A aucune époque de son histoire, l’origine salomonienne de la dynastie régnante n’est devenue aussi populaire que de nos jours en Abyssinie. Transformée en dogme politique, elle quitta les bibliothèques des couvents pour s’exhiber publiquement sur les monnaies royales frappées après la victoire gagnée à Adoua sur les Italiens.
Sur ces pièces, destinées en première ligne à proclamer l’indépendance du pays , elle se présente au monde dans la superbe devise tirée de l’Apocalypse de saint Jean (v. 5) : «Le lion de la tribu de Juda a obtenu la victoire! » (Môa Anbasâ emnagada Yehuda).
La citation a prudemment passé sous silence les mots suivants « racine de David », et l’application à l’empereur actuel ne s’est pas effectuée sans faire subir une entorse au sens réel du passage, mais ces sortes d’opérations, qui feraient bondir la théologie rigoureuse, ne connaissent pas de bornes dans les thèses intéressées, surtout quand la politique s’avise de s’en mêler.
Les relations entre la reine de Saba et le roi Salomon sont présentées dans I, Rois, x, i-i3 sous une forme qui n’est visiblement pas de première main et ayant pour base un ouvrage historique antérieur. Sa tendance est franchement épique.
Salomon, enrichi fortement par ses expéditions maritimes a Ophir, dans l’Arabie méridionale, pays abondant en or, en pierres précieuses et en parfums, acquit partout la renommée d’être le roi le plus sage du monde. La reine de Saba, qui se piquait de sagesse, se rendit à Jérusalem à la tête d’une nombreuse caravane chargée des produits les plus précieux de son pays, dans le but d’éprouver la sagesse de Salomon en lui posant un certain nombre de devinettes à résoudre. Salomon résolut les énigmes, lui fit admirer le bon ordre de sa maison royale et l’organisation du culte du temple de Yahwé. La reine convaincue et éblouie en même temps de tout ce qu’elle venait de voir, lui adressa des compliments enthousiastes, loua Yahwé d’avoir donné à Israël un roi aussi sage et fit don à Salomon, à titre d’hommage, de tout le précieux chargement qu’elle avait apporté par la caravane ; puis elle retourna dans son pays.
Il va sans dire que le voyage de la reine, dont l’historicité ne peut être sérieusement contestée, a été déterminé par une cause plus importante que le désir d’éprouver la sagacité du roi juif. A en juger d’après l’analogie d’autres voyages anciens de prince à prince, on devine facilement qu’il s’agissait, en première ligne, d’un traité de commerce entre les deux royaumes, pour régulariser d’abord les relations commerciales qui existaient déjà par voie de navigation et inaugurer ensuite une nouvelle ligne de communication par voie de terre à travers l’Arabie.
Le pays de Saba, richement pourvu de mines d’or, de gemmes et d’aromates les plus recherchés, produisait des céréales et de l’huile d’olive en quantité insuffisante pour nourrir sa nombreuse population. Le Yémen manque aussi de fins tissus de lin de diverses couleurs et spécialement de ces étoffes de pourpre qui servaient à l’habillement des rois et des chefs. La Palestine produisait abondamment les premières denrées et servait d’intermédiaire pour le commerce de la pourpre tyrienne.
Cet échange de denrées et de produits industriels était avantageux aux deux gouvernements, et il paraissait nécessaire d’en régler les transactions par des tarifs bien fixés. Voilà ce que l’historien primitif a dû raconter. Peut-être y a-t-il mêlé quelques anecdotes familières où Salomon et la reine ont fait assaut d’esprit après un repas succulent pris en commun à la table royale. Ces sortes de divertissements sont encore aujourd’hui très goûtés dans les familles aisées en Orient.
Le second éditeur en a fait un conte populaire amusant et édifiant à la fois. Le côté d’économie internationale a été entièrement éliminé, et le poids tout entier a été mis sur la sagesse du roi en tant qu’elle a servi à rendre illustre le nom d’Israël et de son dieu. Cet épisode demeure isolé dans la Bible, sauf peut-être une légère allusion au psaume lxxii qui porte en tête le nom de Salomon. On y lit au verset 1 o : « Les rois de Tarsis et des îles lui apporteront des dons; les rois de Saba et de Saba lui offriront des hommages.
On sait que les expéditions lucratives de la flotte de Salomon se rattachaient simultanément à Tarsis dans l’ouest de la Méditerranée et à Saba-Ophir dans les parages sud de la mer Rouge.
