Diaspora juive

« Courtisans » juifs dans la couronne d’Aragon

Législations (impériale et papale) vis-à-vis des fonctionnaires juifs

Au Moyen-Age et dans plusieurs états de l’Occident européen les Juifs étaient aussi des courtisans: ils ont occupé des postes importants soit comme fonctionnaires, soit comme médecins, soit dans d’autres domaines d’activité.

Du point de vue théorique, il leur était absolument défendu de jouer le rôle de fonctionnaires.

Il en est question et dans la législation impériale et dans la législation papale. La défense est explicite déjà en 439 dans une novella de Théodose II ainsi qu’en 533 dans le Corpus iuris-civilis (§ 1.9.19) et peu après dans la novella 45 de Justinien I.

La législation papale reprend le sujet et répète l’interdiction d’une manière très vague en 1179 (III Concile de Latran, canon 26) et plus explicitement en 1215 dans le IV Concile de Létran : un canon (le 69) dit : « prohibentes ne judei publicis officiis preferentur, quoniam sub tali pretextu chris-tianis plurimum sunt infesti », texte répété en 1234 dans les Décrétales (V. VI. XVI) de Grégoire IX.

Quant à la défense d’exercer la médecine, il n’en est fait qu’une allusion très générique au IV Concile de Létran (canon 22), générique en ce sens que l’interdiction ne vise pas directement les juifs.

L’application de la législation en pays chrétien

L’application de cette théorie en pays chrétien, c’est-à-dire, dans les états acceptant le christianisme comme religion officielle, n’a pas été étudié d’une façon systématique. On trouve des exemples d’inapplication au XIIIe siècle dans l’ouvrage de Grayzel (1), mais ce sont des exemples plutôt isolés pour l’Europe, et il en est de même pour les périodes postérieures au XIIIe siècle, à une exception près, une exception vraiment exceptionnelle: les états de la Péninsule Ibérique, où tout au long du Moyen-Age il y eut, bien qu’avec des variantes, des fonctionnaires juifs pour des raisons mal, peu ou non expliquées.

On est porté à croire que les états de la Péninsule Ibérique étaient peut-être des nations sous-développées, une espèce de tiers monde médiéval: en tout cas, il ne faut jamais oublier la présence de musulmans, voire d’Etats musulmans, présence évidemment exceptionnelle en Europe (sauf pour la Péninsule Ibérique et pour la Sicile).
Erreurs de nomenclature

Je viens de dire en « péninsule ibérique » et non pas en Espagne ou au Portugal ou bien en Espagne et au Portugal. Il s’agit d’une erreur de perspective des historiens du XIXe siècle et même du XXe siècle : ils jugent, et ils parlent de la situation médiévale d’après la situation politique de leur époque. Il suffit de penser aux titres et aux contenus des ouvrages des deux derniers siècles et même aux plus récents, par exemple, ceux de Neuman (2) et de Singerman (3) (dans ce dernier, il n’est pas fait mention du Roussillon, français aujourd’hui, mais ibérique au Moyen-Age, et même plus tard). Il en est de même pour le titre de l’histoire de Baer. (4)

La péninsule Ibérique comprenait alors cinq états, à savoir: les royaumes de Navarre et de Portugal et les Couronnes d’Aragon et de Castille, en plus de l’Al-Andalus , l’état musulman.

La couronne de Castille était à plusieurs égards (ou bien à tous les égards) un état unitaire, tandis que la Couronne d’Aragon était formée par une mosaïque d’états: le royaume d’Aragon et le Comté de Barcelone (qui, avec d’autres comtés formait la Catalogne), auxquels s’ajoutèrent plus tard le royaume de Majorque (les Baléares, avec les comtés du Roussillon et de Cerdagne) et le royaume de Valence. En fait, il ne s’agissait pas d’une unité mais d’un complexe d’états groupés ou rassemblés (depuis la deuxième moitié du Xlle siècle) seulement par une union personnelle dans la personne du roi (ou du comte).

