Les juifs à Aix en Provence à la fin du XVe siècle
En 1341, Robert, comte de Provence, ordonna que fût effectué un recensement grâce auquel nous savons que la population juive d’Aix comptait alors 1205 personnes, réparties en 203 familles regroupées dans le quartier juif.
L’actuelle rue de la Verrerie montre une partie de l’emplacement de l’habitat juif médiéval. La rue Vivaut abritait l’ensemble communautaire où se trouvait la synagogue, la boucherie, l’hôpital et la maison de la Bienfaisance. Il ne subsiste rien de tous ces bâtiments.
Les juifs et l’or
D’entrée une précision quant à la substance de ce textes il s’agit bien évidemment de la circulation des numéraires (monnaies diverses, objets précieux) au sein de la communauté juive aixoise, telle qu’elle apparaît au travers de l’étude des registres de notaires du dernier quart du XVe siècle : 1475-1500.
Il ne faudrait pas penser que le profil de l’activité des échanges monétaires pratiqués par la minorité juive aixoise soit fragmentaire ou faussé par le fait que nous observons à la fin du XVe siècle une communauté « en instance d’éviction ».
Si cela commence à être vrai à partir des années 1493 lorsque les troubles sociaux-économiques de la région arlésienne, fatidiques, ont entraîné le premier arrêt d’expulsion locale, par contre le champ d’observation offert par la période 1475-1490 est encore révélateur de la fonction économique remplie par les Juifs durant tout le XVe siècle.
La circulation des monnaies
Parvient-on à cerner le montant moyen des prêts effectués par les Juifs ? Quelle est leur clientèle ?
Ils avancent certes de l’argent ; ils en reçoivent aussi au cours des innombrables ventes à crédit, prêts en nature consentis et remboursables au terme de délais variables. Ce flux et reflux permettent-ils de mesurer leur degré de prospérité, et leur part prise dans le marché local et régional ?
Il faut convenir qu’en moyenne, les prêts tournent autour d’une à deux dizaines de florins ; ce sont donc des prêts de petite portée. Mais ce qui est frappant, c’est que le même Juif pourra procéder au cours de la même journée à de menues avances pour quatre, cinq, voire six emprunteurs différents.
Toutefois des transactions plus importantes émergent de la documentation ; elles sont le fait d’une couche fort ténue de gros prêteurs qui travaillent avec une clientèle variée, issue du pays d’Aix (Puyloubier, Puyricard, Gardanne, etc.) et de localités situées dans un rayon plus étendu au Nord, au Sud, à l’Est et à l’Ouest2.
Un dernier point à préciser : dans l’éventail socio-professionnel de ces Juifs médiévaux, il est à noter que s’il y a des spécialistes du prêt, il est d’autres professions comme la médecine par exemple, où le prêt se pratique occasionnellement.
On peut dire par suite que les Juifs sont engagés uniformément dans l’activité de crédit.
Voici quelques exemples qui permettent d’appréhender la variété des espèces et monnaies d’or en circulation à Aix-en-Provence à la fin du xve siècle, et qui est véhiculée par des individus appartenant à une collectivité minoritaire.
Le prêt en espèces
Citons Cregud de Beddaride qui, le même jour (20 août 1481), avance successivement à un marchand aixois Jean Marcassole 20 florins, et à un menuisier marseillais Antoine Martin 22 florins, sous la forme identique de « 4 écus d’or et autre monnaie »3.
C’est Boniac Astrug de Milhau qui reçoit des espèces de Bartholomée Bonfils, nourriguier aixois, lorsqu’il lui vend le 16 octobre 1481 une vigne pour 26 florins : il les acquiert sous forme de « 9 ducats, un demi-ducat d’or et autre monnaie »4.
Gardet Asser prête à Lazare Goeti, nourriguier aixois, 6 florins qui seront remboursés en laine de première tonte ; c’est son fils, le médecin Durand Gardi qui les remet à Lazare sous forme « de parpailholles françaises et autre monnaie »5.
