2ème VOLET (en 7 chapitres) : La seconde guerre mondiale, les juifs de bretagne face à l’antisémitisme institutionnalisé.
Il n’y eut pas concomitance entre la décision d’aryaniser les entreprises et celle de spolier les Juifs de leurs propriétés immobilières et de leurs valeurs mobilières.
La première était définie et précisée dans ses détails, dès le 12 novembre 1940, par « l’instruction pour les commissaires-gérants des entreprises juives » du commandement militaire allemand en France, qui fixait les décrets d’application de la 2e ordonnance concernant les mesures contre les Juifs. Certes, celle-ci, du 18 octobre 1940, imposait déjà aux Juifs de déclarer, avant le 31 octobre, « les actions leur appartenant, […] leurs propriétés immobilières et leurs droits dans les propriétés immobilières », mais aucune mesure de spoliation n’était alors énoncée.
Il faut attendre le ralliement idéologique du gouvernement de Vichy à la politique d’expropriation préconisée par les nazis, en violation du droit à la propriété privée, pour qu’une série de lois françaises étende l’aryanisation à l’ensemble des biens détenus par les Juifs.
La loi du 22 juillet 1941, déjà évoquée, « relative aux entreprises, biens et valeurs appartenant aux Juifs », soumettait la spoliation à la décision du commissaire général aux questions juives qui « pouvait nommer un administrateur provisoire ».
Cette alternative, ou cette hypocrisie, disparaît dans la loi du 17 novembre 1941 « réglementant l’accès des Juifs à la propriété foncière ». L’article 2 précise, en effet, que « les immeubles actuellement détenus par des Juifs ou qui seraient acquis par eux postérieurement à la publication de la présente loi […] seront pourvus d’un administrateur provisoire ».
Toutefois, le législateur exemptait de cette mesure les immeubles « servant à l’habitation personnelle des intéressés ». Cette restriction fut à l’origine, en décembre 1942, d’une question que posa un administrateur provisoire du Pouliguen. Le problème qu’il soulevait n’était pas sans conséquences importantes en Bretagne. Il s’inquiéta, auprès du préfet de Loire-Inférieure, de l’imprécision des termes de la loi qui semblaient exclure de son champ d’application les habitations de vacances.
Le commissaire aux questions juives fut consulté et, comme chaque fois, donna du texte l’interprétation la plus rigoureuse :
« Les villas de bord de mer (même jamais louées) doivent être vendues si elles ne représentent pas la seule habitation du Juif ». Il ajoutait, collaboration loyale entre pillards oblige, « la liste inventaire des meubles meublants doit être envoyée à la Feldkommandantur qui décide de leur destination ».
Ce décalage dans le temps, déjà sensible au niveau des prises de décisions, fut ensuite accentué par la relative lenteur avec laquelle fut réalisé le recensement des propriétés immobilières, puis par les difficultés rencontrées pour mener à bien les expertises : immeubles réquisitionnés par l’armée allemande, ou situés dans les stations balnéaires devenues zones de fortifications du mur de l’Atlantique et, dans certains secteurs, soumises à de fréquents bombardements aériens.
Dans ces conditions, alors que l’aryanisation des entreprises était achevée, parfois dès 1941, au plus tard dans le courant de l’été 1942, la vente des propriétés foncières ne commença guère avant le second semestre 1942 pour se prolonger jusqu’en juillet 1944.
Ce volet de la spoliation présentait, à la Libération, des états d’avancement très différents d’un département à l’autre.
Les acteurs de l’aryanisation
Un échange épistolaire un peu vif entre le CGQJ et le préfet de Loire-Inférieure illustre le rôle déterminant de tous ces Français qui collaborèrent à l’œuvre de spoliation. Le commissariat ayant demandé que les rapports d’évaluation des entreprises juives, rédigés par les administrateurs provisoires, soient vérifiés par les services de la direction départementale de l’enregistrement, le préfet répliqua que:
« la question juive est traitée à mon cabinet par les moyens du bord […] aucun employé n’a été spécialement recruté à cet effet et la tâche nouvelle qui lui incombe constitue par elle-même une lourde charge ».
Il concluait en soulignant le rôle majeur des administrateurs provisoires comme auxiliaires de l’administration. Ce haut fonctionnaire savait parfaitement que la gestion, l’inventaire, l’estimation du butin rassemblé, n’auraient jamais pu être menés à bien sans la collaboration de tous ces Français qui participèrent à l’œuvre de spoliation. Administrateurs provisoires, experts, ils étaient tous volontaires, libres de se retirer à tout moment. L’afflux des demandeurs d’emplois rendait d’ailleurs toute contrainte inutile.
Les administrateurs provisoires furent les maîtres d’œuvre de l’aryanisation et même quand, le 4 août 1941, le CGQJ obtint, dans le Finistère, la création d’un « service spécial chargé de contrôler l’aryanisation », le préfet dut faire appel à un intervenant extérieur :
« Maître…, avoué à Brest, a bien voulu accepter d’en être le conseil juridique. Ce choix a été déterminé par l’existence, à Brest, de la plupart des entreprises juives. »
Ni le CGQJ, ni les préfectures ne disposèrent de personnel, en nombre et en qualité, capable d’appliquer les mesures prescrites par les ordonnances allemandes et les lois de Vichy.
C’est bien dans ce volet économique de la persécution antisémite que se révèle l’ampleur de la participation des hommes ordinaires. Ceux qui furent les intermédiaires indispensables à l’élaboration des dossiers et ceux qui, en se portant acquéreurs, assurèrent la rentabilité de l’opération.
Administrateurs provisoires et experts : chevilles ouvrières de la spoliation
Le recrutement des administrateurs provisoires
Le recrutement des administrateurs provisoires relevait de l’autorité des préfets. Dès la publication des premières ordonnances allemandes concernant les entreprises juives, le gouvernement de Vichy en avait décidé ainsi, tout en créant un Service de Contrôle des Administrateurs Provisoires, rattaché, dans un premier temps, au ministère de la production industrielle.
La loi du 29 mars 1941 qui créait le Commissariat Général aux Questions Juives, spécifiait en son article 2 que « le commissaire général aux questions juives a pour mission […] de désigner les administrateurs séquestres et de contrôler leur activité ».
À ce moment, dans les départements bretons comme dans toute la zone occupée, les entreprises juives avaient été pourvues, depuis plus de trois mois, d’administrateurs nommés par les préfets, en accord avec les autorités allemandes locales. La montée en puissance du CGQJ dans la gestion de l’aryanisation économique fit passer le Service de Contrôle des Administrateurs Provisoires sous son autorité à partir de juin 1941. L’initiative du recrutement des administrateurs provisoires fut alors partagée, selon les circonstances, entre le directeur de la DAE (Direction de l’Aryanisation Économique) et les préfets, qui continuèrent à appliquer des critères variables d’un département à l’autre.
C’est ainsi qu’en Ille-et-Vilaine l’avis des notables était sollicité et le préfet se ralliait aux recommandations des chambres de commerce qui proposaient des candidats choisis parmi les commerçants en activité ou en retraite. Ce fut le cas lors des premières nominations de décembre 1940, et cela le demeura après la création du CGQJ, comme le prouve ce courrier du cabinet du préfet à la Feldkommandantur de Rennes, daté du 2 septembre 1941 :
« À monsieur le général commandant laFeldkommandantur.
J’ai l’honneur de vous indiquer ci-après les noms des personnes présentées par les trois chambres de commerce du département et que je propose de nommer comme administrateurs provisoires pour aryaniser ou liquider les 15 entreprises juives existant encore en Ille-et-Vilaine et actuellement sous scellés.
À Rennes : M…, commerçant, pour l’entreprise Szwarcman, fourrures ; M…, ancien tailleur, pour les entreprises Blumberg, Kaganas, Schwalbendorf et Stapler, confections ; M…, commerçant, pour les entreprises Bursztynski, Lévy, Strugo, bonneterie ; M…, représentant de commerce, pour l’Entreprise cotonnière de l’Ouest, tissus.
À La Guerche : M…, commerçant en tissus, pour l’entreprise Rotbard, confections.
À Vitré : M…, ancien mercier en gros, pour l’entreprise Lévy, bonneterie
À Fougères : M…, commerçant en nouveautés, pour les entreprises Lévy [bonneterie, lingerie] et Nussbaum [fourrures].
Je vous serais obligé de me faire connaître si vous donnez votre agrément à ces nominations. »
La réponse qui parvint le 20 septembre ne faisait référence à aucun autre interlocuteur : « Je donne mon assentiment à l’installation des commissaires-administrateurs nommés par vos soins. »
En Loire-Inférieure, le préfet recruta en fonction d’autres compétences. Il le rappela à l’occasion du différend qui l’opposa au CGQJ : « [J’ai] désigné dans mon département des arbitres de commerce pour assumer les fonctions d’administrateurs provisoires, […] mandataires de justice, experts auprès des tribunaux en qui, normalement, l’on est en droit d’avoir confiance. » Autre choix dans les Côtes-du-Nord, selon des critères moins évidents. On y trouve deux commissaires de police, dont un en activité, un expert comptable, un ancien directeur d’une agence de la Banque de Bretagne…
Ainsi recrutés, par quelque procédé que ce fût, les administrateurs provisoires recevaient leur avis officiel de nomination dont les termes les désignaient, sans aucune ambiguïté, comme auxiliaires des autorités d’Occupation :
« Vu l’ordonnance allemande en date du 18 octobre 1940, Vu l’ordonnance allemande en date du 26 avril 1941 […] relatives aux mesures contre les Juifs. »
Certains administrateurs acceptèrent cette fonction après en avoir été priés par leurs pairs, au sein des chambres de commerce notamment, ou par le préfet ; mais beaucoup sollicitèrent l’emploi en des termes qui varient selon leur personnalité, leurs mérites ou leurs relations.
Désinvolture du candidat sûr de lui qui ne veut même pas envisager l’éventualité d’un refus :
« 23 octobre 1941, J. de P. à Paris – Le cinéma “Katorza” à Nantes étant une affaire juive dépourvue d’administrateur, j’ai l’honneur de me présenter pour occuper ce poste. Comme je dois me rendre à Nantes la semaine prochaine, je vous serais reconnaissant de bien vouloir me donner une réponse assez rapidement. »
Démarche prudente d’un notaire de Guérande qui, diplomatiquement, s’est d’abord assuré qu’il n’allait pas sur les brisées de quelque confrère :
« 5 octobre 1941, comme suite aux nouvelles dispositions légales et à toutes fins que de droit, je vous signale que j’accepterais volontiers les fonctions d’administrateur provisoire pour les biens des Juifs situés dans l’étendue du ressort de mon canton. Je dois vous dire que je me suis mis d’accord avec mes confrères du canton ainsi qu’avec ceux du canton du Croisic. »
D’autres peuvent aussi faire valoir des états de service antérieurs pour revendiquer des missions plus lucratives ; c’est ce que fait M., arbitre près du tribunal de commerce de Saint-Nazaire, le 25 août 1941 :
« J’ai été désigné par vos services comme commissaire-gérant d’un certain nombre de petites entreprises israélites de l’arrondissement de Saint-Nazaire. La réalisation de tous ces commerces est pratiquement terminée. Il me serait agréable […] d’être nommé commissaire-gérant des Hôtels du Golf et de la Plage et Atalante, tous deux situés à La Baule. »
Las ! Ces vieux « grognards » de la spoliation qui, pour eux, d’ailleurs, prend la forme neutre de « réalisation de tous ces commerces », ces dévoués auxiliaires de la préfecture et de la Feldkommandantur, doivent se défendre contre les intrigants bien en Cour auprès des responsables du commissariat aux questions juives :
« 12 mai 1941, CGQJ, le chef du service de contrôle des administrateurs provisoires, à M. le préfet de la Loire-Inférieure.
J’ai l’honneur de recommander à votre bienveillante attention M., de Guérande. M., qui est un parent de M. T., président du comité général des industries mécaniques, nous a été recommandé par ce dernier en vue de solliciter un poste d’administrateur provisoire pour une entreprise israélite de votre département. »
Parfois la recommandation d’un candidat peut prendre un ton arrogant quand le Parrain a, semble-t-il, une très flatteuse idée de sa propre importance :
« Paris, 4 juillet 1941
J’attacherai un intérêt particulier à ce que M. H. soit nommé aussi rapidement que possible, en remplacement d’un administrateur provisoire démissionnaire ou relevé de ses fonctions. Il faudrait, bien entendu, qu’il s’agît d’une société ou entreprise relativement importante, capable, par exemple, d’offrir une rémunération de l’ordre de 5 000 F par mois.
Signé : F. de la Rozière. »
Mais dans la France vichyssoise et ordre nouveau de 1941, rien ne vaut, semble-t-il, pouvoir se présenter comme le parangon du citoyen Travail, Famille, Patrie. Deux candidats de la région parisienne tentent ainsi de convaincre le préfet de Loire-Inférieure en octobre 1941 :
« Comme suite à ma demande faite au Commissariat Général des Questions Juives à Paris […] j’ai l’honneur de solliciter l’attribution d’un poste de commissaire provisoire aux affaires juives sises dans votre département […] Je suis catholique, fils aîné d’une famille de 8 enfants, famille essentiellement française […] de bonne bourgeoisie parisienne et catholique. Aucune alliance avec un Juif ou un étranger […] Engagé volontaire à 18 ans le 31 août 1914, 4 ans de front […] 3 citations […] bachelier ès lettres. »
La petite touche d’antisémitisme et de xénophobie, clairement affirmée, devait, dans l’esprit de son auteur, le situer sans conteste parmi les hommes du Maréchal.
À la même date, L., de Paris, se présentait comme « ancien agriculteur-éleveur […] un des fondateurs du syndicat d’élevage nord-meusin. Je suis aryen 100 % depuis toujours […] père de 7 enfants ». La concurrence, toutefois, était rude parmi les pères de familles nombreuses et cet avoué de Clermont, dans l’Oise, fut assurément difficile à surpasser : « [Père de] 10 enfants de 31 à 12 ans, lauréat de la famille nombreuse en 1907, 1908, 1909 […]. Vice-président diocésain de l’union des catholiques de l’Oise, fondateur de la section de l’alliance nationale contre la dénatalité. »
Si ces valeureux candidats n’obtinrent pas satisfaction, ce fut uniquement parce que, en Loire-Inférieure, le préfet ne recrutait que des administrateurs locaux, encore fallait-il qu’ils fussent, politiquement, aussi irréprochables que ces trois derniers postulants. Un « syndic liquidateur de Saint-Nazaire » en fit l’amère expérience. Ulcéré de n’avoir pas reçu de réponse à sa première demande, il revint à la charge en octobre 1941 pour réclamer sa « nomination à titre d’administrateur séquestre liquidateur de biens juifs au même titre que mes collègues de Saint-Nazaire et de Nantes ». Le sous-préfet transmit son dossier avec avis défavorable : « l’intéressé a été révoqué de ses fonctions de juge de paix suppléant du canton de Saint-Nazaire pour avoir refusé de prêter serment de fidélité au Chef de l’État ».
Participer à la spoliation, forme évidente, affirmée publiquement, de persécution des Juifs, ne posa aucun problème de conscience, non seulement aux partisans de la Révolution nationale qui, ainsi, faisaient preuve d’une certaine cohérence, mais, non plus, à ce juge de paix, pourtant assez attaché aux valeurs républicaines pour avoir préféré encourir une sanction, certes symbolique, plutôt que de faire acte d’allégeance au Maréchal Pétain.
Les préfets eurent donc peu l’occasion d’essuyer un refus et le témoignage suivant est exceptionnel. En novembre 1941, le sous-préfet de Pontivy demanda au président du tribunal civil de lui conseiller un administrateur provisoire, deux notaires furent pressentis. Le premier refusa :
« Très sensible à votre proposition, je vous prie de m’excuser si je dois décliner la mission d’administrateur provisoire […]. Je crois qu’il y a incompatibilité entre les fonctions notariales et l’administration, même provisoire, d’un établissement industriel et commercial comportant de passer des actes de commerce. »
L’argument déontologique dissimule-t-il une réticence, d’ordre éthique, à l’égard de la fonction offerte ? Le second notaire n’eut pas ces scrupules.
Le recrutement de ces indispensables gestionnaires ne posa problème que plus tard, à partir de 1943, et surtout dans les régions littorales, pour l’aryanisation des propriétés immobilières et foncières. Les difficultés de circulation dans ces zones stratégiques et le risque de ne pouvoir mener à terme la procédure de spoliation en découragèrent plus d’un, l’administrateur provisoire n’étant remboursé de ses frais et rémunéré pour sa gestion qu’une fois le dossier clos et la vente homologuée.
L’attrait de la fonction
Si tant est qu’ils en aient éprouvé le besoin, les administrateurs provisoires auraient trouvé la justification de leur engagement dans L’Ouest-Éclair, le 11 août 1942, qui expliquait à ses lecteurs le caractère social, voire socialiste, de l’aryanisation :
« La vente à des Aryens français des entreprises se trouvant entre les mains de Juifs pour la plupart étrangers, a pour conséquence une nouvelle nationalisation de l’économie française. En même temps […] les droits sociaux des ouvriers sont garantis par l’éloignement du capitalisme juif et des spéculateurs.