Les fonctionnaires Juifs dans les états ibériques : différences politiques et chronologiques

Le problème du rôle des courtisans et des fonctionnaires juifs ne se pose pas de la même façon dans tous ces états de la Péninsule Ibérique. Il n’y a pas de coïncidence, ni politique ni encore chronologique.

En général, et sans entrer dans le détail, je suis obligé de faire des observations préalables, à mon avis très importantes, je n’ose dire essentielles parce que je ne connais pas très bien les situations: c’est ma faute, car j’ai été entraîné dans l’erreur consistant à poser une Espagne actuelle = Espagne médiévale par opposition au Portugal, jusqu’au moment où j’ai eu conscience de mon erreur et où j’ai été capable de réagir.

Dans la Couronne de Castille ainsi que dans les royaumes de Navarre et du Portugal il y eut des fonctionnaires juifs jusqu’au moment même de l’expulsion (1492 pour la Castille, 1496 pour le Portugal, 1498 pour la Navarre), tandis que dans la Couronne d’Aragon les Juifs occupant des postes de fonctionnaire disparurent après 1283-1284.

Bien qu’il s’agisse d’une courte période (1135-1284) par rapport aux autres états, les Juifs de la Couronne d’Aragon jouèrent un rôle beaucoup plus important et les fonctionnaires Juifs furent bien plus nombreux que dans d’autres états (même, quoique l’on dise, sous le règne d’Alphonse X de Castille ).(5) ..

Généralités et périodisation

Pour la Couronne d’Aragon il y a une question d’abondance de sources dont j’ai parlé ailleurs (6), tandis que pour le reste des états ibériques il faut remarquer le manque ou la pénurie des sources.

J’ai signalé naguère (7) -je traduis-que « les activités publiques des juifs espagnols nous sont connues ; mais je pense que jamais on a dit clairement et en peu de mots que ces activités se manifestent dans trois domaines ou directions (parfois il y a des interférences ou bien une dualité de fonctions), c’est-à-dire :

  • 1) La médecine
  • 2) les activités qui demandent une connaissance de la langue arabe
  • 3) les finances et l’administration.

Quant au premier de ces domaines, c’est-à-dire la médecine, il s’agit d’une situation individuelle et isolée, qui peut être difficilement transmise aux parents ou aux enfants.

Au contraire, pour les deux autres domaines, nous avons à faire à l’activité des membres, plus ou moins nombreux, d’une même famille, qui se consacrent au service public ; ils peuvent le faire parce que celui que j’ai parfois appelé « l’axe » de la famille a mérité la gratitude du seigneur à qui il a rendu des services ou y a gagné de « l’influence » (et je n’emploie pas le mot népotisme, parce que ce mot a souvent un sens péjoratif, qui est hors de question ici).

A ces trois domaines, j’ajouterai aujourd’hui un quatrième : le groupe formé par d’autres juifs, courtisans mais non fonctionnaires, par exemple des brodeurs de perles au service de la reine, des conseillers pour les affaires juives, des acheteurs de chevaux, etc.

Evidemment il est tout-à-fait impossible de vouloir parler maintenant de tous ces juifs à la fois. Je me limiterai donc aux fonctionnaires dans le sens le plus précis du mot, c’est-à-dire aux grands administrateurs et aux grands financiers, tandis que pour les autres juifs je me bornerai à de simples allusions .

Quelle est la cause de l’essor puis de la chute des fonctionnaires juifs dans la Couronne d’Aragon?

A mon avis et en simplifiant beaucoup les termes, la réponse dépend d’un fait: l’inexistence et plus tard l’existence d’une « bourgeoisie » qui a été capable de réaliser ce qu’on désigne récemment sous le nom de révolution commerciale. A ce qu’il paraît, une telle « bourgeoisie » aurait été presque inexistante dans les autres états de la Péninsule Ibérique.


Pour mieux connaître l’activité des Juifs dont je vais parler, il faut signaler trois grandes périodes : 1°) avant 1213, 2°) de 1213 à 1283, et 3°) après 1283. Evidemment, la deuxième de ces périodes, c’est-à-dire la période 1213-1283, qui prend fin à la suite des lois restrictives de 1283-1284, est la plus importante. Mais voyons-les maintenant de plus près.