(L’identification d’Ophir avec le pays d’Abhira aux embouchures de l’indus manque de toute base scientifique. L’Inde est restée une terre inconnue pour l’Occident jusqu’à l’époque des Acheménides d’Alexandrie.)
Pendant plusieurs siècles, on n’entend plus parler de la reine de Saba dans les livres apocryphes d’origine palestinienne. Par contre, son histoire parait avoir préoccupé la littérature judéo-alexandrine. Il se peut que le récit biblique ait été dramatisé par un romancier helléniste, car Josèphe, en le résumant dans ses Antiquités, donne à la reine, en passant, le nom de Nicaulis et la fait régner sur l’Egypte et l’Ethiopie. C’est la première fois que cette histoire est transférée d’Arabie en Afrique , et cette opération semble convenir le mieux à un juif.
Le nom propre Nicaulis semble frappé sur le modèle de Nitocris, la célèbre épouse égyptienne de Nabuchodonosor, selon le rapport d’Hérodote. Y a-t-il là une pointe malicieuse à l’adresse des judéophobes gréco-égyptiens, destinée a. leur apprendre qu’une souveraine de leur race rendit hommage à la sagesse d’un roi juif ? Les fables insolentes qu’ils ont inventées pour vilipender les juifs, ont pu provoquer une réplique du même genre de la part d’un auteur judéo-alexandrin, et les relations de la reine de Saba avecSalomon s’y seraient prêtées à souhait.
En Palestine, l’indifférence à l’égard de la reine voyageuse persiste toujours.
Jésus la cite dans une improvisation comme ayant été poussée par la simple curiosité d’entendre les sages paroles de Salomon (Mathieu, xii, 4a); les docteurs talmudiques ne sont pas plus expansifs à ce propos. Pourtant Jésus et les rabbins auraient pu y relever un fait qui avait pour eux la plus haute valeur imaginable. Elle a rendu un hommage public au dieu d’Israël, acte qui n’est mentionné au sujet d’aucun des chefs étrangers ralliés à Salomon, pas même au sujet de son ami intime Hiram, roi de Tyr.
Quoi de plus près que la tentative pour les aggadistes de la présenter comme une prosélyte dévouée au monothéisme et de lui attribuer un gouvernement à la fois juste, prospère et puissant rehaussé d’une longévité respectable après le retour dans son pays ? Il semble que, dans ces milieux palestiniens, sa qualité de femme a beaucoup nui à l’éclosion de l’admiration qui lui était due. Dans la curiosité excessive de la femme, on a supposé un instinct romanesque inconscient, manifesté par son empressement à connaître les menus détails de l’habitation du roi qui n’était précisément pas assez réservé sur le chapitre des femmes, et l’on y haïrait une intrigue de galanterie provoquée par son initiative, mouvement qu’on n’excuse que chez les hommes.
La cause qui a produit une indifférence persistante pour la reine de Saba chez les juifs à l’époque talmudique, a eu un effet tout opposé en Arabie où elle a pénétré par l’intermédiaire des tribus juives qui vivaient en grande partie à l’état demi-nomade à côté d’autres tribus bédouines, et complètement imbues de mœurs et d’usages arabes en ce qui concerne la vie matérielle.
Les aventures romanesques des jeunes filles bédouines, faisant de longs voyages pour rejoindre leur ami de choix dans quelque pâturage éloigné, formaient l’objet des chansons populaires et au lieu d’effaroucher une pudicité rigide, se voyaient dépeintes comme des actes héroïques très estimés dans la bonne société. A ce point de vue, la reine de Saba, fortement éprise de Salomon d’après l’ouï-dire, a noblement agi en cherchant, malgré la longueur et les difficultés du voyage , à s’approcher de l’élu de son cœur, ne fût-ce que pendant son séjour à Jérusalem.
Pour l’imagination ardente et mystique de la Sabéenne, le bonheur de vivre quelques jours dans l’intimité d’un souverain incomparable tel que Salomon, et de porter pour le reste de sa vie le titre glorieux d’épouse de Salomon, compensait plus qu’amplement les fatigues du voyage d’aller et retour, puisque ses devoirs de reine la rappelaient impérieusement dans son pays natal. Ces circonstances n’ont pu manquer de faire de la reine de Saba une héroïne extrêmement sympathique dans les régions du Hidjaz exposées à l’intluence du judaïsme et tout spécialement à la Mecque et à Médine, où étaient établies depuis longtemps de nombreuses colonies juives.
