rouen, la famille vécut une vie foncièrement juive. Et même avant d’y venir, comme nous l’avons vu, son chef fut soupçonné de judaïser. Il semble que tous soient entrés dans l’alliance d’Abraham. Joâo Delgado Pinto était connu dans son propre cercle sous l’appellation de Moïse Κ. II discutait avec les Gentils sur les fondements de leur foi, pratiquait les rites de la religion juive aussi largement que possible et travaillait à convaincre les nouveaux arrivants du Portugal de renoncer à la pratique du Christianisme. Il possédait même une connaissance pratique de la langue hébraïque, dans laquelle il avait été instruit par un couple de savants étrangers. Il était en correspondance avec les communautés de Venise et d’autres endroits.

Parfois sa propagande était si active que des nouveaux venus continuaient leur voyage jusqu’en Hollande ou à Hambourg, en vue d’être admis effectivement dans le Judaïsme. De ce nombre furent Elizabeth Pereira et ses trois fils que, dit-il, il avait envoyés à Hambourg afin de servir Dieu avec pureté. De notoriété publique, il était circoncis, et dirigeait les services religieux conformément au rite juif, aux noces et aux funérailles d’autres néo-chrétiens comme lui. Lorsque Mantoue fut prise en 1630, et que les Juifs furent chassés de la ville, avec toutes sortes de persécutions, il réunit en faveur des victimes de grosses sommes d’argent qui furent envoyées par des marchands ambulants de Livourne, de Venise et de Hollande. Néanmoins, en fait, la famille conserva le masque du christianisme. Les curés des paroisses de Saint-Vincent et de Saint-Egidius, où ils vécurent successivement, n’eurent pas sujet de se plaindre de leur conduite dans les questions d’observance. De plus, ils figurèrent, dans une certaine mesure, dans la vie municipale de Rouen, ayant occupé des postes importants dans la judicature et l’administration civique.

Autour de la famille Delgado, s’en groupèrent beaucoup d’autres, dont quelques-uns, par la suite, jouèrent un rôle considérable dans la vie juive. La sœur de Gonçalo avait épousé un certain Joâo Peres, qui vécut avec eux à Rouen un certain temps. Il quitta cependant la ville, après la mort de celle-ci, avant 1633.

Gaspar Lopez Pereira, alias Gaspar de Vitoria, qui fut circoncis par Gonçalo, était né à Rouen, ce qui faisait la troisième généra-tion de cette famille à vivre là *. Un autre membre du cercle entré dans l’alliance d’Abraham était Diego de Olivera, sindicarlo, de Guimaraês ou de Lisbonne, qui avait été naturalisé en août 1632 et qui mourut le 31 mai 1645. Il avait quelque quinze enfants ou plus, et donc, au moins numériquement, était une personne d’importance considérable dans la communauté.

Bien plus illustre encore dans la vie juive en général, fut Antonio Fernandez Carvajal, qui, par la suite, devint une importante figure dans la vie commerciale de Londres, et passe pour être le fondateur de la communauté anglo-juive moderne. Il était arrivé tout récemment des Iles Canaries. Un autre personnage qui devait ensuite jouer un rôle important dans l’histoire de la communauté de Londres était Manuel (Martin) Rodríguez Nuñes, beau-frère de Carvajal. C’était un marchand notable, qui faisait de considérables expéditions de biens aux Açores. Même à cette période, lui aussi, assurait-on communément, était circoncis.

Un autre chef de famille important était Francisco Mendes Sotto, de Bragance. Il avait épousé sa propre niècè, dont il eut quatre ou cinq enfants : deux d’entre eux, Guilherme et Marcos, étaient déjà arrivés à l’âge d’homme en 1632; son beau -frère, Antonio Mendes Sotto, vécut aussi à Rouen. Antonio, ou André, de Caceres (mort en 1654), était, lui aussi, un membre notable de la communauté. Il s’était établi à Rouen, où il était venu de Vizieu, au moins depuis 1622, avec sa femme Luisa da Fonseca, et leur famille. Il joua un rôle important dans la vie commerciale de la cité ».

Antonio Rodrigues Lamego était natif de Lamego, et vivait à Rouen avec sa femme, Isabella Henriques. Diego Henriques Cardoso, d’Oporto (m. 1641), était un marchand de haut rang dont les affaires furent considérables dans le commerce de Rouen à cette époque. Il était marié, et avec lui vécut par la suite son beau-frère Francisco Lopes de Torre, de Moncorvo. Joâo Barbosa, autre grande figure, fut un homme de passions violentes, qui avait des parents dans les communautés juives d’Amsterdam et de Hambourg.