Ces intérêts sont également défendus par le fait que ces entreprises passent aux mains de Français conscients de leur responsabilité […]. Ainsi des ouvriers et des employés peuvent-ils, en achetant des petites entreprises et des magasins, se créer des possibilités d’existence indépendante et améliorer leur situation sociale. »
Tissu habituel de contre-vérités, les acquéreurs des entreprises aryanisées furent, dans la plupart des cas, des concurrents aryens locaux, certains réalisant de fructueuses opérations : élimination de concurrents ou concentration d’enseignes diverses. A contrario, parmi les rares cas d’acquisition par un employé de l’entreprise, certains se révélèrent être des ventes fictives.
Qu’importe, il suffisait de croire L’Ouest-Éclair pour admettre que les administrateurs provisoires accomplissaient une mission civique. Au demeurant tout n’était pas faux dans cet article qui, dressant le bilan de l’œuvre accomplie pour éloigner « le capitalisme juif de la vie économique française », constatait : « Ces résultats ont pu être obtenus grâce à l’intime collaboration des autorités françaises et allemandes. »
La réalité, quant aux raisons qui poussèrent de nombreux Français à devenir ou à souhaiter devenir liquidateurs de biens juifs, était plus prosaïque. L’attrait de rémunérations confortables y joua le rôle principal. À quels émoluments les administrateurs provisoires pouvaient-ils prétendre ? La question fut posée dès janvier 1941 par le préfet de Loire-Inférieure. La réponse du SCAP laissa perplexes des fonctionnaires habitués aux directives d’un État jacobin.
Dans chaque département, il appartenait aux préfets « de déterminer, pour chaque entreprise israélite, […] en accord avec les syndicats et la chambre de commerce, la rémunération de l’administrateur […]. Le taux devra être fixé de manière à assurer au commissaire-gérant une indemnité normale ». Cette référence à une normalité indéterminée provoqua un échange de correspondances entre les préfets de Loire-Inférieure, de Vendée et du Maine-et-Loire, chacun venant aux nouvelles.
En Loire-Inférieure, la décision finalement prise, en accord avec les chambres de commerce, fut d’appliquer le barème des tribunaux de commerce de Nantes et de Rennes pour les procédures de liquidation soit : 10 % de l’actif réalisé jusqu’à 30 000 F, 4 % de 500 000 à 1 MF, 1,5 % de l’actif quand celui-ci était supérieur à 1 MF. Ces conditions parurent trop généreuses au SCAP qui envoya une première note en mars 1941 : « Le taux restera assez modéré pour ne pas imposer à l’entreprise une charge excessive et conserver un sens de caractère de service public désintéressé […]. On devra partir d’un taux de 10 000 F par mois pour les entreprises les plus importantes. »
Financièrement, les administrateurs provisoires pouvaient être quelque peu déçus mais quelle compensation morale leur était offerte !
La loi du 22 juillet 1941 en leur recommandant de « gérer en bons pères de familles » gommait, déjà, l’aspect coercitif de leur irruption dans l’entreprise, et voilà que le haineux « désenjuivement de l’économie » s’effaçait derrière la notion, plus noble et sereine, de « service public désintéressé ».
Une dernière restriction fut finalement imposée et rappelée aux préfets en juillet 1942 : 10 000 F par mois devait être aussi la rémunération maximum pour la gestion de plusieurs petites ou moyennes entreprises. La formulation de cette directive laissait cependant augurer une certaine souplesse dans son application : « D’une manière générale, la rémunération globale prélevée par l’administrateur provisoire sur l’ensemble des affaires dont il a la gérance, ne devra pas, en principe, dépasser 10 000 F par mois. »
Les bons pères de familles désintéressés allaient continuer à faire des envieux, d’autant plus que ces arrêtés n’avaient pas d’effet rétroactif et ne remettaient donc pas en cause les rémunérations accordées avant leur promulgation.
De nombreuses entreprises, en Bretagne, furent liquidées ou vendues avant la fin 1941 et de septembre à novembre les premières fiches d’honoraires arrivèrent dans les préfectures. Elles confirment que, si la fonction s’avéra finalement moins lucrative que prévue, l’attrait financier demeurait. G., administrateur provisoire à Nantes réclame « Pour 13 mois 1/2 de travail à 6 600 F par mois, la somme de 89 100 F. » Le 20 septembre 1941, H. de Saint-Nazaire envoie une liasse de 19 fiches correspondant aux entreprises juives traitées par lui. Pour moins de 9 mois de travail (depuis janvier), ses honoraires s’élèvent à 4 0162,80 F, soit 4 500 F par mois. Il s’agit là d’honoraires nets, les frais de gestion étaient comptabilisés et payés en sus. À cette époque le salaire mensuel d’un professeur de lycée était 2 500 F par mois.
L’administrateur qui géra Les Charbonnages franco-anglais, implantés à Saint-Malo et L’Agence houillère de l’Ouest, sise à Brest, deux composantes d’une même société, réclama, quant à lui, que « ma rémunération mensuelle soit conforme au travail fourni et à mon standing ». On lui attribua 5 000 F par mois mais sa note de frais (65 229 F), sans doute conforme à son « standing », n’en laissa pas moins perplexe la Direction de l’Aryanisation Économique (DAE) qui, en mai 1943, demanda au préfet du Finistère « son opinion visà-vis des frais de déplacement et autres réclamés par l’intéressé ».
Lorsque vint le temps d’aryaniser les propriétés immobilières, le CGQJ décida que les administrateurs seraient rémunérés « par un émolument unique proportionnel au produit de la vente de l’immeuble ou des titres émis par la société immobilière ». Dans les départements autres que la Seine, les taux allèrent de 2,82 % pour une vente inférieure à 20 000 F, à 0,40 % si la valeur dépassait 500 000 F (directive du 15 novembre 1941). Les honoraires étant « à la charge du vendeur juif ».
Ces taux « raisonnables » correspondaient à des prestations que l’on peut imaginer modestes quand on constate que, dans les Côtes-du-Nord, un seul administrateur provisoire, ex-commissaire de police, fut nommé pour aryaniser 48 immeubles et terrains « dont les propriétaires israélites tiraient ou tirent un revenu ou qui sont inoccupés à l’heure actuelle ».
Affirmation d’une rare mauvaise foi, car la plupart des maisons concernées étaient des résidences de vacances situées en zone interdite aux Juifs. Nullement terrassé par la charge de travail, cet homme, que rien ne semblait prédisposer à devenir gérant d’immeubles, réussit à vendre 32 maisons et terrains de janvier 1942 à juillet 1944, date à laquelle la charge de l’armée Patton brisa d’un même élan la résistance allemande en Normandie et l’ardeur des candidats à l’achat d’une villa spoliée à Saint-Cast ou aux Sables d’Or.
Trois justificatifs d’honoraires perçus par ce dévoué représentant d’un « service public désintéressé » ont été conservés. En mars 1944, pour la villa Les Pensées, à Saint-Cast, ses émoluments s’élevèrent à 5 539,70 F ; en avril, il fut rémunéré pour la vente de deux villas, également à Saint-Cast : Ker Léo lui rapporta 3 873 F, Pierre Marcel, vendue 367 000 F, sur lesquels l’administrateur percevait un peu plus de 1 %, lui rapporta environ 3 700 F. Les dossiers de la Direction de l’Aryanisation Économique mentionnent les honoraires concernant cinq autres villas et quelques terrains. En six mois, de novembre 1943 à avril 1944, cet administrateur perçut 40 437 F, soit 6 740 F par mois ou près de trois fois le salaire d’un professeur de lycée.
Cet exemple est rare en Bretagne où les préfets, généralement, distribuèrent les entreprises et les immeubles entre plusieurs administrateurs. Il y eut donc, dans les autres départements, davantage de profiteurs de la spoliation des Juifs mais tous, administrateurs et experts, en tirèrent de confortables profits.
En décembre 1941, la Feldkommandantur de Nantes s’enquit du montant des sommes bloquées provenant de la liquidation d’entreprises juives. La préfecture ne put lui fournir qu’une première approximation portant sur six d’entre elles : « 60 048,90 F en caisse dont il faudra soustraire 13 112,25 F d’honoraires demandés ». Il ne pouvait s’agir que des honoraires des administrateurs provisoires (il est peu probable que des experts aient eu à intervenir dans la liquidation d’aussi petites entreprises). La ponction « à la charge des “vendeurs” juifs » représentait dans ce cas près de 22 % de la valeur de liquidation. Il serait, en outre, retiré 10 % (prélèvement, par la suite, porté à 20 %), soit environ 12 010 F versés sur un compte du CGQJ. Ces six commerçants spoliés de leurs entreprises ne furent crédités (sur leurs comptes bloqués) que de 58 % de la valeur de leurs biens ; somme encore amputée d’un montant, égal à une rémunération mensuelle de l’administrateur provisoire, destiné à alimenter un compte de la Treuhand und Revisionstelle. C’est sur le reliquat final que l’administrateur-provisoire-gérant-en-bonpère-de-famille prélevait les subsides d’absolue nécessité « consentis » au spolié, jusqu’à l’épuisement du compte.
Le sort de ces six petits commerçants qui, jusqu’en novembre 1940, vivaient de leur travail, serait vite réglé. Au bout de quelques mois, à moins d’avoir trouvé un emploi salarié autorisé aux Juifs, ils devraient solliciter le secours des organisations caritatives et vivre en assistés. Telle était la finalité de ce service public désintéressé auquel se consacrèrent une centaine d’administrateurs provisoires dans les 5 départements de Bretagne et sans doute plus de 8 000 dans l’ensemble de la France.
Les administrateurs provisoires dans l’accomplissement de leur mission
Le nombre des administrateurs provisoires variait beaucoup d’un département à l’autre, non seulement en fonction des entreprises et des immeubles à aryaniser, mais aussi selon les choix des préfets qui décidaient, soit de concentrer les gérances entre peu de mains, soit de les disperser.
88 ou 120 ? Cette différence sensible peut s’expliquer, en partie tout au moins, par les difficultés rencontrées par l’administration pour déterminer quelles entreprises étaient juives et lesquelles ne l’étaient pas (cas des couples mixtes séparés de biens, sociétés dont les administrateurs juifs avaient démissionné, etc.).
Des administrateurs pouvaient donc être nommés à tort et n’avoir aucune mission à remplir, mais leurs noms n’étaient pas toujours rayés des listes. Il y eut parfois plusieurs administrateurs successifs pour une même entreprise, ou un même immeuble, lorsqu’un commissaire gérant était révoqué pour incompétence ou démissionnait. Selon les sources d’archives consultées certains noms peuvent donc avoir été oubliés ou, au contraire, comptés deux fois.
La mission des administrateurs provisoires fut définie, le 12 novembre 1940, dans les « Instructions pour les commissaires-gérants d’entreprises juives » du Commandement militaire allemand en France, déjà citées.
Il s’agissait « de supprimer définitivement l’influence juive dans l’économie française » et de créer, le plus rapidement possible, « des conditions juridiques normales pour l’entreprise, sans la moindre participation juive ».
Sans rien changer au fond, la loi française du 22 juillet 1941 donnait mandat à ces « bons pères de familles » pour inventorier, évaluer, puis vendre aux plus offrants, entreprises et biens immobiliers, avant de verser le capital largement amputé sur un compte bloqué.
Cette mission fut accomplie, généralement, autant qu’il est possible d’en reconstituer la progression, avec célérité et compétence, au prix, parfois, de dérapages, conséquence d’un zèle trop ardent à exécuter les directives gouvernementales. Au prix, également, de reniements pitoyables, à l’image de ces deux commerçants rennais, anciens amis d’Edmond Samuel, ce notable chemisier juif, avec qui ils avaient entretenu longtemps « des relations suivies, quotidiennes », selon les termes de sa fille, Denise Simon. L’un d’eux, administrateur du magasin Les Nouveautés parisiennes, boulevard de la Liberté, intervint pour empêcher un projet de vente : « Je demande que cette vente ne soit pas régularisée, Monsieur D. [le candidat acquéreur] ne présentant pas toutes les garanties d’indépendance à l’égard de l’influence juive. »
Leur premier travail consistait à estimer la valeur du bien à aryaniser. Lorsqu’il s’agissait d’une entreprise, la connaissance du chiffre d’affaires et des bénéfices réalisés avant la guerre, de la valeur du stock et, éventuellement du capital fixe, pouvaient servir de base de calcul. L’expérience professionnelle de l’administrateur (commerçant, comptable, arbitre de commerce ou notaire) suffisait alors pour garantir une évaluation correcte, en principe seulement, car ces critères habituels pouvaient n’avoir plus grand sens.
Le préfet de Loire-Inférieure le rappelle au CGQJ en octobre 1941 :
« Je n’en donnerai comme preuve que le seul cas des établissements Hauser [cuirs et peaux] à Nantes, dont la valeur vénale a été fixée théoriquement à 500 000 F. Mais la situation précaire dans laquelle se trouve le marché des cuirs et peaux, et l’avenir incertain de ce genre de commerce ne permettent pas d’affirmer que cette valeur peut atteindre, aujourd’hui, le chiffre fixé. »
C’est donc dans les pires conditions qu’allait être préparée l’adjudication d’une entreprise intrinsèquement saine mais que les circonstances avaient dévaluée.
Les conclusions du premier rapport d’expertise de l’administrateur pouvaient aussi être expéditives. On éprouve ainsi quelque doute quant à l’objectivité de ce négociant en nouveautés de Fougères, chargé de préparer l’aryanisation du magasin de « nouveautés et bonneterie » de Léon Lévy, confrère et concurrent, lorsqu’il conclut que « la disparition de l’entreprise Lévy ne nuirait en aucune façon à la vie économique du pays ».
Un autre cas, ils furent nombreux, où la mission des administrateurs provisoires aboutit à la spoliation totale, à la ruine d’un commerçant aisé, eut pour cadre Dinard. Une entreprise familiale prospère, Aux fabriques de France, commerce de tissus, de confection, de bonneterie et lingerie auxquels s’ajoutaient un rayon ameublement et un rayon chaussures, appartenait à Raphaël Veil, né à Paris en 1883, ancien combattant et mutilé de guerre. Il s’était établi à Dinard vers 1910 et y avait ouvert ce magasin, boulevard Édouard VII. Le 17 octobre 1941, l’administrateur provisoire, greffier de justice de paix à Saint Servan, remet son rapport à la préfecture :
« Le fonds de commerce ayant été fermé et placé sous scellés à la date du 5 janvier 1941, la vendeuse a été licenciée […]. Dans l’état actuel, étant donné que le fonds a été fermé pendant 10 mois, que le bail des lieux […] est expiré et que le stock de marchandises ne comprend qu’une quantité infime d’articles d’hiver, j’estime qu’il n’y a pas lieu de continuer le commerce et que le fonds de commerce est invendable en l’état.
Je propose de vendre les marchandises en bloc, à l’amiable, à d’autres commerçants similaires. »
Cet administrateur osa cependant intercéder en faveur du spolié.
« La comptabilité a révélé un actif espèces en caisse de 157 666,20 F. Puis-je laisser cette somme à la disposition de Monsieur Veil, ainsi qu’il me le demande, me faisant remarquer, avec raison, qu’il n’a pas de dettes et que je dois me borner seulement à la liquidation de la marchandise ? »
Bien entendu le préfet répondit par la négative et en avisa la Feldkommandantur de Rennes ultérieurement :
« Je donne des instructions à l’administrateur provisoire pour que les espèces en caisse soient conservées en un compte bloqué sur lequel ne pourront être prélevés que des subsides d’absolue nécessité. »
Pour Raphaël Veil, son épouse et leur fille Hélène, privés de toutes ressources autres que ces misérables subsides, la fuite, le passage dans la zone sud, une fois venu le temps des rafles, même s’ils y songèrent, était devenu difficile. Ils se retirèrent à Combourg où ils furent arrêtés le 4 janvier 1944. Ni leur qualité de Français, ni les services militaires rendus à la nation par Monsieur Veil ne leur évitèrent la déportation. Ils quittèrent Drancy par le convoi n° 67, le 3 février, et furent assassinés tous les trois à Auschwitz.
Pour eux, mais aussi pour combien d’autres, l’aryanisation, en réduisant de façon drastique leurs moyens d’existence, fut l’étape préalable à l’arrestation.
C’est en cela que, loin d’être une forme mineure de la persécution antisémite, comme purent peut-être le penser ceux qui y prêtèrent la main, elle fut, sous ses divers aspects, exclusions professionnelles ou spoliation des biens et entreprises, le plus sûr moyen d’accroître la vulnérabilité des Juifs d’Occident auxquels les nazis ne pouvaient imposer l’enfermement du ghetto.
L’aryanisation des biens immobiliers nécessitait fréquemment l’intervention d’experts. Ceux-ci étaient pressentis par le président de l’Ordre des architectes, à la demande du préfet, et donnaient leur accord avant d’être officiellement désignés. Aucun ne fut réquisitionné pour cette besogne, certains, par contre, sollicitèrent la place. P., architecte à Orléans, demanda au préfet de Loire-Inférieure de « bien vouloir m’inscrire sur la liste des architectes-experts chargés de la liquidation des biens juifs, je suis chargé de cette mission dans le département du Loiret ». Une expertise est une expertise, qu’elle se fasse contre la volonté du propriétaire, et à ses frais, en vue de le dépouiller, pour la seule raison qu’il est né juif, ne trouble manifestement pas ce candidat qui, pourtant, en a pleine conscience.
