Le christianisme

Justin et Valentin – Comment naquit le Christianisme chapitre 20

Les 28 chapitres de l’oeuvre d’André Wautier sur les débuts du Christianisme. Un monument intense d’érudition, et la source de multiples polémiques.

CHAPITRE 20 : Justin et Valentin

Les apologies chrétiennes

Car toutes ces polémiques entre sectes chrétiennes, johannites et nazaréennes ne devaient pas s’être déroulées sans provoquer quelque agitation, indisposant sans doute les populations au sein desquelles elles se produisaient.

En 112 déjà, Pline le Jeune, alors gouverneur de la Bithynie, avait dû, on l’a vu, demander à l’empereur Trajan, son ami, quelles mesures il convenait de prendre contre ces chrétiens si turbulents (1).

Le fait que Pline ne savait pas alors exactement ce qu’ils étaient, ni comment il y avait lieu d’agir envers eux, montre bien qu’en tout cas, les dirigeants impériaux d’alors ne s’en souciaient guère. Ce n’est que sur la plainte de citoyens d’autres confessions que les autorités se décidaient habituellement à intervenir contre des chrétiens . Car l’empire était en fait très tolérant envers toutes les croyances et il n’agissait que pour réprimer ou, tout au plus, prévenir des troubles.

Il est faux que les chrétiens aient été persécutés par les romains dès la naissance de leur culte particulier (2).

Ces troubles et leurs répressions d’ailleurs purement occasionnelles et policières, durent cependant se faire de plus en plus fréquents vers le milieu du IIe siècle, époque où l’on voit naître, dans la littérature chrétienne primitive, un genre nouveau les apologies. Celles-ci, qui s’inspiraient sans doute de l’apologie pour les juifs qu’avait été le premier livre du pamphlet « Contre Apion » de Flavius Josèphe, eurent pour buts, tantôt de dépendre des chrétiens contre lesquels étaient prises des mesures de police, tantôt de répondre à des détracteurs païens, tantôt enfin de réclamer la protection de l’empereur contre certaines attaques dont les chrétiens étaient l’objet.

La plus ancienne que l’on connaisse de ces apologies est celle que, d’après Eusèbe de Césarée, un certain Quadratus remit à l’empereur Hadrien lors de sa visite à Athènes en 125. Mais on n’en a conservé que les quelques lignes qu’Eusèbe reproduit (3).

La deuxième est celle d’Aristide, dont le texte est reproduit dans un roman attribué à un certain Jean de Damas, la « Vie de Barlaam et de Josaphat ». Aussi n’est on pas certain de son authenticité. Les chrétiens dont elle parle connaissaient les épîtres de Paul et un évangile écrit, qui pourrait bien être celui de Cerdon, car il y est dit que Jésus, fils de Dieu, a pris un corps humain pour venir arracher les hommes à l’erreur.

Justin gnostique: le Baruch

Mais les apologies les plus célèbres sont celles qui ont pour auteur Justin. Ce dernier se confond presque certainement avec l’hérétique du même nom dont parle Hippolyte dans ses Philosophoumena (V, 4). Il est très peu probable que deux personnes différentes portant le même nom aient vécu en même temps et aient eu des vies dont ce qu’on en connaît se complète aussi exactement (4).

Le Justin qu’on surnomme « le martyr » se convertit notamment vers 130, ce qui veut dire qu’il avait commencé par professer une autre doctrine que celle qui est considérée comme la bonne par ses biographes avant de se rallier à celle-ci; jusqu’alors il en a donc professé une autre, qui est forcément, pour ces mêmes biographes, « hérétique »…

Né vers l’an 100 en Samarie, Justin commença effectivement par étudier la philosophie grecque. Puis, il s’intéressa aux religions de salut, la chrétienne y compris, et aussi la simonienne, très répandue dans sa patrie. Il écrivit alors un livre, intitulé « Baruch », qui est analysé par Hippolyte.

Ce livre est d’inspiration nettement gnostique, mais, contrairement à la plupart des fantasmagories habituelles aux gnostiques, la doctrine qui s’en dégage est assez cohérente. L’auteur y distingue trois principes : le Dieu bon (qui est aussi la Lumière); Elohim, le créateur de ce monde (qui est aussi le Père); et Eden, la matière. En s’unissant, Elohim qui est mâle et Eden qui est femelle ont donné naissance aux anges, lesquels ont eux- mêmes créé l’homme.

Baruch est l’un de ces anges. A ce moment, le Père ne connaissait pas encore le Dieu bon. L’ayant rencontré un jour qu’il était allé au plus haut du ciel, il ne voulut plus redescendre. Eden, se jugeant abandonnée, se vengea en répandant les pires maux sur les créatures et en trompant le Père créateur avec Nahash, le Serpent. C’est pourquoi le Père envoya l’ange Baruch (5) au secours de l’esprit qui habite les hommes. Baruch se révéla ainsi successivement à Adam, à Moïse, à Hercule – ce dernier combattit successivement des douze mauvais anges de la création : ce sont les douze travaux d’Hercule (6) – et enfin à Jésus alors qu’il avait douze ans.

Jésus prêcha aux hommes et il résista aux tentations de Nahash, qui arriva néanmoins à le faire crucifier. Mais, en mourant, Jésus rendit à Eden son corps de chair, lui disant: « Femme, je te rends ton fils » ; il remit ensuite entre les mains du Père son esprit, et enfin son âme monta vers le Dieu bon (7).

Comme on le voit, ces conceptions s’inspirent à la fois de l’hébraïsme, de l’hindouisme, de l’ébionisme, de Cérinthe, de Satornil et de l’évangile éphésien. Non seulement Jésus n’est pas encore, pour Justin, le fils de Dieu – il n’est qu’un homme, qui n’a d’autre supériorité sur ses semblables que d’avoir reçu la révélation divine par l’entremise de l’ange Baruch – mais il n’est même pas non plus question de sa résurrection.

Justin à Ephèse

Justin entreprit de répandre cette doctrine, notamment auprès des chrétiens, et il se rendit dans ce but d’abord à Ephèse. Mais ce sont les chrétiens de cette ville qui le convertirent, vers 130 semble-t-il, en effet, au point qu’il devint l’un des plus ardents défenseurs de leur religion, devenue désormais aussi la sienne.

Justin et les juifs

Il aura ainsi l’occasion d’avoir une discussion avec un docteur juif, que l’on croit être le rabbi Tarphon dont il est question dans le Talmud et dans les Pirquéi du rabbi Nathan. Ce Tarphon s’était réfugié à Ephèse, avec d’autres juifs, au moment du soulèvement de Bar-Kochba et de sa défaite (8). Justin tira de ses entretiens avec lui la matière de son « Dialogue avec le juif Tryphon », qu’il publia à Rome, d’abord peu après son arrivée en cette Ville en 137 – peut-être pour faire pièce à ce qu’y enseignait alors Cerdon – puis en une seconde version vers 160.