La période antérieure à 1213

Du XIIe siècle, avant et après l’union de l’Aragon avec la Catalogne, datent les premières données qui, bien que peu abondantes, nous permettent de signaler l’existence de courtisans-fonctionnaires juifs à la Couronne d’Aragon.

J’ai parlé ailleurs (8) des catalans, mais il faudrait en faire de même pour les aragonais et, en plus, il faudrait approfondir le rôle de chacun d’eux, en leur consacrant des études partielles.

Pour le moment, la mention la plus ancienne et incontestable d’un fonctionnaire juif date de l’année 1135 : « Alaçar nostro repositario » , de Raymond Bérenger IV, comte de Barcelone, et prince d’Aragon par son mariage avec Pétronile. La citation se trouve sur un acte selon lequel Raymond Bérenger fait donation à son juif d’

une rente viagère à la « juderia » de Saragçsse, en même temps qu’il confirme la franchise que lui avait accordée le roi Alphonse I (m. 1134) (9) Si l’on en savait davantage on pourrait reculer la date du premier fonctionnaire juif à la Couronne d’Aragon.

Après cette date de 1135 les mentions de fonctionnaires juifs (« bajulus » généralement, mais parfois aussi « alfachim », c’est-à-dire médecin) deviennent de plus en plus fréquentes sous Raymons Bérenger IV (m. 1162), sous Alphonse II (m. 1196) et sous Pierre II (m. 1213) par exemple, Zecri de Barbastro, Jafia de Monzon, etc.

D’ailleurs, on ne doit pas oublier qu’à cette époque et aux époques suivantes il y avait aussi des juifs fonctionnaires-courtisans des seigneurs, surtout des seigneurs laïcs.

La période 1213-1283

La seconde période, 1213-1283, coïncide avec le règne de Jacques I (m. 1276) et presque tout le règne de son fils Pierre le Grand (Ille d’Aragon, Ile de Barcelone et 1er de Valence). Pour l’histoire juive dans la Couronne d’Aragon, c’est la meilleure des époques, le Grand siècle du Judaïsme dans cet état.

Elle l’est probablement à tous les points de vue, et aussi sans doute par rapport aux courtisans juifs : « par rapport » ou peut-être « à cause » -la question reste ouverte-des courtisans juifs. Il s’agit normalement de familles originaires de l’Aragon ou de la Catalogne, moins souvent du royaume de Valence, bien que les exceptions ne soient pas rares.

Baer, d’après Kliipfel, a bien signalé (10) les paliers de l’ascension des fonctionnaires juifs (ce qui, en tout cas, est vrai aussi pour les chrétiens), paliers que l’on peut résumer comme suit :

  • 1/ ils prêtent de l’argent au roi,
  • 2/engarantie des sommes prêtées, ils obtiennent les revenus des rentes. Pour garantir la perception des revenus,
  • 3/ ils nomment (ou bien ils se font nommer) bajuli de la ville, zone, région, etc.. jusqu’au moment où
  • 4/ ils deviennent officiers (bajuli, voire même tré¬ soriers, donc courtisans du roi).

L’évolution sans doute n’est pas facilement perceptible, mais d’après mes recherches sur la famille juive ftavâya

(11), c’est justement comme cela que les choses se passent : les premiers paliers sont gravis du vivant de Jacques I mais au service de son successeur Pierre (souvent en mauvais rapports avec son père) tandis que les derniers sont franchis quand Pierre est devenu roi (Pierre le Grand).

Il est bien possible que les exemples puissent se multiplier si l’on prenait la peine d’approfondir la biographie des fonctionnaires de Pierre le Grand pendant les dernières années du règne de Jacques I. Malheureusement, à l’exception du cas des Ravâya, je me suis occupé des fonctionnaires de Pierre que dès le moment de son avènement au trône. En tout cas, il paraî¬ trait que l’ascension se fait petit à petit.