Ce ne sont là que quelques-uns des membres les plus éminents de la communauté portugaise de Rouen qui furent soupçonnés de judaïser.

A côté de ceux-ci, il y eut une ou deux familles juives d’Amsterdam établies dans la ville, notamment celles de David de Ajes et de Juan d’Acosta. De plus, il y eut des visiteurs relativement fréquents venus d’Amsterdam, de Venise et d’ailleurs, qui passèrent par la ville. C’est vraisemblablement à un couple de ces passagers que Joâo Pinto Delgado dut sa connaissance de l’hébreu. La communauté ne manqua même pas de médecins.

A cette époque vivait à Rouen un certain Gaspar da Costa, ami et correspondant de Zacuto Lusitano, qui le cite avec admiration dans son De Praxi Medica (Amsterdam, 1634). Il est peut-être identique avec Jacob Gomes da Costa, qui collabora par quelques poésies au De Medi-corum Principum Historia (Amsterdam, 1629), et qui passe pour avoir été le fils de Da Costa, un médecin de Rouen. Ainsi il semble qu’il y ait eu toute une dynastie de praticiens marranes dans la ville.

A l’époque de la peste de 1619, le docteur David Jöuyse fut attaqué pour s’être associé avec un médecin juif, que nous pouvons peut-être identifier avec l’un de ces deux individus. Toute la famille, maris, femmes et enfants, étaient membres du tiers-ordre de Saint-François, aux exercices spirituels duquel ils se joignaient. Mais c’était là la sorte de formalité en usage parmi les néo-chrétiens du XVIIe siècle, même quand cela ne fut plus absolument nécessaire, et ce n’est certainement pas la preuve d’une orthodoxie irréprochable.

Quant au degré réel de judaïsme de la communauté marrane de Rouen, il est difficile d’en décider avec quelque certitude. En tout cas, elle comprenait au moins trois Juifs déclarés : David de Ajes, Emanuel Valensin et Juan d’Acosta — ce dernier accompagné de sa famille — tandis que trois autres, Diego Oliveira, Manuel Rodrigues Nuñes et Cristoforo de Ullôa, passaient pour être circoncis. Ce dernier, disait-on, était un rabbin, ce qui indique au moins qu’il avait quelque connaissance du Judaïsme. On en peut dire autant à coup sûr de Joâo Pinto Delgado, qui avait même reçu une instruction hébraïque, ainsi qu’on l’a vu. Il est mentionné aussi qu’il avait en sa possession un manuscrit hébreu.

En dehors d’autres cérémonies juives auxquelles la famille avait, dit-on, pris part, un document précise que Gonçalo accomplit la cérémonie de la circoncision à Rouen une fois au moins. Qu’une synagogue clandestine ait existé, c’est fort probable, mais on ne peut le prouver de façon définitive.

En ce qui concerne le cimetière, nous avons des informations plus précises. Un enterrement tout juif était bien entendu hors de question. Mais il était naturel pour des néo-chrétiens de tâcher de s’organiser de façon à pouvoir dormir leur dernier sommeil au milieu de leur peuple.

A Bordeaux, par exemple, jusqu’à l’institution d’une «Maison de vie » officielle, au XVIIIe siècle, les Marranes étaient inhumés exclusivement dans le cimetière de l’Eglise des Cordeliers de Sainte Eulalie, à laquelle ils étaient nominalement attachés durant leur vie. Le cas semble avoir été tout à fait iden-tique à Rouen. Et, chose assez curieuse, eux aussi, Usèrent des bons offices des Franciscains. Dans leur église, St-Etienne des Tonneliers, qui avait été fondée par Jean de Quintadoire, natif de Burgos, il y avait une chapelle spéciale connue sous le nom de Chapelle Espagnole, qui était réservée aux inhumations des familles espagnoles et portugaises. Le bâtiment est détruit depuis longtemps. Néanmoins, des copies d’un grand nombre d’épi-aphes qu’on y pouvait trouver antérieurement sont conservées dans l’ouvrage d’un antiquaire du XVIIIe siècle.

De quelque vingt inscriptions, la plupart datées de la première moitié du XVIIe siècle, un peu plus de la moitié sont gravées sur les tombes de personnes connues pour avoir été soupçonnées de judaïser, ou de leurs parents immédiats. C’est un fait remarquable que dans toute la collection, ce semble, n’apparaît pas un symbole ou une seule allusion christologique, bien que, naturellement, il n’y ait rien non plus de spécifiquement juif.