Tel autre architecte, sinistré à la suite d’un des nombreux bombardements sur Lorient, en 1943, réclame ses honoraires correspondant à l’évaluation de la villa que possédait, à Larmor-Plage, la famille Hanen, déportée à Auschwitz : « L’arrêt total de mon activité à Lorient m’a mis dans une situation pécuniaire très embarrassante. » Très embarrassante sans doute, mais que dire de celle des Juifs qu’il avait contribué à spolier ? Certains administrateurs, peu nombreux, trouvèrent leur tâche bien lourde : rendez-vous avec les architectes, visites des locaux, mauvaise volonté des propriétaires, difficultés pour se déplacer. Rares, toutefois, furent ceux qui présentèrent leur démission, à l’image de cet avoué, en résidence au Pouliguen :
« Un deuil familial et ses suites se trouvent absorber une grande partie de mon temps ; les soucis résultant de la menace d’évacuation de notre partie de côte qui a déjà atteint de très proches voisins, en absorbent une autre…
Les transports deviennent de plus en plus rares et irréguliers. Par de nombreux voyages à bicyclette, j’ai tenu rendez-vous avec les architectes-experts et tenté de recueillir sur place les renseignements demandés.Je me heurte à des difficultés croissantes : occupation de certains chalets par les armées allemandes, impossibilité de trouver les clés de certains autres, difficulté d’obtenir des réponses soit des agences, soit des propriétaires absents ou disparus, soit des administrations mêmes. »
De tout autre, cette accumulation de contretemps susciterait la compassion. Venant d’un administrateur chargé de spolier de leurs biens les légitimes propriétaires, ces plaintes semblent grotesques et prêteraient à la dérision, n’était la date où cette lettre fut écrite, 26 janvier 1943, et la récrimination à l’encontre des « propriétaires absents ou disparus ». Cette démission fut acceptée et les 17 propriétés concernées confiées à un autre commissaire-gérant, arbitre près du tribunal de commerce de Saint-Nazaire, qui avait déjà la charge de 14 immeubles.
La disparition des propriétaires, source non d’inquiétude mais de contrariété pour les administrateurs, était assez fréquemment invoquée pour provoquer une démarche du préfet des Côtes-du-Nord auprès du CGQJ. Le 11 août 1942, il s’enquit de l’existence « d’un fichier central des Israélites soit à Paris, soit en zone libre », soulignant l’intérêt qu’un tel fichier présenterait pour « fixer la résidence des propriétaires disparus ». Il lui fut répondu « qu’il n’existe pas de fichier central des Juifs » et que les administrateurs confrontés à cette difficulté « doivent réaliser les biens sans établir au préalable de rapports détaillés concernant les propriétaires juifs absents».
Cette injonction fait craquer le vernis d’hypocrite légalité dont l’administration vichyssoise avait couvert son entreprise de spoliation.
En effet, selon le commentaire qu’en avait donné le CGQJ, dans ses instructions aux administrateurs provisoires, la loi du 22 juillet 1941 posait en principe « qu’un immeuble habituellement occupé par le propriétaire juif ne doit pas être considéré comme immeuble de rapport même si le Juif s’est réfugié en zone libre ». Toute confiscation devait donc, légalement, être précédée d’une enquête pour s’assurer que l’immeuble concerné n’était pas « habitation habituelle du propriétaire ». Un an plus tard, les convois qui quittaient Drancy à un rythme soutenu avaient rendu caduque cette restriction et les administrateurs étaient priés de faire vite.
Autre source assez fréquente de difficultés, les appartements et les maisons réquisitionnés pour les besoins de l’armée allemande. Ces réquisitions frappaient, sans discrimination, pour une fois, Juifs ou non Juifs, mais pour les premiers, la méthode pouvait être brutale. La Kreiskommandantur de Rennes avisa ainsi la municipalité de la décision qu’elle venait de prendre :
« L’appartement de la famille juive B., sis au 1er étage, 1 avenue Louis Barthou, est absolument indispensable pour des buts militaires allemands et se trouve réquisitionné avec effet immédiat. L’appartement ainsi que tous ses aménagements seront disponibles au plus tard pour le 26 novembre 1941. On trouvera un autre appartement pour B. chez ses coreligionnaires. »
La famille juive concernée était locataire mais elle dut partir en laissant tout son mobilier : meubles, tentures, tapis, vaisselle qui furent, trois ans plus tard, retrouvés dégradés, saccagés.
Lorsque l’immeuble réquisitionné était propriété juive, la procédure d’aryanisation devenait pratiquement impossible. Cette situation se vérifie fréquemment dans les zones côtières stratégiques à forte concentration de troupes d’occupation comme Saint-Nazaire, Brest ou Saint-Malo. La propriété de Château Richeux, à Saint-Méloir-des-Ondes, sur la baie du Mont Saint-Michel, fut ainsi occupée ; le parc et les communs servant au bivouac de la troupe, la maison de maître logeant les officiers. En août 1943, l’administrateur provisoire, notaire à Saint-Malo, se plaignit auprès du préfet de ne pouvoir mener à bien sa mission. Il avouait avoir renoncé à visiter la propriété car, s’y étant présenté trois fois, muni de toutes les autorisations officielles, « chaque fois on m’en a formellement interdit l’entrée ».
Ce même notaire malouin, administrateur provisoire d’au moins huit autres propriétés (terrains et villas), eut un litige avec la propriétaire de la villa Lublanjak à Saint-Malo. Celle-ci lui reprochait d’avoir perçu, à tort, une indemnité de réquisition s’élevant à 8 400 F. À la demande très ferme du préfet qui estimait justifiée la demande de la plaignante, l’administrateur refusa d’obtempérer en rappelant, le 18 janvier 1944, qui était son autorité de tutelle : « Que le Commissariat général aux questions juives m’ordonne de faire ce reversement et je m’exécute de suite. » Il se considérait ainsi, très officiellement, comme le représentant de cette administration d’exception, créée pour mener à bien le désenjuivement de l’économie et de la société françaises.
Le 4 juin 1945, cette dame avait repris possession de sa villa mais s’étonnait « de n’avoir pas reçu de réponse à ma lettre au sujet de ma réclamation pour les indemnités d’occupation à mon administrateur, Monsieur…, j’attends ses explications ». Comme beaucoup de ses collègues, et d’ailleurs encouragé par la législation très ambiguë du Gouvernement Provisoire de la République, ce notaire tardait à rendre ses comptes et continuait à penser que gérer des biens juifs n’avait été qu’une banale, voire honorable mission de service public.
De cette forme active de collaboration économique que fut l’œuvre des administrateurs provisoires, certains passèrent à la délation.
Est-ce par pusillanimité, craignant qu’on ne l’accusât de négligence dans sa gestion, que cet administrateur de Morlaix, par exemple, dénonça un commerçant juif dont le seul crime avait été de poursuivre son négoce malgré les interdictions ? En 1941, deux entreprises assez importantes de commerce forain (leurs stocks cumulés étaient évalués à 154 834 F) devaient être liquidées. L’administrateur provisoire avisa le délégué local du Secours National, qui s’était porté acquéreur, que l’ex-propriétaire s’était rendu coupable d’un délit. Le préfet en fut informé :
« J’ai reçu hier soir la visite de M., chargé de la liquidation des affaires juives de Morlaix […]. Il m’a dit que L. avait vendu une certaine quantité de marchandises [5 000 F environ] depuis le premier inventaire et qu’il n’avait pu l’en empêcher, les clés étant toujours entre les mains de L. »
L’affaire n’eut pas de suite, le préfet se contenta d’exiger que le produit de cette vente (5 285 F) fût versé « dans une banque en compte bloqué ». Il ne signala pas le fait à la Feldkommandantur.
Beaucoup plus graves sont ces deux autres initiatives d’administrateurs, car, cette fois, aucune raison autre que la volonté de dénoncer des Juifs ne peut être invoquée.
À Châteaubriant, un administrateur-expert écrivit directement au CGQJ pour signaler la présence de biens israélites non recensés dans l’arrondissement. Le Commissariat exigea une enquête dont le sous-préfet rendit compte le 17 décembre 1942. Il s’agissait « d’une ferme au lieu dit “Les Feuillets”, commune de Fans, à Mademoiselle Chana, Juive polonaise, et d’une petite ferme exploitée à Soudan par le neveu de la précédente, Samuel, également Juif polonais ».
Même démarche, à Saint-Malo cette fois, en juillet 1943. Un administrateur provisoire, outrepassant spontanément ses prérogatives, crut devoir dénoncer des commerçants. Il informa le Commissariat aux questions juives qu’une dame Leclerc propriétaire d’un débit de boissons à Saint-Malo « serait de race juive ainsi que Monsieur Tillese, créancier subrogé, domicilié à Paris ». Cette information déclencha une enquête de police à l’issue de laquelle on apprend que Dora Leclerc, née Tillese, avait été détenue, à Paris, par ordre des autorités allemandes puis relâchée, mais astreinte à résidence. « Monsieur Tillese et sa sœur, Madame Leclerc, sont de race juive et de nationalité française » conclut le rapport du commissariat de police de Saint-Malo, le 6 août 1943.
La marge était parfois étroite, pour qui acceptait de coopérer à la persécution antisémite, entre ce qui pouvait paraître simple adhésion aux lois économiques du gouvernement officiel et acte criminel de dénonciation de Juifs.
Certes il y eut quelques exemples de complicité entre administrateurs et propriétaires d’entreprises ou d’immeubles pour favoriser des ventes fictives ou ralentir les procédures d’aryanisation, parfois assez longtemps pour en assurer l’échec. Ces situations furent rares et supposaient l’existence de liens d’amitié ou de considération réciproques noués antérieurement. Elles bénéficièrent, le plus souvent, à des notables locaux ou à des personnalités extérieures jouissant d’une certaine notoriété ; c’est ainsi que dans les Côtes-du-Nord, l’unique administrateur des biens immobiliers et fonciers fut un spoliateur exemplaire sauf dans un cas.
En 1946, le Service des restitutions demanda aux propriétaires juifs spoliés de l’informer sur l’état d’avancement de leurs dossiers. Les appréciations concernant C. ne sont guère flatteuses, une de ses victimes le qualifiant de « collaborateur de l’ennemi ». Un seul fait son éloge : « Ma maison de Loguivy de la Mer n’a pas été vendue et je tiens à souligner que je dois cela, avant tout, à l’administrateur provisoire, dont la correction a été parfaite et qui n’a jamais accepté d’honoraires pour les réels services qu’il m’a rendus. » Écrivain et fils d’un auteur célèbre, il avait donc bénéficié d’un traitement de faveur ; mais au fond, cela ne change rien à la nature fondamentalement pernicieuse de l’action des administrateurs provisoires.
Les corps intermédiaires
Si les administrateurs provisoires furent les artisans essentiels de la spoliation des Juifs, ils ne furent pas les seuls à y collaborer.
L’ensemble des organismes corporatifs, chambres de commerce et d’industrie, comités d’organisation professionnelle, fédérations de syndicats, tous participèrent, chacun à sa manière et selon ses intérêts. Il y eut aussi, parfois, ces comités consultatifs pour l’aryanisation dont l’existence, les structures, le rôle sont révélés par un dossier des Archives des Côtes-d’Armor. Document d’autant plus intéressant qu’aucune trace de ces comités n’existe dans les quatre autres départements étudiés, si ce n’est une allusion, de la préfecture du Finistère, à la création d’un « organisme de contrôle des administrateurs provisoires » pour répondre à la demande du CGQJ.
Les comités d’organisation professionnelle
Dès le début du processus d’aryanisation des entreprises, les organisations professionnelles firent valoir leur droit de préemption. La Fédération des syndicats des fourreurs et pelletiers de province s’y référait, le 12 janvier 1941, « afin que l’administration des maisons de fourrures juives soit confiée à un pelletier ou à un fourreur professionnel. […] Le but de cette demande est d’éviter que les intérêts généraux de notre corporation ne soient lésés ». En conséquence, le président de cette fédération invitait le préfet des Côtesdu-Nord à choisir un fourreur de Saint-Brieuc comme « conseiller technique ».
Au même moment, le Comité d’organisation professionnelle de la distribution et de la vente du matériel électrique et radio-électrique se montrait beaucoup plus exigeant : « En application de l’ordonnance allemande du 18 octobre 1940 […] et selon les instructions reçues du ministère de la production industrielle et du travail, le bureau de notre comité a été chargé de proposer des commissaires-gérants à l’Office du contrôle des entreprises israélites. » Le comité réclamait donc la liste des entreprises juives des Côtes-du-Nord et réduisait le rôle des préfets à la portion congrue : « La nomination des commissaires-gérants sera notifiée par les soins de vos services, mais ils exerceront leur mandat sous le contrôle de notre Comité d’organisation. »
Cet empressement indécent à participer, au premier rang, à la spoliation de leurs confrères, fut le fait de la plupart des organisations professionnelles.
Aucune prise de conscience ne se manifesta après que René Cassin, le 19 avril 1941, à la BBC, eût condamné les spoliations et averti que les légitimes propriétaires seraient rétablis dans leurs droits. Un an plus tard, en juin 1942, le Comité de l’industrie hôtelière fit le point sur ses activités. Il se félicita tout d’abord de la bonne entente entre ses représentants et le Commissariat Général aux Questions Juives dans le département de la Seine : « Il a été régulièrement consulté […] sur les conclusions des administrateurs : fermeture, liquidation, cession amiable ou judiciaire. »
Seule déception, il n’avait pu obtenir, jusqu’ici, les mêmes prérogatives pour les chambres départementales. C’était désormais chose faite : « En date du 19 mai 1942, le Comité a réitéré sa demande auprès du nouveau Commissaire Général aux Questions Juives » qui, plus compréhensif que son prédécesseur, avait étendu ce droit de contrôle à toute la zone occupée. Les représentants de l’industrie hôtelière, faisant preuve d’un bel opportunisme, avaient compris que le sinistre Darquier de Pellepoix, que Pierre Laval venait de nommer, le 6 mai, à la place de Xavier Vallat, jugé trop germanophobe, serait un interlocuteur ouvert à toute proposition susceptible d’accroître l’efficacité de l’aryanisation.
Le président de la Chambre professionnelle départementale de l’industrie hôtelière d’Ille-et-Vilaine, à Rennes, écrivit, le 8 juillet 1942, au préfet de région, pour lui demander de faire appliquer cette décision dans tous les départements bretons. La lettre porte, en marge, au crayon : « demander confirmation au Commissariat aux affaires juives », confirmation et précisions qui arrivèrent très rapidement à la préfecture :
« Les administrateurs provisoires doivent soumettre à l’accord du délégué régional du comité tout projet de vente ou de liquidation […]. Les acheteurs éventuels devront être agréés par le comité pour être admis à soumissionner à la vente. De plus, les cartes professionnelles des Juifs doivent être adressées au comité d’organisation en vue “d’annulation” s’il s’agit d’une liquidation, ou de “remplacement” s’il s’agit d’une cession. »
Ainsi, à leur demande, des hôteliers et restaurateurs, non pas des fonctionnaires de Vichy obéissant aux ordres de leur hiérarchie, obtenaient le pouvoir d’approuver ou de rejeter les options choisies par les administrateurs provisoires, de décider de la répartition des stocks en cas de liquidation, de juger de la qualité des candidats acheteurs, de contrôler le retour des cartes professionnelles des Juifs spoliés.
Les unes après les autres, les diverses branches professionnelles exigèrent les listes d’entreprises juives et l’envoi des rapports des administrateurs afin que leurs mandants profitent, au mieux, du butin.
Le 26 août 1942, le Comité d’organisation de l’industrie et du commerce de l’automobile et du cycle, Boulevard de la Liberté à Rennes, écrivit à tous les préfets de la région pour leur rappeler son droit et sa volonté de contrôler l’aryanisation. En février 1943, ce fut au tour du Comité des industries du cuir, délégation régionale de Rennes de présenter la même requête.
L’aryanisation n’était plus seulement affaire de gouvernement et d’administration.
Elle intégrait les représentants des professions dans la chaîne des décisions et leur réservait même le rôle majeur. La spoliation des Juifs était devenue affaire corporatiste.
Si l’aryanisation fut bien décidée par les pouvoirs étatiques allemand puis français, sa réalisation impliqua, outre plusieurs milliers d’administrateurs provisoires et experts, les représentants de presque tous les milieux professionnels, à savoir une fraction non négligeable de la société, d’une société où l’antisémitisme à la Drumont avait, peut-être, anesthésié suffisamment de consciences pour que tant d’acteurs s’offrent spontanément à dépouiller les Juifs de France.
Dépouiller, car tous ces professionnels qui revendiquaient si énergiquement leur place dans le processus, n’avaient plus, depuis le printemps 1941, l’excuse de croire à la libre disposition de son capital par leur collègue juif évincé de son entreprise. Ils avaient entre les mains les textes allemands et français qui instituaient les comptes bloqués et l’aumône des subsides d’absolue nécessité.
