Le christianisme

Le transhumanisme, une idée chrétienne devenue folle

par Franck Damour

Responsables ecclésiastiques, journaux, centres universitaires, intellectuels et même mouvements associatifs, personne ne manque à l’appel parmi les chrétiens, particulièrement en France, pour dénoncer les dangers du transhumanisme. C’est que nous sommes en présence d’une bataille pour définir l’humain et ses frontières.

Par bien des aspects, le transhumanisme a à voir avec l’espérance chrétienne.

Ne serait-il pas, pour (mal) paraphraser Chesterton, une idée chrétienne devenue folle ? Mon propos ne sera pas de trancher sur le fond, de juger de la validité des thèses transhumanistes, mais de décrire ce qui se joue dans ce débat entre transhumanisme et christianisme, afin d’en dégager les opportunités.

Pourquoi le transhumanisme ?

Un des principaux théoriciens du transhumanisme, Nick Bostrom, le définit comme un « mouvement intellectuel et culturel qui défend le projet et affirme la possibilité d’augmenter de façon fondamentale la condition humaine à travers les nouvelles technologies ».

Le présenter comme un « mouvement » n’est pas une mauvaise définition, car le transhumanisme est une pensée militante, qui entend transformer le monde en mettant en œuvre une idéologie.

Le transhumanisme est né en Californie à la fin des années 1980.

S’il est possible d’identifier des précurseurs, le mouvement lui-même et son contenu idéologique ne se sont constitués que sous l’impulsion du britannique Max More et du suédois Nick Bostrom. Il est actuellement constitué d’un réseau d’associations locales, implantées en Europe et en Amérique du Nord pour l’essentiel, et de deux pôles au rayonnement mondial : un pôle californien autour de patrons d’industrie charismatiques et de la Singularity University fondée par Raymond Kurzweil et Peter Diamandis ; un pôle britannique, animé par Nick Bostrom qui dirige le Future of Humanity Institute à l’Université d’Oxford, Bostrom étant par ailleurs expert pour les risques liés à l’intelligence artificielle auprès de diverses institutions officielles.

Petit groupe californien de quelques centaines de membres au début des années 1990, comme il y en eut tant, le transhumanisme a réussi à inscrire ses questions à l’agenda intellectuel mondial, en tout cas occidental.

Ses aspirations ont longtemps suscité des haussements d’épaules.

Aspirer à l’immortalité biologique ou à prolonger la vie sur plusieurs siècles, vouloir coloniser l’espace pour y développer la civilisation humaine, rêver d’une fusion de l’humain et de ses machines au point de pouvoir y télécharger l’esprit humain, chercher à augmenter les capacités sensorielles, cognitives et physiques de l’humain, tout ceci semblait et peut encore sembler être des fantasmes d’adolescents attardés.

Mais ces rêves sont partagés plus ou moins secrètement par un grand nombre de personnes, des scientifiques comme le spécialiste de l’intelligence artificielle Marvin Minsky ou l’ingénieur Ray Kurzweil, des entrepreneurs comme Peter Thiel (cofondateur de PayPal), Larry Page et Sergeï Brin (fondateurs de Google, devenu Alphabet), des intellectuels conseillers du gouvernement américain comme William Sims Bainbridge (coauteur du rapport de 2002 sur les NBIC.

Ces relais influents ont apporté au transhumanisme les moyens de ses ambitions, sous la forme d’abord d’institutions comme la Singularity University ou le Future of Humanity Institute, et surtout à travers les recherches conduites dans des entreprises de biotechnologie (Calico, 23andme), de robotique (Lockheed Martin, Boston Dynamics) et de fondations dédiées (Google X, Sens, Methuselah Foundation).

Cette diffusion conduit le transhumanisme à changer.

S’il est sans doute possible d’identifier un noyau idéologique – l’aspiration à une vie prolongée, l’espoir d’une accélération des technologies et la revendication d’une augmentation des capacités humaines par le biais des technologies –, le transhumanisme n’a pas un corps de doctrine bien défini. Aux côtés du tonitruant transhumanisme californien et du cérébral transhumanisme oxfordien, il n’est pas impossible qu’une branche plus sociodémocrate se structure à l’avenir et puisse avoir l’oreille de décideurs .