Un indice de plus que l’auteur du livre de « Baruch » dont parle Hippolyte dans ses Philosophoumena est bien le même que celui du Dialogue est que cette dernière oeuvre est, en tout cas, elle aussi, d’inspiration gnostique. Justin y fait notamment, comme dans « Baruch », la distinction entre le Iahwéh de la Bible hébraïque et le Dieu bon : Moïse, dit-il à Tryphon, a déclaré qu’était Dieu « le personnage qui s’est fait voir à Abraham près du chêne de Mamré avec les deux anges que, pour le jugement de Sodome, avait envoyés un autre Dieu, Celui qui reste toujours dans les régions supra célestes, qui ne s’est fait voir à personne, qui n’a jamais parlé lui- même… » (Dial. XXXVI, 5). Et il précise que les princes de chaque ciel n’ont pas reconnu le fils de Dieu lorsqu’il y est passé en descendant sur Terre (XXXVI, 6), ce qui est conforme, on l’a vu, à ce qui était dit dans l’ “Ascension d’Isaïe » (9).

Plus tard, la pensée de Justin évoluera encore, et la doctrine qui se dégage de ses deux Apologies, écrites sans doute peu après 150, est presque entièrement conforme à ce qu’était devenu à cette époque le nazaréisme, dont les adeptes avaient entre temps, on l’a vu, repris à leurs adversaires marcionites différentes choses, entre autres leur nom de chrétiens. Le “Dialogue avec le juif Tryphon » marque ainsi la transition entre le “Baruch” de Justin et ses “Apologies”.

Le « Dialogue avec le juif Tryphon ».

Il marque aussi le début de la différenciation, qui se fera de plus en plus nette entre,d’un côté, les chrétiens nazaréens d’une part et les juifs d’autre part, les chrétiens gnostiques de l’autre côté. Bien qu’il conteste et attaque, même parfois de façon assez virulente, les croyances des uns et des autres, Justin ne montre, ni envers les juifs orthodoxes, ni envers les chrétiens gnostiques, aucune animosité personnelle , déplorant surtout ce qu’il considère comme leurs erreurs. En ce qui concerne les gnostiques chrétiens en particulier, il constate:

« Il y a des hommes qui se proclament chrétiens, qui reconnaissent le Jésus crucifié comme Seigneur et Christ, mais qui enseignent, non pas sa doctrine à lui, mais celle qui vient des esprits d’erreur.” (Dial. XXXII)

Et ailleurs il précise que beaucoup de gens se réclament de Jésus, mais souvent seulement de nom:


“Parmi eux, certains se dénomment marciens, certains valentiniens, certains basilidiens, certains saturniliens, d’autres portent encore d’autres noms, chacun se dénommant d’après le fondateur de sa doctrine, de même que tout homme qui pense philosopher croit devoir désigner la philosophie qu’il professe d’après son auteur  » (Dial. XXXV, 6).

Quant aux juifs, Justin fait remarquer courtoisement à Tryphon:

« Certains d’entre vous reconnaissent que Jésus est le Christ, tout en affirmant qu’il est homme parmi les hommes » (Dial. CXIII, 1). Il vise par là sans doute les ébionites et peut-être quelques autres sectes analogues.

“Il importe de noter la façon dont Justin, devant Tryphon, trace la limite entre juifs et chrétiens” souligne à ce propos l’exégète hollandais Meyboom. « La question est de savoir si l’observance de la Loi peut aller de pair avec la foi au Christ. Justin répond affirmativement, à condition qu’on se garde d’imposer ce même culte aux chrétiens issus du paganisme. Il connût des gens qui ne font pas cette réserve et qui ne se hasardent même pas. Il ne faut pas souffrir pareil exclusivisme.

Il accorde aux Juifs de naissance leur Loi et aux païens de naissance leur Christ sans la Loi, et aux uns et aux autres leur liberté. Si, en outre, un chrétien d’origine païenne veut devenir judaïste, il n’y voit pas d’inconvénient, pourvu qu’il ne renonce pas à sa foi au Christ en faveur de la Loi. La Loi n’est qu’accessoire, l’important est de reconnaître le Christ, ce qui fait qu’un juif qui n’arrive pas à cette reconnaissance avant sa mort est, malgré sa fidélité à la Loi, perdu.

Position très libérale, on le voit, que Justin restreint cependant en condamnant comme hérésie (conformément aux Actes, XV) le fait de consommer des idolothytes. Cette façon de répondre à des questions qu’il se pose à lui-même montre l’existence de trois nuances, de trois catégories pour ainsi dire, dues au simple fait que vivaient côte à côte, au sein de la même église, des juifs et des païens. D’une part , l’observance inconditionnelle de la Loi, d’autre part son rejet total et, entre les deux, une position transactionnelle. Qui nous dira quelles variétés ces pratiques différentes apportaient au surplus aux confins du centre, de la droite et de la gauche ? “ (10).

Mais on se doute bien que, malgré ce libéralisme, Tryphon ne se laissa pas aussi facilement convaincre:

« Il reste à prouver”, objecte-t-il à Justin, “que celui-là ait consenti à naître homme d’une vierge: démontre-le; et qu’il a été crucifié et qu’il est mort; et prouve aussi qu’après tout cela, il est ressuscité et monté au ciel.” (Dial. XLVI). Cependant, Tryphon ne veut pas être en reste d’amabilité avec son interlocuteur : « Je sais”, dit il, « que vous avez dans ce qu’on appelle l’évangile, des préceptes si grands et si admirables que je soupçonne bien que personne ne peut les suivre. Car j’ai pris la peine de le lire. » (Dial. X 2).

Cet évangile qu’a lu Tryphon et que Justin, par conséquent, connaissait aussi, ne peut être que l’Evangile johannite d’Ephèse, où Justin et Tarphon se trouvaient l’un et l’autre en 136. Cependant, ils connaissaient sans doute aussi l’Evangelion de Cerdon, dont les préceptes, pris à la lettre, seraient en effet bien difficiles à observer. De toute façon, dans toute son oeuvre, les très rares fois que Justin emploie le mot « évangile”, il ne l’emploie jamais qu’au singulier et sans attribution d’auteur. Et quand il cite des passages qui figurent actuellement dans les Evangiles canoniques, sous la même forme ou dans une version différente, il les déclare tirés d’œuvres qu’il appelle « les mémorables des apôtres » ou simplement « les mémorables » sans davantage d’attribution d’auteur, sauf une fois, lorsqu’il invoque les « mémorables de Pierre », lesquels relatent, dit il, que le nom de certains disciples fut changé par « le Sauveur » tout comme le nom de Jacob avait été changé en celui d’Israël et celui de Hoshéa en Josué (Dial. CVI, 3), mais l’Evangile de Pierre n’a pas été repris dans le Canon chrétien…

Contre Cerdon cependant, Justin reprend le millénarisme de Cérinthe, de Papias et de l’Apocalypse (qu’il attribue à l’“apôtre » Jean, alors qu’Eusèbe de Césarée, dans son « Histoire de l’Eglise », III 39, 6, sur le témoignage de Papias, est moins affirmatif et estime que cette « révélation » pourrait bien avoir été faite en réalité à Jean le Doyen, c’est à dire probablement, nous le savons, à Marc): « Certains affirment que les âmes des justes montent au Ciel dès qu’ils sont morts. Ils sont dans l’erreur. Ceux qui ont cru en Christ passeront mille ans à Jérusalem; après quoi viendra la résurrection générale et éternelle pour tous sans exception, et enfin le jugement » (Dial. LXXX). Verus Israël.