A la naissance de l’islamisme, Mahomet ne tarda pas à s’apercevoir de tout le parti que sa nouvelle doctrine peut tirer de la relation des deux personnalités bibliques jouissant d’une sympathie générale chez les juifs et les Arabes.
Il cherchait en ce moment à attirer à sa religion les tribus yéménites qui lui avaient envoyé des délégués pour s’enquérir de sa mission. Rien n’était plus propre a faire disparaître toute hésitation de leur part que de leur faire croire qu’une de leurs anciennes reines, contemporaine du célèbre roi juif Salomon, avait été convertie par celui-ci à l’islamisme, lequel était alors précisément la religion dominante à Jérusalem.
Comme prophète, Mahomet reçut la mission de révéler non pas seulement l’avenir, mais aussi la vraie marche de l’histoire dans le passé. C’est ainsi qu’il introduit sans hésiter des peuples et des prophètes inconnus avant lui et modifie avec aisance les récits antérieurs relativement aux faits et gestes des personnages marquants de l’antiquité dans le goût arabe, et quand l’occasion lui semblait propice, dans l’intérêt de sa mission religieuse. En un mot, il sut réunir dans sa personne la faculté du râwi (conteur) charmeur et l’autorité infaillible du prophète.
Dans la période tal mudique, les aggadistes juifs avaient déjà réussi à tirer de I, Rois, v, 9-1, la notion stupéfiante que Salomon commandait à toutes les créatures terrestres et employait à son service celles qui joignent l’acuité de l’intelligence à une extrême rapidité de mouvement, comme les oiseaux et les démons. Mahomet admit cette légende et, muni de son talent de conteur selon le goût local pour le merveilleux, il réédita l’histoire de la rencontre de la reine de Saba avec Salomon de la manière suivante (Coran, xxvn, 1 6-45 ):
« Salomon fut l’héritier de David; il comprit la langue des oiseaux. Ses troupes, composées de démons, d’hommes et d’oiseaux, se tenaient devant lui. Un jour, en passant la revue des oiseaux il remarqua l’absence de la huppe. Alors il demanda : «Pourquoi ne vois-je pas la huppe? Elle n’est donc «pas là? Je vais lui infliger une peine sévère; je vais même la «mettre à mort si elle ne fournit pas une excuse suffisante.
« La huppe ne tarda pas à revenir ; elle dit : « J’ai recherché ce «que tu n’as pas recherché, et je t’apporte du pays de Saba des « nouvelles de grand intérêt. J’ai trouvé qu’une femme y exerce « le gouvernement et que toute chose lui est soumise. Elle a un « grand trône. J’ai aussi observé qu’elle et ses gens adorent le soleil au lieu d’Allah. Satan embellit à leurs yeux leurs œuvres «et les fait détourner de la voie droite pour ne pas y marcher. « Ils refusent d’adorer Allah qui révèle les choses cachées au ciel « et sur terre et qui sait ce qu’ils cachent et ce qu’ils découvrent; « Allah , en dehors de qui il n’y a pas de dieu , Seigneur du trône « honoré.
«(Salomon) dit : «Nous allons voir si tu dis la vérité, ou si « tu es de la race des menteurs. Pars d’ici avec ma lettre que « voici et jette-la en leur présence, et tiens-toi à côté pour voir « quelle réponse ils vont donner.
«[Ainsi fut fait]. (La reine de Saba) dit : «Hommes élus! « Voici la lettre importante qu’on m’a fait parvenir. Elle vient «doSalomon, qui m’envoie dire au nom du Clément et du «Miséricordieux, ceci: Ne vous soulevez pas contre moi, mais « venez chez moi en qualité de croyants.
« La reine dit : « 0 élus ! Donnez-moi un conseil au sujet «de mon affaire: je ne prendrai pas de décision avant que «vous vous mettiez d’accord. Les élus répondirent : «Nous «avons la force et l’énergie, mais nous commander c’est à toi «qu’il appartient ; fais-nous donc entendre tes ordres. » Elle «dit : Lorsque les rois attaquent une ville, ils la ruinent et « changent les très puissants en très pauvres. C’est ainsi qu’ils «agissent. Voici, je lui enverrai un cadeau, et je verrai ce qu’il « répondra aux messagers.
«Lorsque le messager arriva auprès de Salomon, celui-ci dit : «Vous voulez donc augmenter ma richesse! ce qu’Allah «m’a réparti vaut plus que ce qu’il vous a donné en partage. «Vous comptez sur votre cadeau, reprenez-le.