Peut-être aussi qu’à côté de cette dimension militante, se constitueront des transhuman studies, champ de réflexion universitaire qui discuterait certaines intuitions des transhumanistes au sujet des enjeux que soulève l’essor actuel des technologies, sans toutefois en reprendre les attentes.

Mais, pour l’heure, les débats avec le transhumanisme concernent pour l’essentiel les versions californiennes et oxfordiennes. La première est celle des « tech-milliardaires » qui entendent « kill the death ». La seconde est plus académique, se déployant dans les écrits de philosophes comme Nick Bostrom, Julian Savulescu, Nicholas Agar, John Harris, Gilbert Hottois ou (mais bien plus rarement) de scientifiques comme Gregory Stock.

Les critiques émanent d’horizons différents : humaniste, écologiste, antilibéral, par antiaméricanisme aussi. Mais ceux qui ont développé la critique la plus organisée, quasi unanime dans un rejet du transhumanisme, sont les chrétiens.

Pourquoi une réaction aussi forte ? Est-ce parce que le transhumanisme est contraire au christianisme ? Ou bien parce qu’il en est trop proche ?

Du transhumanisme comme courant religieux

Une première façon de répondre à cette question est de cerner la nature du mouvement transhumaniste. Le transhumanisme ne serait-il pas une religion ou une secte ?

Les intéressés, en général, ne le perçoivent pas ainsi, bien au contraire, la plupart se définissant comme rationaliste. Sur le fond, il y a bien des raisons de ne pas tenir le transhumanisme pour une idéologie religieuse. Pêle-mêle, on peut citer, aux yeux de certaines conceptions fixistes, un attachement à une vision évolutionniste de l’humanité, dans tous ses aspects ; un réductionnisme matérialiste, le vivant n’étant pour lui que flux d’informations physiques ; le rejet épidermique de tout dogme par un mouvement fondamentalement libéral.

Et, pourtant, par bien des aspects, le transhumanisme a une dimension religieuse.


Parmi les penseurs leur servant de références, on compte le jésuite Pierre Teilhard de Chardin et le philosophe religieux Nicolas Fedorov. Une autre de leurs références, le biologiste et penseur Julian Huxley, définissait le transhumanisme comme une « religion sans révélation ». Certains transhumanistes s’en revendiquent pour développer une forme de spiritualité transhumaniste, ou considèrent que certaines traditions spirituelles comme le bouddhisme ou le taoïsme sont compatibles avec la weltanschauung transhumaniste. Il y a donc une proximité avec la sphère religieuse.

Cette proximité a autorisé des sociologues, notamment en Amérique du Nord, à définir le transhumanisme comme un courant religieux ou parareligieux.

Par exemple, Hava Tirosh-Samuelson et Robert Geraci rattachent le transhumanisme aux New Religious Movements, le décrivant comme un mouvement hybride, mêlant motifs religieux et séculiers. Le transhumanisme serait selon eux une idéologie athée, mais religieuse sur le plan fonctionnel.

La comparaison avec le New Age est éclairante, car ils ont en partage des éléments remarquables : une conception moniste du réel ; l’idée que l’humain avance par mutation ; la possibilité de dépasser les limites que la science classique accorde à l’humain ; un spiritualisme de la technoscience comme voie de salut ; l’attente d’une nouvelle ère, âge du Verseau ou de la Singularité. Le sociologue Antonio Casilli décrit le transhumanisme comme une version technicisée du New Age.

Certes, caractériser ainsi le transhumanisme peut aussi servir à le disqualifier : il serait une nouvelle gnose, voire une secte, dont la faute serait de franchir des frontières, mobilisant l’image des « scientifiques qui jouent à Dieu ». Mais cela n’invalide pas la pertinence de ces analyses qui permettent de comprendre ce qui fait le succès de cette idéologie. Malgré son « matérialisme » affiché et revendiqué, les aspirations métaphysiques, voire religieuses, constituent son noyau.