Mais la thèse fondamentale du « Dialogue avec le juif Tryphon », ce qui en constitue l’intérêt capital, c’est qu’on y trouve l’exposé systématique, en vue de répondre à la contestation du christianisme par les juifs, de la thèse selon laquelle le Nouveau Testament serait préfiguré par l’Ancien, dont il ne serait que l’accomplissement, et qui sera formulée plus tard en latin sous cette forme lapidaire: Novum Testamentum in Vetere latet, Vetus Testarentum in Novo patet (11).

C’est ce qui fait de cette oeuvre l’une des plus importantes des débuts du christianisme, car c’est cette thèse qui permettra aux chrétiens de se dire les vrais héritiers de la Loi, verus Israël, et de s’identifier au « petit reste » destiné à survivre aux épreuves du peuple juif, dont il est question dans divers livres prophétiques des hébreux (12). Mais pour cela, bien entendu, il fallait solliciter les textes, les grouper parfois d’une certaine façon, etc…, méthode qui n’est d’ailleurs pas propre à Justin, car elle fut utilisée par presque tous les docteurs de l’Eglise et elle n’est elle même pas l’apanage des chrétiens, ceux-ci l’ayant repris aux juifs: les rabbins avaient l’habitude d’interpréter les textes en vue de soutenir toutes sortes de thèses, et aussi les esséniens, en particulier ceux de Coumrâne. C’est encore une méthode du même genre que suivront souvent les kabbalistes (13).

Ajoutons-y les contre-sens découlant de ce que les chrétiens n’utilisaient pas le texte hébreu de la bible, mais la traduction grecque des Septante, pas toujours rigoureusement exacte (14).

Jean et Elie

Dans son “Dialogue avec le juif Tryphon », Justin mentionne d’ailleurs honnêtement plusieurs des objections de son interlocuteur, lequel rectifie divers passages des Écritures cités erronément par lui, Justin, qui s’en tire comme il peut (15). Il en va ainsi notamment de l’objection, à laquelle il a déjà été fait allusion, selon laquelle Jésus n’a pu être le Christ, le Messie attendu par les juifs et annoncé par leurs Écritures, puisque ce Messie devait, selon celles-ci, être oint par Elie et que ce dernier n’a pas reparu du temps du Nazaréen.

Cette objection dut paraître bien forte aux chrétiens, car désormais, sans s’arrêter au fait que Jean n’avait pas oint Jésus le Nazaréen, mais l’avait seulement « baptisé », c’est à dire tout simplement fait se baigner dans l’eau d’un fleuve (symbole de purification, de naissance à une vie nouvelle, plus vertueuse), l’idée ne cessera de se développer, dans la littérature chrétienne, qu’Elie s’était « réincarné » en Jean le Baptiseur. Elle connaîtra son apogée dans la seconde édition du Dialogue lui-même (XLIX, 5) et enfin dans Matthieu (XI 14 ~ XVII 10-13), qui recopie presque mot pour mot ce passage du Dialogue.

La Pistis Sophia

Comme on l’a signalé aussi, la plus ancienne oeuvre où cette thèse est développée est la Pistis Sophia, oeuvre d’un disciple de Valentin. L’auteur de cet écrit fait dire par Jésus à ses disciples, mais après sa résurrection:

« Lorsque je suis parti (du Ciel de Lumière) pour venir en ce monde, je suis passé au milieu des archontes de la Sphère, j’ai pris la ressemblance de l’ange Gabriel afin que les archontes ne me reconnussent pas, mais qu’ils pensent que j’étais l’ange Gabriel. Cependant il arriva que, lorsque je fus allé par le milieu des archontes des éons je regardai en bas le monde de l’humanité par l’ordre du premier Mystère. Je trouvai Elisabeth, la mère de Jean le Baptiste, avant qu’elle ne l’eût conçu, je jetai en elle une vertu que j’avais reçue de la main du petit Iaô le bon, celui qui est au milieu, afin qu’il pût prêcher avant moi, qu’il préparât la voie, qu’il baptisât dans l’eau de la rémission des péchés : c’est donc cette vertu qui était dans le corps de Jean.

Et, de plus, au lieu de l’âme qu’il était obligé de recevoir des archontes, je trouvai dans les éons de la Sphère l’âme d’Elie le prophète, je la fis entrer et je pris son âme aussi, je l’amenai à la Vierge de lumière et elle la donna à ses récepteurs, ils la menèrent à la Sphère des archontes et ils la jetèrent dans le sein d’Elisabeth. C’est donc la vertu du petit Iaô, celui du milieu, et l’âme d’Élie le prophète qui étaient attachés dans le corps de Jean le Baptiste. C’est pourquoi vous avez été dans le doute autrefois quand je vous ai dit que Jean avait déclaré: Je ne suis point le Christ, et vous m’avez dit: Il est écrit dans l’Écriture que lorsque le Christ viendra, Elie viendra auparavant et préparera sa voie. Mais moi, lorsque vous m’eutes dit ces paroles, je vous répondis: Elie certes est venu et a prépare toute chose ainsi qu’il est écrit, et ils lui ont fait ce qu’il leur a plu. Et, quand je sus que vous ne compreniez pas que je vous avais parlé de l’âme d’Elie qui s’était attachée à Jean le Baptiste, je vous répondis des paroles de franchise, visage contre visage, disant : Si vous voulez comprendre, Jean le Baptiseur est Elie, dont je vous ai dit qu’il viendrait. »

L’artifice de ce récit saute aux yeux. Il est clair qu’il n’est là que pour justifier quelques chose et qu’il est, au moins en partie, interpolé. Les rédacteurs des Evangiles canoniques en tiendront compte, recopiant même certaines phrases textuellement Cependant, ce n’est pas là la seule analogie que l’on peut trouver entre les oeuvres de Justin et Pistis Sophia. On observe notamment dans celle-ci aussi une application de la thèse selon laquelle le nouveau Testament est annoncé par l’Ancien. Pistis Sophia elle-même, qui est la Sagesse déchue des gnostiques, y prononce des odes, des hymnes et des « repentances » qui sont expliquées par des Psaumes du Canon de la Bible hébraïque. Et, comme le dira aussi Justin dans sa Ière Apologie (LXVII, 7), c’est après sa résurrection que, dans Pistis Sophia, Jésus donne à quelques uns de ses disciples son enseignement ésotérique – ce qui suppose qu’il leur avait déjà auparavant exposé un minimum de prédication accessible à tous.

Vu ces analogies, et d’autres que nous relèverons encore chemin faisant, il s’indique donc de s’étendre quelque peu sur cette oeuvre étrange, mais d’une importance extrême, on le verra, qu’est la Pistis Sophia (16).

