Juifs célèbres

« La pensée occidentale a ignoré l’humanisme hébraïque »

Emmanuel Levinas

Si l’on voulait résumer en quelques mots la philosophie, à la fois générale et juive d’Emmanuel Levinas, on serait naturellement porté à tenir compte d’abord de la culture occidentale acquise dès son plus jeune âge (son père tenait une librairie à Kovno/Kaunas) et ensuite de l’enseignement traditionnel, prodigué aussi dans la maison paternelle. Sans oublier, à Paris, l’intervention aussi décisive que mystérieuse, de ce fameux Monsieur Chouchani sur lequel manquent tant d’infirmations fiables.

Et quand on lit notre auteur attentivement, on se rend compte que même après la soixantaine, même après avoir vécu des décennies entières à Paris, il continue de parler des «Juifs d’Occident», de «juifs occidentaux» par opposition aux juifs de l’Est (Ostjuden) dont il était lui-même issu. Ce sentiment d’appartenance à ce judaïsme d’Europe centrale et orientale ne le quittera jamais.

Cette distinction ne se veut, certes pas, une séparation hermétique, mais les sensibilités respectives de ces deux groupes humains divergeaient quelque peu. Et notamment en ce qui concernait leur approche de la tradition juive d’une part, et leur relation à l’Émancipation et au siècle des Lumières d’autre part.

Pour dire les choses simplement, alors que, la haskala (les Lumières juives) favorisait à l’Ouest (en Occident) l’apprentissage de la langue allemande pour intégrer les nouveaux citoyens juifs à leur nouvel environnement culturel, les masses juives d’Europe de l’Est refusaient pour la plupart le relâchement des liens avec la tradition ancestrale.

Et cette retenue, pour ne pas dire cette opposition, s’articulait autour de deux points : la culture talmudique (sur laquelle Levinas mettra toujours l’accent, sa vie durant) et le maintien de la langue hébraïque, à la fois comme langue liturgique et comme langue vernaculaire..

Les Juifs de l’Est ne voulaient pas que leurs érudits fussent remplacés par des professeurs ni que les matières religieuses fussent reléguées à l’arrière-plan, elles devaient rester au centre absolument et jamais à la périphérie. Rosenzweig avait dit la même chose au cours des années vingt.

À la lumière de ces données, on comprend mieux la conception que Levinas se faisait du monde et de sa propre culture philosophique et religieuse. Pour lui, le judaïsme ne se résumait guère à cette frénésie particulariste, à cet isolement volontaire dont les détracteurs de la religion d’Israël se faisaient complaisamment l’écho ; non point, cette première culture religieuse monothéiste qu’est le judaïsme se confondait avec les catégories de l’universel : seules les vicissitudes de l’histoire juive, évoquant parfois un véritable martyrologe tant les persécutions étaient fréquentes, ont conduit les sages du Talmud à ériger une haie protectrice, une véritable carapace défensive, afin de sauver une vie juive, menacée d’extinction en raison d’un antisémitisme de près de deux millénaires.

On l’oublie parfois aujourd’hui, mais la volonté d’apaisement date d’hier : le concile Vatican II et les repentances répétées de l’Église catholique ne remontent qu’au milieu des années soixante et Levinas est né en 1905… Avant que le ciel interconfessionnel ne s’éclaircisse durablement, tant d’eau a pu couler sous les ponts !

La famille de Levinas, demeurée en Lituanie, fut exterminée par les nazis sur place, tandis que la famille , fondée après son arrivée en France, passa toute la guerre, cachée par des chrétiens qui firent ainsi honneur à l’Évangile dont ils étaient les gardiens. Levinas n’oubliera jamais cette dette.

En 1956, alors qu’il dirigeait une École normale appartenant à l’Alliance Israélite Universelle à Paris, Levinas rédigea un très instructif article sur «l’humanisme hébraïque», repris dans ce beau recueil intitulé Difficile liberté qui contient en germe toutes les idées novatrices du philosophe. Cette notion d’humanisme hébraïque ou biblique lui vint de Martin Buber dont il méditait tous les écrits.