«Nous amènerons contre eux des troupes auxquelles ils ne «résisteront pas, et nous les exilerons honteusement après les « avoir soumis.
«Salomon dit (encore) : «0 élus! Qui d’entre vous veut «m’apporter son trône avant qu’ils viennent auprès de moi en «qualité de croyants ?» Ifrît, un des démons, dit : «Je le l’apporterai avant que lu te lèves de ta place ». Un expert en Ecriture sainte dit : «Je te l’apporterai avant que tu relèves « tes paupières ».
«Lorsque Salomon le vit dressé près de lui, il dit : «Allah «veut bien éprouver mon cœur, si je serais reconnaissant ou «ingrat. Quiconque est reconnaissant s’attire beaucoup de bien; « quant à l’ingrat, le Seigneur est riche et de grâce prodigieuse.
« Salomon dit : « Déguisez-lui le trône, voyons si elle marche « droitement ou non» ; et quand elle arriva ils lui dirent : «Ton «trône ressemble-t-il à celui-ci?» Elle répondit : «II lui ressemble». A nous, la sagesse nous a été donnée avant elle, et nous sommes devenus des croyants, mais elle a été induite en erreur, parce qu’elle n’adorait pas Allah; elle fut la fille d’un peuple infidèle.
«On lui dit : «Entre dans le palais, et quand elle vit, elle crut que c’était un lac , et elle découvrit ses hanches ». Salomon lui dit : «c’est un palais pavé de dalles de verre». (Alors) elle dit : «Mon Dieu, je me suis compromise, maintenant je me «remets avec Salomon à Allah, maître des mondes.
Toute la situation est changée. Salomon est simplement l’image parfaite de Mahomet et n’agit que dans le but de convertir la reine et son peuple par la menace d’une guerre d’extermination.
La reine, dont le trône disparaît subitement, pressent le danger qu’elle court si elle refuse d’obéir à l’invitation d’un prophète tout-puissant et incorruptible par tous les trésors du monde. Lorsqu’elle arrive au palais de Jérusalem, elle est incapable de reconnaître son trône, ce qui a fait sourire les gens du palais qui y voyaient l’effet de son aveuglement païen. Puis, en entrant dans l’appartement particulier de Salomon, elle se rend ridicule en commettant l’étourderie de retrousser sa robe jusqu’aux hanches, dans l’illusion d’avoir à traverser une nappe d’eau pour arriver auprès du roi. Confuse de ses maladresses qu’elle finit par attribuer à son égarement religieux, elle accepte la religion d’Allah, c’est-à-dire l’islamisme.
Gomme on le voit, la tournure nouvelle appartient en personne à Mahomet seul et réfléchit son état d’Ame particulier.
De l’ancienne forme juive, il ne reste que la base matérielle : deux personnages royaux, un roi fidèle et une reine infidèle (donnée biblique); domination du roi fidèle sur les démons et les oiseaux (donnée talmudique). A cette dernière source, il faut joindre la croyance que les érudits en Ecriture sainte savent opérer des miracles plus étonnants encore que les démons mêmes. C’est, l’esprit des croyances juives du temps nous l’apprend, que ces érudits connaissent la prononciation exacte des noms de la divinité (Sêmoth haq-qodety dont l’efficacité est instantanée.
Des éléments populaires, on n’y remarque pas le moindre vestige. C’est une légende purement islamique. Le choix de la huppe comme messagère repose sur un jeu de mot arabe : hudhud « huppe et hadhada «envoyer d’en haut». Durant les siècles suivants, les épisodes coraniques produisirent une foule de commentaires qui tâchaient, en expliquant les expressions obscures, de mieux préciser les faits et d’en combler les lacunes.
Vers le commencement du XIe siècle, Ath-Thalabî a été à même de fournir la nouvelle forme amplifiée et enrichie de traditions orales remontant, dit-on, au prophète lui-même. Ce récit transformé appartient à la catégorie des romans didactiques qui font l’objet des Récits des prophètes (Qifiax-ul- anbiyâ) de cet auteur, précurseurs des romans profanes du genre des Mille et Une Nuits. L’élément amusant et anecdotique y est déjà souvent représenté.
Le récit étant trop long pour trouver place en ce lieu, je me contenterai d’en signaler les principales additions qui sont venues se greffer sur le récit du Coran, au point de l’altérer gravement par des contradictions inconciliables. Le goût du merveilleux et les erreurs chronologiques et géographiques y prennent des proportions colossales.