En effet, le transhumanisme entend prendre en charge des questions qui sont portées par les religions révélées : définir le sens de l’Histoire, de l’Humanité et sa finalité ; proposer d’aller vers une forme d’immortalité ; offrir un salut et un horizon d’espérance ; guérir ; ouvrir à des expériences mystiques par l’usage de technologies qui augmenteraient nos perceptions…

Le transhumanisme, par ses aspirations, est un véritable Silicon Pentecostalism, s’inscrivant dans la trace historique du christianisme. Une preuve en creux est l’absence quasi-totale de ce mouvement en dehors des terres culturellement chrétiennes.

Transhumanisme et christianisme : une défiance qui évolue…

Du fait de sa nature ambivalente, ce mouvement ne pouvait qu’être confronté aux vives réactions des religions en place, d’autant plus que les transhumanistes ont souvent pris l’initiative de la polémique.

La plupart des militants transhumanistes se définissant comme rationalistes, leur rapport avec les religions a longtemps été celui d’une défiance, mais avec des nuances importantes selon les personnes et les circonstances. Si l’on considère les deux pères fondateurs, autant Fereidoun M. Esfandiary a toujours cultivé une franche hostilité, autant la position de Robert Ettinger a évolué selon le contexte : nuancé dans les années 1960, il a ensuite durci sa position la décennie suivante.

De même, la lecture des messages échangés sur les forums transhumanistes américains au début du mouvement, dans les années 1990, montre bien qu’ils sont passés d’une attitude faite d’interrogations à une attitude défensive. Ce durcissement correspond aux « culture wars » que les États-Unis ont connues sous le premier mandat de Georges Walker Bush, lorsqu’il avait institué un President’s Council on Bioethics dirigé par Leon Katz, donnant lieu à des affrontements ouverts entre « bioconservateurs » et « technoprogressistes ».

Au même moment, un des transhumanistes les plus sensibles à cette dimension religieuse, le sociologue des religions William Sims Bainbridge, théorise dans plusieurs articles le nécessaire affrontement entre le transhumanisme qu’il tient pour une nouvelle religion, plus cosmique, mieux adaptée au nouveau contexte technologique, et les traditions religieuses. Symétriquement, les réactions des chrétiens ont été vives et souvent très critiques, manifestant un rejet au nom d’un bioconservatisme assumé aux États-Unis, développant aussi des thématiques comme celle de l’intelligent design, qui concurrence le transhumanisme dans son interprétation de l’évolution.

Mais, depuis une dizaine d’années, cette franche hostilité laisse place à des relations plus apaisées. Des figures du mouvement comme Max More ou Nick Bostrom sont bien plus ouvertes à une discussion avec les milieux religieux. Des rencontres avec des autorités religieuses ont précédé plusieurs sommets transhumanistes, à Toronto ou à Oxford. Un des principaux financiers du mouvement, Peter Thiel, n’a jamais caché son attachement au christianisme.

Les travaux de James Hughes, au sein de l’Institute for Ethics and Emerging Technologies (IEET), ont aussi contribué à apaiser le débat, sans parler des tendances ouvertement religieuses au sein du transhumanisme ou encore de la branche transhumaniste de l’Église mormone.

Les chrétiens, de leur côté, se soucient aussi d’une approche plus constructive, à l’image des publications collectives et des séminaires organisés par les théologiens Ronald Cole-Turner ou Calvin Mercer au sein de l’American Academy of Religion.

En France, les positions demeurent assez tranchées. Les responsables de l’Association française transhumaniste se revendiquent du « matérialisme » ; Laurent Alexandre, proche en cela de William Sims Bainbridge, rêve d’une « religion 2.0 », rejoint par le philosophe Abdennour Bidar qui fait du transhumanisme la voie de sortie du religieux.

Les éditeurs, organes de presse et institutions chrétiens sont en général très critiques, avec le souci de dénoncer les dangers des thèses transhumanistes. En partenariat avec la région des Hauts-de-France, l’Université catholique de Lille a pour sa part décidé de former un espace d’information, de débat public et de recherche, à travers la création d’une chaire « Éthique et transhumanisme ». L’enjeu est de conduire une réflexion dans la durée, en cultivant une discussion critique et ouverte, afin de dégager le meilleur et de souligner les risques.

Convergences eschatologiques, ruptures anthropologiques

Il est sans doute possible de proposer un état des lieux de ce que peut être un débat entre christianisme et transhumanisme, mutatis mutandis, de ce que ce débat pourrait apporter aux uns et aux autres.