Un tel déploiement de bonnes volontés ne pouvait qu’assurer le succès de l’aryanisation des entreprises qui, en août 1942, était sur le point de s’achever en Ille-et-Vilaine. L’Ouest-Éclair qui publiait triomphalement, le 11, que « presque 25 % de la participation juive dans la vie économique de la zone occupée » avaient été éradiqués, aurait pu, dans ces conditions, citer en exemple ce département. À Rennes, cependant, certains refusaient d’y croire, tel ce notable qui, présentant un rapport sur la concentration commerciale, devant les membres de la chambre de commerce, s’écriait :
« Il faut fermer définitivement les entreprises juives qui n’ont pas encore été vendues. Saisir leurs stocks et les mettre à la disposition de l’office de répartition. Presque toutes les affaires juives soit disant liquidées continuant à fonctionner par personnes interposées. »
Ce chef d’entreprise rennais, membre éminent de la délégation régionale de Bretagne du Comité général d’organisation du commerce, fut consulté par le préfet du Morbihan, en décembre 1942, sur le sort à réserver à un magasin de confection de Lorient, À la belle fermière ; fallait-il aryaniser ou liquider le stock et les équipements ? Il ne se contenta pas de répondre à la question posée mais en profita pour exprimer tout l’intérêt que ses confrères et lui-même portaient au « désenjuivement de l’économie ». C’est ainsi qu’il trouvait, dans l’analyse malthusienne de la situation économique, une justification à son antisémitisme :
« Le Comité d’organisation du commerce part de ce principe que la liquidation d’une affaire juive doit être proposée chaque fois qu’elle ne s’oppose pas à l’intérêt des créanciers, à celui des consommateurs ou à l’intérêt national.
Or nous pouvons affirmer que, non seulement, la fermeture de la maison [À la belle fermière] ne portera aucun préjudice, ni à l’économie nationale, ni aux consommateurs mais, bien plus, que sa réouverture, comme d’ailleurs toute création d’affaires nouvelles, s’oppose à ces intérêts. »
La baisse de la production industrielle, le fait que la distribution ne fût plus fonction de la demande mais du nombre de tickets de rationnement mis à la disposition des préfectures, rendaient souhaitable, selon lui, la concentration des approvisionnements. Il fallait donc réduire le nombre des entreprises. La liquidation, plutôt que l’aryanisation, des magasins juifs en était un bon moyen ; avis partagé par la chambre de commerce de Lorient et du Morbihan qui, de son côté, réclamait « la radiation pure et simple de l’entreprise À la belle fermière ».
Un comité consultatif départemental pour l’aryanisation
80En juillet 1942, le préfet des Côtes-du-Nord écrivit au directeur du Service du Contrôle des Administrateurs Provisoires : « Vous me signalez que la nécessité est apparue de prévoir, sous mon égide, l’intervention d’un organisme consultatif et que des instructions ultérieures me seront transmises. »
En fait, cette structure avait été envisagée un an plus tôt, pour toute la zone occupée, afin « d’assister le préfet et le SCAP en vue de l’aryanisation complète de la propriété foncière du département ». Le retard pris pour recenser les propriétés tombant sous le coup des ordonnances allemandes et de la loi du 22 juillet 1941, en avait repoussé la mise en place. Le 12 août 1942, un arrêté préfectoral créa un comité consultatif à Saint-Brieuc :
« Art. 1 – Il est créé dans le département des Côtes-du-Nord un comité consultatif chargé, en accord avec mon service et le Service du Contrôle des Administrateurs Provisoires [Commissariat Général aux Questions Juives], de s’assurer de l’aryanisation complète de la propriété foncière, étant entendu que cette aryanisation s’appliquera :
Aux sociétés immobilières.
Aux immeubles particuliers appartenant à des Israélites.Art. 2 – Sont désignés comme membres de ce comité :
M. le préfet ou son représentant
M. le directeur de l’enregistrement
M. le président de la chambre syndicale des propriétaires
M. le président de la chambre départementale des notaires
M. le commissaire principal aux renseignements généraux.
Le comité consultatif a pour mission de vérifier, sous l’égide de l’autorité préfectorale :Que la vente effectuée a été réalisée de façon qu’il n’en résulte ni dépréciation de la propriété foncière, ni dommage pour le vendeur ou les créanciers.
Que l’acquéreur est aryen et qu’il n’existe entre lui, le vendeur ou l’administrateur aucune entente occulte à des fins suspectes.
Que l’acquéreur jouit de considération, que les fonds dont il dispose ont été acquis loyalement.
Que l’acquéreur est en mesure d’exploiter ou de faire exploiter, la propriété vendue, dans des conditions normales. »
Les compétences de ce comité étaient donc limitées à l’aryanisation des propriétés foncières, mais il faut se souvenir, qu’en août 1942, la totalité des entreprises juives recensées avait déjà été, soit vendue à des « aryens », soit liquidée.
La composition de cette assemblée mérite attention : sous la présidence du préfet, deux fonctionnaires, membres de droit et deux personnalités représentatives des organisations sociales et professionnelles concernées par cette redistribution des propriétés immobilières. Rien de plus banal, si ce n’est que le rôle attribué au président de la chambre syndicale des propriétaires consistait à déposséder d’autres propriétaires.
La présentation des quatre points de la mission dévolue au comité consultatif est soigneusement rédigée pour épargner à ses membres de bien improbables scrupules. Modèle de tartufferie où se mêlent considérations morales, quant aux qualités exigées de l’acquéreur, et sollicitude cynique vis-à-vis du propriétaire spolié. Ce vendeur contraint, censé n’avoir subi aucun dommage, chaque membre du comité savait qu’il ne toucherait, du montant de l’adjudication, rien d’autre qu’un subside. Pourtant, aucun des notables pressentis ne refusa sa collaboration pendant les deux années d’activité de ce comité.
Parmi les personnalités retenues figuraient un architecte de Saint-Brieuc, président de la chambre syndicale des propriétaires et un notaire de Saint-Caradec qui laissa la place, en 1943, à un notaire de Quintin. Les bordereaux d’envoi des convocations font état de six réunions. La première se tint le 30 novembre 1942, quatre réunions eurent lieu en 1943 et la dernière le 11 mai 1944. Lorsqu’un membre du comité se trouvait empêché de participer aux travaux, il n’avait aucune peine à trouver un suppléant. Le président de la chambre syndicale des notaires « ne pouvant assister, lundi 5 avril 1943, à la réunion du comité consultatif relatif aux ventes d’immeubles israélites » prévient que « Maître…, notaire à Saint-Brieuc » a accepté de le remplacer.
Il est vrai que la présence d’un des siens au comité pouvait s’avérer fort utile à l’ensemble de la corporation.
C’est ainsi qu’en juin 1943, un certain nombre de notaires élevèrent une protestation, non contre la spoliation, mais contre le fait d’être écartés, injustement, des profits que généraient les « actes de vente des biens juifs ».
Leur président les approuva et transmit leurs doléances :
« J’ai reçu diverses réclamations de confrères se plaignant que vos circulaires n’indiquent que trois notaires comme habiles à dresser les actes de vente de biens juifs. D’après notre règlement, l’acheteur ayant le choix du notaire […] il me semble qu’il serait préférable de ne pas faire de personnalité auprès des amateurs. Je serais heureux de savoir si vous acceptez ce point de vue. »
Le préfet, sensible aux plaintes des amateurs frustrés des honoraires de la spoliation, fit répondre par son cabinet :
« Il est exact que les noms de trois notaires ont été signalés, à titre d’exemples, comme habiles à représenter, par procuration, les soumissionnaires ne pouvant assister aux adjudications des biens juifs. Il s’agit de l’initiative de l’administrateur provisoire de Saint-Brieuc. Celui-ci est prié par le préfet de ne plus, à l’avenir, faire de personnalité. »
À l’avenir, un plus grand nombre de notaires des Côtes-du-Nord se verrait donc invité à participer à l’aryanisation.
Leur rôle était important, dans l’esprit des législateurs de Vichy, afin d’offrir « toutes garanties de légalité pour les acquéreurs aryens ». La circulaire adressée aux préfets, dès le 16 juillet 1941, par le directeur général du SCAP, précisait que « l’acte de vente sera établi par le notaire de l’acquéreur avec le concours du notaire du vendeur », ou un de ses confrères désigné par le président de la chambre des notaires si le propriétaire juif refusait de coopérer. Toujours ce souci de couvrir d’un pudique voile légaliste une entreprise de spoliation.
Aucune trace apparente d’antisémitisme parmi ces notables qui participaient aux travaux du comité ou gravitaient autour. Les premiers répondaient à l’invitation du préfet à une « opération d’adjudication de biens israélites » avec la même satisfaction d’amour propre que s’il s’était agi de participer à la remise des prix d’un comice agricole.
Les autres, sachant qu’il s’agissait de ventes forcées, d’expropriations, n’en réclamaient pas moins leur part. Il est peu vraisemblable qu’ils se soient laissés abuser par les artifices du langage officiel concernant la protection des intérêts du vendeur.
En 1942, ils ne pouvaient manquer d’avoir une pleine conscience des finalités de l’aryanisation. Les victimes étaient juives, eussent-elles appartenu à un autre groupe social ou religieux, l’attitude de ces notaires eût-elle été la même ?
Le ralliement de tous ces notables, notaires, architectes, délégués des comités professionnels, membres des chambres de commerce et des métiers, n’a-t-il pas contribué à fonder une certaine respectabilité de l’aryanisation aux yeux d’une partie de l’opinion publique ? Outre l’espoir de réaliser une bonne affaire, ne serait-ce pas une des causes, parmi d’autres, de l’afflux des candidats acquéreurs, issus de toutes les couches sociales selon la valeur des biens proposés ?
Les acquéreurs de « biens israélites »
Comment devenait-on acquéreur de biens juifs ?
Une fois terminées les formalités d’expertise et d’évaluation, la procédure de vente était identique pour les entreprises et les propriétés foncières.
L’accord des propriétaires juifs était demandé, dans la majorité des cas ils refusaient. Une fiche récapitulative de 18 biens commerciaux, aryanisés dans les Côtes-du-Nord, mentionne : « Affaires traitées avec le consentement de l’Israélite : 4 ; affaires traitées et homologuées sans qu’il y ait eu consentement exprès de l’Israélite : 14. »
La publicité nécessaire à de bonnes conditions de vente était assurée à deux niveaux. À Paris, le CGQJ tenait à la disposition des acquéreurs potentiels, la liste des entreprises et des biens immobiliers à aryaniser dans les différents départements de la zone nord. En province, les dispositions habituelles sont évoquées dans un échange de correspondance entre les préfets du Morbihan et de Loire-Inférieure, en octobre 1942. Le premier souhaitait savoir quels journaux nantais avaient un tirage assez fort pour justifier « une publicité sur des immeubles juifs d’une valeur supérieure à 200 000 F ». Il lui fut conseillé une annonce dans Le Phare et des affiches, « une cinquantaine de placards pour chaque vente constitue un chiffre raisonnable ».
L’essentiel de la publicité était assuré au niveau de la région, élargie, éventuellement, à d’autres départements limitrophes. Trente-deux dossiers d’aryanisation, d’entreprises ou d’immeubles, chacun comportant le bordereau d’envoi des affiches et un descriptif détaillé du bien proposé, sont ainsi conservés aux Archives du Morbihan : 20 concernent des propriétés sises dans les Côtes-du-Nord, 7 en Ille-et-Vilaine, 3 dans le Finistère et 2 à Belle-Île.
Encarts publicitaires dans les journaux et affiches annonçaient très clairement l’origine des biens mis en vente.
Ils indiquaient le nom et l’adresse du « propriétaire israélite », ceux de l’administrateur provisoire et, à la rubrique « conditions particulières », rappelaient que:
« les personnes désireuses de soumissionner devront… [envoyer]… une déclaration par laquelle elles affirmeront, sous la foi du serment, d’une part qu’elles sont aryennes au regard des lois françaises et des ordonnances allemandes, ainsi que leurs conjoints et leurs ascendants, d’autre part qu’il n’existe aucune entente occulte entre elles et les propriétaires israélites ».
Les acquéreurs étaient informés. Ils participaient, en toute connaissance de cause, à l’acte final de la spoliation.
Les ventes se faisaient par soumissions sous enveloppes closes déposées à la préfecture ou à la sous-préfecture. Le jour convenu, elles étaient ouvertes en présence du délégué du préfet, d’un représentant de la chambre des notaires et de l’administrateur provisoire. Dans les Côtes-du-Nord, à partir de novembre 1942, cette charge incombait au comité consultatif pour l’aryanisation.
L’intérêt éveillé par ce brassage de propriétés commerciales et immobilières incita de nombreux candidats acquéreurs à s’informer personnellement sur la nature des biens à vendre. Généralement ils écrivaient d’abord au CGQJ qui leur conseillait de s’adresser directement à la préfecture du département convoité. Telle fut la démarche suivie par une agence immobilière de Dinan, en juin 1941.
Le Service d’Informations Immobilières, assurait, en en-tête de son papier à lettres, intervenir dans « toute la Bretagne ». Cette assertion datant, sans doute, d’avant guerre, avait été complétée par une formule plus adéquate à la situation nouvelle :
« Le SII est en relations avec 185 agences immobilières non juives et une quantité de notaires, huissiers, experts dans toute la zone occupée. »
Cette agence dynamique entendait saisir l’occasion de joindre à son catalogue habituel les nouvelles offres susceptibles d’intéresser le marché :
« Je vous serais très reconnaissant de me dire s’il existe une liste des maisons juives situées en Bretagne et, dans ce cas, s’il me serait possible d’en recevoir un exemplaire. Vous voudrez bien me donner également tous renseignements utiles pour le cas où je trouverais des clients recherchant ces maisons. »
Sur les 27 lettres de postulants à l’achat d’un bien juif retrouvées au cours de nos recherches, 26 étaient adressées à la préfecture de Loire-Inférieure. Infime partie, à l’évidence, du courrier reçu par tous les autres préfets mais dont la trace a disparu. La plupart des demandes de renseignements émanaient de particuliers, deux lettres seulement, dont celle de Dinan, venant d’agences immobilières. La majorité, 19 demandes, s’intéressait aux fonds de commerce, tandis que 8 amateurs de propriétés venaient aux nouvelles. Les correspondants étaient, en général, étrangers au département qui les intéressait. Les candidats autochtones étant informés par voie de presse ou d’affiches. Ce genre d’intervention épistolaire avait peu de chance d’aboutir, tout au moins en ce qui concernait les entreprises dont la presque totalité fut rachetée par des commerçants locaux ou déjà établis dans un département limitrophe.
Quelques extraits permettent d’analyser l’argumentation usuelle :
« 10 mars 1941, J. A. de Dôle : “Nous avons l’honneur de vous informer de notre désir de nous installer dans votre département […] en acquérant un magasin de chaussures. Par suite des mesures prises contre les Juifs, nous escomptons des vacances […].
Nous sommes nés à Nantes […] mutilé de guerre 14-18.” ; 20 juin 1941, J. Angers : “Étant sinistré de Boulogne-sur-Mer et désirant reprendre un commerce très rapidement, sachant que dans votre ville il y a beaucoup de commerces juifs à céder, puis-je vous demander de bien vouloir me communiquer le nom et l’adresse d’un des administrateurs de ces maisons, il s’agit d’un commerce de confection.” ; octobre 1941, un “professeur dans une école professionnelle à Drancy… [veut]… se rendre acquéreur d’une boutique d’électricité appartenant à un Juif” ; décembre 1941, un commerçant de Paris demande des renseignements “au sujet des commerces, hôtels ou pensions provenant d’Israélites” ; mai 1942, un grand magasin de Saint-Brieuc réclame “la liste des biens israélites à vendre dans le département de Loire-Inférieure, principalement du côté de La Baule […]. Les propriétés m’intéressent mais aussi les fonds de commerce” ; juin 1942, un courtier en bois, à Paris, se renseigne “sur les biens israélites que votre service de liquidation offre aux acheteurs aryens et français” ; juillet 1942, les Tanneries A. de Paris : “Nous désirons acheter une usine de caoutchouc et serions heureux d’apprendre si vous pouvez nous en soumettre parmi les affaires juives placées sous votre contrôle […]. Notre société est 100 % française et aryenne”. »
Cet échantillon, assez exemplaire, révèle que, seule une minorité exprime un souci de justification ou, plutôt, de mise en valeur d’une circonstance propre à constituer, moins une excuse qu’un élément de priorité. Ce commerçant angevin se prévaut d’avoir été « sinistré », cet autre, de Dôle, met en avant sa situation d’enfant du pays, puisque « né à Nantes », et de « mutilé de guerre », qui le rend doublement digne d’attention. Pour les autres, aucune gêne, chacun se situe simplement dans le contexte de spoliation, l’exclu est désigné, c’est le Juif ou l’Israélite, auquel on oppose, rarement, ses propres qualités d’aryen et de français.