1. En précurseur de l’islamisme, Salomon, à la tête de son armée polygène, à laquelle s’associent les bêtes sauvages, accomplit le pèlerinage de la Mecque, y prophétise la venue de Mahomet, chef et dernier des prophètes d’après les prévisions du livre des psaumes.
Ensuite, voulant voir le Yémen, il partit le matin, conduit par l’étoile Canope et porté avec les siens par le vent, et arriva à midi à Sanaâ. Comme le lieu du campement manquait de sources, Salomon voulait charger la huppe d’indiquer les courants souterrains, afin que les démons puissent y aller puiser l’eau nécessaire à faire les ablutions prescrites avant la prière. Ne l’ayant pas trouvée, Salomon se fùcha contre elle et envoya l’aigle de la mer pour la ramener. Dans l’intervalle, la huppe du Nord apprit par une huppe yéménite la puissance et la richesse extraordinaires de la reine Bilkis. Une discussion s’engagea entre les deux huppes sur la prééminence des deux royautés. Puis la huppe revint toute confuse auprès de Salomon et se fit pardonner l’escapade, grâce aux nouvelles qu’elle avait apportées.
2. Intercalation d’une biographie de la reine, rapportée par Abou-Huraïra qui l’avait entendue de la bouche du prophète.
Un des ancêtres de Bilkis était de la race des Djinns; elle obtint le trône après avoir tué par ruse un roi tyrannique qui abusait des femmes de ses sujets. Le culte du soleil était dû a son initiative; auparavant, les Sabéens adoraient Allah. La reine habitait Marib, à trois journées de marche de Sanaâ. Elle envoya le cadeau dans le but de savoir si Salomon était un roi ou un prophète; dans le premier cas, il serait accepté; dans le second, il serait refusé. Outre le cadeau, consistant en or, en pierreries et en parfums, elle envoya encore cinq cents serfs déguisés en femmes et cinq cents serves déguisées en hommes, ainsi qu’un écrin fermé, avec la triple injonction de distinguer le sexe de ces personnes sans les approcher, de deviner ce qu’il y a dans l’écrin, enfin de pratiquer un trou très fin dans la perle précieuse qui s’y trouvait.
Salomon reçut le messager de la reine, Almundhir ben Amr, au milieu d’une parade d’un faste fabuleux, satisfit toutes les exigences, mais refusa les cadeaux et expédia Almundhir pour enjoindre à la reine de venir le voir comme musulmane croyante. En attendant, le trône est enlevé par un mot de l’érudit Asaf qui charge l’ange Mikaël de cette besogne, bien qu’il fût caché dans la dernière salle du palais. Le transport se fît par voie souterraine.
En demandant à Bilkis de reconnaître son trône, Salomon voulut s’assurer qu’elle était saine d’esprit, car les mauvais démons, qui voulaient empêcher le mariage de Salomon avec Biikis , de crainte que le secret de sa domination sur eux ne passât à ses enfants, firent courir le bruit qu’elle manquait d’intelligence, qu’elle avait des pieds d’âne et le corps couvert de poils. Sa réponse à propos du trône lui prouva le bon état de son intelligence, et lorsqu’elle se retroussa dans le palais de cristal, Salomon vit qu’elle avait de belles jambes et seulement quelques poils sur les hanches, de forme ravissante; puis il détourna le regard par respect.
Les devinettes résolues et la conversion accomplie, Salomon épousa Bilkis et lui fît construire, par les Djinns, trois châteaux incomparables.
Suivant une autre tradition, Bilkis aurait épousé, sur l’ordre même de Salomon, Dhou Bâta, roi de Hamdan. Quand Salomon mourut, les Djinns se révoltèrent et gravèrent, en caractères musnad, cette inscription : « C’est nous qui avons construit Silhîn et Baïnûn; nous avons aussi construit Sirwah et Hunaïdat». Ce sont les noms des châteaux de Dhou-Bata. Bilkis mourut sept ans et sept mois après ces événements et fut enterrée à Palmyre (!) en secret. Au temps de Walid, fils d’Àbd-ul-Malik, on a ouvert son cercueil, et l’on a trouvé son corps indemne. Le Calif ordonna de lui construire un mausolée.
Dans la littérature juive posttalmudique, l’histoire de la reine de Saba a également été le thème favori de plusieurs passages midrachiques, surtout dans le second Targum sur Esther.