La famille Palma Carillo, d’autre part — émigrants antérieurs d’orthodoxie non suspectée — avait les siens inhumés dans l’Eglise de St-Ouen, fait qui souligne les relations juives de St-Etienne. Dans ces conditions, il semble qu’on ait toute raison de supposer que la Chapelle Espagnole n’était en fait, sinon en nom, rien autre que la «Maison de vie » juive et que toutes les personnes enterrées là étaient, selon toute probabilité, des crypto-Juifs. Le prêtre de l’église était jusqu’à un certain point, à ce qu’il paraît, de connivence avec eux; et même ceux vis-à-vis desquels le soupçon de judaïsme confinait à la certitude purent obtenir de lui, même sans vivre dans sa paroisse, des certificats d’orthodoxie irréprochable.

A côté du groupe plus nettement juif représenté par la famille Delgado, il y avait d’autres marchands espagnols et portugais d’origine marrane en apparence indifférents au judaïsme.

Quelques-uns d’entre eux raillaient ouvertement les traditions de leurs pères — c’est contre l’un d’entre eux qu’Isaac Lupercio, de Smyrne, écrivit son ouvrage polémique sur les soixante-dix semaines de Daniel qui fut publié à Bàle(?) en 1658 D’autres membres de la colonie espagnole et portugaise étaient de vieux-chrétiens d’une orthodoxie non suspecte, tandis que même parmi ceux de leurs compatriotes qui ne pouvaient se vanter de leur limpieza, quelques-uns, soit conviction, soit intérêt, se conduisaient en zélés chrétiens. Ils avaient un prêtre de leur pays pour pourvoir à leurs besoins spirituels, ainsi qu’un médecin, un certain docteur Leva, pour soigner leur corps. Entre ces deux éléments, il n’était pas question d’amitié.

Le malaise a dû couver bien des années, à en juger par la violence de la querelle qui éclata en 1632 dans la colonie portugaise de Rouen. Diego Oliveira, communément connu comme le «sin¬ dicarlo » et père d’une nombreuse famille, désira obtenir du roi des lettres de naturalisation — ce privilège jalousement gardé qui lui aurait procuré tous les droits commerciaux des citoyens de Rouen. Dans ce but, il lui fallait obtenir des certificats de bonne conduite, spécialement en matière de religion. Il semble qu’il s’adressa, tout naturellement, à un pauvre prêtre espagnol du diocèse de Léon, qui se trouvait alors dans la cité, vivant des subsides de ses riches compatriotes, nommé Diego Cisneros : «un homme vraiment pieux et instruit, dirigé par le zèle de Dieu contre les Juifs plus qu’on ne peut l’exprimer en paroles » ainsi que parle un de ses admirateurs. Il semble qu’il ait refusé de rendre ce service, alléguant qu’Oliveirä était un apostat de la sainte foi catholique. Ce dernier s’en défendit avec indignation et somma Cisneros de lui faire réparation publique. Le prêtre refusa et réitéra son accusation contre Oliveira, le dénonçant devant la cour ecclésiastique comme un hérétique judaïsant, alléguant d’une manière non équivoque qu’il était cir¬ concis. Ni menaces, ni présents ne l’induiraient à retirer l’accusation. Deux de ses compatriotes, à l’étonnement général, durent se porter garants pour lui à tout prix. Par la suite, on rapporta qu’il agissait la main dans la main avec l’Inquisition d’Espagne, qui espérait que les événements de Rouen lui don-nerait le droit de procéder à la confiscation générale des propriétés laissées de l’autre côté des Pyrénées.

A son tour Oliveira attaqua. Il usa de représailles en accusant Cisneros de lèse-majesté. Il insinua qu’il faisait de l’espionnage pour le compte du roi d’Espagne, de concert avec un certain Juan Baptista Villadiego — un familier de l’Inquisition, venu récemment d’Espagne sur son invitation pour l’aider dans ses néfastes entreprises. L’affaire, dès lors, prenait de graves proportions. Pierre d’Acarie, juge au tribunal ecclésiastique, les fit mettre tous trois en prison, sous bonne garde, et remit les minutes du procès au Parlement de Rouen pour la suite à donner à l’affaire. Ce corps, naturellement jaloux des privilèges commerciaux des citoyens de la ville, et qui venait, l’année d’avant, de pétitionner contre la naturalisation des immigrants portugais, trouva l’occasion propice. Il s’empressa d’interdire au tribunal ecclésiastique de faire aucune démarche dans l’affaire. Laissant Oliveira sous garde là où il était, il fit transférer les autres dans les prisons d’Etat.