Ces trois petites opérations sont le fait de Juifs bien connus de la juiverie aixoise : Cregud Gard de Bedarride, qui sera compté en 1493 parmi les Juifs dits « riches » de la communauté (les « maiores »), allié par ses filles à des familles de médecins ; Boniac de Milhau qui deviendra chrétien après l’expulsion (il sera question de lui plus loin ; cf. infra) ; et Gardet Asser qui appartient à une opulente famille de médecins dont j’ai tracé le profil généalogique6.
Attardons-nous à présent sur d’autres exemples, où les prêts sont plus amples :
Le 18 mai 1486, « magister » Salomon de la Garde, médecin (« medicus phisicus »), prête 100 florins du Roi « valant chacun 16 sous de Provence » à Bernard Alberti, forgeron du Puy-Sainte-Réparade, que ce dernier reçoit « sous forme de 15 ducats, 15 écus d’or au coin de France, de testons milanais et autre monnaie, en présence du notaire… » : « in quindecim ducatis, quindecim scutis auri cugni Francie, testutis mediolani, et alia moneta… ».
Le remboursement est prévu pour juin : en fait Salomon ne sera remboursé que quatre années plus tard, selon la cancellation du 9 septembre 14907.
Le 4 janvier 1487, c’est un autre médecin, Josse Asser (frère de Gardet Asser, entrevu plus haut), qui avance 60 florins à un marchand de Manosque, Andreas Antonini : 20 écus d’or au soleil et autre monnaie sont remis à l’emprunteur, en présence du notaire Imbert Borrilli (selon un acte passé dans la demeure de Josse) qui inscrit le délai consenti par les deux parties : la Saint-Michel ou le 29 septembre. En fait, là encore le remboursement se fera bien tardivement le 20 janvier 1490 -8.
Ces deux médecins apparaissent très souvent dans la documentation notariale » tour à tour dirigeants de la communauté (appelés « bayions » ou « syndics »), ils collectent à ce titre les impôts, arbitrent les conflits où leurs coreligionnaires sont impliqués, et ont un rôle majeur dans les affaires de la Juiverie9.
Crescas Asser enfin, notable opulent dont j’ai souligné ailleurs la fébrile activité commerçante10, consent quantité de prêts qui sont détaillés :
Le 14 septembre 1487, il prête à Jacques Fabre coseigneur du château de Fabrégas (diocèse de Fréjus) 55 florins (10 écus d’or au soleil et 10 écus d’or au coin de France). Le débiteur doit acquitter sa dette par moitié (27 florins et demi) à la fête de la Nativité, et par autre moitié à Pâques11.
La clientèle de Crescas Asser est faite de nombreux laboureurs d’Aix, de Berre, d’Auriol ou de Tourves. Relevons cet acte fort significatif, où les équivalences des monnaies sont fournies : Crescas fait une avance de « 62 florins et demi du Roi ayant cours en Provence » à Hugo Raynier, laboureur aixois ; il lui remet en mains propres le 2 novembre 1487 :
« 16 écus au coin de France à raison de 2 florins et 10 gros,
un aigle d’or à raison de 3 florins et 4 gros,
un alphonsin (monnaie aragonnaise) à raison de 4 florins 1/2,
2 ducats d’or jaune à raison de 3 florins pour un seul,
un florin d’or du Rhin à raison de 2 florins et 1 gros,
et 15 gros en monnaie »,
et consent à être remboursé « en or et monnaie » à la Saint-Michel12.
Quinze jours plus tard (le 14 novembre 1487) c’est à Catherine Boeti ; veuve de Léonard Boeti feu laboureur à Berre, qu’il prête 24 florins du Roi et 3 saumées et demie de blé ; les 24 florins, remis devant notaire, se composent de 3 écus au soleil, de 4 écus au coin de France en or, et de diverse monnaie ; la débitrice s’engage à rembourser à la Ste-Marie-Madeleine13.