Cette circonstance a fait croire presque à tous les critiques modernes que la plupart des traits de cette légende ont passé du Targum précité dans le Coran et chez Tha’âlabi. Le contraire me paraît plus acceptable, ainsi qu’on le verra par la comparaison suivante des différences de certains détails.
Mieux renseigné sur la chronologie biblique que les auteurs musulmans, l’aggadiste deutéro-targumique laisse tomber le but conversionniste et le nom Bilkis qui le frappe par sa terminaison grecque. Il conserve l’expression biblique Malkat-Seba («reine de Saba») comme le nom de la souveraine. Pour le côté merveilleux, il ne reste pas en arrière des archétypes, et les dépasse même à l’occasion.
Outre cela, il commet des maladresses excessives. La huppe se charge de ramener enchaînés les chefs sabéens. La reine envoie à Salomon six mille jeunes gens âgés d’un même nombre d’années, de mois, de jours et d’heures, ayant la même stature, la même taille, et tous vêtus de pourpre. Le ministre Benaya ben Yehoyada qui reçoit la reine à son arrivée, est d’une beauté si extraordinaire qu’elle le prend pour Salomon. Si les auteurs musulmans avaient connaissance de ces descriptions, qui conviennent parfaitement à leur goût, ils ne se seraient fait défaut de les accepter en principe.
Mais voici deux preuves positives que je crois incontestables.
En premier lieu, dans les versions jeunes, le rôle dévolu à la huppe n’a aucune raison d’être; tout autre volatile, et surtout l’aigle, aurait pu prendre sa place. Le conteur arabe y a, au contraire, été conduit par le sens du nom de l’oiseau, qui, ainsi que je l’ai dit plus haut, semble le destiner à être envoyé en mission {hudhud « huppe » et hadhada rc envoyer d’en haut»); aussi les versions arabes parlent-elles de la lettre jetée de haut en bas, tandis que, selon le Targum, la lettre a été attachée au cou de l’oiseau, et c’est la reine qui l’en a détachée.
En second lieu, il est évident que, dans la pensée du Targum, la ville de Qîtor est la même que celle que les Arabes nomment Marlb, mais d’où vient la forme bizarre קטור ou קיטור, qui n’existe chez aucun conteur arabe?
Avec un peu d’expérience dans les manuscrits du moyen âge, on devine facilement que c’est une altération graphique pour הימיר Himyar, nom par lequel les Arabes désignent ordinairement l’ancien royaume de Saba; de là l’identité naturelle de la «ville d’Himyar» avec Marib.
Or la littérature juive antérieure à l’islamisme ignore absolument ce nom géographique, tandis qu’il est employé par Tha’âlabi dans la mention de l’écriture Musnad. On ne peut donc pas échapper à la conclusion que l’auteur du second Targum du livre d’Esther a emprunté à Tha’alabi le récit de la reine de Saba, qu’il a abrégé et modifié en certains détails pour l’accommoder au goût juif. Depuis lors, notre légende n’a plus subi de modifications notables.
C’est là, cependant, le produit de l’exégèse palestinienne.
En Afrique, la version alexandrine a également créé une légende analogue, mais à traits assez différents, dont le foyer a été l’Abyssinie, et où elle vit encore de nos jours. L’impulsion en a été donnée par le titre «Reine d’Ethiopie» que Josèphe applique à la visiteuse de Salomon. L’Abyssinie ne possède ni or, ni pierreries, ni parfums; mais comment résister à la tentation de faire remonter la dynastie jusqu’à Salomon par la simple et naturelle supposition que des relations intimes se sont établies entre le roi et la reine pendant que celle-ci séjournait à Jérusalem?
Depuis la chute de la dynastie usurpatrice des Zagûé, au XIIIe siècle, cette idée a obsédé les gouvernants. Là, naturellement, la personne de la reine s’efface devant le prestige de son fils, héritier légitime d’un grand nom universel et des droits imprescriptibles de la tribu de Juda à l’hégémonie du inonde à l’avenir. L’Abyssinie, gouvernée par un descendant de Salomon et de David, ancêtres de Jésus, est, par cela même, en possession de la forme la plus authentique de l’Eglise fondée par le lion de Juda.
Grâce à cette tendance, l’imagination des scribes éthiopiens a fort peu dramatisé le voyage de la reine, tandis qu’elle s’étend avec plaisir sur l’éducation du jeune prince à Jérusalem, auprès de Salomon, et sur l’organisation politique et religieuse du royaume établi à son retour en Abyssinie avec l’aide des compagnons de toutes les classes du peuple et l’arche sainte de Sion qu’il a réussi à emporter.