L’affaire, dans l’intervalle, fut déférée à la Cour royale. Les allégations de Cisneros parurent bien fondées. Il fut donc relâché, avec obligation de se tenir prêt à comparaître, et reçut l’ordre de produire des preuves à l’appui de ses accusations (janvier 1633). Il le fit sans difficulté, soutenu qu’il était par l’autorité du tribunal ecclésiastique, qui avait prescrit à toutes les personnes qui sauraient quelque chose des pratiques judaïsantes dans la cité de venir déposer devant lui, sous peine d’excommunication.

Dans la colonie espagnole et portugaise, une douzaine d’individus vinrent se ranger aux côtés de Cisneros : Antonio [Alvaro?] da Costa de Paz, de Bragance, qui avait résidé à Rouen depuis 1595 et prépara son sépulcre dans l’Eglise des Cordeliers en 1644 1 ; Simäo Lopes Manuel, certainement un néo-chrétien, qui dénonça quelques années plus ‘tard la communauté de Rouen devant l’Inquisition à Coimbra, dénonciation à laquelle nous devons beaucoup des présentes informations; Juan da Fonseca, peut-être le père d’Isabella da Fonseca, femme du dernier nommé; Paolo Saravia, Paolo Elena [de Lima?], Antonio Rodriguez Franco, Diego de Fonseca de Olivedo, Luis Alvarez de Crasto, et Pedro Rodrigues, avec quelques autres.

De ceux-ci nous savons que l’un fut un néo-chrétien de naissance, quoique très éloigné du judaïsme par ses convictions. D’autres étaient probablement dans la même catégorie. Ils ne se bornèrent pas à appuyer simplement les accusations portées par Cisneros contre Oliveira.

Dans l’imputation de judaïsme, à la date du 19 janvier 1633, ils englobèrent beaucoup d’autres de ses compatriotes, au total trente-six personnes, à côté d’autres non spécifiés : la plupart, des chefs de familles, que nous savons, dans quelques cas, avoir été nombreuses. En tout, une communauté de plus de cent personnes semble être signalée. La liste, en ce que nous connaissons de ceux qui y figurent, peut être considérée comme le rôle de la communauté juive de Rouen en 1633.

  • Diego Oliveira.
  • Diego Gomez, alias Jean de Nivelle.
  • Antonio de Caceres.
  • Rodrigo Gomez Carvalho
  • Antonio Rodrigues Lamego
  • Cristoforo de Ullôa.
  • Paul Rodrigues de Aguiar.
  • Diego Henriques Cardoso.
  • Joäo Pinto Delgado.
  • Geronimo de Caceres.
  • Gasparo Gomez de Almeyda.
  • Pedro de Caceres.
  • Gonzalo de Almeyda.
  • Fernando Horta da Silva .
  • Gonçalo Delgado.
  • Domingo Alvarez de Crasto.
  • Alfonso Suarez .
  • Domingo Pereira.
  • Gasparo de Lucena.
  • Antonio Mendes.
  • Francisco Mendes Sotto .
  • Manuel Rodrigues Nuñes.
  • Francisco Brandào.
  • Manuel Dias Sanches .
  • Antonio Brandào, frère de ce Diogo Fernandes Pienso
  • Gasparo Gomez de Acosta.
  • Diego Lopes de Beja (et sa femme).
  • Juan Barbosa. Antonio Fernandes de Carvajal.
  • Isabella Mendes. Rodrigo Gomez Perez.
  • Francisco de la Penha. Antonio Henriques Cardoso.
  • Beatrice Lopes (veuve). [Duarte Henriques] .

Cette déposition détaillée jeta la communauté marrane dans la consternation. Plusieurs des personnes accusées s’enfuirent : Diego Gomez, alias Jean de Nivelle, à Lille; Cardoso et Barbosa â Anvers, où ils furent suivis par les Delgado; Carvajal probablement à Londres ; Carvalho et Ullôa en quelque lieu qu’on ne spécifie pas. D’autres membres de la communauté firent des démarches pour obtenir des curés de leurs paroisses des certificats attestant qu’ils étaient de bons catholiques observants.

Plusieurs se cachèrent ou mirent en sûreté leurs bijoux d’argent et d’or et leurs biens domestiques plus précieux. Gonçalo Pinto Delgado, cadet, retourna en secret dans la suite à Rouen et détruisit plusieurs livres et papiers, qu’on aurait pu utiliser comme preuves contre eux. Même ainsi, il semble qu’on ait trouvé matière à les incriminer. A l’audition des dépositions le Parlement prit des mesures immédiates. Des ordres furent donnés pour que la famille d’Oliveira fût envoyée le rejoindre en prison, tandis que Cardoso, Lamego et Caceres devaient être arrêtés pour être interrogés. Le premier de ceux-ci, cependant, avait déjà fui à Anvers: et Paolo de Aguiar fut arrêté à sa place.