Le 19 mai 1488, Crescas, toujours, prête conjointement avec Josse de Lunel (un autre juif notable, « maior » et baylon en 1493, que l’on retrouvera chrétien après l’expulsion sous le nouveau vocable de Guillaume de Roquebrune) à Bertrand Garneri et Jean Laget, laboureurs à Berre, 52 florins du Roi comme suit : 7 ducats, 2 écus d’or au soleil et monnaie14.
Puis à Boniface de Selhono, laboureur à Tourves, ce sont 50 florins qu’il avance sous forme de « un écu d’or au coin de France avec soleil, deux écus d’or au coin sans soleil, deux florins d’or du Chat (Piémont) (‘auri de chato’), des testons milanais et autre monnaie ». Boniface s’engage à les restituer à la fête de la Nativité15.
Sa clientèle est très diversifiée : à la fin de l’année 1483, chanoines et nobles ont recours à lui :
Le 9 octobre 1488, il prête à Louis Arnaud, chanoine de l’Ordre de Saint-Ruf et prieur au Prieuré de La Tour-d’Aygues du diocèse d’Aix, la coquette somme de 100 florins composée de « 8 ducats, un alphonsin, un aigle d’or, 7 écus au coin de France sans soleil, un demi-écu d’or avec soleil, des testons milanais et autre monnaie » que Louis s’engage à rendre en avril16.
Deux mois après, le 16 décembre 1488, c’est noble Louis Selon de alensole qui lui emprunte 52 florins perçus sous forme de « un ducat, des écus d’or sans soleil, des florins d’or du Rhin, des testons milanais et autre monnaie », prévoyant de les restituer à la Saint-Michel17.
Des exemples similaires peuvent être multipliés : ils sont foison.
Les Bonenfant alias Fanton palpent également quantité de numéraires :
En juin 1488, c’est Mosse qui achète 35 quintaux de laine de première tonte à un nourriguier de Vitrolles, Guillaume Albarici, pour 170 florins du Roi ayant cours en Provence (à raison de 6 florins et demi le quintal). Il en paie une partie : 3 écus d’or au coin de France avec soleil, des testons milanais, 9 gros et demi et diverse monnaie, s’engageant à acquitter le reste en mai de l’année suivante18.
Quant à Davin (Bonenfant alias Fanton), il vend ses vignes et perçoit des espèces variées:
Le 16 novembre 1489, un tanneur, Jean Vinni, lui achète deux cartérées de vigne (au lieu dit « le chemin de Ventabren ») pour 40 florins payés sous forme de « 6 florins du Rhin, un florin d’or d’Allemagne, 4 ‘alianciarum’, un florin d’or du Chat, 2 florins d’or de Provence, 7 testons milanais, un triple gros de Venise, 2 gros et 10 patacs »19.
Un mois plus tard (le 4 décembre 1489), c’est à un chaussetier Jean Thomaci, qu’il vend deux autres cartérées de vigne et des oliviers (« arboribus olivarum plantatam ») pour 42 florins qu’il perçoit ainsi : 3 ducats d’or, 4 écus d’or au coin de France (3 avec soleil et 1 sans soleil), un florin d’or du Chat, et de la monnaie.
Autrement dit, les espèces d’or courantes à Aix à la fin du XVe siècle sont : le ducat vénitien, les écus à la couronne ou au soleil français, les florins de Florence, de Piémont, d’Allemagne : du Rhin ou d’Utrecht.
Pour les espèces d’argent, retenons en particulier les testons milanais.
Il faut souligner que vers 1300, un tel tarif n’aurait pu être aussi varié ; l’Italie depuis, a enflé sa part dans l’ensemble des monnaies usitées à Aix ; la région rhénane a conquis la sienne et la France royale a maintenu son influence.
Par ailleurs, il est évident que je me suis bornée à livrer le détail de quelques monnaies en cours dans la cité aixoise, tel qu’il est rapporté par la clientèle juive chez le notaire qui enregistrait les actes. Il est clair aussi que c’est un échantillonnage et que cette description ne prétend être ni exhaustive, ni synthétique.