En voici un résumé substantiel selon le récit du Kèbra Nagast, le plus ancien connu.
La reine de Saba, intitulée dans l’Evangile «reine du Sud» (iiëgësta azêb}, était une princesse abyssinienne. Elle habitait le Tigre, près d’un monastère appelé de son nom Dabra Mâkëdu («montagnes ou «monastère de Mâkedân). Elle vint à Jérusalem auprès de Salomon pour apprendre la sagesse du roi, qu’elle avait entendu admirer partout, et aussi pour l’éprouver par des questions dilïiciles. Dans leur premier entretien, ils firent serment, elle, de ne rien goûter des provisions de bouche qui se trouvaient au palais, lui, de ne pas la toucher. Ils dormirent dans la même chambre, où on jeur avait préparé deux lits placés aux coins opposés. Par ordre du roi, on y avait mis aussi un vase d’eau. Pendant la nuit, la reine but de cette eau en contravention de sa promesse. Salomon, qui l’observait, profita de l’occasion pour lui déclarer qu’il voulait l’avoir pour épouse. La reine consentit, et le mariage fut consommé la même nuit.
Au moment de partir, Salomon lui remit sa bague pour la donner à son fils si l’enfant qu’elle mettrait au monde était un garçon. Le fils de la reine, Ëbna-Hakim, dit Mënîlëk, vint à Jérusalem et, auprès de son père, y reçut son instruction et fut nommé roi sur le pays A’gâzi. Salomon lui donna une couronne et un trône ornés de pierreries et de perles précieuses. Il envoya avec lui onze de ses parents comme vice-rois, dont les trônes furent faits de métaux plus ou moins précieux, selon leur grade, ainsi que trois esclaves de la race de Chnnaan, dont les trônes étaient de fer. La race sacerdotale était représentée par Azaryas, fds de Sadoc, des prêtres et des lévites pour chanter les louanges du Seigneur devant l’arche (labot) sainte emportée en cachette de Jérusalem.
La couleur remarquablement locale de cette légende a été prise par plusieurs pour trait caractéristique d’une tradition nationale. Je n’en crois rien; le bref éclaircissement qui suit démontrera, selon moi, que, pour le fond, elle procède à la fois de Josèphe et des auteurs arabes. La preuve réside dans les noms de la reine et du jeune prince prétendu salomonien.
Ces noms ont ceci de particulier que, sous quelque forme qu’on les rencontre, ils ne s’expliquent ni par l’hébreu, ni par l’éthiopien. Le nom le plus moderne du prince, Menïlek, avec ses variantes Mënëlîk, Mïlilïk, etc., découle sans le moindre doute de l’hébreu ben-melek (= ar. ibn-id-malik) «fils de roi»; la composition éthiopienne ivalda-negûs aurait mieux convenu dans les circonstances données. On peut, sans trop risquer, y voir une opération réfléchie , accomplie par un scribe qui savait que dans le psaume lxxii, i, le guëëz walda-nëgîis répond à l’hébreu ben-melek. En revanche, le nom relativement le plus ancien ëbna-hakim, par sa physionomie particulière, s’annonce comme représentant l’arabe ibn (-m/-) hakhn «fils du sage», fait attestant que le récit arabe a été une des causes qui ont déterminé la propagation de cette légende en Abyssinie. Ce point sera corroboré plus bas.
Le nom de la reine a passé par des métamorphoses encore plus curieuses. On en a trois formes en apparence très différentes : Nikaulis, chez Josèphe, Mâlcëdâ (=ar. Makâda) chez l’auteur du «KëbraNagast», et Bilqîs chez les Arabes. L’origine gréco-alexandrine de Nikaulis étant indubitable, il faut déterminer si les autres noms s’y rattachent par un lien quelconque. Pour Bilqîs, quelques-uns ont pensé à l’hébreu Pileges (= « pallax » ) » concubine »; mais un nom hébreu, quel qu’il soit, n’est pas de mise chez une reine indigène d’Abyssinie et, : de plus, la désinence is ne permet pas de le séparer de la forme grecque. Force nous est d’admettre l’hypothèse de ceux qui y voient le résultat d’une métathèse populaire pour Biqlis, primitivement Niqlîs, la confusion des points diacritiques étant à l’ordre du jour en arabe. Maintenant il paraît assez vraisemblable que la forme éthiopienne Makeda est également le résultat d’une fausse leçon : au lieu de NIKAYAIC, le scribe du Këbra-Nagast a lu MIKAYAIC, et ensuite il l’a arrangé en Makadâ, Mâkëdâ.