Sur ces entrefaites, en dépit des oppositions et protestations locales, les accusés avaient fait tout leur possible pour faire transférer l’affaire loin de l’atmosphère de parti régnant à Rouen au Conseil Privé. La visite rapide de Joâo Pinto Delgado à Paris, où il s’était rendu avec sa femme ayant de chercher refuge à Anvers, avait rapport sans doute avec l’incident; c’est particulièrement probable quand on considère sa familiarité avec Richelieu, auquel il dédia son magnum opus.

Le conseil royal, quoique se réservant le jugement, nomma deux maîtres des requêtes pour procéder à Rouen à une enquête sur l’affaire (12 février 1633). Les personnes désignées étaient Claude de Paris et Jacques Diel, sieur de Miromenil. II était facile de voir où penchaient leurs sympathies.

Leur premier acte, à peu près à leur arrivée à Rouen, fut d’accorder un sauf-conduit à Cisneros et à ses partisans, qui furent placés sous la protection royale. Ce document, où il était parlé des accusés presque comme si leur culpabilité était déjà prouvée, fut imprimé et distribué à la ronde.

Pendant ce temps, leurs biens furent séquestrés, plusieurs d’entre eux furent arrêtés, et d’autres furent contraints de fournir caution, tandis que des recherches furent faites dans chaque église de Rouen touchant l’orthodoxie de leur vie antérieure. L’enquête se prolongea trois mois, pendant mars, avril et mai 1633, avec toutes les interminables formalités du XVIIe siècle.

Pendant le cours des perquisitions, des documents à charge, contenant même un manuscrit hébreu — peut-être un rouleau de la Loi — furent découverts dans la maison des Delgado. Ces derniers furent invités par les hérauts, au son de la trompette, à comparaître pour se justifier. Comme ils ne répondirent pas à la convocation, on les supposa coupables et leurs biens furent confisqués. Barbosa, qui ne put ou ne voulait pas donner de caution, s’enfuit à Anvers, où quelques-uns des autres l’avaient précédé.

La balance semblait pencher à l’encontre de la communauté marrane. L’affaire fut transférée à Paris pour la décision finale. Là, après deux mois, Cisneros et Villadiego furent exonérés de l’accusation portée contre eux. Le dernier reçut un sauf-conduit pour retourner en Espagne, tandis que Pierre d’Acarie porta le prêtre en triomphe à Rouen dans son carrosse.

Quant aux Marranes, les choses allèrent plus lentement, un des commissaires royaux ayant été renvoyé à Rouen pour réunir de nouvelles preuves. Leur cas semblait désespéré. A leur arrivée dans la capitale, les prisonniers s’étaient assuré à prix d’argent, dit-on, le privilège d’être mis sous la surveillance relativement douce des militaires. Mais le jour où furent acquittés leurs ennemis, ils furent jetés dans la geôle commune.

Cependant, à la Cour de Paris, les mesquines considérations économiques qui avaient prévalu à Rouen ne jouèrent aucun rôle. Et les autorités furent guidées par de plus larges considérations politiques et peut-être financières.

Dans ces conditions, au début de juin — agissant, sans doute, sous une haute influence — les accusés frappèrent un coup vraiment audacieux. Ils préparèrent une contre-pétition, très énergique, mais presque comique en ses conséquences. L’accusation portée contre eux, dirent-ils, était entièrement fondée sur des ressentiments personnels, résultant de querelles intimes. Eux-mêmes étaient de bons catholiques, comme on pouvait aisément le vérifier. C’étaient leurs accusateurs qui étaient les judaïsants actuels! Ceux-ci venaient d’être convaincus de judaïsme par l’Inquisition d’Espagne, pays dont ils étaient les partisans, sinon les espions : et l’objet de leur action avait été simplement d’obtenir la confiscation par le Saint-Office de tous les biens que ceux-ci ou d’autres marchands portugais résidant en France possédaient en Espagne, où, depuis l’ouverture de la procédure dirigée contre eux, leurs parents et leurs correspondants avaient été persécutés sans merci. C’était pour cette raison, et pour nulle autre, que Villadiego avait été amené à Rouen.