Le prêt sur gages
La nature des gages est souvent faite d’or.
Cette forme de crédit n’est connue en général qu’indirectement, à propos des litiges provoques par la restitution des objets remis en garantie de prêts. On peut admettre qu’elle n’est pas la plus répandue, comme l’atteste l’infime proportion apparue chez les notaires s sur quelques centaines de reconnaissances de dettes (700 environ), une vingtaine de gages nous sont décrits.
Rappelons pour le début du XVe siècle (1439) l’inventaire après décès des biens d’Astruc de Sestiers, médecin, où l’on pouvait relever parmi les biens mobiliers « un anneau d’or fin pesant une once et demie, avec camaïeux, donne en gage par Bonafos de Noves, et que l’on ne pouvait emporter »20.
Dans le corpus documentaire dont je dispose pour la fin du XVe siècle, relevons un « anneau d’or » remis en gage par un tisseur du diocèse de Riez à Salomon Jacob :
Le 16 octobre 1486, Pierre Aloni du château de Quinson, reconnaît devoir au juif S. Jacob « pour cause de pr8t et prix d’une certaine quantité de marchandises, 4 florins et demi à rembourser d’ici deux mois ». Salomon admet avoir reçu en gage dudit débiteur un anneau d’or de femme pesant deux ducats :« in pignus seu tenezorem debiti supradicti videlicet quamdam virgam auri mulieris ponderis duorum ducatorum ».
Ce gage, remis devant notaire, alomon pourra le vendre si Pierre ne lui restitue pas les 4 florins et demi selon les délais prévus21.
La ceinture en argent doré – fréquemment rencontrée dans les ventes et achats – est un article très souvent laissé en gage :
Dans une quittance du 26 juin 1481 pour Mosse Clermont juif d’Aix, Henri de la Not, savetier à Salon, reconnaît avoir reçu du Juif « une ceinture d’argent recouverte d’or avec matériau de tissu vert doré, munie de six doubles clous, boucle et mordant » qu’il avait jadis remise en gage : « zonam argenti super deaurati cum texcuto viridi super de-aurato cum sex clavis duplicibus bloca et mordenti, olim per ipsum Henricum de la Not eidem Judeo in pignore traditam… »22.
Il n’est pas indifférent de relever que les Juifs, lorsqu’ils étaient débiteurs, recouraient aussi aux gages qu’ils laissaient chez leurs créanciers chrétiens : nous avons deux exemples :
Le premier de 1476 (17 octobre) lorsque deux Juifs, Gardet Asser et Abram Boniort de Bedarride, sont redevables envers le fils d’un laboureur aixois pour l’achat de 80 saumées d’amandes dont le prix s’est élevé à 160 florins23.
Il est bien connu que les amandes étaient le domaine réservé des Juifs qui exerçaient à Aix le quasi-monopole de leur commerce24.
Notre document indique les délais de remboursement : 50 florins à la St-Michel, et les 110 florins restant répartis sur trois années, toujours à partir de la St-Michel : 50 florins d’abord, puis 30 florins en deux fois.
Ce qui est intéressant à relever, c’est la nature des gages laissés au créancier Pierre Loboni :
« d’abord quatre tasses, un petit coffret et un candélabre d’argent pesant 5 marcs ;
de même six ceintures d’argent doré ;
ensuite une petite chaîne d’or (‘cathena auri’) et cinq anneaux d’or pesant en tout deux onces et demi d’or ».
Ces gages, remis devant notaire et témoins dans la cour de la demeure de Pierre, devront être restitués après l’acquittement des 160 florins25.