Les amateurs de propriétés immobilières offrent aussi des modes d’approche variés : un médecin d’Indre-et-Loire, en mars 1942, se présente comme un cas social, si peu au courant de l’actualité que l’aryanisation n’est, pour lui, qu’un on dit :
« Ayant un petit chalet à La Baule et maintenant une petite famille trop nombreuse pour s’y loger, j’ai entendu dire que les Juifs étaient obligés de vendre les villas qu’ils possédaient, et que votre service a la charge de la liquidation de ces biens. »
La modestie de ce petit candidat ne convenait pas à cet universitaire qui eut son heure de gloire lorsque, à la Sorbonne, fut créée, pour lui, une chaire d’Histoire du judaïsme, en 1942. L’Heure bretonne, dans son n° 128, du 25 décembre, lui rendit hommage, ce que ne firent guère les étudiants parisiens. Les cours d’antisémitisme du professeur Henri Labroue, émaillés d’incidents, furent prématurément supprimés. En mars 1943, il s’adressa au préfet de Loire-Inférieure :
« Sur le conseil de M. le Commissaire général aux questions juives [Darquier de Pellepoix] j’avais écrit à M. H., administrateur des biens juifs à Saint-Nazaire, pour lui demander des précisions sur certaines villas côtières. Comme il ne m’a pas répondu, j’ai l’honneur de vous prier de me donner la liste des villas, dont la mise à prix ne dépasse pas 200 000 F, qui sont situées sur la côte, en m’indiquant le nombre et la distribution des pièces, s’il y a jardin, eau, gaz, électricité, cave […] l’âge approximatif de la construction. »
Simple énoncé de la nature et de la valeur du bien recherché, sans dissimuler, le cas échéant, le caractère spéculatif de l’opération, tel cet architecte de Maisons Alfort, acheteur potentiel de « plusieurs propriétés juives ».
Tous les acquéreurs de biens aryanisés connaissaient les règles du jeu, ils savaient qu’il ne s’agissait pas là d’une banale transaction.
Même ce médecin d’Indre-et-Loire « a entendu dire que les Juifs étaient obligés de vendre », tandis que ce commerçant de Dôle évoque les « mesures contre les Juifs ». Ils n’éprouvaient, cependant, ni sentiment de culpabilité, ni compassion pour les expropriés, simplement de l’indifférence. Certains, mais peu nombreux, se retranchent derrière la loi. Un commerçant de Poitiers serait intéressé par une entreprise « mise en vente du fait des lois relatives aux questions susnommées ». Un industriel parisien recherche, en Loire-Inférieure, « un fonds de commerce juif à liquider en application des lois actuelles ».
Pas plus chez les acquéreurs que chez les autres acteurs de l’aryanisation, l’antisémitisme ne semble avoir été la motivation principale. Il arrivait, toutefois, qu’il s’exprimât, comme chez ce candidat à l’achat d’une bonneterie à Vitré. L’inspecteur de police, chargé de vérifier qu’il n’existait aucun « lien occulte » entre lui et le propriétaire, note sa réponse : « [Il] n’a jamais été en relations commerciales ou autres avec Monsieur Lévy. Bien au contraire, il n’éprouve aucune sympathie pour les Israélites. » Encore peut-on éprouver quelques doutes ; est-ce là l’expression d’un antisémitisme sincère ou l’argument, jugé utile par l’intéressé, susceptible de le mieux placer dans la liste des candidats concurrents ?
Peut-être, lui et les autres obéissaient-ils, avant tout, au même instinct de prédateur, insensible au destin des victimes, que cet agent immobilier de Saint-Brieuc qui, après la Libération, en mai 1945, sollicitait le préfet des Côtes-du-Nord :
« Ayant plusieurs clients susceptibles d’acheter des affaires sous séquestre ou des biens confisqués, je vous serais très obligé de bien vouloir m’indiquer de quelle façon je pourrais procéder […] en particulier pour le bar de M…, à Saint Quay, qui a été fusillé. »
Ce commerçant et ses clients n’avaient-ils pas été tentés, les années précédentes, quand les « affaires sous séquestre » étaient des affaires juives ?
Si la quasi-totalité des candidats acquéreurs se contenta de chercher à tirer profit de la situation faite aux Juifs, certains, évincés d’une enchère, ou soupçonnant qu’un magasin convoité avait échappé à la vigilance des autorités, n’hésitaient pas à recourir à la délation.
Les lettres de cette nature étaient, le plus souvent, adressées directement au CGQJ qui ne manquait jamais d’ordonner une enquête. Deux cas se présentent en 1942. Le premier concernait un magasin nantais :
« Paris le 19 janvier 1942
A M. le directeur du service du contrôle, Commissariat Général aux Questions Juives.
À maintes reprises, j’ai essayé de me mettre en rapport avec M. le commissaire-gérant du magasin de vente de chaussures Feist à Nantes.
Malgré toutes les démarches que j’ai pu faire […] aucune réponse ne m’a été faite, or j’apprends que cette maison aurait été vendue à un nommé B., collaborateur depuis toujours du Juif Feist, et cela pour la somme de 60 000 F, malgré l’offre écrite que j’avais faite de 80 000 F.
Devant ce camouflage incontesté de l’aryanisation de cette entreprise, je viens me permettre de vous mettre au courant de ces faits.
PS : Je suis aryenne et j’ai toujours dirigé des entreprises de vente de chaussures »
1Cette dénonciation pour entente illicite fut suivie d’une enquête de la préfecture qui ne trouva aucune preuve de vente fictive.
Joseph Lew, commerçant à Rennes depuis 1934, engagé volontaire, en 1939, au 23e régiment de marche de la Légion étrangère, fut blessé, au cours de combats dans l’Aisne, le 12 juin 1940. Hospitalisé à Toulouse, il y fut démobilisé mais demeura bloqué en zone libre où sa femme le rejoignit, après avoir confié leur magasin, Au chic parisien, à des parents non juifs. Ce n’est qu’en 1942 qu’un candidat acquéreur fit part de ses soupçons au Commissariat Général aux Questions Juives, déclenchant une enquête dont la préfecture d’Ille-et-Vilaine adressa les conclusions à la Feldkommandantur :
« J’ai l’honneur de vous faire connaître, qu’à la suite d’une demande de renseignements adressée par un Français au Commissariat Général aux Questions Juives, à Paris, en vue d’acquérir le magasin de confection Au chic parisien, sis à Rennes, 1 rue d’Antrain, il a été prescrit une enquête de police qui a révélé que cette entreprise appartient à un Israélite, le nommé Lew Joseph, qui se trouverait actuellement en zone libre, à une adresse inconnue.
En conséquence, je demande à la chambre de commerce de Rennes de me faire une proposition en vue de la nomination d’un administrateur provisoire qui sera chargé de l’aryanisation de l’entreprise en question. »
Cas extrêmes, mais qui révèlent l’ampleur des convoitises suscitées par la persécution économique, et les multiples formes de collaboration qu’elle engendra.
La situation de Joseph Lew donna lieu, en 1946, à une interprétation révisionniste de l’événement où la mémoire déjà, consciemment ou non, manipulait l’Histoire. Le dossier de l’ISN (Impôt de solidarité nationale) le concernant, établi par l’administration fiscale, évoque « la remise en marche du commerce du déclarant qui avait été séquestré par les Allemands ».
Voilà, à la Libération, à quoi se réduisait une procédure de spoliation provoquée par la dénonciation d’un Français, entraînant une demande d’enquête du CGQJ, administration spécialement créée par le gouvernement de Vichy ; la police française étant chargée de procéder aux investigations sur ordre de la préfecture d’Ille-et-Vilaine. Cette même préfecture qui allait désigner un administrateur provisoire soumis à la tutelle du commissariat et de comités professionnels.
Qui étaient les acquéreurs ?
Chercher à répondre à cette question à partir des quelques dizaines de lettres conservées dans les fonds d’archives aboutirait à des conclusions erronées : le rachat des entreprises aurait surtout intéressé une clientèle extra-régionale et essentiellement parisienne, tandis que la vente des propriétés immobilières n’aurait bénéficié qu’à une bourgeoisie composée de commerçants ou de membres de professions libérales (médecins, universitaires, architectes…). La réalité est sensiblement différente et plus complexe.
À une étude globale de l’aryanisation des entreprises et des propriétés foncières de Bretagne, en vue de connaître les origines sociales et géographiques des acquéreurs de biens juifs, il semble préférable de substituer une typologie à partir de l’observation d’un certain nombre de ventes homologuées dont les dossiers complets ont été conservés. Il s’agit essentiellement de 54 entreprises en Loire-Inférieure et 19 dans les Côtes-du-Nord dont les nouveaux propriétaires sont clairement identifiés. Le marché des biens fonciers peut, quant à lui, être abordé à partir d’une trentaine de propriétés et de terrains situés, pour la plupart, sur le littoral des Côtes-du-Nord, et d’une vente de 19 parcelles réalisée en Loire-Inférieure, en octobre 1941.
Il convient, dans ce bottin, de distinguer les acquisitions de fonds de commerce, actes de professionnels cherchant, parfois, à se mettre à leur compte mais, plus souvent, à développer leurs parts de marché en multipliant leurs points de vente ou en supprimant une enseigne concurrente ; et les acquisitions de propriétés foncières qui répondaient à d’autres motivations : achat d’une résidence secondaire, investissements immobiliers, sources potentielles d’importantes plus-values une fois la paix rétablie, ou achat d’une parcelle pour y bâtir, le moment venu.
– Les acquéreurs de fonds de commerce
Sur les 30 magasins aryanisés à Nantes en août 1941, 22 soit un peu plus des deux tiers avaient été acquis par des commerçants nantais. Si l’on ajoute les deux acquéreurs de Saint-Nazaire, la part des acheteurs locaux atteint les quatre cinquièmes. Restaient six magasins qui furent attribués à des candidats étrangers au département : un de Saint-Jean de Mont, un de Cholet, un de Tours, un de Bordeaux et deux de Paris.
Dans l’arrondissement de Saint-Nazaire, les 43 magasins se répartissaient entre Saint-Nazaire, La Baule, Pornichet et Le Pouliguen. Vingt-quatre étaient vendus en septembre 1941, dont 15 à des commerçants déjà établis dans l’une ou l’autre de ces quatre communes, parmi lesquels 10 de Saint-Nazaire. Trois autres, achetés par des Nantais, portaient aux trois-quarts la proportion des acheteurs issus du milieu local. La vente des dernières entreprises avait bénéficié à un commerçant de Saint-Brieuc, un autre des Sables d’Olonne, tandis qu’un acheteur de Pont-Aven remportait les enchères pour quatre magasins de confection à Pornichet, La Baule et Saint-Nazaire. L’aryanisation des entreprises de Loire-Inférieure fut donc très largement réalisée au profit des commerçants du département.
Le second enseignement qui émane de ce transfert de propriétés a trait aux structures économiques du commerce urbain qui ne s’en trouvent guère modifiées. Sur 54 ventes homologuées, on n’observe que deux cas de concentration capitaliste : une société parisienne qui rachète deux magasins de confection nantais et ce commerçant de Pont-Aven qui devient propriétaire de quatre magasins dans l’arrondissement de Saint-Nazaire.
À la même époque, un autre exemple d’accumulation est signalé, à Rennes, dans un rapport de police. Un commerçant rennais qui avait acheté le magasin Aux vêtements Léon, Boulevard de la Liberté, en mars 1941, puis le stock de bonneterie du marchand forain Rotbardt à La Guerche, en novembre, fait l’objet d’une enquête, le 18 décembre, car « actuellement il serait acheteur d’une entreprise juive d’une valeur de 600 000 F ». Cette boulimie n’a pourtant rien de suspect, conclut le rapport : « M… étant bien connu [et] d’une bonne moralité ». Quant à l’origine des fonds dont il dispose, « il est de notoriété publique [qu’il] a fait de grosses affaires et réalisé de gros bénéfices ». Il est vrai que l’époque s’y prêtait pour qui avait les moyens de saisir les opportunités et aucun scrupule, bonne moralité aidant, à en profiter.
Monsieur Rotbard, engagé volontaire dans la Légion étrangère en 1940, ce qui n’était assurément pas le bon moyen pour faire de grosses affaires, et son épouse furent déportés d’Angers, le 20 juillet 1942, par le convoi n° 8. Bien sûr, l’honorable commerçant rennais l’ignora. Il put ainsi, sereinement, continuer à réaliser de gros bénéfices.
Le résultat enregistré dans les Côtes-du-Nord à l’issue de la vente de 19 magasins, dont 15 à Saint-Brieuc, les autres étant dispersés entre Paimpol, Saint-Cast, Perros-Guirec et Rostrenen, vient confirmer les observations précédentes. Quinze acheteurs étaient des commerçants costarmoricains : 10 établis à Saint-Brieuc, les autres à Plérin, Saint-Cast, Paimpol et Rostrenen.
Le rachat des biens commerciaux spoliés par les confrères locaux reste la règle. Il en va de même dans les autres départements si l’on en juge par les informations disponibles : sur une trentaine d’acheteurs connus en Ille-et-Vilaine, seuls six sont étrangers au département. Dans le Finistère, deux magasins de fourrure, l’un à Brest, l’autre à Morlaix, sont rachetés par deux fourreurs brestois. Sur huit acheteurs ou candidats à l’achat d’entreprises juives, sept sont des commerçants du département. Il ne s’agit là que d’acquéreurs complices de la spoliation, à l’exclusion de ceux qui agirent de connivence avec les propriétaires. Dans le Morbihan, un rapport du préfet au délégué général du gouvernement français dans les territoires occupés fait état, le 5 août 1941, de 11 entreprises juives liquidées ou en cours d’aryanisation. Parmi les dossiers les plus avancés figure celui de l’entreprise Au gagne petit, de Lorient, « c’est la plus importante affaire juive du département » dont l’acquéreur, B., « déjà propriétaire d’un magasin à Lorient, serait [aussi] preneur de La maison du vêtement qui compléterait la première affaire ». On le retrouve à Rennes où, quelques mois plus tôt, en mars 1941, il avait déjà acquis Paris-Couture et Gabriel, magasins de confection de la rue de la Monnaie ; à Brest où il achète une autre enseigne Paris-Couture, succursale de celle de Rennes, et où il tente, en vain, de s’emparer des plus belles affaires aryanisables de la ville.
Fondateur et PDG de plusieurs sociétés dont les magasins étaient implantés en Bretagne (à Rennes, à Vitré), mais dont le siège social et la centrale d’achat étaient à Paris, il disposait de capitaux considérables et se montrait très insistant, voire agressif vis-à-vis des administrateurs provisoires ; candidat à l’achat d’un troisième magasin à Lorient (À la belle fermière) qui tentait aussi des commerçants locaux : « Je vous demande [écrit-il en juillet 1942] de la façon la plus expresse de ne pas procéder à la vente sans m’avoir convoqué. » Deux mois plus tard, l’immeuble de rapport qui abritait le magasin Au gagne petit étant à aryaniser, il signalait à l’administrateur qu’il s’en portait acquéreur et qu’il avait déjà acheté « avec l’agrément du Commissariat Général aux Questions Juives et des autorités allemandes, le fonds de commerce précédemment exploité par M. Marx à cette adresse42 ».
Cet amateur enragé d’entreprises spoliées, qui faisait valoir « ses origines aryennes et ses moyens financiers incontestables », reste une exception. L’aryanisation des entreprises, composées pour l’essentiel, en Bretagne, de commerces de détail, aboutit surtout, comme les exemples de Loire-Inférieure et des Côtes-du-Nord le montrent, à une appropriation en faveur des commerçants locaux déjà installés. Certains mirent leurs nouvelles acquisitions en gérance, d’autres ne furent intéressés que par les équipements et les stocks.
Il y eut aussi des acquéreurs qui saisirent cette occasion pour s’installer. La bijouterie-horlogerie de Georges Craioveanu, à Dinard, fut ainsi aryanisée au profit d’une jeune fille recommandée, auprès du Service de Contrôle des Administrateurs Provisoires, par le préfet des Côtes-du-Nord : « fille d’instituteurs en retraite, diplômée de l’école d’horlogerie d’Anet (à Dreux), elle n’a jamais eu d’attache avec les Juifs ».
La crainte des autorités françaises et allemandes, dans leur croisade pour éliminer le capitalisme juif, était que la vente, réalisée par le commerçant avec la complicité d’un homme (ou d’une femme) de paille, fût fictive. Cette crainte était parfois fondée. Le rôle des administrateurs provisoires était alors primordial. Certains fermèrent les yeux. Tous les obstacles n’étaient cependant pas franchis. Tel fonctionnaire du CGQJ ou de la Feldkommandantur pouvait avoir des soupçons, exiger une enquête ou refuser l’homologation de la vente. Plus souvent, par conscience professionnelle ou par crainte d’être tenus responsables, les administrateurs dénonçaient ces pratiques.
À Rennes, un même administrateur provisoire eut ces deux réactions opposées dans deux dossiers d’aryanisation. Cet ancien commerçant rennais fut chargé, par le préfet, d’administrer plusieurs entreprises juives, parmi lesquelles se trouvaient les magasins d’Isaac Benbassa, Au très bon marché, à Rennes, et Vog, à La Rochelle. Dès le 20 mars 1941, la vente était réalisée en faveur de la première vendeuse du magasin de Rennes. Le financement de cet achat dépassant de beaucoup les ressources de cette jeune femme, elle bénéficia d’un prêt de 100 000 F que lui accorda son oncle, négociant en chaussures à Saint-Brieuc.