Comme déjà dit, celle-ci est attribués à un disciple du gnostique alexandrin d’origine juive Salomon Valentin : l’esprit qui s’en dégage est en effet assez conforme à ce qu’on sait par ailleurs de la doctrine particulière de ce dernier (17). Cette attribution a cependant été parfois contestée. La difficulté est, une fois de plus, que la seule version qu’on connaisse à ce jour de cette oeuvre est une traduction copte, avec des ajouts, d’un texte dont l’original est probablement grec. Cette version copte serait, d’après les spécialistes, au plus tôt du IIIe siècle et même probablement encore très postérieure; d’aucuns la datent même du XIe siècle! Elle parait bien contenir des interpolations au texte grec.

Il y est notamment question de Barbèlô, alors que Valentin ne paraît pas avoir jamais donné ce nom, dans ses propres oeuvres, à la Mère céleste. Dès lors, ou bien Pistis Sophia n’est effectivement pas de Valentin, ni même peut-être d’un de ses disciples ; ou bien les passages de Pistis Sophia où Barbèlô est nommée sont tous des interpolations.

Plusieurs pages du manuscrit sont en tout cas certainement des intercalations, composée de commentaires et de textes annexes qui sont sans aucun doute plus récents que le texte original, comme notamment des « Extraits des Livres du Sauveur » qui se présentent expressément sous ce titre. Il ne faut pas s’étonner, dans ces conditions, que lorsque ce manuscrit contient des allusions aux Evangiles, son texte soit très proche de la version canonique de ceux-ci, même si l’original grec leur était antérieur, car le traducteur a pu les collationner sur le texte grec.

De toute façon, l’auteur de Pistis Sophia, quel qu’il soit, connaissait l’Evangile selon Jean, au moins dans sa version éphésienne, car elle reproduit, outre plusieurs Psaumes de la Bible juive, comme déjà signalé plus haut, quelques unes des « Odes » dites de Salomon (dont Valentin, qui se nommait précisément Salomon, pourrait bien être lui-même l’auteur), ainsi que des « Hymnes » et des « Repentances » prononcées par Pistis Sophia, toutes compositions qui présentent avec les  »Hymnes” des manuscrits de la Mer Morte, avec “L’évangile de vérité » et avec le IVe Evangile canonique des analogies frappantes. On y retrouve notamment les thèmes de la lumière, de la joie et de la grâce, ainsi que l’eau vive, laquelle est présentée comme une fontaine source vivifiante jaillissant du sein du Seigneur (18).

Il y a aussi des réminiscences de l’évangile selon Thomas, ce qui n’est pas pour surprendre, puisque Salomon Valentin était un juif d’Egypte, disciple de Basilide, et qu’il a donc du connaître aussi Isidore, fils de ce dernier et éditeur probable dudit évangile (19) .

L’auteur de Pistis Sophia connaissait sans doute aussi l’Evangelion marcionite, car nombreux sont les passages qui se retrouvent simultanément dans Thomas, l’Evangelion et Pistis Sophia. Il connaissait peut-être même le Proto-Luc, car son texte contient, au sujet de la prédication de Jean le Baptiseur, un passage qui ne se retrouva pas dans Luc, ni dans aucun des autres Evangiles canoniques, ni non plus dans ce que nous connaissons de l’Evangelion. Il est vrai que l’évangile johannite d’Ephèse contenait aussi l’enseignement de Jean : c’est là peut-être que l’auteur de Pistis Sophia trouva ce passage.

On notera, à ce propos, que Justin, lui aussi, connaissait sûrement l’évangile selon Thomas, car son opinion sur la circoncision est la même que l’on trouve dans cet évangile et dans les épîtres de Paul (20) et qu’il faisait faire, parait-il, à ses disciples le serment suivant:  

» Si tu veux connaître ce que l’œil n’a jamais vu, ce que l’oreille n’a jamais entendu, ce que le cœur de l’homme n’a jamais conçu, la Bonté élevée au dessus de tout, le Dieu supérieur et ce qui doit être tu de la doctrine, jure d’en garder le secret, car notre Père lui-même, après avoir vu l’être bon et avoir été initié par lui, a gardé le silence «  – ce qui est très proche du logion n° 17 de Thomas :  » Je vous donnerai ce que l’œil n’a pas vu et que l’oreille n’a pas entendu, que la main n’a pas touché et qui n’est pas monté au cœur de l’homme  » (21) et de la 1ère épître aux Corinthiens de Paul (II 9).

Toutefois, la misogynie qui est un des caractères de l’évangile selon Thomas ne se retrouve pas dans Pistis Sophia, au contraire. Comme Basilide sans doute, Valentin ne destinait l’enseignement ésotérique de Jésus qu’à quelques uns (22), mais si le petit groupe auquel Jésus, en conséquence, s’adresse après sa résurrection se compose seulement de douze personnes, l’une d’elles est Marie, sa mère « selon le corps matériel », et parmi ses onze disciples: Pierre, André, Philippe, Thomas, Matthieu, Jean, les deux Jacques, Marie-Magdeleine, Marthe et Salomé, trois sont des femmes. En outre, sur les 46 questions que ses auditeurs posent à Jésus dans la deuxième partie de l’œuvre, presque toutes sont posées par les femmes, dont pas moins de 35 par la Magdeleine… Il est à noter d’autre part que ce groupe de 10 personnes : Jésus, sa mère et onze disciples, dont trois autres femmes, est conforme, ici encore, aux usages druidiques des celtes, dont les initiés se répartissaient en groupes de 13 personnes, dont au moins une femme, et que cette femme (ou l’une d’elles, s’il y en avait plusieurs) portait le titre de Mère.

Ces disciples du Jésus valentinien ne sont d’ailleurs pas des hommes ordinaires: leurs âmes leur ont été données par le Christ lui-même selon un processus analogue à celui qu’on a vu plus haut pour Jean-Baptiste. On notera aussi que, dans ce groupe, c’est aux trois apôtres des Evangiles canoniques qui furent certainement des sicaires: Barthélémy, Simon et Judas, que sont substituées des femmes (23). Cela marque une différence profonde avec le Proto-Luc : il est évident que, même s’il connaissait ce texte (comme il est probable) , l’auteur de Pistis Sophia participe d’une idéologie très différente. Jésus reçoit dans cette oeuvre plusieurs autres appellations : Sauveur, Seigneur, Premier Mystère… mais jamais Christ – ce qui peut s’expliquer par le fait que ce qui y est relaté se passe après sa résurrection, lorsque Christ, monté au Ciel, y a reçu du Dieu de bonté le nom divin de Jésus, ainsi que l’enseignait Paul (Phil. II, 9- 11), mais aussi par la circonstance que, pour les johannites, auteurs du Proto-Luc, c’est Jean, et non Jésus, qui avait été le Christ terrestre, le Messie.

Comme on le sait, Cerdon et Marcion faisaient apparaître Christ aux enfers dès le début de sa première descente du Ciel. Plus tard, on fit du lieu des enfers appelé par eux Capharnaüm une « ville de Galilée ». La descente de Christ aux enfers fut alors reportée au laps de temps pendant lequel il parut éprouver sur la croix une mort apparente, ainsi que cela résulte de l’exposé fait au IVe siècle par l’arménien Esnig de la doctrine marcionite, telle qu’elle était enseignée à cette époque (24).