La période envisagée n’est pas uniforme. L’on peut y distinguer deux et même trois époques : Jacques I (deux époques)

(12) et Pierre le Grand.

La première époque (années 1213-1252) est marquée par le fait que la documentation est encore restreinte, puisqu’on ne connait que des actes originaux. Mais certains points sont déjà établis. Pour ne pas m’ étendre il me suffira de remarquer que en 1228 (suivant les suggestions du IV Concile de Létran) le taux de l’usure fut fixé à 20 %, intérêt qui resta inaltéré jusqu’à l’expulsion des juifs en 1292 (1493 pour le Roussillon).

En outre, l’importance de certains courtisans juifs est marquée par leur présence dans le « Repartimiento » de Valence, et surtout par la mention des drogmans juifs connaisseurs de l’arabe dans les chapitres de la Chronique de Jacques I (Llibre dels feyts) qui regardent la conquête des Baléares et du royaume de Valence. (Les noms à rappeler sont : Bahiel I et Salomo Alcostantini ainsi que Astruc Bonsenyor).

La deuxième époque commence en 1252, c’est-à-dire, la date à partir de laquelle sont conservés les registres de la chancellerie royale, où étaient enregistrés, c’est-à-dire copiés (généralement en résumé) les actes royaux, ce qui signifie que la documentation de l’époque est abondante. Les dernières 25 années du règne de Jacques I pourraient donc être bien connues: seulement c’est un travail qu’il faut faire, et je crois que ce n’est pas une étude vraiment difficile, surtout si l’on pense qu’il existe un modèle utile (bien qu’il faille l’adapter) : je pense à mes travaux dont je parlerai bientôt (13).

Des courtisans juifs de l’époque, j’ai étudié il y a quelque temps les drogmans (14) et j’ai aussi fait quelques allusions aux « bajuli » locaux (Miîiça de Portêlla, Aaron Abinafia, etc.) (15), actifs surtout en zone de conquête et de repopulation du royaume de Valence.

Il faudrait connaître bien la biographie de Jahudan de Cavalleria (16), jadis surnommé le « Rothschild » d’Aragon : Jahudan, appartenant à une famille importante de Saragosse, eut une grande influence auprès de Jacques I ; mais il faut remarquer qu’il ne fut jamais trésorier : le titre n’existait pas à l’époque et d’ailleurs Jahudan fut actif en Aragon et à Valence, mais pas en Catalogne (ni à Majorque), ce qui évidemment exclut d’emblée toute possibilité d’avoir été ce que plus tard serait le trésorier.

D’autres « bajuli » locaux attendent leur découvreur : Benvenist de Porta, Astrug Jacob Xixo, peut-être Mosse Abenbivaig.

Pour les sept premières années (1276-1283) du règne de Pierre le Grand (m. 1285), seigneur d’Aragon, Catalogne et Valence, mais pas de Baléares ni du Roussillon, la situation de nos connaissances s’avère bien meilleure, car j’ai étudié avec détail la plus grande partie des fonctionnaires juifs. Et je l’ai fait dans plusieurs monographies, dont voici le catalogue, suivant leur ordre chronologique de rédaction :

  • 1. 1951. Les Ravàya, ma thèse d’état, encore inédite (17)
  • 2. 1955. Les Abenmenasse (18) : Samuel médecin, drogman et écrivain majeur d’arabe, c’est-à-dire chef de la section arabe de la chancellerie royale, et son frère Jahuda, drogman et écrivain majeur d’arabe substitut.
  • 3. 1960. Le reste des fonctionnaires administratifs, dans une étude à paraître (19).
  • 4. 1970. Résumé et vue d’ensemble sur les fonctionnaires (20).
  • 5. 1970. Açac el-Calvo, acheteur de chevaux pour le compte du roi (21 ) .
  • 6. Il faut y ajouter quelques études sous presse ou en cours de rédaction (22).

Je ne peux pas et en même temps je ne veux pas expliquer en détail tout ce qui regarde les fonctionnaires juifs de Pierre le Grand. Et d’aileurs on pourra s’en faire une idée assez nette en lisant le résumé que je viens de citer.