Il est d’abord frappant de voir le transhumanisme nourrir des attentes eschatologiques, avec une tonalité plus ou moins prophétique selon les acteurs.

Le transhumanisme reprend la question des fins dernières à différentes échelles. L’idée que nous sommes à un tournant de l’Histoire, du fait d’une accélération et d’une convergence des technologies, est un des piliers de cette idéologie. Cela peut prendre des formes résolument millénaristes, autour notamment de l’idée de Singularité. Notion importée de la physique dans la philosophie de l’Histoire par le biais des romans de science-fiction de Vernor Vinge, ce terme désigne le point de basculement au-delà duquel la rupture technologique sera telle que toute prospective est impossible.

La conviction que la Singularité surgira brutalement n’est pas partagée par tous les transhumanistes ; la plupart la perçoivent comme progressive, ce qui n’est pas sans rappeler l’évolution des premiers chrétiens, au fur et à mesure des générations, à l’égard du retour du Christ…

Certains transhumanistes, notamment ceux qui travaillent sur la notion de « risque existentiel » élaborée par Nick Bostrom et Kim Eric Drexler, envisagent la possibilité d’une rupture catastrophique : l’élimination de l’humain par l’intelligence artificielle ou parce qu’il ne se serait pas engagé dans la mutation transhumaniste.

En tout cas, pour le mouvement transhumaniste, la fin des temps approche, qu’elle soit heureuse ou non, qu’elle soit imminente ou progressive.

L’être humain entre dans une phase de son évolution pour laquelle tous les repères éthiques et politiques actuels seront caducs, comme le temps du Royaume suspendra la Loi : c’est cette perspective eschatologique qui conduit les transhumanistes à demander une révision des processus actuels de bioéthique, car la situation nouvelle invaliderait des distinctions autrefois valables, comme celle entre thérapie et augmentation.

Les fins dernières sont aussi envisagées à hauteur humaine, car le transhumanisme aspire au salut, au rétablissement de la condition humaine avant la chute. Vouloir arracher l’être humain à « la loterie de la nature », dépasser ses limites corporelles, surmonter la mortalité, tel est le cœur du transhumanisme : notre condition d’humbles mortels n’est pas, selon eux, la condition humaine définitive. Celui-ci doit aspirer à une vie plus glorieuse et accomplie, non seulement par sa réalisation sociale ou psychologique, mais aussi corporelle. Mais ce salut ne viendra pas d’une intervention extérieure à l’humain, d’un Dieu, mais de son œuvre même.

Le progrès technologique est la destinée humaine, l’instrument de son salut. Ce statut métaphysique de la technologie explique le peu d’intérêt des transhumanistes pour la réalité de son développement : il n’y a quasiment rien dans la littérature transhumaniste, et sur leurs forums, sur le réel des technologies, sur leur enracinement social, économique et politique. La technologie y est présentée hors-sol, comme un deus ex machina, au sens propre du terme.

Cette idée du rôle salvateur des techniques n’est pas étrangère, loin de là, à la tradition chrétienne, mais celle-ci en a aussi toujours souligné l’ambivalence, comme en témoigne la réflexion des Pères de l’Église sur la valeur des vêtements, chargés d’ambiguïté, à la fois rappels de notre chute et signes de notre salut.

La technique, comme le travail d’une façon générale, est à la fois nécessaire et insuffisante à apporter un salut. Les chrétiens ont donc la responsabilité de s’investir dans la quête technologique, non seulement pour en dénoncer les risques, mais aussi pour en dégager le potentiel libératoire. Karl Rahner, dans un article de 1966 sur « l’automanipulation de l’homme », évoquant les débuts balbutiants de la génétique mais ayant bien conscience de ses enjeux, écrivait qu’« il y aurait à déplorer que les chrétiens (à la différence de l’Église officielle qui, comme telle, n’a pas de devoir ici) fassent preuve de si peu de courage et d’imagination créatrice pour contribuer à une idéologie constructive en faveur de cette automanipulation et de son avenir lointain, encore que catégorial. En général, ils se contentent en conservateurs de mettre en garde et de freiner » .