S’il en est ainsi, Josèphe seul serait la source unique où l’arabe et l’éthiopien ont puisé séparément le nom de la reine de Saba.
Nous terminerons en présentant le sommaire de la transformation la plus récente de cette légende, que M. Enno Littmann nous a fait connaître en langue Tigré. Elle a pour but de placer les événements dans un milieu chrétien, bien qu’aux origines du royaume d’Axum.
L’Abyssinie était alors dominée par un terrible serpent, Arwê. Chaque famille était obligée de lui apporter une jeune et belle vierge pour être dévorée par le monstre. Quand le tour d’Etiye-Azêb («Reine du Sud») arriva, on l’attacha à un arbre voisin de la grotte du serpent. Sept saints moines, venus en Abyssinie pour prêcher la foi orthodoxe, passant par là et entendant ses gémissements, la délièrent et tuèrent le dragon, mais quelques gouttes de son sang tombèrent sur le pied de la jeune fille, et aussitôt son pied prit la forme d’un pied d’âne. Retournée dans son village, les gens la firent reine. Elle prit une jeune fille pour ministre.
Après cela , ayant entendu dire que quiconque se présente devant Salo-mon est guéri de sa maladie, elle se décida à y aller, elle et son ministre, déguisées en hommes. Reçue par Salomon, son infirmité disparut à l’instant et, la nuit venue, on leur prépara des lits dans la chambre du roi. Celui-ci, ayant conçu des doutes sur leur sexe, avait fait mettre sur la table un vase plein d’une boisson agréable, afin de les épier quand elles se lèveraient pour boire. Le croyant endormi; elles se levèrent en chemise, de sorte qu’il reconnut que c’étaient des femmes. Il eut alors des relations avec les deux et donna à chacune d’elles un bâton et un anneau d’argent, afin que les enfants puissent être reconnus par lui s’ils étaient des garçons.
Elles eurent des garçons; celui de la reine ressemblait tout à fait à son père. Lorsqu’ils eurent grandi, ils se rendirent auprès de Salomon. Par suite d’un désaccord sur une décision judiciaire, le peuple exigea qu’il renvoyât les jeunes gens chez leurs mères, mais consentit à les faire accompagner des premiers-nés de toutes les familles.
Il fit don à Menîlek de l’arche sainte de l’ange Mikaêl, mais Menîlek emporta, par ruse, celle de la Vierge Marie. Etant arrivé à Qayeb Kôr, le diacre qui portait l’arche mourut et fut enterré en cet endroit. Ils voulurent continuer leur chemin, mais l’arche ne put être remuée de sa place. Cet arrêt forcé ne cessa que lorsqu’on s’aperçut que le corps du diacre, déterré et mis dans un cercueil, avait un doigt hors du cercueil. Lorsqu’on le remit dans l’intérieur, on put enlever l’arche sainte, et la caravane arriva à Axum. Satan y avait construit une .maison dans l’intention de lutter contre Dieu, mais quand il eut entendu dire : « Marie est venue pour t’attaquer», il détruisit cette maison et s’enfuit. Avec ces pierres, on construisit une église à Marie, mais la grosse pierre reste encore debout jusqu’aujourd’hui.
La transformation ecclésiastique de la légende est maintenant un fait accompli. La royauté abyssinienne est fondée par des saints célèbres moines. Le voyage à Jérusalem de la reine est réduit a un pèlerinage dans le but d’obtenir une guérison. Le saint roi Salomon guérit par son effluve mystique . Il est chargé, par la Providence, de donner à l’Ethiopie des rois et même des chefs secondaires de sa race.
Le christianisme règne en maître à Jérusalem : l’adoration de saint Michel, et surtout de la Vierge Marie, fait partie du culte juif, et ceux-ci ont, chacun, une arche sainte qui leur est consacrée. La fleur du personnel du temple de Sion passe à Axum, dont l’église n’a plus rien à lui envier au point de vue de l’autorité religieuse. La pyramide, debout après des milliers d’années d’existence, rend témoignage de cette histoire si glorieuse pour l’Abyssinie.
Les trois religions bibliques ont désormais, chacune, une reine de Saba à leur image. C’est un chef-d’œuvre de la spéculation exégétique. Ceux qui y cherchent des réminiscences historiques poursuivent la quadrature du cercle.
J. HALÉVY.
Partagé par Terre Promise ©
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