Leurs ennemis étaient non seulement des espions, mais des traîtres. Ils avaient expédié de l’argent dans les Flandres pour lé maintien des forces espagnoles. Ils avaient entravé systématiquement le commerce français avec la Guinée et le Sénégal. Quant à eux-mêmes, ils étaient de fidèles et loyaux catholiques, baptisant leurs enfants dans les églises et soutenant toutes les œuvres pieuses (ce qui était parfaitement exact). Pour surcroît de preuve de leur orthodoxie, ils étaient prêts à mettre à la dis¬ position de la Couronne la somme de 250.000 livres pour l’établissement d’un Séminaire, ou pour l’éducation d’enfants pauvres, ou pour tout autre objet religieux.

Cette contre-offensive est aussi amusante et peu sincère qu’on peut l’imaginer. Nous en savons assez sur quelques-uns des accusés — Delgado, Carvajal et autres — pour être quasi certains que l’accusation portée contre eux était généralement bien fondée et qu’ils observaient tout ce qu’il était possible du judaïsme partout où ils se trouvaient.

Le fait est que l’offre n’était ni plus ni moins qu’une tentative de corruption. Quoi qu’il en soit, elle fut acceptée. Le 14 juin, l’affaire fut réservée aux tribunaux royaux, les prisonniers étant relâchés sous caution. Deux semaines plus tard, à un conseil tenu à Forges (31 juin 1633), la sentence fut prononcée. Les accusés étaient complètement absous de toutes les accusations dirigées contre eux. Oliveira, Caceres, Lamego et Rodrigues furent définitivement relâchés. Les effets saisis furent restitués. Il fut désormais interdit de causer le moindre ennui aux accusés au sujet de l’affaire, tant en paroles qu’en acte. Le don fut accepté gracieusement et affecté, semble-t-il, à la construction d’un hôpital, conformément à l’avis du Cardinal de Richelieu.

Le 12 juillet, un décret royal fut rendu à Paris, récapitulant l’histoire des imputations infamantes qui avaient été dirigées contre la colonie de Rouen et ordonnant la restitution de ses biens.

Peu à peu les réfugiés rentrèrent chez eux, sauf une ou deux exceptions. L’affaire, toutefois, ne pouvait aucunement être considérée comme entièrement close. Les partisans de Cisneros, accusés eux-mêmes à présent de tromperie et d’hérésie, publièrent une contre-pétition, qui fut soumise au roi et au Conseil. Les bourgeois de Rouen étaient extrêmement mécontents de la sentence et prirent fait et cause pour eux. A l’assemblée ordinaire des marchands tenue à l’église des Cordeliers, le 14 août, pour l’élection des juges et consuls, douze membres judaïsants de la colonie portugaise, qui y figuraient d’habitude, en furent exclus : seuls les partisans de Cisneros eurent le droit d’y assister et de voter *.

Malgré l’acquittement, les sentiments demeurèrent si tendus qu’un couple de membres de la communauté, intimidés par les troubles récents, se plièrent aux circonstances. Etienne, alias David de Ajes, de Coimbra, qui, peu de temps auparavant, s’était formellement converti au judaïsme à Amsterdam et ainsi ne pouvait plaider l’innocence comme les autres, se réconcilia avec la Sainte Eglise et fut absous de toute pénalité qu’il eût encourue pour son apostasie. Sa femme, juive de naissance, ainsi que son serviteur, Emanuel Valensin, demandèrent à être instruits des dogmes du christianisme; tandis que son fils Isaac fut baptisé et confié à une chrétienne pour être élevé dans un milieu orthodoxe. De même, Juan d’Acosta fut baptisé dans la cathédrale — sûrement en grande pompe — le 28 août 1633, après avoir été instruit dans la religion par Cisneros.

Quelques-uns de ceux qui avaient quitté la ville préférèrent de n’y point revenir. Antonio Fernandes Carvajal paraît être demeuré à Londres, où il fut rejoint par son beau-frère Manuel Rodrigues Nuñes, qui, à une date ultérieure, fut associé avec lui pour la fondation de la communauté de cette ville. Ainsi les événements de Rouen en 1632-3 peuvent être considérés comme l’occasion qui fit naître la communauté juive moderne en Angleterre.

Juan Barbosa, revenu à Rouen après la conclusion de l’affaire, attaqua violemment un médecin nommé Leva qu’il accusa de l’avoir dénoncé. Il fut arrêté et jeté en prison; mais il réussit à s’échapper encore de façon étonnante et se rendit à Anvers. Là il renoua des relations avec Joäo Pinto Delgado. Son père Gonçalo, tout juif enthousiaste qu’il était, accompagné de son plus jeune fils Gonçalo, et le beau-frère de ce dernier, un certain Pinto, était retourné à Rouen après l’apaisement des troubles.