Voilà des lignes, signées de la main d’un des plus grands théologiens catholiques du XXe siècle, dont la pertinence se vérifie encore aujourd’hui.

La prise de conscience de la dimension eschatologique du transhumanisme permet de mieux comprendre son discours sur le corps.

Loin d’un mépris de celui-ci, le transhumanisme propose un salut et une guérison par l’avènement technologique de corps glorieux. Des figures majeures du mouvement (Nick Bostrom, Max More, Ray Kurzweil, Peter Thiel, etc.) ont souscrit un contrat pour que leur corps (ou leur tête) soit cryonisé après leur mort. Lorsqu’on lit Robert Ettinger  – fondateur de la cryonie et un des auteurs de référence du mouvement transhumaniste –, on est frappé par son questionnement religieux, sous un matérialisme affirmé.

La congélation est pour lui une suspension de la vie, dans l’attente d’une réanimation qui a bien des atours de la résurrection, car ce corps nouveau sera nécessairement augmenté, libéré de sa mortalité.

Cette idée d’un sommeil dans l’attente d’un salut n’est pas sans rappeler la dormition ou encore la prière liturgique chrétienne qui s’adresse ainsi à Dieu : « Souviens-toi aussi de nos frères et sœurs qui se sont endormis dans l’espérance de la résurrection. »

Le corps téléchargé dans une mémoire numérique – autre version de l’immortalité cultivée par certains transhumanistes – traduit aussi l’espérance d’accéder à un corps total, à un corps glorieux, qui correspond peut-être à une autre sensibilité, plus catholique ou orthodoxe.

La nécessité de ne pas tenir la mort comme une fatalité est le deuxième pilier du transhumanisme. Ce point les rapproche encore des chrétiens, héritiers d’une tradition biblique qui n’a de cesse de dénoncer le scandale de la mort et sa dimension non ontologique.


L’attente chrétienne est celle d’une victoire sur la mort :

« Le dernier ennemi détruit, c’est la Mort » (1 Corinthiens 15,26).

Déjà, avant même sa Résurrection, Jésus n’« augmentait »-il pas ?

Les personnes qu’il a guéries ont été transformées, comme « transhumanisées » !

Jésus ne rétablit pas la santé, il transcende les déterminismes biologiques et sociaux.

N’est-ce pas ses appels radicaux (« Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et ce que vous voyez : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres » ; Matthieu 11,5) qui ont inspiré aux chrétiens la création des hôpitaux au Ve siècle et, bien plus tard, l’essor technologique au fil des « renaissances » qui ont scandé l’histoire occidentale, des Carolingiens au XVIIe siècle, en passant par l’entreprise monastique et l’humanisme chrétien ?

La victoire sur la mort biologique, pourrait-on demander, retire-t-elle tout sens à la résurrection ?


Mais, justement, c’est là que se fait la rupture pour les chrétiens. Ce refus de céder devant la mort sous-tend, chez les transhumanistes, le rejet de la distinction entre l’action thérapeutique et l’augmentation. Or, bien des commentateurs chrétiens y voient une distinction fondamentale, car elle renvoie au fait que la victoire sur la mort passe par la rencontre avec l’autre. C’est cette rencontre qui permet à Jésus de guérir au-delà de la guérison. C’est cette rencontre qui donne sens à la lutte contre la mort, car elle n’abolit pas la mortalité, cet élément clé de la condition humaine qui fonde toute politique : nous sommes unis d’abord parce que nous sommes tous des mortels .

L’aspiration au salut devient, dans l’idéologie transhumaniste, non pas une victoire sur la mort, mais le désir de pouvoir planifier et contrôler sa mort.

Au fond, la rupture entre le christianisme et le transhumanisme est avant tout anthropologique. « Les théories transhumanistes peuvent remettre en cause l’anthropologie chrétienne sur deux points : elles nient la finitude de la créature humaine et ignorent totalement la notion de péché. Pour ces théoriciens, le salut n’est donc en rien relié au péché. Il dépend au contraire de l’homme seul », souligne le théologien protestant Denis Müller.

Il y a loin entre augmenter les capacités d’une personne et augmenter son humanité… Bien plus, cette aspiration à augmenter les capacités humaines risque d’étendre à la vie privée l’évaluation des performances qui prévaut déjà dans le monde du travail, avec toutes les logiques de marginalisation et de sélection que l’on connaît.