Mais je voudrais m ‘arrêter un moment pour souligner le fait que ces juifs sont originaires et/ou actifs dans les trois états que la Couronne d’Aragon embrassait alors.

Il y avait des Aragonais : Jahudan de Cavalleria en déclin et qui cessa d’être courtisan fin 1276 (bien qu’il mourut en 1277) ; les familles des Portèlla et des Abinafia, de Calatayud la première et de Tarazona l’autre, qui se firent remarquer, spécialement Miîiça de Portèlla et Aaron Abinafia, ainsi que la famille des Alcostaniini (surtout Mosse, bajulus de Saragosse et après de la ville de Valence, en même temps que percepteur du sel et à Saragosse, et à Valence) et plusieurs bajuli locaux, par exemple, Jucef Abinafia, Jucef Avintema et Azmel Fedanc.

Parmi les catalans, il faut signaler les Ravàya (ils n’étaient peut-être pas originaires de la Catalogne), tous dési¬ gnés comme bajulus, mais remplissant des charges bien différentes. Le père, Astrug Ravàya, fut bajulus de Gérone et sa région pendant beaucoup d’années, tandis que son fils aîné Jucef gravit petit à petit tous les paliers de l’administration, jusqu’à devenir trésorier, de facto mais non de jure, excepté pendant ses derniers mois en Sicile (il y mourut fin 1282) et Mosse, le fils cadet, qui arriva de facto à bajulus général de toute la Catalogne et il fut aussi vendeur de revenus des rentes royales et collecteur en chef du « bovage » (en théorie impôt sur les boeufs, mais en général sur tous les biens meubles, payable au couronnement d’un nouveau roi), il faut aussi rappeler les noms des drogmans Astruc Bonse nyor et son fils Bondavid scribe pour l’arabe de l’héritier Alphonse, comme plus tard son frère Jahuda, au temps de Jacques II) ainsi que les bajuli locaux Astruc Jacob Xixo et Samuel Rubi.

Valenciens furent les Abenmenasse, dont j’ai parlé auparavant, et dans le royaume de Valence Bonet Zaragozâno et Salomo Alcostantini excercèrent leurs activités comme collec¬ teurs de l’herbage (droit de pâture). Vives Abenvlves fut admi¬ nistrateur du palais royal de la ville de Valence. Il y eut aus¬ si plusieurs bajuli locaux : Mùça Alleç, Samuel Abenvlves, Mosse Almateri, Miiça de Dénia, Vital Aborrabe, Jucef Avinçaprut et Salomo Vital.

Après la mort de Jucef Ravaya le schéma est objet d’importantes variations et la situation pourrait se résumer (20.6.1283) ainsi : en remarquant qu’à ce moment il y a déjà les bajuli généraux en en Aragon, en Catalogne et au royaume de Valence.

Les lois restrictives de 1283-1284

A la fin de 1283 et pendant les premiers jours de 1284, le panorama changea subitement pour les Juifs.

Car les sujets de Pierre le Grand (dirigés par la bourgeoisie et les ncbles) demandèrent et obtinrent plusieurs avantages légaux, entre eux de courtes lois qui en fait mirent au ban les Juifs qui travaillaient pour et à côté du roi. Le « mouvement », peut-être né en Aragon, se propagea tout de suite aux autres ‘ états: l’indépendance de chaque état respectée, les lois visant les Juifs coïncidaient (pas pour la lettre, mais pour l’esprit). Il faut lire les textes : c’est l’essentiel. Ils marquent la fin des fonctionnaires juifs, nous le verrons plus tard. Voici les textes.

En Aragon les Aragonais formèrent une « Union » qui rédigea le Privilegio general, un ensemble de pétitions que le 3 octobre 1283 le roi fut onbligé d’accepter et de jurer. Un des chapitres dit : « Item demandan los ricos homes e todos los otros sobredichos que en los reynos d’Aragon e de Valencia, ni en Ribagorça ni en Teruel, que no aya bayle que jodio sea ».