Le second exemple est constitué par une quittance en date du 16 décembre 1488, où l’on retrouve Abraham (ou Abram) de Bedarride : ainsi, une décennie plus tard, il est encore engagé dans un prêt sur gage, et toujours en tant que débiteur. Il apparaît en effet qu’il a laissé en gage à Jean Aygosi la ceinture de sa femme Sarah : « une ceinture en argent, montée sur de la soie noire brodée d’or et munie d’une boucle, d’un mordant et de 41 clous avec roses au milieu »26. C’est André Guiran, bourgeois bien connu d’Aix, cohéritier de feu Jean Aygosi, qui reconnait recevoir de Sarah (Abraham étant absent) les susdits 16 florins du Roi (en ducats d’or et 2 gros de monnaie) pour lesquels son mari était tenu envers le défunt Jean.
Il reste enfin à signaler les bijoux qui sont parfois laissés en gages : ainsi ceux déposés chez le chirurgien juif Gassin de Sestiers le 18 juin 1492 : « pour cause de quelques bijoux remis en gages par Jeanne Brissone, épouse de Jean Mayfridi marchand, à ‘magister’ Cassin de Sestiers ». Pour leur récupération, un compromis est établi ; Cassin promet de les rendre à la St-Michel27, mais nous n’en savons pas plus sur leur nature.
D’une façon générale en effet, les bijoux ne sont pas détaillés, et le chercheur dont la curiosité est aiguisée reste sur sa faim. Ainsi pour les dots juives enregistrées chez notaire, elles sont composées dans la plupart des cas pour moitié d’argent compté, et pour autre moitié de robes et bijoux (« in raupis et jocalibus »), et ces joyaux signalés sont rarement décrits28.
La ceinture brodée reste la parure féminine la plus amplement rencontrée et dépeinte (elle constitue également le complément le plus courant du costume masculin, et elle est alors plus ou moins sobre selon les milieux).
Il convient de livrer enfin l’exemple le plus saillant de ma documentation qui est constitué par l’ensemble impressionnant laissé en gage par un prieur de l’Ordre des Prêcheurs au Juif Boniac Astruc de Milhau. Ce dernier qui semble être installé à Aix depuis peu29, et dont on sait la conversion survenue après le bannissement provençal de 150130, reçoit le 4 novembre 1493 quantité de gages pour un prêt qu’il a consenti de 700 florins à Michael Guilhermet de l’Ordre des Prêcheurs, prieur du Monastère Notre-Dame de Nazareth :
« Quatre tasses d’argent pesant 4 marcs et une once,
un coffret d’argent pesant 2 marcs,
une coupe d’argent doré pesant 1 marc et l/2,
deux tasses d’argent pesant 2 marcs,
six cuillères d’argent pesant 7 onces,
deux cuillères d’argent avec anses de corail, pesant 2 onces,
une ceinture de femme en argent doré avec matériau de soie rouge, munie de boucle, mordant et 8 clous (20 florins),
une ceinture de femme en argent doré avec matériau de soie noire, boucle, mordant et 12 clous (12 florins),
une ceinture de femme en argent doré avec matériau de soie noire munie de boucle, mordant et clous de long en large (30 florins),
une ceinture de femme en argent doré avec matériau de soie verte munie d’une boucle, mordant et de 6 clous (6 florins),
un anneau d’or du poids de 4 écus,
quatre anneaux d’or valant 20 florins,
quatre matines valant 12 florins,
une tunique blanche d’homme (tunique de dominicain ?) doublée de fourrure blanche valant 12 florins,
une housse de banc avec ramages (6 florins),
une autre housse de banc avec ramages (5 florins),
une coupe d’argent doré pesant 1 marc 1/2,
une tasse d’argent pesant 7 onces,
une ceinture d’argent doré munie de 8 clous et boucle,
des chapelets de corail,
un anneau d’or avec pierre précieuse
Lesquels gages, il est bien précisé, étaient la propriété du prieur et non du Monastère. Boniao de Milhau promet de les restituer quand il sera remboursé. Comme le Monastère n’a pas de quoi payer, il assigne en règlement des 700 florins une pension annuelle de 100 florins du Roi qui leur est versée à perpétuité par l’écuyer Honorat Ruffi de Salon ; ainsi après 300 florins versés directement, le reste sera acquitté à raison de 100 florins par an jusqu’à extinction de la dette31.