En fait, si chrétiens et transhumanistes s’accordent sur l’aspiration humaine à une transformation (glorification ou augmentation), il y a désaccord sur la nature et le mode de cette transformation. L’épreuve de l’altérité, le souci de la vulnérabilité, le sens de notre finitude sont autant de socles de notre commune humanité.


Les transhumanistes ont tendance à oublier la dimension collective, que nos corps sont inscrits dans des corps sociaux.


Leur conception du corps est aussi abstraite et hors-sol que leur approche de la technologie. Leur morale principalement utilitariste et leur libéralisme porté au rang d’anthropologie constituent sans doute des obstacles difficilement surmontables pour comprendre cette densité de l’incarnation et expliquent leur profonde compatibilité avec le régime politico-technique néolibéral actuel.

Le défi pour le transhumanisme réside dans la possibilité que le préfixe n’absorbe pas tout entier le substantif qu’il est censé augmenter, que le trans- n’abolisse pas l’humain… Enjeu social, personnel mais aussi proprement technologique, car que sont des technologies qui ne sont pas au service d’un chemin d’humanité ? Sont-elles encore des technologies ?

La confrontation entre transhumanistes et chrétiens est inévitable, car le transhumanisme est un courant politique qui a des ambitions métaphysiques.

Cette confrontation sera certes plus ou moins vive selon les héritages culturels, mais elle ne sera fructueuse que si elle se fait interpellation. Une confrontation franche, sans gommer les éléments – essentiels – de rupture, mais avec l’idée que chacun peut en sortir grandi. Les transhumanistes y gagneraient à mieux prendre conscience des impensés métaphysiques et anthropologiques de leurs aspirations. Les chrétiens pourraient en retirer une interpellation sur les fins dernières, aspect de leur foi qu’ils ont plutôt laissé en jachère ces dernières générations, comme si l’allongement de l’espérance de vie avait recouvert toute question.

En effet, pour répondre aux questions que soulève le transhumanisme – Quel rôle assigner à la technologie dans la culture humaine ? Dans notre rapport au cosmos ? Comment ne pas faire de la technologie une prédation mais un service ? –, il faut sans doute désacraliser les technologies. Un rôle de profanateur et de briseur d’idoles que les chrétiens ont si souvent assumé et qui permettrait de libérer les technologies de toute gangue sacrée. Cette libération serait l’occasion de donner une orientation à ces technologies, d’énoncer l’horizon eschatologique dans lequel elles pourront trouver leur juste place. Dans cette interpellation réciproque se joue aussi la possibilité de travailler à la nécessaire sécularisation des aspirations technologiques et de leur offrir une meilleure réalisation.

Notes
[1]N. Bostrom, « Transhumanism FAQ : A General Introduction, version 2.1 », consultable en anglais sur le site http://humanityplus.org/philosophy/transhumanist-faq/
[2]Champ scientifique multidisciplinaire au carrefour des nanotechnologies (N), des biotechnologies (B), des technologies de l’information (I) et des sciences cognitives (C).
[3]Il existe, au sein du transhumanisme, une tendance qui se définit parfois comme technoprogressiste et entend réconcilier la gauche avec la technologie. En dehors du transhumanisme, mais avec des convergences possibles, un mouvement accélérationniste a été initié en 2013 par deux jeunes penseurs néomarxistes, Alex Williams et Nick Srnicek, avec un important écho international (cf. Laurent de Sutter [dir.], Accélération !, PUF, 2016).
[4]Erik Peterson, Pour une théologie du vêtement (traduit par Yves Congar), Éditions de l’Abeille, 1943. Réédité dans Nunc (n° 26, mars 2012).
[5]K. Rahner, « La manipulation de l’homme par l’homme », Écrits théologiques, vol. 12, Mame, 1970, p. 152.
[6]R. Ettinger, L’homme est-il immortel ?, Denoël, 1964.
[7]Fr. Damour, Heureux les mortels, Corlevour, 2016.
[8]D. Müller, « Human enhancement, humanisation de l’homme et théologie de l’intensité », Études théologiques et religieuses, 2014/4.


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