Dans Pistis Sophia, cette distorsion de la doctrine gnostique issue de Paul et de Luc ne s’est pas encore produite: après sa mort apparente, c’est au Ciel que le fils du Dieu bon, « à la 3e heure du 15e jour de la lune du mois de Tybé », remonte vêtu d’un manteau de lumière que lui avait envoyé son divin Père, indice de plus que la « transfiguration » des Evangiles est bien en réalité la crucifixion glorieuse du Christ paulinien, puisqu’au cours de cette scène, les vêtements de Jésus deviennent resplendissants. Grâce à ce manteau lumineux (dont les Evangiles canoniques feront un manteau écarlate matériel mis sur les épaules de Jésus pendant sa Passion), il peut traverser sans encombre les sept cieux et le royaume intermédiaire où règne la Vierge de lumière dont on reparlera plus loin et qui n’est pas Marie. Ce détail parait bien inspiré de l »‘Ascension d’Isaïe” (25).

Puis, ayant reçu le nom de Jésus, Christ redescend sur Terre, toujours entouré de lumière, et dès le lendemain, à la 9e heure, il réapparaît sur le mont des oliviers à sa mère « selon la matière » et au groupe de onze disciples vu plus haut. Cependant, il ne reste pas avec eux quarante jours, comme on l’écrira bientôt dans les Actes des Apôtres (sans doute pour conférer à Pierre l’antériorité par rapport à Paul), mais onze ans, dont dix pendant lesquels il leur expose sa doctrine ésotérique et un an pendant lequel il répond aux questions que ses auditeurs lui posent ensuite.

Justin et Valentin à Rome

Comme, d’autre part, Samolon Valentin, qui se disait, comme Marcion, disciple de Paul de Tarse, disait aussi que ce dernier avait connu Téouda (26), lequel fut surtout actif de 35, mort de Dosithée, à sa propre mort en, 46, donc précisément pendant 11 ans, on peut se demander si, dans l’esprit de Valentin, ce ne serait pas Téouda qui aurait été le Sauveur… Ce dernier ne serait-il donc pas, pour lui, Jean-Dosithée ressuscité sous les traits de Téouda et sous le nom mystique de Jésus ? (27)

Il est aussi question, dans Pistis Sophia, d’un « nouveau jumeau » et l’on sait que Téouda, encore appelé Thaddée, Jude ou Juda, était probablement le frère jumeau de Thomas. Dans les Evangiles synoptiques, Jésus demande aux apôtres, dans une péricope provenant de l’Evangelion, qui il est pour les foules, et le premier personnage qu’ils citent est Jean le Baptiseur (Ev. V, 7; Mat. XVI, 13-14; Mc VIII, 27-28; Luc IV, 17-19); leur ayant demandé alors qui il est pour eux, Pierre répond : « Le Messie, le roi Christ. » Thaddée a pu être pris pour Jean ressuscité, et on sait qu’il se proclama le Messie ou fut proclamé tel par ses adeptes (28).

Cependant, il n’est pas encore question, dans Pistis Sophia, de la décapitation de Jean, alors que Téouda eut effectivement la tête tranchée, non il est vrai sur l’ordre du roi Hérode de l’époque (qui était alors Hérode Agrippa lI), mais au cours d’une bataille qu’il dut mener contre la garnison romaine de la Judée (29). En outre, le récit de l’incarnation de Jean, vu plus haut, parait bien avoir été interpolé dans la narration de celle de Jésus et de ses apôtres (30) et il n’est d’ailleurs plus guère question du Baptiseur dans le restant de l’œuvre. Dans celle-ci, Jean et Jésus paraissent bien être la même personne, qui a été dédoublée. On a vu d’ailleurs au chapitre précédent que, dans les deux premiers chapitres de Luc non plus, les enfants Jean et Jésus ne sont guère distincts l’un de l’autre: dans le IIIe Evangile, c’est le récit de la naissance de Jésus qui sera interpolé dans celui de la conception et de la naissance de Jean.

Il est curieux que cette même imprécision se retrouve dans le Coran. Dans les deux récits que contient celui-ci de la nativité (III, 31-42, et XIX, 1-35), Mahomet distingue bien Jean de Jésus, mais il donne l’impression, surtout dans le second récit, que c’est du même enfant qu’il s’agit, et d’ailleurs, s’il y est fait mention de Zacharie et de Marie, il n’est nulle part question d’Elisabeth, ni de Joseph… Dans Pistis Sophia, ce dernier est mentionné, mais une seule fois, dans une intervention de Marie où elle explique précisément que l’enfant Jésus, ayant embrassé l’esprit de Jean, qui avait pris l’apparence de l’enfant Jésus, les deux enfants n’en firent plus qu’un…

Ces confusions entre Jésus, Jean et Téouda pourraient expliquer bien des textes apparemment contradictoires des premiers commentateurs des écrits sacrés chrétiens, comme Irénée déclarant que le Sauveur était mort sous Claude à l’âge d’environ 50 ans. Si le Sauveur était ici Téouda, ce propos n’a plus rien d’incompréhensible. Quoi qu’il en soit, dans Pistis Sophia, Jésus enseigne donc à un groupe de disciples privilégiés une doctrine ésotérique qui n’est pas sans analogie avec celle qui se dégage, non seulement de l’évangile selon Thomas (31), mais aussi de l’évangile selon Philippe, lequel est souvent qualifié de valentinien (32) …

Elle est basée sur le mythe gnostique classique de la Sagesse qui s’est accidentellement laissée tomber dans la matière; qu’un Sauveur -ici Jésus, accompagné des archanges Gabriel et Michel – va rechercher par pitié, et qui, après ce sauvetage, redevient intensément lumineuse.

Contrairement a l’Evangile selon Thomas cependant, la Pistis Sophia n’est, on l’a vu, certainement pas misogyne. Il y est néanmoins dit que le Ciel qui est appelé le Saint des Saints, est “un lieu dans lequel il n’y a ni hommes ni femmes, mais une éternelle et indescriptible lumière”, ce qui est du gnosticisme le plus pur, tout comme l’idée que la matière est essentiellement mauvaise: « Renoncez au monde entier et à toute la matière qu’il contient, car celui achète et qui vend en ce monde, celui qui mange et qui boit de la matière de celui-ci, qui vit dans tous ses succès et dans toutes ses relations, se ramasse d’autres matières de sa matière, car ce monde, tout ce qui est de lui et toutes ses relations sont des résidus très hyliques…”

Il est recommandé, par contre, comme dans l’orphisme et le paulinisme de prier pour les âmes des défunts. On y trouve d’ailleurs aussi une conception très pythagoricienne et platonicienne de la métempsycose.