Il reste à signaler, pour clore ce tableau des monnaies et objets précieux qui circulent au sein du groupe juif de la cité d’Aix, des transactions faisant intervenir à l’extrême fin du xve siècle de grosses quantités de numéraires :
Le 9 novembre 1494, Mosse Bombay semble être pourvu de pas mal d’espèces puisqu’il achète à noble Guillaume Saulo d’Angers, procureur d’Anthoine de Beuil (« Bolio », Alpes Maritimes) et de Jacques de Beuil, père et fils, seigneurs de Beuil, « dix pièces et une housse de banc de tapisserie dite de ‘haute lice’ avec personnages de chasse et ramages, ainsi que quatre autres pièces de tapisserie simple », pour rien moins que 100 écus d’or au coin de France avec couronne et sans soleil de bon or et de poids légal32.
Ces deux derniers exemples ne doivent point tromper ; ils sont tout à fait ponctuels et ne reflètent pas la santé économique de la collectivité juive, qui, en ce xve siècle finissant s’altère et se dégrade de plus en plus, comme en témoignent ces énormes emprunts contractés plus tard par des Juifs au nom de leur communauté. C’est certainement un signe des temps : pour les Juifs en 1497, le manque de numéraires s’accuse ; les trois endettements suivante, conduits pour satisfaire aux exigences fiscales, le démontrent explicitement :
Le 26 septembre 1497, les représentants des Juifs d’Aix, de Marseille, de Pertuis, Lambesc et Tarascon, empruntent 131 écus d’or au coin neuf de France (63 écus avec soleil et 68 écus d’or au coin avec soleil) à Louis Forbin, « professeur de droit, seigneur du château du Luc (diocèse de Fréjus), et conseiller royal » ;
Le même jour, c’est à Aymeric de Malespine, gros marchand aixois, que les mêmes bayions empruntent 180 écus d’or an coin de France et soleil (80 écus au coin et soleil, 100 avec couronne et sans soleil ; dix ducats d’or larges, et 10 florins d’Utrecht) ;
pour s’acquitter toujours le même jour de 1 000 florins du Roi (16 sous de Provence chacun) dus au Grand Sénéchal du Roi et pour payer l’Office de Conservateur des Juifs33.
En conclusion, il convient de nuancer quelques faits : le recours à l’emprunt semble avoir été une plaie de l’époque.
Si l’on veut définir le rôle du Juif dans ces sociétés, c’est éminemment celui d’intermédiaire économique et de régulateur de la vie rurale ; le Juif servait de trait d’union.
Cela permet de réfuter toute la gamme des poncifs et clichés qui veulent voir dans le Juif médiéval le gros usurier, tout puissant et qui règne sans partage sur cette activité de prêt.
Pour la Provence, ainsi d’ailleurs que l’ont souligné pour le début du XVe siècle N. Coulet et L. Stouff pour les cités d’Aix et d’Arles, dès qu’il s’agit de gros prêts, ce sont les Chrétiens qui monopolisent l’échelon supérieur d’une sphère d’échanges où le Juif n’a guère place, et où il va – en tout cas pour l’extrême fin du XVe siècle – s’essouffler.
Par ailleurs, pour ce propos sur l’or, force m’a été de mettre l’accent sur les opérations d’échanges monétaires. Mais il ne faut pas imaginer une collectivité juive médiévale faite uniquement de prêteurs petits ou moyens, avec quelques figures opulentes qui émergent ; n’omettons pas toute la gamme des métiers exercés dans la Juiverie : depuis les médecins bien sûr, mais aussi les enlumineurs, les potiers d’étain, les teinturiers, les passeurs de cribles (ou de tamis), les multiples activités autour du vêtement (drapiers, tailleurs, giponniers) et de leur négoce, autour des denrées alimentaires, etc.
Il reste évident que tous ont pratiqué occasionnellement le prêt.