L’administrateur provisoire, favorable à cette transaction, entraînait l’adhésion de la préfecture, et des services de la Feldkommandantur ; le préfet d’Ille-et-Vilaine pouvait assurer que « la Feldkommandantur m’a fait connaître qu’elle accepte la cession de cette entreprise à Mademoiselle…, française aryenne ».
En Charente-Inférieure on se montra plus sceptique. Le préfet demanda une enquête sur l’origine des capitaux et les autorités allemandes s’étonnèrent qu’une offre supérieure n’eût pas été retenue par l’administrateur provisoire. Dans un courrier au CGQJ, le préfet d’Ille-et-Vilaine s’en fait écho : « J’ajoute que le caractère sincère de cette aryanisation a été contesté par les autorités occupantes. » De ce fait, l’homologation du dossier fut retardée jusqu’à octobre 1942. La méfiance, dans ce cas, était justifiée, mais la connivence entre les deux parties ne put être prouvée. À la Libération, Isaac Benbassa reprit possession de son entreprise que le personnel avait gérée en son absence.
La complicité de cet administrateur provisoire avait été déterminante pour vaincre les réticences et écarter les importuns, pourtant tout autre fut son comportement dans le traitement du dossier des Nouveautés parisiennes, magasin de confection, Boulevard de la Liberté, à Rennes, appartenant à Elias Kaganas. En juillet 1941, un acquéreur avait été trouvé et la vente du fonds homologuée par le tribunal civil, procédure justifiée par la présence d’une copropriétaire mineure ; or l’administrateur dénonça une « influence juive » et s’opposa à cet arrangement. Ce qu’il avait feint d’ignorer, dans le cas précédent, lui devenait, cette fois, insupportable. Attitude arbitraire ou crainte, à la longue, d’être soupçonné de laxisme ou, pire, de sympathie à l’égard des propriétaires juifs ?
Une autre entreprise rennaise, la société Bonneterie régionale, échappa à la spoliation grâce à un montage financier complexe, élaboré en mars 1941, avec la complicité de cinq pseudo-acquéreurs dont trois Rennais. Le couple, propriétaire, avant de gagner la zone libre, leur vendit fictivement son entreprise et un immeuble, après leur avoir avancé 300 000 F. Le tout fut consigné devant notaire. À la Libération, la restitution s’effectua, de façon très officielle, par jugement du tribunal civil de Rennes.
Le mécanisme de cette pseudo-vente est décrit dans la déclaration de patrimoine exigée par l’administration fiscale pour les contribuables susceptibles d’être assujettis à l’ISN institué le 15 août 1945 :
« M. et Mme…, en raison de leur qualité de Juifs… [ont été]… poursuivis et recherchés par les Allemands, […] contraints de quitter Rennes et de passer en Z. L. où ils se sont réfugiés […] en Savoie. Ce départ les a obligés à mettre leurs biens mobiliers et immobiliers sous le nom de tierces personnes et, dès la Libération, ils en sont rentrés en possession. »
La spoliation put ainsi, ponctuellement, être mise en échec. Ces cas furent-ils nombreux ? On peut en douter car ils nécessitaient, outre une grande confiance envers les hommes de paille, le courage de transgresser la loi. Ces acquéreurs, employés ou cadres de l’entreprise (telle la directrice du personnel de la fabrique de lingerie De Tolédo, à Rennes), ou bien relations des propriétaires, mais pas trop intimes pour ne pas être suspects, démontrèrent qu’il était possible de résister à cette forme de persécution antisémite et, ce faisant, de protéger les intérêts matériels des victimes. Attitude qui, en 1941 ou 1942, ne pouvait avoir de sens que si, déjà, on refusait de croire en la victoire du nazisme et de la collaboration.
– Les acquéreurs de propriétés foncières
En Bretagne, les propriétés les plus convoitées furent, incontestablement, les résidences situées dans les stations balnéaires, la décision ayant été prise par le CGQJ, en décembre 1942, de les considérer systématiquement comme immeubles de rapport, lors même qu’elles n’avaient jamais été que maisons de vacances à l’usage exclusif des propriétaires.
Deux documents fournissent de précieux renseignements sur l’origine sociale et professionnelle des candidats acquéreurs. L’absence d’interdit moral, s’agissant de participer à une œuvre de spoliation préconisée par la puissance occupante, même si le gouvernement français s’y était rallié, s’étend à des individus issus de tous les milieux. Ils ne représentaient, certes, qu’une infime minorité de la société, mais l’obstacle financier, et le petit nombre de biens mis sur ce marché très spécial, ne se prêtaient pas, non plus, à des participations massives.
La première source disponible concerne les soumissionnaires ayant adressé à la préfecture de Saint-Brieuc, sous pli fermé, un chèque du montant de leur enchère, lors de 26 adjudications de villas et terrains dans le département. Quatorze concernaient des propriétés situées à Saint-Cast.
Selon l’attrait des biens proposés à l’aryanisation, le nombre des candidats varia de 2 à 11. Parmi eux : deux dentistes, un ingénieur, un conservateur des hypothèques, un chef d’escadron en retraite, des négociants, un maraîcher et un horticulteur, un médecin, un cafetier, un instituteur, un clerc de notaire, un garagiste, un expert-comptable, un industriel, un gérant de sociétés et un agent d’assurances, des hôteliers, un charcutier et un tailleur. Cette énumération à la Prévert souligne l’hétérogénéité sociale des concurrents, encore fut-elle, dans ce cas, limitée par les prix, de 105 000 F à 387 000 F pour 17 lots.
Le second document, est la liste des 20 acquéreurs qui se partagèrent, finalement, 34 villas et terrains : un ingénieur de Neuilly : villa Ker Lislet et villa Les Ifs aux Sables d’Or, la halle d’alimentation à Saint-Cast, 3 villas à Ploubazlanec ; un maraîcher de Rennes : villas Ker Flem, Ker Léo et Les Pensées à Saint-Cast ; un dentiste de Rennes : villa Rose mousse et Le Casino à Saint-Cast ; un aviculteur des Côtes-du-Nord : 3 terrains à Erquy ; un hôtelier de Saint-Brieuc : villa Ker Florise à Saint-Cast, une terre de labour à Plurien. La villa Ker Florise, estimée 54 000 F, fut adjugée 50 100 F en janvier 1944 mais causa bien du souci à son nouveau propriétaire. Au mois d’avril « l’autorité allemande a compris cette propriété dans une zone interdite, entourée de fils de fer barbelés et minée […] de ce fait l’acquéreur se refuse à signer l’acte de vente avant qu’il soit tenu compte de la dépréciation49 ». Cette intervention de l’administrateur provisoire fut rejetée par la Direction de l’Aryanisation Économique car l’immeuble n’avait encore subi aucun dommage et « si cela arrivait, le nouveau propriétaire devrait s’adresser au Commissariat à la reconstruction et serait indemnisé ».
Un tailleur de Saint-Brieuc : villa Hautes rives à Saint-Cast ; un « propriétaire » du Finistère : immeuble de l’hôtel Panorama à Lancieux ; Mme X « mari dans l’armée allemande » : villa du bois de Guilben à Kerity ; un conservateur à Valognes : villa Ker Jackie à Saint-Cast. Un des neuf candidats qui convoitaient cette dernière propriété, tout en confirmant sa participation à l’adjudication, confiait qu’il souhaitait faire ainsi un cadeau à ses « petits-fils mineurs ». Ce généreux grand-père éprouvait cependant quelques craintes : « Si la villa appartient à M. Blum et que ce M. Blum soit parent de M. Blum, l’ancien ministre, je crois qu’il serait peut-être préférable de s’abstenir. » Le résultat des enchères ne lui ayant pas été favorable, il dut être déçu mais rassuré.
135Mme Y., de Paris : villa Frivolita à Saint-Cast ; deux commerçants, l’un de Plancoët, l’autre de Pléhérel : Magasin des Arcades aux Sables d’Or ; un charcutier de Saint-Brieuc : villa Pierre Marcel à Saint-Cast ; Mme Z., à Bourbriac : villa Vieux logis à Saint-Cast ; des négociants de Rennes, de Saint-Brieuc, de Lamballe se partagent deux terrains à Saint-Cast, la villa l’Arguenon au Val André, un terrain à Erquy ; un expert-comptable parisien : villa Guercoeur à Perros Guirec ; un notaire de la Sarthe : 3 terrains et un immeuble à Ploubazlanec.
Cet échantillon d’acquéreurs de propriétés immobilières, pour modeste qu’il soit, fait cependant apparaître une première répartition qui fait la part belle aux commerçants. Déjà nombreux parmi les soumissionnaires, ils disposent, semble-t-il, d’importants capitaux en mal d’investissement et remportent près de la moitié des enchères, 9 sur un total de 20.
Les deux autres groupes, quatre membres de professions libérales et quatre propriétaires ou sans profession, complètent ce tableau qui pourrait inciter à une conclusion hâtive : la bourgeoisie aurait profité de circonstances fortuites pour accumuler les richesses tandis que paysans et ouvriers seraient restés à l’écart ; civisme de leur part, répugnance à profiter du malheur des Juifs ? En fait le montant des adjudications semble, surtout, avoir été l’élément dissuasif. Lorsque la nature des biens mis à l’encan laissait quelque espoir aux moins fortunés, ceux-ci n’hésitaient pas plus que d’autres à soumissionner, comme le montrent les exemples qui suivent.
En octobre 1941, une vente de 19 parcelles (terres agricoles et terrains constructibles) fut organisée par la préfecture de Loire-Inférieure. Parmi les 13 acquéreurs, français et non juifs, figurent cinq employés de chemin de fer et serruriers à la SNCF, un employé des Chantiers de Penhoët, un agriculteur. Viennent ensuite un cafetier, un représentant de commerce, un instituteur en poste en Ille-et-Vilaine, un inspecteur de l’enregistrement et deux entrepreneurs du bâtiment.
Les acquéreurs de biens fonciers aryanisés se recrutèrent donc dans toutes les catégories sociales. Le point commun à tous ces candidats étant l’indifférence quant à l’origine des biens convoités, ce qui les distinguait était le montant de la transaction. Tel employé de chemin de fer, à Châteaubriant, acheta une parcelle de 390 m2 pour quelques milliers de francs. À Saint-Brieuc, l’ingénieur de Neuilly investit 781 000 F dans 4 propriétés, un maraîcher de Rennes s’appropria 3 villas à Saint-Cast pour 637 500 F, et si ce charcutier de Saint-Brieuc, se contenta de la villa Pierre Marcel, il lui en coûta 367 000 F, pour une estimation initiale de 296 000 F.
Les mêmes documents, qui permettent ces quelques réflexions sur la diversité sociale des acquéreurs de biens fonciers juifs, éclairent également sur leurs origines géographiques. Il s’agit plutôt ici, comme en ce qui concerne les entreprises, d’acheteurs locaux.
En Loire-Inférieure, lors de cette vente de lots de faible valeur, sur les 13 acquéreurs : 9 étaient domiciliés dans le département et 7 d’entre eux achetèrent une parcelle située dans leur commune. 2 cheminots habitaient Le Mans ; 1 acquéreur (l’instituteur) résidait en Ille-et-Vilaine ; un seul acheteur était parisien.
La modestie des transactions peut expliquer, dans ce cas, l’espace restreint où se recrutèrent les deux tiers des candidats, mais cette explication ne vaut plus lorsqu’il s’agit des propriétés de Saint-Cast. Or que voit-on ? Les 32 biens fonciers, aryanisés dans les Côtes-du-Nord, furent répartis entre 20 acquéreurs dont : 10 étaient résidents du département et achetèrent 12 villas et terrains ; 4 étaient voisins, habitants de départements limitrophes, Ille-et-Vilaine et Finistère, qui acquirent 8 lots ; les 6 derniers acquéreurs, venus de la Manche, de la Sarthe et, pour quatre d’entre eux, de la région parisienne, s’ils représentaient moins du tiers des intervenants, achetèrent des propriétés de grande valeur.
Cette fois encore, malgré l’attrait des stations balnéaires et la qualité des biens spoliés qui attirèrent plus de candidats, venus de plus loin, on retrouve la même proportion d’acquéreurs de proximité, soit deux tiers environ.
Contrairement à ce qu’auraient pu faire croire les demandes épistolaires envoyées à la préfecture de Loire-Inférieure, la zone géographique de recrutement des acquéreurs de biens aryanisés, commerciaux ou fonciers, resta, dans les départements étudiés, essentiellement locale, au plus, régionale. La région parisienne ne fournit que 5 acquéreurs, sur les 33 identifiés, dans les adjudications de propriétés immobilières.
Lors de la vente de biens commerciaux, cette proportion est beaucoup plus faible. En Loire-Inférieure où, pourtant, sont aryanisées des entreprises d’un intérêt économique certain, sur 54 acheteurs connus, 2 seulement sont des Parisiens. Difficultés du temps ? Publicité insuffisante ? Les faibles moyens à la disposition des préfectures limitaient essentiellement son impact, en ce qui concerne la Bretagne, à la région administrative, voire, au mieux, à la province historique. Il faut aussi tenir compte de la concurrence, sur le marché des entreprises spoliées, des régions, dont la région parisienne, qui offraient une masse bien supérieure d’affaires juives et dont le dynamisme économique présentait, à l’époque, beaucoup plus d’attrait.
Par le système de recrutement des administrateurs provisoires chargés d’élaborer les dossiers d’aryanisation ; par la mise en place, dans les préfectures, des comités consultatifs garants de la régularité des adjudications ; grâce aussi à la participation empressée d’acteurs locaux, institutions ou individus, à tous les stades des opérations, y compris en se portant acquéreurs aux conditions raciales imposées par la procédure, l’administration de Vichy sut appliquer à ce domaine de la spoliation, une très efficace politique de décentralisation. Sous le contrôle du Commissariat Général aux Questions Juives, le département fut l’unité administrative homogène de la persécution économique. Les pôles de commandement et d’exécution y étaient constitués par la Feldkommandantur et la préfecture, collaborant loyalement au désenjuivement de l’économie française.
Étapes et résultats de l’aryanisation en Bretagne
Les entreprises
Que l’aryanisation ait été une spoliation malgré, à l’époque, les efforts déployés par la propagande de Vichy et des services allemands pour le démentir, la seule réaction des commerçants ou industriels dépossédés de leurs entreprises, suffirait à le démontrer.
L’administration préfectorale de Saint-Brieuc l’avouait explicitement lorsqu’elle reconnaissait que, sur 18 magasins ainsi vendus, seuls quatre l’avaient été « avec le consentement de l’Israélite ». À Nantes, un rapport de la préfecture, adressé à la Feldkommandantur le 18 décembre 1941, se félicite que « selon les conseils qui leur ont été donnés [des propriétaires juifs] ont vendu eux-mêmes leurs marchandises et leurs magasins ». Suivent les noms de 9 entreprises, ce qui, a contrario, laisse entendre que, malgré les pressions exercées, plus de 90 % des commerçants juifs de Nantes et Saint-Nazaire avaient refusé de collaborer à leur propre spoliation. Encore convient-il de rappeler que les dossiers traités à l’amiable, dans ces circonstances, dissimulaient parfois des ventes fictives.
Le calendrier des opérations relatives à l’aryanisation des entreprises ne varie guère d’un département à l’autre. Débutant en janvier 1941, il s’achève au cours de l’été 1942, à quelques notables exceptions, toutefois, dans le Morbihan et le Finistère. Toutes les entreprises réputées juives en novembre 1940 n’avaient pas, pour autant, un nouveau propriétaire aryen deux ans plus tard. La situation en Loire-Inférieure, à Nantes, en particulier, est assez caractéristique à cet égard.
Sur les 54 entreprises juives nantaises, 40 furent aryanisées. Les autres connurent des destins divers : la Société nantaise de vêtements (magasin Glory), et les Nouveautés parisiennes, détruites lors du bombardement du 16 septembre 1943 ; une fabrique de chaînes, Cohen frères, réquisitionnée par l’armée allemande, ses stocks et équipements transférés en Alsace, à Schiltigheim ; le magasin de fourrures Au singe perlé, convoité par un fourreur nantais qui en offrait 205 000 F, fut finalement occupé par un service des troupes d’occupation ; même sort réservé au Petit Paris (Place Royale) qui devint le foyer des soldats ; la Pâtisserie Albert, fermée pour manque d’intérêt économique ; le Stand des ouvriers (magasin de confection), réquisitionné sur ordre de la Feldkommandantur et mis à la disposition du MSR (Mouvement Social Révolutionnaire fondé par Eugène Deloncle).