Comme Thomas et l’Evangelion, Pistis Sophia reprend encore au paulinisme la recommandation de rendre au prince ce qui est au prince, mais à Dieu ce qui est à Dieu, tout en donnant cependant à ce précepte une interprétation ésotérique très “pneumatique » Et aussi une parole qui figure à la fois dans les logia n° 98 et 103 de Thomas et dans l’Evangelion (VII, 57, qui correspond à Luc XII, 39-40). Marie Madeleine rappelle que le Christ a dit autrefois: « Si la Maître de la maison savait à quelle heure le voleur viendra dans la nuit pour percer la maison, il veillerait aussi et empêcherait tout homme de percer sa maison.” Et lorsque Marie eut dit ces choses, continue le texte, le Sauveur dit: « Courage ô Marie la pneumatique, c’est là la parole ! “

Il s’agit sans nul doute d’une allusion au fait qu’on ignore quand aura lieu exactement l’embrasement final de l’univers, croyance que l’on retrouve évidemment, comme dans toute oeuvre gnostique, dans Pistis Sophia, où il est écrit qu’il s’accompagnera d’un anéantissement total, corps et âme, par la glace et par le feu, des hommes mauvais, c’est à dire « des blasphémateurs, de ceux qui sont dans une doctrine pernicieuse, qui ont dormi avec des mâles, des hommes impurs, des impies, de tout homme athée, des meurtriers, des adultères, des magiciens … qui ne se sont pas repentis pendant leur vie et qui sont demeurés constants dans le péché…”

Mais il y est aussi question, on l’a déjà signalé, d’une Vierge de lumière, dont le domaine s’étend entre le Ciel du Dieu de bonté et le septième ciel matériel. Assistée de six archontes, de Jésus, qui est l’Homme primordial, l’Adam cadmon, de Melchisédech, le gardien de la grande lumière, et de trois autres grands chefs, c’est cette Vierge lumineuse qui juge les âmes et qui décide de leur damnation, de leur transmigration (qui sera transformée plus tard, l’Eglise ayant rejeté la métempsycose, en le purgatoire) ou de leur éternelle félicité.

Cette Vierge s’apparente à la fois à la « fille de la lumière » dont il est question dans l’hymne nuptial des Actes de Thomas et à la jeune fille d’un roi illuminant le monde dont il est question dans divers textes cabalistiques (33). Il pourrait s’agir du signe de la Vierge qui, dans le zodiaque, fait suite à celui du Lion, dont elle est donc la « fille », et qui est opposé au signe des Poissons (le signe des esséniens) dont elle est donc complémentaire : car, après avoir été Cérès, la déesse des moissons (dont elle a gardé, dans ses représentations contemporaines, l’épi de blé), la Vierge du zodiaque a personnifié Isis, la mère de Horus, lequel est le soleil levant. Toutefois, il paraît résulter des Livres secrets de Jean découverts à Nag- Hammadi (34) que la Vierge de lumière serait plutôt le saint-Esprit, émanation de la Divinité suprême ou son principe féminin (du fait que rouach, en hébreu, est du féminin).

L’affrontement gnostique.

Le fait est que l’astrologie joue un grand rôle dans Pistis Sophia. On y retrouve notamment aussi l’être à face de lion, nommé Ialdabaôth, qui s’identifie avec la planète Saturne, dont on sait que, pour Valentin, son orbite marquait la limite entre le monde matériel et le monde céleste (35). Jésus s’y vante même d’avoir perturbé les prédictions des horoscopes. De même, un disciple de Valentin, Théodote de Byzance, dira-t-il plus tard que l’homme est soumis au déterminisme des astrologues, mais que ceux-ci deviennent impuissants à faire des prédictions valables au sujet de ceux qui ont reçu la lumière de l’enseignement du Christ incarné en Jésus. Ce qui n’empêchera pas Théodote d’être excommunié comme hérétique par Victor, l’évêque de Rome, en 190.

Car les rivalités entre les nazaréens et leurs partisans, d’une part, certains gnostiques d’autre part, se poursuivront longtemps encore. Une de leurs pommes de discorde Était l’idée que les uns et les autres se faisaient du millénarisme, matériel pour Papias, Justin et les nazaréens, purement spirituel pour la plupart des gnostiques, notamment pour Valentin et pour la Pistis Sophia, où l’on en trouve une conception très
épurée.


C’est que si, comme Justin, Valentin avait d’abord été un philosophe pythagoricien et platonicien avant de se convertir au christianisme, Justin était allé de la Samarie à Ephèse, tandis que Valentin, qui était un juif d’Egypte, avait sans doute reçu son enseignement chrétien de Basilide, dont on sait l’influence, et il commença par s’opposer violemment aux nazaréens, qui n’étaient, à ses yeux, que de vulgaires « galiléens ».

C’est pourtant à Marcion surtout que s’opposeront Justin et les nazaréens de Rome. Ce qui dut en faire des adversaires irréductibles, c’est le rejet total par Marcion de la Bible hébraïque, que Valentin lui ne répudiait pas, malgré qu’il l’interprétât d’une façon hétérodoxe. Bien que profondément hellénisé, Justin n’en était pas moins, quant à lui, samaritain de naissance. Il avait, au surplus, été en contact avec les johannites d’Ephèse, et ceux-ci prétendaient, comme les nazaréens, continuer le judaïsme; ils abominaient les nicolaïtes, précurseurs de Satornil. de Cerdon et des marcionites, et ils avaient même chassé de chez eux Marcion en personne (36). Il est donc assez naturel qu’à Rome, Justin se soit rapproché des adversaires de ce dernier. C’est pourquoi, dans son traité contre les hérésies, qui est perdu et dont on ne connaît l’existence que par des allusions qu’il y fait lui-même dans ses écrits connus, ainsi que par Irénée, qui l’utilise dans ses propres oeuvres, mais qu’on ne connaît lui-même que par des citations faites par d’autres, Justin s’attaquait surtout à Simon le Mage, à Ménandre et à Marcion.

Les gnostiques alexandrins, eux, ne rejetaient pas purement et simplement la bible hébraïque : ils l’interprétaient seulement suivant leurs conceptions particulières. Avec eux, l’entente n’était pas impossible et elle finira par se faire. On a vu qu’il y a déjà pas mal d’idées communes entre Justin et Valentin. On retrouvera l’influence de ce dernier jusque dans les écrits de certains de ses adversaires, tels que Hermas et que l’auteur de la deuxième épître clémentine aux Corinthiens. Mais ce n’est qu’à l’issue d’une controverse qui avait débuté âprement que ce rapprochement, au demeurant jamais total, finit par s’effectuer (37).

Après les avoir combattus, Salomon Valentin ou ses disciples semblent bien avoir voulu se rapprocher des chrétiens d’origine nazaréenne. Dans Pistis Sophia, en effet, c’est Sabaôth (nom qui est un de ceux que les juifs donnaient à leur Jéhovah) qui est appelé « le bon », Marie est la mère de Jésus « selon la chair » et son père est Joseph, dans un passage, il est vrai, assez douteux, sans doute interpolé, auquel il a été fait allusion plus haut et où il est dit que, lorsque Jésus était enfant, l’esprit est venu s’ajouter à son « corps hylique » sous la forme d’un autre enfant qui lui ressemblait : « il t’embrassa », est censée dire Marie à Jésus, « il te baisa et toi aussi tu le baisas, vous ne devîntes qu’une seule et même personne ». Et Marie d’ajouter que la vérité, « c’est la vertu qui a habité en moi, venue de Barbèlô », laquelle est devenue le corps hylique du Christ, qui avait pris la forme de l’ange Gabriel… * *

Les « Apologies » de Justin

Cependant, ces rivalités entre des sectes qui finiront par adopter toutes le qualificatif de chrétiennes ne durent pas aller sans provoquer des troubles, lesquels ne manquèrent pas de provoquer des répressions, puisque les empereurs Hadrien et Marc Aurèle jugèrent nécessaire de sévir. C’est en tout cas ce que laissent supposer la date et le début de la première Apologie de Justin, qui fut écrite à cette époque et d’où il ressort en outre que tous ces chrétiens étaient considérés comme « athées » (VI, 1) parce qu’ils ne reconnaissaient pas comme des dieux, les divinités du panthéon romain, mais les regardaient comme des créatures des génies du mal (V, 2-4).