Le même jour les habitants de Teruel, « piden mercè al senyor Rey que en Teruel ne en sus aldeya algun judio por baylle no les sea dado » et « item dizen que las alfondegas contra lurs fueros fechas por lo senyor Rey o de mandamiento d’ell por los judios oficiales suyos, que fazian alli posar forciblement , demandan aquellas seer dessechas » (les ‘alfondegas’ ou ‘alhondigas’ sont des halles au blé, c’est-à-dire des greniers publics et juste¬ ment celui de Teruel était contrôlé par le Juif Jucef Avendro-dic ) .

A la même date les nobles et chevaliers du Royaume de Valence qui voulaient suivre « le fuero » d’Aragon demandèrent « que el sennor Rey mete jodio baile en la terra que no lo y deve meter segunt costumne del reyno ».

Pour Valence, le problème n’était pas tout à fait résolu. Et le premier décembre 1283 les prud’hommes et les municipalités du royaume virent leurs « fueros » et « coutumes » confir¬ mées : « Item statuimus et ordinamus quod nullus judeus sit baiu-lus nec teneat baiuliam nec curiam nec sit etiam collector red-dituum in Valencie nec in alio loco regni , nec officium publicum teneat unde super christianum habeat jurisdictionem » .


Le 3 janvier les barcelonais -ce qui veut dire : tous les catalans-obtinrent le Recqgnoverunt proceres , où l’un des chapitres dit : « Item concedimus capitulum quod aliquis judeus non possit uti jurisdictionem vel districtu super christianos » .

La boucle était bouclée. En trois mois furent dictées les lois qui écartèrent les Juifs du fonctionnariat, en commençant par les bajuli (mentionnés ouvertement dans les lois) (24).

La période 1283-1492

Après 1284 il n’y eut plus de bajuli locaux juifs dans la Couronne d’Aragon. Seuls restèrent actifs les Juifs qui couvraient des fonctions économiques-administratives à caractère plus générique non lié à une démarcation et ils y continuèrent grâce à un subterfuge facile mais intelligent : sans avoir le titre de bajulus -c’était ce que la lettre des lois leur défendait-ils accomplirent les mêmes ou semblables occupations, en étant adjoints au service du roi avec la dénomination -juridiquement inoffensive-de « fidelis noster ».

C’est la solution pratique suivie par Pierre le Grand (m. 1285) qui se servit encore de Mosse Ravàya, Mùça de Portella et Aaron Abinàfia, exerçant à peu près la même fonction (bien qu’un petit peu plus réduite) qu’auparavant, en prenant un nouveau fidèle David Mascaran comme conseiller pour les affaires juives, car désormais les Juifs devaient jouer le rôle de coffre et trésor du roi, à quelques exceptions près, sur lesquelles je reviendrai tout de suite.

La solution de Pierre fut copiée par son fils et successeur Alphonse le Libéral (Ille d’Aragon, Ile de Barcelone, 1er de Valence, mort en 1291) bien que sous son règne moururent violemment entre les mains de leurs coréligionnaires et Màça de Portèlla et David Mascaran. Et subsistèrent les drogmans Bon-david fils d’Astruc Bonsenyor et Abrahim Abenamies. Il en fut de même sous Jacques II (m. 1327), mais chaque fois avec une intensité moindre : il ne restait que des drogmans, comme Abrahim Abenamies, Çulèma Abenmenasse et Bahiel II Alcostantini .

Environ à partir de 1300, pas de Juifs courtisans.


S’ouvre ainsi une longue parenthèse jusqu’à la deuxième moitié du XlVe siècle, aux temps de Pierre le Cérémonieux (IVe d’Aragon Ille de Barcelone, Ile de Valence et 1er de Majorque, réincor¬ poré à la Couronne d’Aragon depuis 1349).