Certes, Levinas avait plus d’affinités avec Rosenzweig devenu comme lui un Juif pratiquant et observant attaché au Lernen des Juifs de l’Est, alors que Buber, en dépit de ses multiples qualités, refusait l’orthodoxie, et n’admettait pas que la Révélation eût un contenu positif (tu feras ceci, tu ne feras pas cela, etc.…) toutefois, si Levinas n’a jamais connu Rosenzweig, mort prématurément à l’âge de 43 ans, il a maintes fois vu Buber, y compris à Paris. Mais ce fut Levinas qui livra l’une des toutes premières analyses approfondies de l’Étoile de la rédemption.

Levinas commence par faire un constat : alors que le jeune État d’Israël lutte courageusement pour sa survie, et ne peut donc pas devenir le foyer d’une pensée juive revitalisée, le judaïsme de la diaspora est confronté à des problèmes similaires, non moins importants : donner un contenu à sa culture religieuse ou spirituelle.

Je rappelle que la fin de la guerre ne remonte qu’à une décennie, que l’Europe peine à se reconstruire et à renaître de ses cendres, les Juifs se remettent, eux aussi, d’une catastrophe qui était à deux doigts de sceller définitivement leur destin.

Certains, dit Levinas, se regroupent autour d’une synagogue, sans être sûrs que leurs fils les imiteront à leur tour. Face à cette timide entreprise, on assiste au déploiement massif d’une civilisation occidentale, intrinsèquement chrétienne, qui éblouit les rescapés d’un très grand malheur, les poussant à s’interroger : avons nous fait le bon choix en restant juif ?

Le philosophe résume en ces termes ce triste constat : le judaïsme n’est plus ni une religion ni une nation à part… D’une si peu consistante essence ne peut vraiment pas se déduire une existence… Difficile d’être plus pessimiste.

Mais ceux qui refusent cette situation peu exaltante se rabattent sur l’école juive et / où l’apprentissage de l’Hébreu. Et voici que même dans ce cas, ils n’évitent pas un tourment supplémentaire : s’agit-il d’une nouvelle langue étrangère à apprendre, comme on tente d’acquérir l’espagnol ou l’italien, ou s’agit-il d’autre chose ? Et l’école juive ne représente-t-elle pas une certaine forme d’école confessionnelle ? Levinas veut montrer à un public inquiet que ces deux choix ne portent pas atteinte à l’idéal laïque.

L’étude de l’Hébreu s’adosse, dit-il, à ce qui confère au judaïsme un sens et aussi un contenu à l’humanisme hébraïque. Et pourtant, cette expression semble suspecte, elle évoque immanquablement un oxymore : comment oser parler d’une telle idée après deux millénaires de règne chrétien sans partage ?

L’auteur entreprend de réfuter les objections : Qu’est-ce que l’humanisme ? Sa réponse ne manque pas d’intérêt : il s’agit d’un ensemble de principes et de disciplines qui libèrent la vie humaine du prestige des mythes… Et cette définition est absolument compatible avec l’humanisme hébraïque. Conscient des critiques que l’on pourrait opposer à cette définition, peut-être trop philosophique ou trop spirituelle , Levinas ajoute ceci : cet humanisme n’épuise pas toutes les formes du judaïsme religieux, mais il présente l’avantage de n’être absent dans aucune d’elles.

Pour Levinas, ainsi qu’on le notait plus haut, le judaïsme se situe toujours au carrefour de la foi et de la logique.

C’est en appui de cette thèse toute personnelle qu’il se livre à une revue des différentes conceptions de l’essence du judaïsme, depuis Maimonide jusqu’à Moïse Mendelssohn en passant par Spinoza. Levinas se montre prudent puisqu’il utilise constamment le conditionnel dans cette page : selon Mendelssohn, le judaïsme n’est pas une religion révélée, mais une législation révélée ; ses vérités, à l’époque on parlait des vérités éternelles, sont frappées du sceau de la Raison.