Cette oeuvre est d’un intérêt capital, tant en ce qui concerne l’histoire des débuts du christianisme que celle de l’évolution de celui-ci. Comme on a déjà eu l’occasion de le dire, les adeptes de toutes les sectes qui s’étaient combattues et se combattaient encore n’en avaient pas moins tous, ou presque tous, adopté le qualificatif de « chrétiens », et Justin, malgré qu’il eût pris parti, on le sait, pour une de ces sectes contre les autres, les défend toutes devant l’empereur, affirmant que ces diverses nuances sont analogues à celles qui existent entre les différentes écoles philosophiques.


Comme l’avait fait Josèphe, qui dans Contre Apion (I, 161-182) soutient que les philosophes grecs avaient puisé leur science chez les juifs, Justin à son tour déclare qu’ils s’inspirent de Moïse (1ère Apol., XLIV, 8- 10, et LIX, 1 à LX 10). Ce sont donc les épigones de ce dernier qui ont évolué dans plusieurs directions et les uns, les chrétiens, ne sont pas plus répréhensibles que les autres, les philosophes… (38).

Mais la pensée de Justin lui-même avait évolué comme on l’a vu et, tout en restant gnostique, il avait repris aux nazaréens leur conception suivant laquelle Jésus – qui, pour lui, est aussi le Christ des pauliniens – avait été un homme, malgré que sa naissance eût eu lieu de façon miraculeuse, qu’il était mort sur une croix tout à fait matérielle et qu’il était ressuscité. Il est vrai que, pour lui, Jésus n’était pas ressuscité dans son corps de chair, mais en un corps « pneumatique », et que c’est après cette résurrection qu’il avait enseigné l’essentiel de sa doctrine à ses disciples (Ière Apol. LXVII, 7, in fine). Cette conception sera reprise dans la première des deux épîtres attribuées à Pierre (mais qui fut écrite, on le verra plus loin, par un des disciples de Justin, Clément le Romain ): Le Christ, y est-il dit, a “été mis à mort dans la chair, mais rendu vivant dans l’esprit” (I Pierre III 15).

Selon Justin,en outre, Jésus aurait été attaché à la croix avec des clous, détail que ne mentionnent pas les Evangiles canoniques, mais qu’il pourrait avoir trouvé dans l’Evangile de Pierre (verset 21), qu’il connaissait puisque, comme dit plus haut, il y fait allusion dans son “Dialogue avec le juif Tryphon » (CVI, 3). Il précise aussi que c’est “la veille du jour de Kronos » que Jésus fut crucifié et que, “le lendemain de ce jour, c’est à dire le jour du Soleil, il apparut à ses apôtres et à ses disciples” (I Apol. LXVII, 7). On remarque donc qu’il n’utilise pas la terminologie juive, axée sur le jour du sabbat, pour désigner les jours de la semaine: le sabbat, c’est pour lui le jour de Kronos (c’est à dire Saturne), le samedi, et le lendemain, c’est le jour du Soleil, qui deviendra bientôt le jour du Seigneur, le dimanche. Sans doute ce vocabulaire est-il dû aux interlocuteurs auxquels Justin s’adresse, lesquels n’utilisaient évidemment pas la terminologie du calendrier juif et ne la connaissaient peut- être même pas. Il n’en reste pas moins que les chrétiens reprendront eux aussi, à la suite de Justin, le calendrier païen, qui était sans doute d’origine mithraïques (39).

La théologie qui se dégage des Apologies de Justin est aussi extrêmement intéressante à noter, car elle reflète assurément ce qu’était celle des chrétiens à cette époque. Justin distingue certes le père, le fils et l’esprit, mais il ne s’agit pas encore d’une trinité, car le fils et l’esprit se confondent tous deux avec le logos. Voici en effet comment il raconte la façon dont la mère de Jésus enfanta: « L’ange de Dieu envoyé à la vierge lui annonça la bonne nouvelle en ces termes: “ Tu vas concevoir en ton ventre par l’esprit saint et tu donneras naissance a un fils, qui sera appelé fils du très-haut. Et tu lui donneras comme nom Jésus, car il sauvera son peuple de ses péchés”. C’est ce que disent ceux qui ont rapporté tout ce que nous savons au sujet de notre sauveur Jésus-Christ, et nous le croyons, parce que, comme nous l’avons dit, l’esprit des prophètes avait fait annoncer sa future naissance par Isaïe…

Cet esprit, cette puissance du dieu, qu’était-ce, sinon le logos lui-même, le premier né du dieu dont parle le prophète Moïse ?… et c’est cet esprit qui est descendu sur la vierge, qui l’a couverte de son ombre et l’a fait concevoir, non pas par commerce charnel, mais par puissance » (I Apol. XXXIII, 5-6).


Le Logos, pour Justin, c’est donc bien l’esprit de la divinité mais c’est aussi l’être qui s’est fait chair, c’est à dire le fils premier-né de la divinité. Il n’y a par conséquent pour Justin que deux personnes divines:


– Le Père, qu’il appelle  le dieu ou la divinité et auquel il déclare qu’on ne saurait donner un nom, parce qu’étant l’auteur de toutes choses, il n’a pas été lui-même engendré; or, « recevoir un nom suppose quelqu’un de plus ancien qui donne ce nom: les mots père, dieu, créateur, seigneur, maître, ne sont pas des noms, mais des appellations se rapportant à ses actes et à ses bienfaits (IIe Apol. VI, 1-2);

– et le Fils, qu’il appelle simplement, sans article, et qui est pour lui “le logos existant avant le dieu et engendré avant la création, lorsqu’au commencement, celui-ci fit et ordonna par lui toute chose; il est appelé Christ parce qu’il est oint et que la divinité a tout ordonné par lui: ce nom même a une signification occulte, de même que le mot dieu n’est pas un nom, mais une approximation naturelle à l’homme pour désigner une chose inexplicable » (IIe Apol. VI, 3). Et c’est ce logos, donc le Christ, qui a, comme une semence, déposé en l’âme de chaque être humain une graine qui le rend apte à connaître la vérité (40).

Nous sommes donc encore bien loin de la conception du Dieu trine, qui ne se formera en fait que lentement et ne trouvera son expression définitive que beaucoup plus tard.

Justin martyr

Quant aux efforts faits par Justin pour justifier les chrétiens auprès des autorités, ils n’eurent, semble-t-il, que peu d’effets. Ils n’empêchèrent pas les poursuites de se répéter et Justin lui-même périra martyr vers 165, sous Marc Aurèle.