Pour affiner ce jugement, l’étude parallèle des prêts juifs et chrétiens s’impose, qui permettra de situer plus étroitement pour la fin du xve siècle la part du Juif dans une activité où sa place est évidente, mais pas forcément prépondérante.
J’ai livré quelques occurences, les plus frappantes.
Cette approche, descriptive, n’est qu’un reflet suggestif d’un état momentané de recherche.
AUTEUR
Danièle Iancu-Agou
c.n.r.s. (c.e.s.m., aix-en-provence)
NOTES
- 1 D. Iancu, Les Juifs en Provence (1475-1501), De l’insertion à l’expulsion, Marseille (Institut Historique de Provence), 1981, pp. 82 à 94.
- 2 A Arles par contre, la zone d’influence du crédit juif est exclusivement locale. of. L. Stouff, « Activités et professions dans une communauté juive de Provence au Bas Moyen Age. La Juiverie d’Arles (1400-1450) », Minorités, Techniques et Métiers (Actes de la able Ronde du G.I.S. Méditerranée, Abbaye de Sénanque, octobre 1978), pp. 57-77.
Cf. aussi N. Coulet, « Autour d’un quinzain des métiers de la communauté juive d’Aix en 1437 », Minorités,…, pp. 79-104. - 3 Arch. dép. des B.-du-Bh. (Aix). 309 Ε 403, f°166, cancellation : 30 octobre 1481 ; et f° 166v°. Mêmes délais de remboursement prévus : la Toussaint.
- 4 Située à « Mal Vallat », cette vigne était soumise à un cens annuel de 2 sous courants à payer à la fête de la St-Julien à un marchand aixois (Bertrand Fustier) et à son neveu apothicaire (Guillaume Fustier). Ibid, 309 Ε 403, f°244.
- 5 Ibid, 309 Ε 403, f°29.
- 6 Pour les Juifs appelés « riches » en 1493, of. mon étude « La communauté juive aixoise à l’extrême fin du xve siècle : Dissensions internes et clivage social », Proceedings of The Seventh World Congress of Jewish Studies, Jérusalem. 1981. pp. 13 et suiv.
Cf. aussi mon livre, Les Juifs en Provence…, pp. 97 et suiv. et p. 86, tableau n°4 pour Gardet Asser. - 7 Arch. dép. des B,-du-Rh., Aix, 309 Ε 411, f°s 318-318v°, 18 mai 1486, canc. : 9 septembre 1490.
- 8 Ibid, f° 13v°, 4 janvier 1487, canc. : 20 janvier 1490.
- 9 Cf. D. Iancu-Agou, « Une strate mince et influente : les médecins juifs aixois à la fin du xve siècle (1480-1500). Activités économiques et état social », Minorités…. 1978, pp. 105-126.
- 10 Cf. mon livre, p. 83 et mon étude à paraître « Portrait d’un notable juif aixois : Benastrug Gardi » dans les Actes de la Cinquième Conférence Méditerranéenne (Bar Ilan, Israël, août 1980).
- 11 309 Ε 411, f°231, 14 septembre 1487 ; canc. : 17 juillet 1488. Le même jour d’ailleurs, il charge J. Fabre qu’il nomme son procureur, pour récupérer de Catherine et Emmanuel Fornerie, mère et fils, notaires à Riez, les 70 florins restants d’une dette de 100 florins, selon un acte passé chez le père du présent notaire le 23 décembre 1482.
- 12 309 Ε 411, f° 308, 2 novembre 1487.
« illosque habuit manualiter et recepit in sexdecim scutis cugni Francie ad rationem florenorum duorum et grossorum decem, pro quolibet una aquilla auri ad rationem florenorum trium et grossorum quatuor, uno alfonsino ad rationem florenorum quatuor cum dimidio, duobus ducatis auri jaune ad rationem florenorum trium pro singulo, uno floreno auri de Rino ad rationem florenorum duorum et grossi unius, et grossos quindecim in moneta in presencia mei notarii… » Cancellation : 16 octobre 1488. - 13 309 Ε 411, f° 347v°, 14 novembre 1487. Cancellation : 10 mars 1491, plus de trois ans après.