Le renouveau très probablement est à mettre en rapport avec l’abolition en 1347 du Privilegio general : c’est le moment de l’affaiblissement du roi. Le nombre des courtisans juifs s’accroît : médecins (25), astronomes, astrologues et fabriquants d’instruments astronomiques (Cresques Abraham et son fils Jafuda Crèsques, Isaac Nafuci Jacob Corsùno, originaire de Séville) (26) ; brodeurs de ferles pour la reine : les Suri (27), mais aussi des administrateurs doublés de financiers (ou des financiers doublés d’administrateurs) exerçant ce que naguère j’ai nommé des « fonctions semi-publiques », des hommes qui commencent leur carrière comme banquiers privés, occasionnellement auprès du roi, et qui petit à petit (plus ou moins suivant le système auquel j’ai fait mention) et pour recouvrer les sommes prêtées se mettent au service du roi, mais pas de l’Etat, et arrivent à devenir familiares du roi, de la reine ou de l’héritier.

Tel le valencien Jafuda Alatazar (m. 1377), dès 1364 membre ad honorem de la maison de la reine, autocrate qui veut diriger la vie et l’économie de ses coréligionnaires, tels les Aragonais Alatzar Golluf (m. 1389) actif à la trésorerie de l’héritier Jean (I) et de sa femme Violant de Bar, auprès de laquelle, une fois qu’elle fut devenue reine, il fut « regent de la tresoreria » (jamais il n’est question du trésorier : c’est une autre façon de détourner les lois), et aussi Benvenist de Cavalleria, actif jusqu’en 1387 et après 1396 auprès du roi Martin I, avec la parenthèse de Jean I, Mécène Juif, et avec une activité moindre les catalans Massot Avengena, Mosse Natan (poète hébreu et en Catalan) et le philosophe Hasday Cresques, conseiller de Jean I ou pour les affaires juives ainsi que juge des malsinim, même après 1391.

L’année du pogrom qui bouleversa presque toutes les juiveries de la Péninsule Ibérique, marque en même temps le commencement de la fin.

Pour la Couronne d’Aragon elle signifie la fin finales des aljamas des grandes villes de Valence et de Barcelone, de même qu’un demi-siècle après il en sera de même pour Majorque (1435). Bon nombre de petites aljamas vivent leur disparition définitive, malgré les efforts déployés par le courtisan royal Hasday Crèsques.


Les Juifs sont désormais peu nombreux : quelques uns sont morts, un bon nombre d’entre eux a émigré, beaucoup se sont fait baptiser.


Le centre juif passe aux aljamas d’Aragon, épargnées des émeutes. C’est justement là que vivait le vieux Benvenist de Cavalleria, un des rares Juifs de cour survivants, qui est membre de la maison de Martin I.

A vrai dire, le flambeau des courtisans passe aux mains des convertis : des membres des grandes familles des Cavalleria, Sanchez, Santàngel, pourront occuper les postes les plus élevés de l’administration (28).

Les Juifs restés fidèles au judaïsme ne peuvent plus grand chose et on ne connaîtra que des cas isolés. Parmi eux, il’ faut rappeler deux noms : celui de Crèsques Abnarrabi, médecin de Lerida qui opéra le roi Jean II des cataractes, et à la veille même de l’expulsion des Juifs celui de Bonastruc Benvenist, exécuteur des paiements des « remensas » : en 1492 il prit le chemin de l’exil, mais avant de partir, il mit en ordre sa succession (aux mains de percepteurs chrétiens). Mais l’un d’eux, bien que courtisan, n’était pas un administrateur, tandis que l’autre ne dépendait pas directement du roi : ce n’était pas un fonctionnaire, mais une de ces personnes que j’ai qualifiée comme exerçant des fonctions semi-publiques.

En fait, pour les Juifs de la Couronne d’Aragon, le dernier acte de la pièce avait été joué un siècle plus tôt, en 1391.