Toutefois la jeune génération avait préféré demeurer où elle était, dans sa nouvelle résidence, où s’était établi leur oncle Joâo Peres, qui avait aussi vécu quelque temps à Rouen avant 1633. Pour la forme, ils avaient écrit au curé de leur précédente paroisse, St. Etienne des Tonneliers, lui demandant un certificat attestant leur respectabilité morale et religieuse, qui, apparemment, était quelque peu mise en doute à Anvers. Ce prêtre voulut bien leur délivrer l’attestation nécessaire que leur orthodoxie et leur adhésion aux dogmes et pratiques de la foi catholique étaient hors de question.

Cependant le vicaire général de l’archevêque d’Anvers, ne sentant pas ses doutes complètement apaisés, écrivit à Pierre d’Acarie pour plus amples détails. Ce dernier répondit immédiatement, indiquant que les Delgado n’avaient même pas vécu dans la paroisse d’où leur certificat avait été obtenu et rapportant tout au long ce qui s’était passé. Sa lettre était accompagnée de copies des documents les plus importants de l’affaire. C’est à cette bonne fortune que le récit complet des événements doit d’avoir été conservé à la postérité dans les archives de Bruxelles. Gonçalo Pinto Delgado père ne demeura pas longtemps à Rouen. Dans une liste postérieure de quelques années, son nom ne figure plus. On dit qu’il s’était retiré après cela à Amsterdam, où il mourut.


En dépit de cette ou de ces conversions et de ces migrations et malgré des troubles subis par la colonie marrane de Rouen, les événements de 1633 n’eurent pas grande influence ni sur sa composition ni sur son genre de vie.

Trois années après seulement, quand Simâo Lopes Manoel rentra en Portugal, il considéra de son devoir, tout néo-chrétien qu’il était, de dénoncer devant l’Inquisition de Coimbra ceux de ses compatriotes qui judaïsaient à Rouen. Cette liste, qu’on peut démontrer être incomplète, ne contient pas moins de treize adultes mâles qui figuraient tous à l’époque du grand soulèvement de quelques années auparavant ou qui y furent intimement mêlés.

Il est évident que dans la période intermédiaire la composition et les caractéristiques de la communauté de Rouen n’avaient pas considérablement changé. Des personnes qui furent dénoncées en 1633, la majeure partie continuèrent à y vivre paisiblement et furent enterrées avec leurs parents dans la chapelle espagnole de Saint Etienne des Cordeliers. De ceux-ci quatre sur cinq furent de ceux qui avaient été considérés comme des meneurs et dont l’arrestation avait été ordonnée en conséquence.

La seule exception importante, en dehors de la famille Delgado, fut Antonio Fernandez Carvajal, qui repose dans l’ancien Bet Haïrn séphardite de Londres.

Bien loin, en réalité, que la communauté marrane de Rouen ait été déracinée en conséquence des dramatiques affaires de 1632-3, de nouveaux éléments continuèrent à venir se joindre à ceux qui y vivaient déjà. Francesco Lopes, de Torre de Moncorvo, beau-frère de Diego Enriques Cardoso, personnage assez important pour figurer dans la liste sommaire de Simâo Lopes Manoel, de 1635, n’est pas mentionné antérieurement.

En 1648, en effet, il est rapporté que vingt familles marranes quittèrent le Portugal pour se réfugier ensemble à Rouen. A cette époque, la colonie maintint le caractère littéraire qui lui avait été imprimé par son association avec Joâo Pinto Delgado. Manoel Fernandes Villareal, consul général portugais à Paris, une des victimes les plus distinguées de l’Inquisition au XVIIe siècle qui fut garrottée à Lisbonne en 1652, a dû être une figure familière à Rouen: et c’est là que quelques-unes de ses œuvres furent publiées. Parmi les accusations qui furent cause de sa mort, il en est une que dirigea contre lui Fra Francisco de Santo Agos-tinho, celle d’avoir accoutumé de rejoindre sa femme à Rouen chaque année pour célébrer Pâque ensemble.


Parmi ses plus illustres contemporains se trouvait Antonio Enriquez Gomez, soldat et auteur dramatique, qui fut brûlé en effigie par l’Inquisition à Séville, tandis qu’il cherchait au dehors la liberté de pratiquer impunément la religion de ses pères. C’est à Rouen qu’il publia plusieurs de ses œuvres, dans lesquelles apparaît un intérêt croissant pour le judaïsme, entre 1644 et 1649.  Son Siglo Pitagorico (Rouen, 1647) est orné d’un élégant sonnet dû à la plume d’Augustin Coronel Chacon, qui, par la suite, s’établit à Londres comme agent royaliste, devint l’un des fondateurs de la communauté, fut le premier à suggérer un mariage entre Charles II et Catherine de Bragance et fut le premier chevalier anglo-juif.