- 14 309 Ε 412, f° 220v0.
- 15 Ibid, f° 276. Canc. : 21 janvier 1489.
- 16 Ibid, f° 351. Canc. : 15 juin 1490.
- 17 Ibid, f° 434. Cancellations : 16 novembre 1489 (20 florins) et 23 décembre 1489 (32 florins).
- 18 309 Ε 412, f° 254, 27 juin 1488. Canc. : paiement échelonné en trois fois : 30 flor. le 23 oct. 1488 ; 12 flor. le 3 avril 1489, et le reste le 1er juin 1489.
- 19 Cet exemple et le suivant sont relevés dans mon livre, op.cit., dans le Tableau 11 intitulé Vente de Vignes (p. 98).
- 20 D. Iancu-Agou, « L’inventaire de la bibliothèque et du mobilier d’un médecin juif d’Aix-en-Provence au milieu du xve siècle », Revue des Etudes Juives (R.E.J.), t. CXXXIV, 1975, fasc. 1-2, pp. 65 et 67.
- 21 Arch. dép. des B.-du-Rh. (Aix), 309 Ε 411, f°s 484v0-485.
- 22 Ibid, 309 Ε 403, f° 132.
- 23 Ibid, 309 Ε 228, f° 522.
- 24 Cf. par exemple dans mon article cité plus haut (supra note 6) « La communauté juive aixoise… » le cas d’une association entre juifs aixois et autres juifs provençaux pour acheter 36 quintaux d’amandes concassées (et des épices tels que poivre et gingembre beledin), p. 18, note 28.
- 25 Première cancellation : 11 novembre 1477 : Pierre Loboni reconnait recevoir des juifs débiteurs 50 florins, et il leur restitue les ceintures (longuement décrites f°523) ; au cours de la seconde cancellation, 50 autres florins sont remis au créancier (10 novembre 1478).
- 26 Arch. Dép…., 309 Ε 412, f° 439v°.
- 27 Ibid, 309 Ε 415, f° 175v°.
- 28 Notons un acte où l’on mentionne un bandeau de perles pour le front (« fronterie perlarum ») que le juif Abraham Bonet de Roquemartine vend à Jacques Sidole, laboureur à Puyloubier. Ibid, 309 Ε 411, f° 55, 8 février 1487. J. Sidole s’engage à payer à la Ste-Marie-Madeleine (22 juillet). Cancellation : 5 octobre 1487.
Acte similaire avec même délai de paiement : le médecin juif Durand Gardi vend à crédit à B. Fabre, laboureur à Rognes, une ceinture d’argent doré avec matériau de soie claire, boucle, mordant et 6 clous pesant 4 onces et 13 deniers parisis (30 décembre 1486), pour 12 florins payables à la Ste-Marie-Madeleine. La cancellation fait apparaître le règlement un peuplus tardif : 16 août 1486. - 29 En mai 1475, on peut lire dans une procuration faite au nom de son frère, la précision suivante : « Boniac Astrug de Milhau, juif de Tarascon, à présent (nunc) citoyen et habitant la cité d’Aix. 309 Ε 228, f° 155.
D’une façon générale, pour tous les Juifs aixois cités dans cet article, of. mon livre avec la Liste des Juifs apparus dans la documentation notariale aixoise (1480-1500), donnée en Annexe pp. 203-213. - 30 cf. mon ouvrage Les Juifs en Provence…, op.cit., pp. 178-179, notes 56-57. En février 1502, c’est le nouveau chrétien Honoré Angel, « marchand ».
- 31 Arch. dép. 309 Ε 415, f°549.
- 32 Ibid, 309 Ε 416, f° s 270v°-271. Cet exemple, comme le précédent, sont signalés dans mon livre, pp. 179 et 200, notes 59 et 20.
- 33 Cf. mon livre, p. 104, notes 74, 75, 76.
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