Mais comme on ne vit pas dans un monde d’anges ni d’essence platonicienne, ces vérités sont préservées de la destruction et de la corruption par des règles et des institutions morales, lesquelles constituent l’apport particulier du judaïsme.


Ainsi, se trouve résumée toute la problématique du judaïsme : un principe de base absolument universel, le monothéisme éthique, avec, à ses côtés, une législation spécifique, marque du particularisme juif, destinée à lui conférer une assise solide dans ce bas monde qui, nous nous répétons, n’est pas peuplé d’anges.

L’excellence du judaïsme – je rappelle qu’au moment où Levinas écrivait ces lignes, un zèle convertisseur se donnait libre cours à l’égard des juifs en gésine d’un guide ou d’un havre de paix- consiste à ne jamais se substituer à la Raison et à ne jamais faire violence à l’esprit.

Mais le judaïsme doit lui aussi se plier à la pratique : éviter aux conquêtes de l’intellect la déchéance dans la pensée des hommes… Tous les adeptes du judaïsme n’ont pas le génie législatif de Moïse ni la remarquable pénétration intellectuelle d’un Mendelssohn, d’un Hermann Cohen ou d’un Franz Rosenzweig.

Levinas nous met en garde : « attention à l’érosion des vérités transmises ou conservées à l’état d’abstraction. »

Cette phrase lui permet de tresser encore des couronnes à la sagesse talmudique, berceau de l’humanisme hébraïque.

Le Talmud et cela lui fut si souvent reproché- n’oublie jamais la relation entre le spirituel, d’une part, et le charnel ou le matériel d’autre part.

Levinas rappelle que le XVIIIe siècle était pleinement conscient du retard des mœurs sur les idées ; il savait que celles-ci manqueraient de consistance si elles n’étaient pas profondément enfouies dans le réel, dans le quotidien. : il leur faut une culture, un sol nourricier, un milieu ambiant.

Les idées se propagent partout, mais là où elles pénètrent, elles changent généralement de visage, car elles ont dû s’adapter, s’acclimater dans un nouvel environnement. : l’intellect humain nu s’élève aux sommets sans pouvoir s’y maintenir. Il lui faut une assise profonde.

Aux yeux du judaïsme, la vérité ne découvre un symbolisme fidèle que dans des attitudes concrètes et pratiques. En un mot dans une Loi. D’où les commandements de la Tora. Et le christianisme médiéval avait cru en finir avec cette même littérature talmudique en en dénonçant l’aspect charnel et matériel. Souvenons nous de la formule ? sensus judaicus sensus carnalis (le sens juif est le sens charnel) qui revient comme un leitmotiv dans les épîtres de Saint-Paul.

À ce niveau de l’exposé, Levinas arrive enfin à la thèse cardinale qu’il évoquera tout au long de sa vie, sans jamais s’en départir : les grandes idées du judaïsme, inséparables de la Bible, expriment cette loi qui étaie les grandes vérités. Certes, ces textes reflètent un monde d’idées, un univers intellectuel, d’abord difficile. Il faut une ascèse pour en trouver le bon accès. C’est cela qui a fait défaut au monde culturel chrétien qui aurait pu changer la face du monde s’il n’avait pas sciemment contourné le massif hébraïque (Paul Ricœur).


Levinas expose aussi une thèse qui reflète une nouvelle fois son attachement à un judaïsme vivant, voire vitaliste. Le Talmud, contrairement à une philologie desséchante, s’occupe aussi du spirituel, il ne réduit pas les versets bibliques à une recherche des sources (Quellenforschung), il ne se préoccupe pas des influences ni des emprunts, mais de la vocation spirituelle de l’homme : c’est dans cet esprit qu’il se penche sur les textes sacrés qu’il interroge d’un regard scrutateur.