David ROMANO Université de Barcelone

NOTES

  • (1) -Grayzel Solomon : The Church and the Jews in the Xlllth century A study of their relations duri ng the years 1198-1 254, based on the papal letters and the conciliar decrees of the period . Tje Dropsie College, Philadelphia, 1933. (2) -Neuman Abraham A., The Jews in Spain. Their social, political and cultural life during the Middle Ages. The Jewish Publica¬ tion Society of America. Philadelphia, 1942. (3) -Singerman Robert, The Jews in Spain and Portugal : A biblio¬ graphy -Garland-New-York-London, 1975. (4) -Baer Yitzhak, A history of the Jews in christian Spain. The Jewish Publication Society of America. Philadelphia 1961-1966, 2 vols. (C’est une traduction et adaptation cle l’hé¬ breu) . (5) -Romano David, Alfonso X y los Judios Problematica y propues- tas de traba.jo (sous presse, Madrid). (6) -Romano David, Les juifs de la Couronne d’Aragon avant 1391, Revue des Etudes Juives (Paris), CXLI (1982), 169-182. (7) -Romano David, Los funcionarios .judios de Pedro el Grande de Aragon (mentionné à la note 20), §02. (8) -Romano David, Una poblacio marginada : els jueus, en Histo- ria de Catalunya (Salvat, Barcelona), num. 67 (1979), 143-147. ~ (9) -Baer Fritz, Die Juden im christlich en Spanien I (Akademie Verlag, Berlin 1929), num. 21. (10) -Baer Yitzhak : A history of the Jews in christian Spain (cité à la note 4), vol. I, pp. 53-58. (11) -Voir ma note 17. (12) -Voir Bofarull y Sans, Francisco de A., Jaime I y los judios, en (Primer) Congrès d’Historia de la Corona d’Arago , segona part (Barcelona 1913), 819-943.
  • (13) -Voir notes 19-24. (14) -Voir Romano David, Judios escribanos y trujamanes de arabe en la Corona de Aragon (Reinados de Jaime I a Jaime II, Se farad (Madrid), XXXVIII (1978 (1980) ), 71-105. (15) -Voir mon livre que je mentionnerai à la note 19. (16) -Bofarull : Jaime I y los judios (cité dans ma note 12) pp. 833-836. (17) -Romano David, La familia Ravaya y su JLabor como tesoreros y bailes. (18) -Romano David, Los hermanos Abenmenassé al servicio de Pedro el grande, en Homenaje a Millas-Vallicrosa (C.S.I.C., Barcelona 1956), 243-292. (19) -Romano David, Judios al servicio de Pedro el Grande de Aragon (1276-1285) 71T. S . I . C . -« Barcelona 1983. (20) -Romano David, Los funcionarios judios de Pedro el Grande Boletin de la Real Academia de Buenas Letras de Bare e 1 ona , XXXIII (1969-1970) ,~5-41. (21) -Romano David, Açac el-Calvo, mercader de cavalls aï servei de Pere el Gran, Estudis d’Historia Medieval V„ Estudis dedicats a Ferran Soldevila 5, Barcelona 1972, 45-54. (22) -Mahalux Alcoqui, extrano juglar judio de los Reyes de Aragon (1273-1301 ) : Judios bailes de Zaragoza (1276-1279) ; Docu¬ ments for the biography of R. Shelomo ben Adret, etc. (23) -Toutes ces notices se trouvent dans Romano : Judios al servicio de Pedro el Grande (mentionné à la note 19). (24) -Les références documentaires de ces textes ainsi que pour Jacob Avenrodric se trouvent dans Romano : Judios al servicio de Pedro el Grande de Aragon (mentionné à la note 19), pp. 175-178. (25) -Miret y Sans Joaquin, Les médecins juifs de Pierre, roi d’Aragon, Revue des Etudes Juives (Paris), LVII (1909), 268-278. (26) -Romano David : Pere el Cerimonios i la cultura cientifica, 1 ‘ Avenç (Barcelona), num. 41 (sept. 1981), 26-30. (27) -Romano David, Los Suri, judios de Huesca y perleros de la reina de Aragon (1350-1372), Sefarad (Madrid) XL (1980 (1982) ), 255-281, 1 tableau.
  • (28) -Voir Romano David, Los judios de la Corona de Aragon en la primera mitad del siglo XV, en Actas y comunicaciones IV Congreso de Historia jde la Corona de Aragon I (Palma de Mallorca 1959 (1961), pp. 242.

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