C’est à Rouen que Diego Enriquez Basurto, fils d’Antonio Enriques Gomez, qui l’accompagnait, publia en 1646 son El Triumpho de la Virtud , y Paciencia de Job. Trois ans plus tard, c’est là aussi que fut publié O Phénix de Lusitania par Manuel Thomas de Madeira, neveu de Manassé ben Israel.

Et ils n’étaient pas les seuls. Geronimo Gomez Pessöa et Estevan Luis de Acosta quittèrent Lisbonne avec leurs familles en 1650 et vécurent quelque temps à Rouen avant d’entrer formellement dans la communauté juive d’Amsterdam. Sans compter d’autres immigrants espagnols et portugais établis à Rouen, dont les attaches juives sont probables, quoique non absolument prouvées, comme, par exemple, cet Emmanuel Nunes Mendes de Martia, en Espagne, qui arriva en 1654 et mourut après deux ans de séjour, le 21 juin 1656 2.

La communauté marrane y était encore si considérable qu’en 1646 Antonio Vieira s’efforça de la gagner à la cause de Joâo IV de Portugal. Après la bataille de Rocroy, en 1643, on remarqua que «les incirconcis et les bourgeois de Jérusalem » — allusion claire à la colonie marrane — étaient la seule classe de la population à montrer quelque humanité aux malheureux prisonniers espagnols. Et ce fut Manoel Fernandes Villareal lui-même, accompagné par un certain Domingo da Silva, qui vint à l’Hôtel de Ville faire des démarches pour la libération de ceux qui étaient de nationalité portugaise. Il faut aussi tenir compte de l’accroissement naturel. Ainsi c’est à Rouen qu’était né, en 1633, Manuel Lopes Pereira, le fondateur de la communauté juive de Dublin.

Avec la fondation de la communauté juive de Londres, les réfugiés marranes qui arrivèrent dans le Nord de la France durent ressentir une contre-attraction puissante. Le commerce de Rouen, de plus, était en décadence, et la ville n’attirait plus une si nombreuse colonie de marchands étrangers qu’auparavant. Aussi, depuis le milieu du XVIIe siècle, l’établissement marrane de Rouen commença-t-il à décliner. Néanmoins il se passa un long temps avant qu’il disparût entièrement.


Encore en 1682, la population de langue espagnole était assez considérable pour justifier l’impression d’une seconde édition dì El Siglo Pitagorico à Rouen : et la jeune communauté de Londres continua d’y entretenir ses correspondants. Quelques noms de membres notables de la communauté peuvent encore être retrouvés.


En 1680, un certain Antonio Rodrigues de Moráis, riche marchand de Madrid, s’établit là et judaïsa semi-ouvertement. Dans la suite, il se rendit à Londres, où la famille resta fixée durant la première moitié du XVIIe siècle. En 1692, s’établit à Rouen un marchand portugais du nom de Philippe Mendes, qui, en dégoût de tous, après avoir amassé une fortune d’un demi-million de livres, se transporta à Amsterdam, où il adhéra ouvertement à la communauté juive. Son départ fut compensé par l’arrivée d’Alvaro da Costa venu de Lisbonne, dans la même année (1692). Après avoir vécu là dix ans, il émigra à Londres, où sa famille devint une des plus importantes de la communauté. Unde ses petit-fils fut Emmanuel Mendes da Costa, bibliothécaire de la «Royal Society », et l’un des savants européens les plus éminents de sa génération.

Avec le dix-huitième siècle, le commerce de Rouen avec la Péninsule déclina rapidement. Il ne présentait plus les mêmes attraits que précédemment pour les marchands venus d’Espagne et de Portugal, parmi lesquels, au surplus, l’élément marrane est désormais en décroissance. C’est ainsi que les relations juives de Rouen disparaissent rapidement.

Et quoique, sous Napoléon, un couple d’émigrants séphardites de Bayonne s’y fût établi, il semble bien que rien ne subsistait plus à cette époque — et depuis longtemps sans doute — du précédent établissement, où les Delgado et leurs contemporains avaient joué un rôle si éclatant.

A la fin, le souvenir même s’en abolit et la romanesque histoire de la communauté marrane de Rouen est demeurée ensevelie jusqu’aujourd’hui dans l’ombre des archives.

Le passé des Juifs de France a encore plus d’une page brillante à offrir au chercheur attentif.

Cecil Roth


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