Dans ce texte sur l’humanisme hébraïque, écrit par un Levinas à peine âgé de cinquante ans, on lit des idées d’une grande hardiesse : le monothéisme qui anime cette culture talmudique ne se préoccupe pas de ménager à l’homme une sorte de rendez-vous privé avec une divinité consolatrice, mais à rapprocher la présence divine de la justice et de l’esprit humain. Comme on rapproche, dit Levinas, la lumière du jour de l’œil. La vision de Dieu est un acte moral.

Levinas a en horreur les simagrées du sacré et du mystère ; il dit souvent que la Bible ne se perd jamais dans un dédale de mystères entourant la divinité. Elle juge plus important de dicter à l’homme sa conduite et la tâche qu’il lui incombe d’accomplir.

Une polémique souterraine n’est pas toujours absente de telles déclarations. Exemple : le monothéisme est un humanisme, seuls les niais en tirent une arithmétique théologique.

On sent aussi un homme concerné au plus profond de lui-même : les livres où cet humanisme s’inscrit attendent encore leurs humanistes, comme la forêt vierge attend son forestier ou son débroussailleur. Ceux qui veulent changer les choses doivent veiller à ce que ces livres soient enfin ouverts.

La vocation religieuse d’Israël est de propager le monothéisme éthique que d’autres croyances prétendent reprendre à leur compte tout en ignorant volontairement la matrice, les sources de l’hébraïsme…


Si les Juifs ont refusé le message chrétien, ce n’est pas par fierté ni par entêtement, mais parce qu’ils considèrent que le Nouveau Testament, en dépit de ses grandes qualités, a escamoté bien des vérités contenues dans l’Ancien…

L’ossature, l’armature intellectuelle de ce judaïsme se trouve dans le Talmud que le monde occidental a poursuivi de sa vindicte deux millénaires durant.

On a l’impression de lire dans les dernières pages de cet article de Levinas, l’expression d’un testament intellectuel.

La langue hébraïque et les textes talmudiques véhiculent une sagesse, certes, difficile, mais qui produit des vérités génératrices de vertus. Et cette sagesse, injustement, mise de côté pendant si longtemps, nous est aussi nécessaire que l’héritage gréco-romain.

Cette étude (de l’Hébreu et du Talmud) permettra de ressusciter en l’homme l’une des âmes de son âme.


Et une telle étude ne nous impose rien, pas plus que celle de l’humanisme grec ne nous a imposé le sacrifice d’un coq à Esculape.


L’humanisme hébraïque ne vise pas à séparer les hommes les uns des autres. Tout au contraire, il préserve de l’oubli des pensées indispensables au bouquet humain.

Maurice-Ruben Hayoun

Emmanuel Levinas a contribué à faire connaître en France les philosophies de Husserl et de Heidegger. Il est l’auteur d’une œuvre considérable, qui en fait l’un des plus grands philosophes du XXe siècle.

Ce philosophe à l’itinéraire singulier et dramatique a voulu se défaire de la volonté philosophique de comprendre la totalité de ce qui est.

La totalité, c’est tout comprendre, tout maîtriser, les choses comme les hommes. Elle est ainsi devenue le synonyme de la guerre et de la haine de l’autre homme, car si des groupes humains n’entrent pas dans cette notion de totalité, il faut les exclure, ce qui, en bonne logique conduit à une épreuve ultime, celle de la persécution nazie.

Ni la politique, ni la religion, ni les intellectuels ni même la philosophie n’ont pu empêcher l’horreur du nazisme. Levinas cherche alors à penser une philosophie non pas à partir d’un sujet qui pense mais à partir d’un sujet qui est responsable. Il faut aller pour cela de la totalité au visage.

Pour Lévinas, il nous faut regarder l’homme dans sa singularité, dans son visage. Il faut approcher le visage dans sa révélation. Peut-être aussi faut-il lire la philosophie à la lumière du Talmud et chercher le visage et sa trace dans le verset.


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