L’aryanisation des 40 entreprises laissées à la disposition du marché était, par contre, réalisée bon train. À la fin de 1941, 27 dossiers avaient été homologués avec l’accord de la Feldkommandantur, dont 19 entre janvier et avril ; preuve d’un engouement encourageant pour les autorités locales. Sept homologations supplémentaires intervinrent avant mai 1942. Lorsque, le 1er juillet, la préfecture envoie, au SCAP, un « état des entreprises israélites restant à vendre en Loire-Inférieure », afin qu’il soit diffusé « par voie de publicité », il ne restait plus, à Nantes, que 3 entreprises en quête d’aryens.
Même situation et même célérité dans l’arrondissement de Saint-Nazaire ; parmi les 43 entreprises répondant aux critères des ordonnances allemandes et des lois de Vichy, 29 furent effectivement aryanisées : un tailleur en chambre, de Pornichet, qui ne détenait aucun stock et travaillait à façon, poursuivit son activité ; sept marchands forains, réfugiés, ne séjournèrent que peu de temps en Loire-Inférieure, où ils n’exercèrent pas, sinon de façon précaire, avant de regagner leurs départements d’origine. Un huitième produisit un certificat de « non juif » à la Kreiskommandantur de Saint-Nazaire ; l’administrateur provisoire d’un magasin de fourrures de Saint-Nazaire se contenta de vendre le stock aux enchères et de restituer le local au propriétaire non juif ; deux sociétés, les Fonderies de Saint-Nazaire, filiale des Chantiers de Penhoët, et la Société d’approvisionnement à bon marché, cessèrent d’être entreprises juives en « modifiant leurs conseils d’administration » ; résultat obtenu, aux Fonderies de Saint-Nazaire, par la démission du président et du viceprésident. Enfin, deux hôtels, Atalante et l’Hôtel de la plage et du golf, à La Baule, furent réquisitionnés par l’armée allemande ; l’un d’entre eux, très honorablement connu lorsqu’il était géré par ses propriétaires juifs, devint, semble-t-il, sous la responsabilité de ses nouveaux occupants, centre de trafics en tous genres. Le 8 avril 1942, en effet, le souspréfet de Saint-Nazaire fit part, à son supérieur hiérarchique, d’une requête que lui avait adressée la Kreiskommandantur :
« La Kreiskommandantur de Saint-Nazaire m’a fait connaître qu’elle soupçonnait certains Juifs d’avoir constitué des stocks de fourrures, tabac, etc., dans les immeubles suivants :
– Hôtel de la plage et du golf
– Hôtel Royal à La Baule
Les autorités allemandes demandent que des vérifications soient opérées aux fins d’amener la découverte éventuelle de ces dépôts.
Je vous serais obligé de me donner toutes instructions utiles. »
152Si le commandant allemand avait oublié qui habitait désormais ces hôtels, le préfet, ayant une meilleure mémoire, conseilla la prudence :
« J’ai l’honneur de vous faire connaître qu’il vous appartient de prescrire aux services de police toutes perquisitions qui vous sembleraient nécessaires.
Toutefois, je dois vous signaler, qu’à ma connaissance, l’Hôtel de la plage et du golf, ainsi que l’Hôtel Royal, pour ne citer que ceux dont je suis sûr, sont actuellement occupés par l’armée allemande.
Il n’est donc pas question de se livrer à des investigations dans ces établissements. Vous pourrez signaler ces faits au Kreiskommandant de Saint-Nazaire. »
1L’esprit de Courteline avait dû inspirer, à l’officier nazi, cette soudaine suspicion antisémite, malvenue en l’occurrence. S’il persévéra dans la recherche de ces mystérieux stocks, dont l’origine juive s’avérait douteuse, il ne crut pas bon d’en informer le sous-préfet.
Les 29 entreprises aryanisables de l’arrondissement trouvèrent acquéreurs : 20 dossiers étaient homologués entre avril et juillet 1941, les derniers avant mai 1942. Le zèle des services préfectoraux, des administrateurs provisoires et des acheteurs fut mal récompensé. Le 9 juillet 1941, la Feldkommandantur s’impatienta et le fit savoir au préfet : « Je vous invite à prendre les autres mesures de telle sorte que le désenjuivement puisse être considéré comme achevé, dans le département, pour le 15 août54. » Cette exigence ne troubla pas la sérénité du fonctionnaire de Vichy qui, rendant compte des progrès de l’aryanisation au chef du Service de Contrôle des Administrateurs Provisoires, écrivait : « En somme l’aryanisation du commerce juif en Loire-Inférieure s’est poursuivie avec diligence et je n’ai pas éprouvé de difficultés particulières pour y parvenir. » Au passage, il saluait les mérites des administrateurs provisoires qui « s’acquittent d’ailleurs activement » de leur tâche.
En Ille-et-Vilaine, huit rapports mensuels, que les préfets étaient tenus d’envoyer au CGQJ, sous forme de tableaux statistiques indiquant la situation des entreprises juives du département, forment une série cohérente du 1er décembre 1941 au 1er août 1942 et couvrent l’essentiel du calendrier de l’aryanisation pour ce département.
On constate que le nombre des entreprises pour lesquelles est engagée une procédure d’aryanisation est, comme à Nantes ou Saint-Nazaire, sensiblement inférieur à celui des entreprises initialement recensées : 31 entreprises, auxquelles s’en ajoutèrent trois autres « non recensées en temps utile », à partir du 1er août 1942. Quatorze entreprises juives avaient donc disparu des statistiques ; l’explication en est donnée dans les rapports du commissaire de police de Saint-Malo. Une note concernant « Yaco dit Jacques Lévy » précise les conditions de son éviction de la vie économique française : « Ex-marchand ambulant, autorisation de commerce retirée fin décembre 1940, il a eu 10 jours pour écouler le stock. Ne possédait pas de fonds de commerce. »
Quatre autres marchands ambulants malouins connurent le même sort, tandis qu’une petite entreprise artisanale disparaissait avant que les autorités n’aient pu établir l’état des marchandises et du matériel. Il s’agissait d’une « petite fabrique de tabliers » créée par un réfugié alsacien. Installation précaire, « à son domicile », qui cessa d’exister lorsqu’il quitta Saint-Malo pour Flers de l’Orne en 1941.
Six micro-entreprises malouines furent ainsi supprimées sans recourir à la procédure d’aryanisation. D’autres connurent le même sort à Rennes, ce qui ramena à 34 le nombre final d’entreprises pourvues d’administrateurs provisoires. À la fin de l’année 1941, dix ventes avaient été homologuées et quinze dossiers étaient parvenus à différents stades d’élaboration : huit attendaient l’autorisation de liquidation que devait accorder la Feldkommandantur, l’approbation du CGQJ manquait encore à trois propositions de vente, tandis que trois ventes ou liquidations amiables semblaient en bonne voie. La préfecture signalait, sans autre détail, concernant le quinzième dossier, qu’une « mesure devait être envisagée prochainement ».
Six entreprises supplémentaires avaient été rayées de la liste, dont cinq « inexistantes en Ille-et-Vilaine ». Il s’agissait, en particulier, de ces succursales d’entreprises (Chaussures André, Cycles Ballis) dont les sièges sociaux étaient situés hors du département. La sixième, l’atelier artisanal de Monsieur Zalc, à Rennes, fut, entre-temps, l’objet d’une intéressante polémique.
La dernière statistique, datée du 1er août 1942, mentionne quinze ventes ou liquidations définitivement homologuées, douze dossiers en attente d’homologation prochaine, tandis que la procédure d’aryanisation avait été interrompue pour une nouvelle entreprise (Les Nouveautés parisiennes), « entreprise considérée comme bien ennemi par la Feldkommandantur ».
Avec 27 ventes ou liquidations réalisées ou en phase d’homologation, l’aryanisation se trouvait ainsi achevée, en Ille-et-Vilaine, au cœur de l’été 1942. Mélange de brutalité et de formalisme, cette opération d’exclusion économique des Juifs donna lieu à deux situations complexes où, premier cas, des acteurs inattendus entrèrent en scène, second cas, les acteurs habituels jouèrent à contre-emploi.
1er cas : Une aryanisation injustifiée
Un des seuls moments où l’on assiste à la formation d’un faisceau de solidarités publiques en faveur d’un Juif menacé de spoliation, Emile Zalc, artisan maroquinier, Boulevard de La Tour d’Auvergne à Rennes. Le 4 janvier 1941, comme tous les commerçants juifs d’Ille-et-Vilaine, celui-ci reçut copie de l’arrêté préfectoral qui ordonnait la fermeture immédiate de son atelier. Quelques semaines plus tard, le président de la chambre des métiers avisait la préfecture qu’il voyait, dans cet arrêté, une interprétation abusive des directives allemandes et françaises. Il joignait à sa lettre diverses coupures de presse relatives aux prescriptions concernant les entreprises artisanales : « Les petits artisans juifs peuvent travailler à condition de ne pas tenir boutique et de vendre leurs produits à des Français. » Cette dernière mention est encadrée en rouge. Un autre article sur « Le statut des Juifs commerçants », rappelait que « l’artisanat seul leur demeure ouvert ». Soucieux, enfin, de prouver que Emile Zalc devait bénéficier de ces dispositions, il concluait en attestant que ce dernier « exerce la profession de maroquinier et est inscrit au registre des métiers en qualité d’artisan sous le n° 209657 ».
Une intervention aussi énergique, en faveur d’un Juif, de la part d’un président de chambre de commerce ou de métiers, n’était pas commune, encore moins, la requête, envoyée le même jour, 30 janvier, par Monsieur Turel, représentant, président du groupe Union syndicale des représentants, voyageurs et placiers du commerce du département d’Ille-et-Vilaine :
« Requête à Monsieur le préfet d’Ille-et-Vilaine au sujet de Monsieur Emile Zalc, artisan maroquinier, 1 Boulevard de la TA, Rennes.J’ai l’honneur de vous adresser la présente requête pour un de mes amis, Monsieur Zalc Emile.
Par ordre d’un arrêté du 3 janvier 1941, son atelier a été fermé. Or la situation d’artisan n’est pas prévue pour que ses ateliers soient fermés, car, ne possédant ni magasin, ni boutique, et n’exerçant pas de commerce, il devrait se trouver en dehors de l’arrêté en question, travaillant dans les conditions suivantes :
Il travaille à façon la maroquinerie et certains articles de voyage, lorsqu’on lui fournit la matière première.
Il s’occupe de la réparation des objets en cuir se rapportant à sa profession.
Sur demande il exécute des travaux neufs en maroquinerie et achète au fur et à mesure les matières premières nécessaires à la commande.
En conséquence, revoyez les coupures du journal ci-joint, donc sa situation est bien celle d’un artisan.
Du reste, Monsieur Zalc a, plusieurs fois, exposé des travaux au stand de l’artisanat de Rennes formé par les chambres des métiers. En 1937 et 1938, il a été diplômé par le jury de deux médailles d’argent.Il est marié, père d’un enfant, naturalisé français et a besoin des ressources de son travail pour vivre, car il travaille seul.
Il serait donc nécessaire que son atelier puisse être ouvert le plus rapidement possible […].J’ose espérer, Monsieur le préfet, que par l’exposé ci-dessus vous comprendrez qu’il est possible qu’une erreur ait pu se glisser dans le décret concernant Monsieur Zalc et que vous donnerez les ordres nécessaires pour faire lever les scellés qui sont apposés sur la porte de son atelier. Attendu que vous avez “PLEINS POUVOIRS”, je reste persuadé que vous en userez en faveur de Monsieur Zalc, ce qui sera justice.
Si toutefois il n’était pas dans vos pouvoirs de faire ce que je vous demande, veuillez avoir l’extrême obligeance de m’indiquer à quelle autorité il me faudrait alors m’adresser pour obtenir satisfaction en faveur de mon ami et prendre position. »
S’affirmer, par deux fois, ami d’un Juif, dans une lettre adressée au préfet du gouvernement qui avait promulgué, quatre mois plus tôt, le statut des Juifs, ne manquait pas de panache. En outre, sous couvert de la défense d’un ami, cette requête, loin d’adopter le ton d’une supplique, met l’accent sur la responsabilité du haut fonctionnaire dont les pleins pouvoirs sont soulignés, dans le texte de la lettre, par l’emploi de majuscules. Enfin, d’une situation particulière, dénoncée avec vigueur, cette critique pose le problème global des conséquences de l’aryanisation : aberration économique qui consiste à se priver du savoir-faire de bons professionnels, injustice sociale qui les prive de leurs moyens d’existence. Belle leçon de civisme et de résistance à l’antisémitisme, ou à l’indifférence.
Ces deux interventions convainquirent le préfet que Emile Zalc avait été victime d’une erreur administrative.
La Feldkommandantur en fut avisée :
« Il s’agit d’un atelier artisanal dans lequel Monsieur Zalc exécute, sans l’aide d’aucun ouvrier, les travaux de maroquinerie qui lui sont confiés par des particuliers ou des petits magasins […]. Ce n’est pas une entreprise commerciale. L’apposition des scellés sur l’atelier de cet artisan l’empêche de faire vivre sa famille.La fédération artisanale de Bretagne sollicite la levée des scellés qui paraît ne présenter aucun inconvénient. »
Ce premier courrier de la préfecture envoyé le 17 juillet ne provoqua aucune réaction des autorités allemandes. Ce n’est qu’à l’issue d’un second rapport qui précisait que « Monsieur Zalc travaille exclusivement à façon pour le compte de Madame R., maroquinerie à Châteaubourg et Madame T., marchande foraine à Montfort-sur-Meu », et qu’il n’avait pas de contact avec le public, que la Feldkommandantur répondit enfin :« C’est avec intention que, pour les ouvriers et les travailleurs de services industriels, aucune défense d’exercice de profession n’a été émise. Il n’y a aucun intérêt à s’opposer au travail manuel des Juifs […]
Comme votre rapport m’en informe, Monsieur Zalc travaille dans son atelier uniquement pour le compte du magasin d’articles de cuir de Madame R. et pour Madame T. J’autorise, par la présente, Monsieur Zalc à continuer à exercer son emploi. »
C’était le 2 janvier 1942, Il y avait tout juste un an que Monsieur Zalc était réduit au chômage. Dix mois plus tard, en octobre 1942, sa famille figurait sur la liste des Juifs « étrangers » à arrêter en Ille-et-Vilaine, mais ses amis veillaient encore.
2e cas : Aryanisation et « bien ennemi »
Le magasin de bonneterie et de confection, Les Nouveautés parisiennes, situé à l’angle du boulevard de la Liberté et de la rue de Nemours, à Rennes, était dirigé, lorsque la guerre éclata, par Elias Kaganas, d’origine lituanienne. Il en partageait la copropriété avec Anna Tcharny, jeune fille mineure, héritière de sa mère décédée.
Le magasin, comme les autres entreprises juives, fut fermé le 4 janvier 1941, et doté d’un administrateur provisoire. Il resta fermé de longs mois, avant que l’administrateur ne remette son rapport, le 15 novembre 1941. Entre-temps, Elias Kaganas, qui avait quitté Rennes, avait été arrêté en tant que ressortissant d’un pays ennemi, l’URSS. La situation commerciale, présentée dans le rapport d’expertise, évoque une entreprise prospère dont le chiffre d’affaires, au cours des années qui précédèrent la guerre, « ne devait pas être inférieur à 450 000 F en période normale et, en 1940, il dut atteindre un Million ». Monsieur Kaganas employait deux vendeuses aryennes et le stock de marchandises était évalué à 611 000 F. Ce dossier d’aryanisation prit rapidement une dimension particulière du fait de la présence d’une mineure.
Un projet de vente amiable, fut d’emblée dénoncé par l’administrateur :
« Dans un conseil de famille réuni devant le juge de paix du canton Sud-Ouest, autorisation fut donnée à Monsieur Tcharny père, tuteur de sa fille Anna, de céder à Monsieur D., demeurant à Rennes, le fonds de commerce moyennant la somme de 30 000 F pour les éléments et celle de 12 000 F pour le matériel. Les marchandises étant payables au prix de facture.
La délibération de ce conseil de famille autorisant la vente du fonds de commerce a été homologuée par le tribunal civil, le 23 juillet 1941 […]. Maître L., notaire, fut chargé de la régularisation de la vente, un compromis ayant été passé entre les parties. Or, je demande que cette vente ne soit pas régularisée, Monsieur D. ne présentant pas toutes les garanties d’indépendance à l’égard de l’influence juive. »
Cette intervention, déjà évoquée, surprend de la part d’un administrateur provisoire qui, dans des circonstances analogues, vente fictive du magasin Au très bon marché, avait su fermer les yeux. Ce changement d’attitude, porté, tout d’abord, au compte de l’arbitraire ou de la pusillanimité, était peut-être dû à un sentiment plus noble, la crainte que ne soient lésés les intérêts de la jeune Anna Tcharny. Si le maintien de l’activité du magasin lui semblait justifié, il estimait que « la vente des biens Kaganas ne peut avoir lieu que par adjudication, attendu la présence, parmi les propriétaires, de la mineure Anna Tcharny ». Est-ce pour cette raison qu’il rejeta la décision du conseil de famille et n’invoqua-t-il l’influence juive que pour être mieux entendu des autorités ? Dès lors, ce qui aurait dû être une classique procédure d’aryanisation va donner lieu à une série de « difficultés particulières », selon l’expression employée par le préfet dans un de ses nombreux courriers à la Feldkommandantur.L’une de ces difficultés fut un désaccord entre le droit français concernant les mineurs et la volonté allemande. Celle-ci exigeait que toute vente de biens juifs devait être réalisée par soumission sous plis cachetés. Les lois françaises sur les ventes des biens des mineurs n’autorisaient que la procédure des enchères publiques.