Valentin à Chypre

C’est alors aussi que Salomon Valentin et Claude Ptolémée quittèrent Rome. Le premier se réfugiera à Chypre, où il mourut probablement, on ne sait pas à quelle date. Quant à Ptolémée il retourna en Egypte et il mourra à Canope en 168.

Notes :
1 – V. tome III, chapitre XIV, p.166.
2 – Voy. not. France QUERÉ, Introduction aux « Pères
apostoliques » (Seuil, Paris, coll. Sagesses, 19!0), pp. 11-14
3 – Citées par Robert JOLY, « Christianisme et philosophie » (Ed. de l’Univ. De Bruxelles, 1973), p. 89. V. aussi Roderic DUNKERLEY, Beyond the Gospels (Penguin Books, Hammondsworth, 1957; trad. sous le titre « Le Christ », Gallimard, Paris, 1962), chapitre XI
4 – Voy. mon article « En relisant Justin. I. Un ou deux Justin ?  » (La Pensée et les hommes, Bruxelles, novembre 1979, p.153
5 – Il est à noter que, pour Irénée, Baruch était le nom hébreu de Dieu (Adv. Haer. II, XXIV, 2). En hébreu, barouch veut dire « béni » et c’est effectivement une des qualités qu’on prête à Jéhovah.
6 – V. des correspondances possibles des travaux d’Hercule avec les signes du zodiaque in A.D. GRAD, “Le Temps des kabbalistes » (La Baconnière, Neuchâtel, 1967), p. 21, et in Edmond DELCAMP, « La Montée vers l’Orient » (Dervy, Paris,1975), pp. 99 & suiv.
7 – Cf. Heinz LEISEGANG, « La Gnose » (Payot, Paris, 1551), pp. 110 & suiv
8 – V. plus haut, chapitre XVI.
9 – V. plus haut, chapitre XIII
10 – H.U. MEYBOOM, Marcion en de marcionieten (Engels & zoon, Leyde, 1888), pp. 251-252
11 – Voy. not. l’étude de Louis ROUGIER portant ce titre dans les Cahiers du Cercle E.Renan, Paris, n° 71, mai- juin 1971, p. 39.
12 – Voy. Charles GUIGNEBERT, « Le monde juif vers le temps de Jésus » (A.Michel, Paris, 1969), pp. 147 & suiv. ; Louis ROUGIER, « La genèse des dogmes chrétiens » (A.Michel, Paris, 1972), p. 124.
13 – Voy. Louis ROUGIER, « La genèse des dogmes chrétiens », chapitre VIII: l’exégèse chrétienne et la mentalité rabbinique.
14 – Voy. Louis ROUGIER, « Selon les Écritures » (Cahiers du Cercle E.Renan, Paris, n° 62, 1969), pp. 13 & suiv.
15 – Voy. Louis ROUGIER, « La genèse des dogmes chrétiens », op. cit., pp. 87 & suiv
16 – Voy. à son sujet not. Heinz LEISEGANG, « La Gnose », chapitre XII; NELLY, NIEL, DUVERNOY et ROCHÉ « Les Cathares » (Delphes, Paris, s.d.), pp. 420 & s.
17 – Voy. not. NELLY, NIEL, DUVERNOY & ROCHE, op. cit., pp. 420-426. V. aussi plus haut, pp. 195 et 197- 198
18 – Cf. chapitre XIV ci-dessus, pp. 174-175.
19 – V. plus haut, chapitre XV, pp. 191 ~ suiv.
20 – Voy. Georges ORY, « Le Christ et Jésus » (Pavillon, Paris, 1968), p. 91; Louis ROUGIER, ‘La genèse des dogmes chrétiens », p. 266
21 – Voy. mon édition de l’ Ev. selon Thomas (Bruxelles,), pp. 4 et 13.
22 – « Un entre mille, deux entre dix-mille », disent-ils l’un et l’autre (v. Thomas, log. n° 23), ce qui est à rapprocher aussi du fragment n » 49 d’Héraclite « Un seul homme en vaut pour moi dix-mille, s’il est le meilleur »
23 – Pour être complet, signalons toutefois que dans un appendice – mais celui-ci est certainement postérieur à l’original et très probablement même propre à la version copte – sont cités les disciples suivants: Thomas, André, Jacques, Jean, Simon le canaïte, Philippe,
Barthélémy et Simon Pierre.
24 – Voy. une traduction allemande de ce texte dans Ad. von HARNACK, Marcion, das Evangelium des fremdes Gott, Beilagen; une version néerlandaise dans H.U.MEYBOOM, Marcion en de marcionieten, pp. 89- 103; une version française dans André WAUTIER, “L’Evangelion marcionite » (2e éd., Bruxelles, 1982 ), appendice
25 – V. plus haut, chapitre XIII, p. 155.
26 – V. plus haut, chapitre V, note 15, p. 52.
27 – V. plus haut, chapitre II, p. 22~ et chapitre XV, p. 192.
28 – Sur le titre de Messie, voy. not. Giorgio GIRARDET, « Lecture politique de l’Evangile de Luc » (Vie Ouvrière, Bruxelles, 1978), chapitre 15.
29 – Flavius Josèphe, “Histoire ancienne des juifs », livre XX, chap. 2, in fine.
30 – Voy. André WAUTIER, « En relisant Justin. II. Justin et les Evangiles » (La Pensée et les Hommes, Bruxelles, décembre 1979), p.165
31 – Laquelle se présente, selon GRANT, « dans un cadre postérieur à la résurrection » (“La Gnose et les orig. chrét.”, Seuil, Paris, 1964, p. 122)
32 – Voy. not. H.M. SCHENKE, Das Evangelium nach Philippus (Theologische Literaturzeitung , LXXXIV, 1959).
33 – Voy. G.G. SCHOLEM, « Les Origines de la Kabbale » (Aubier-Montaigne, Paris, 1966), p. 106 et note 71. V. aussi l’évangile selon Thomas, n° 24, 50, 61 & 75
34 – V. plus haut, chapitre XV, p. 195.
35 – V. chapitre XV, p. 196. On rapprochera aussi le nom du dieu égyptien Horus de Horos, qui veut dire en grec « limite », et on se rappellera qu’en astrologie classique, le Lion est le “domicile » du Soleil
36 – V. plus haut, pp. 173 et 214.
37 – Sur le développement du valentinisme, voy. Prosper ALFARIC, « Origines sociales du Christianisme » (Ed. national., Paris, 1959), p. 210 et pp. 341 & suiv.; Robert GRANT, « La Gnose et les origines chrétiennes » (Seuil, Paris, 1964), pp. 109 & suiv
38 – Cependant, pour Justin, l’Ancien Testament est encore supérieur à la philosophie (cf. Robert JOLY, op. cit., p. 65
39 – Voy Robert VAN ASSCHE, Mithra et le Christ” (Cah. E.Renan n° 76,juin 1972), pp. 33-34. V. aussi plus haut, chap. XII, p. 124.
40 – Voy. Robert JOLY, op. cit., pp. 76-78.

A suivre ….


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