Les autorités locales allemandes, informées de ce problème, répondirent par une tentative d’intimidation à l’encontre du préfet. Le 23 mars 1942, elles le priaient de conclure au plus vite cette affaire en leur transmettant :
« 1° Une attestation de la chambre de commerce de Rennes et votre propre déclaration sur la nécessité de maintenir le commerce.
2° Un projet d’acte de vente.
3° Votre déclaration que cet acte de vente est en accord avec le droit français. »
Le préfet répliqua en réaffirmant l’existence du différend juridique et en rejetant la responsabilité de la décision dans le camp allemand : « Je vous prie de bien vouloir m’adresser un ordre [indiquant la procédure à utiliser] destiné à être annexé à l’acte de cession, afin de dégager la responsabilité du notaire au regard de la loi française. » Affrontement dérisoire, sur un point de droit, auquel la Feldkommandantur va mettre un terme en imposant une solution beaucoup plus radicale :
« Rennes, le 7 avril 1942, à Monsieur le préfet d’Ille-et-Vilaine
Comme Kaganas doit être considéré comme “étranger ennemi”, son bien est soumis à une confiscation de notre part. Il est donc interdit de disposer de la fortune et des autres biens de Kaganas.La marchandise doit être réunie et mise en sûreté de telle manière que tout vol ou toute fraude soit impossible. J’ai demandé au Militärbefehlshaber de procéder à la liquidation et de bloquer le montant en excédent.
Dans les conditions actuelles, le maintien n’a qu’un intérêt minime. Des acheteurs de l’entreprise se trouveraient certainement avec facilité, mais ce n’est pas une raison déterminante. Dès que le dépôt de marchandises sera levé, la Feldkommandantur enverra une personne pour s’occuper de l’affaire. L’intervention d’un autre service est interdite ».
Le prétexte du bien ennemi pouvait sembler tardif, dix mois après l’entrée en guerre de l’Allemagne contre l’URSS. Cette décision ressemblait davantage à un coup de semonce à l’encontre d’un préfet réputé germanophobe et qui, d’ailleurs, ne renonça pas à contester cette solution : « Je vous signale, à toutes fins utiles, que la mineure Tcharny Anna, également de race juive, copropriétaire de l’affaire, est devenue française en 1930. »Il joignait à son courrier le dernier rapport de l’administrateur provisoire qui, parmi diverses questions, dont celle de savoir qui lui paierait ses émoluments, s’inquiétait, lui aussi, du sort réservé à la jeune Anna : « La mineure Anna Tcharny peut-elle toucher des subsides sur le compte personnel de sa mère défunte, compte bloqué à la Banque de Bretagne et se montant à 35 000 F environ ? Je laisse cette enfant sans ressources à la fin du mois, sa situation est critique, une solution s’impose d’urgence. » Un préfet et un auxiliaire de l’administration prenaient conscience du caractère odieux de la spoliation. Le premier poursuivit la polémique comme si la situation de cette jeune fille était devenue, pour lui, l’occasion d’affirmer le concept de préférence nationale en faveur des Français juifs. Le 4 mai 1942, la Feldkommandantur contesta la nationalité française d’Anna Tcharny : « Je n’ai pas eu connaissance du fait qu’Anna Tcharny, mineure, aurait été naturalisée française car, en général, l’État français refuse les naturalisations de femmes célibataires. Afin d’élucider la question, je vous prie de bien vouloir demander à l’un de vos chefs de service, expert en la matière, de se présenter ici dans le courant de la semaine prochaine, vers 4 heures de l’après-midi, en vue d’un entretien. » Le chef de service alla au rendez-vous mais ne fut pas reçu, le préfet adressa alors un « rapport sur la nationalité de la mineure Anna Tcharny » :
« Mademoiselle Tcharny Anna, née à Paris (IV), le 2 octobre 1926, domiciliée à Rennes, 14 rue du Pré Perché, a acquis la nationalité française en vertu de la loi du 10 août 1927, à la suite d’une déclaration souscrite par son père devant le juge de paix du IV° arrondissement de Paris, à la date du 28 juillet 1930, et enregistrée le 4 octobre de la même année au ministère de la Justice […]L’article 3 de la loi du 10 août 1927 dispose en effet : “Peut, jusqu’à l’âge de 21 ans accomplis devenir Français, tout individu né en France d’un étranger et domicilié en France, qui déclarera réclamer la qualité de Français […]. S’il est âgé de moins de 16 ans, la déclaration peut être souscrite en son nom par son représentant légal” ».
Ayant ainsi démontré, aux autorités allemandes, leur méconnaissance de la législation française, le préfet en informa le Commissariat Général aux Questions Juives qui se garda bien d’entrer dans la polémique, subordonnant le versement de subsides à la bonne volonté allemande : « Il semble dès à présent, sous réserve que l’autorité occupante acceptera de reconnaître à la mineure Tcharny la nationalité française, qu’il sera possible de prélever des subsides sur le compte ouvert à la Banque de Bretagne, ce compte semblant complètement indépendant de l’activité de l’Israélite Kaganas et être la propriété exclusive de la mineure Tcharny. »
Fort de ce prudent avis, le préfet tenta une dernière démarche en invoquant, beaucoup plus fermement que ne le faisait le Commissariat, les droits conférés à Anna Tcharny par sa nationalité dont, implicitement, il déniait à l’autorité occupante la possibilité de la contester : « en vous priant de bien vouloir me faire savoir si des subsides d’absolue nécessité peuvent être accordés à la mineure Tcharny sur le compte ouvert à la Banque de Bretagne à Rennes, au nom de sa mère décédée.
L’enfant en question possède la nationalité française au regard de la loi française ainsi qu’il est exposé dans mon rapport du 15 mai dernier ».Les préfets de Vichy, face à l’autorité nazie, avaient la possibilité, sinon de s’opposer à ses directives, au moins de les contester et d’en perturber l’application. Encore fallaitil en avoir la volonté, sachant qu’aucun appui ne devait être espéré à l’échelon ministériel. Réaction fragile, sans lendemain et totalement absente quand commença la Shoah.
Le 9 octobre 1942, sur ordre de l’autorité allemande relayée par le successeur du préfet Ripert, Anna Tcharny était arrêtée par la police française (sûreté de Rennes) et internée au « Centre d’accueil des réfugiés », Place de la Gare, en attendant son transfert à Drancy où elle demeura quatre mois avant d’être déportée, le 13 février 1943, dans le convoi n° 48, avec 1 000 autres Juifs, tous français. Douze survivaient en 1945, pas Anna Tcharny. Cette fois personne n’avait élevé la voix pour la défendre.
Dans les Côtes-du-Nord, sur les 24 entreprises réputées juives, en novembre 1940, par la préfecture, quatre avaient disparu avant la fin de l’année : un commerce de légumes et une bonneterie foraine de Saint-Brieuc, cette dernière n’avait réalisé, durant l’année 1939, que 2 580 F de chiffre d’affaires ; la micro-entreprise de vente ambulante de poissons dans la campagne de Dinan, dont le cas a déjà été évoqué, enfin une entreprise fictive attribuée à un autre citoyen de Dinan qui, en fait, ne détenait que des valeurs mobilières. L’aryanisation fut expédiée à une allure record si l’on en juge par le rapport qu’adressa au préfet, l’expert-comptable de Saint-Brieuc, administrateur de 16 entreprises, le 7 mars 1941 :
« Pour mettre fin aux opérations de liquidation concernant les biens des Juifs de la ville de Saint-Brieuc, j’attends des instructions dans deux affaires : Sadi J., forain et Marcus, confection.
En ce qui concerne les liquidations Benbassa et Bassan P., forains, mon intention est de faire vendre les marchandises à la salle des ventes […]. Pour Knopff, tailleur, j’attends vos instructions.
Toutes les autres liquidations sont en voie d’être terminées. La clôture des comptes sera possible du 10 au 20 mars environ. »
Les formalités administratives firent un peu traîner les choses, mais le préfet confirmait, le 2 avril, l’efficacité de son subordonné : « 12 entreprises vendues ou liquidées en sauvegardant, dans toute la mesure du possible, les intérêts des propriétaires ». Dans cette même note au CGQJ, il en signalait sept autres « sur le point d’être vendues ». Elles l’étaient, en effet, avant juillet 1941 car, dans son rapport mensuel, le préfet laissait alors éclater sa satisfaction : « 19 entreprises complètement liquidées ».
Dans son long compte rendu d’activités, il rendait hommage aux administrateurs provisoires ainsi qu’au chef de la 1re division de la préfecture, responsable du « service spécial » mis en place pour mener à bien l’aryanisation. Concernant ce fonctionnaire, il déclarait pouvoir le libérer de cette mission, « sa tâche étant achevée à la satisfaction générale ». Leurs intérêts sauvegardés, les propriétaires juifs spoliés ne pouvaient, bien sûr, que partager cette satisfaction.
L’aryanisation était bien totale, dans les Côtes-du-Nord, dès juillet 1941, mais elle ne portait que sur 17 entreprises et non 19. Deux dossiers furent clos par le transfert de l’entreprise au conjoint aryen. Dans un cas, l’épouse divorcée d’un commerçant de Saint-Brieuc fut reconnue seule propriétaire d’une maison de couture ; le second dossier concernait un très important patrimoine composé de biens commerciaux et immobiliers, appartenant à une famille de notables. Seule l’épouse était juive. Le problème fut résolu par une procédure de séparation de biens au profit du mari. Cette solution n’allait pas de soi car les autorités allemandes avaient pris position sur ce sujet du transfert de la propriété, commerciale ou industrielle, entre membres d’une famille issue d’un couple mixte. Elles autorisaient la cession aux enfants aryens si « leur âge rend vraisemblable la gestion de l’entreprise […] sans le secours de leurs parents et en dehors de toute influence juive ». Elles interdisaient, par contre, toute cession de bien juif au conjoint. À Rennes, une tentative similaire, concernant une usine de fabrication de lingerie, s’était heurtée au veto de la Feldkommandantur en avril 1941.
À une enquête du Directeur de l’aryanisation au CGQJ, le préfet répondait, le 8 mai 1943 : « Il n’y a plus aucun fonds de commerce juif à vendre dans les Côtes-du-Nord. » Affirmation démentie quelque temps plus tard par la découverte, à Saint-Brieuc, d’un magasin juif, prospère, qui avait échappé à tout contrôle. Comment la bonneterie de M. Kauffmann avait-elle pu être oubliée ? Les archives n’ont pas, pour l’instant, répondu à cette question. Seule certitude, elle était, à son tour, aryanisée en octobre 1943, plus de deux ans après les autres entreprises juives du département. L’acquéreur était un confrère de Monsieur Kauffmann, commerçant en bonneterie, comme lui, à Saint-Brieuc.
Entre la préfecture du Finistère et les autorités d’occupation, la procédure visant à désenjuiver l’économie locale débuta, en décembre 1940, sous le signe de cette étroite collaboration préconisée par le gouvernement de Vichy. À une première liste de 31 « entreprises économiques juives existant dans le département », envoyée par la préfecture, la Feldkommandantur de Quimper répondit en recommandant d’identifier au plus tôt les magasins qui n’avaient pu encore l’être et, en particulier ceux où des Juifs détenaient des participations. Suivaient quelques conseils « pour procéder au désenjuivement de ces entreprises » ; ils portaient avant tout sur les critères de compétence des futurs administrateurs provisoires :
« Les commissaires doivent être des gens de confiance sous tous les rapports : des Français honorables, au courant des questions économiques, qui présentent des garanties pour exécuter un désenjuivement objectif, juridique et financier. »
Ces bonnes relations se gâtèrent très vite. Dès le 3 janvier le Feldkommandant s’impatientait et réclamait un « rapport détaillé sur l’état d’avancement des mesures contre les Juifs », ainsi que la liste des commissaires gérants et les certificats d’aryanité des directeurs et employés de banques.
Les jours suivants les récriminations se succédèrent :
« Je viens d’apprendre que le tailleur Maurice, domicilié à Quimper, place Saint-Corentin, est juif. Cette entreprise ne figure pas sur votre liste des exploitations juives. » Le préfet, sommé de s’expliquer, se référa à une directive du délégué général du gouvernement français dans les territoires occupés qui « ne concerne que les magasins sur rue [or] dans l’arrondissement de Quimper, il n’existe aucun magasin sur rue tenu par des Juifs ».
Ceci justifiait, selon lui, l’omission du tailleur qui « est bien juif, il s’appelle en réalité Maurice S. et a fait […] la déclaration prévue par l’ordonnance du 27 septembre 1940 » ; mais, tailleur en chambre, il n’avait pas à être mentionné sur la liste fournie qui ne concernait que des entreprises et magasins sur rue.
Le préfet Maurice George ne s’attendait probablement pas à recevoir, datées du 18 janvier, ces deux mises au point cinglantes de la Feldkommandantur. La première rejetait brutalement l’analyse exemptant des mesures discriminatoires le tailleur de la place Saint-Corentin :
« puisque le tailleur Maurice S. exerce un commerce indépendant, en étage, il est absolument hors de doute que son atelier de tailleur constitue une entreprise israélite dans l’esprit du § 4 de l’ordonnance du Commandement militaire en France, en date du 27 septembre 1940 et des § 1, 3, 5 de la 2e ordonnance touchant les mesures à prendre contre les Juifs, du 18 octobre 1940.
Vous auriez dû […] porter le nom de Maurice S. sur la liste fournie des entreprises juives. Pour autant que ce retard n’a pas été comblé, je vous invite à le faire et à me présenter d’urgence la liste complémentaire en deux exemplaires […].
Suivant le § 4 de l’ordonnance du 27 septembre, un placard jaune, en français et en allemand, doit signaler l’entreprise de Maurice S. Il y a lieu de réparer dans les 24 heures […]. Le motif que vous donnez pour n’avoir pas porté Maurice S. sur la liste des entreprises juives est donc inexact et erroné ».
Le ton de la seconde lettre mêlait menace et ironie :
« J’attire […] votre attention sur la remarquable lenteur et l’hésitation considérable que votre préfecture apporte aux affaires de désenjuivement. Malgré mes nombreuses interventions, je n’ai pu obtenir jusqu’ici la nomination des commissaires administrateurs auprès des magasins juifs ouverts au public.
J’insiste sur ce fâcheux état de choses et vous invite à vous occuper personnellement et avec énergie des mesures à prendre. »
Tancé deux fois dans la même journée, soupçonné, sinon accusé, de laxisme, voire de complaisance à l’égard des Juifs, le préfet méritait-il cet honneur ? Si, dans les mois qui suivirent, le rythme de la liquidation ou de l’aryanisation des entreprises juives ne différa guère de celui observé dans les autres départements, il faut reconnaître que le zèle fut davantage, semble-t-il, l’apanage de certains administrateurs provisoires que des fonctionnaires préfectoraux. Parmi ceux-ci, le sous-préfet de Morlaix manifestait une certaine nonchalance à appliquer les premières directives ; en signalant, le 2 décembre 1940, les trois entreprises juives enregistrées dans son arrondissement, il estimait inutile, en raison de leur « importance médiocre », de nommer des administrateurs provisoires.
En fait, il s’agissait d’un magasin de fourrures, À l’ours blanc, et de deux commerces forains, tissus et bonneterie, dont le chiffre d’affaires et la valeur des stocks étaient ceux de maisons prospères. Une telle erreur de jugement ne pouvait qu’irriter l’atrabilaire Feldkommandant. Malgré une note de la préfecture ordonnant aux sous-préfets, fin décembre, de « faire parvenir d’urgence leurs propositions », celui de Morlaix attendit le 30 janvier 1941 pour demander au président de la chambre de commerce qu’il lui présente des candidats. À croire que le désenjuivement de l’économie ne lui inspirait guère d’enthousiasme ; s’il en était ainsi, un autre sous-préfet, quelques mois plus tard, à Brest, exprima sa désapprobation de façon beaucoup plus claire et courageuse.
Finalement, une vingtaine d’administrateurs provisoires œuvrèrent dans le Finistère. Certains, nommés en janvier ou février 1941, furent remplacés sans avoir pu mener leur « mission » à terme ; soit pour incompétence (ce fut le cas, à Morlaix, pour l’un d’entre eux, chargé de la liquidation des stocks des deux entreprises foraines, il fut prié, au mois de mars, de céder la place au gérant d’un magasin de tissus de la ville), soit parce que, sinistrés lors d’un des nombreux bombardements de Brest, ils devaient quitter le département. C’est ainsi que H., administrateur d’une bonneterie brestoise, dut se réfugier à Vitré. Commerçants, représentants de commerce, un greffier au tribunal de Brest, un ingénieur, la plupart n’eurent à gérer qu’une entreprise, quelques-uns furent responsables de deux dossiers, un seul s’en vit confier trois.
Quatre magasins importants, mais succursales d’entreprises dont les directions étaient hors du Finistère, furent aryanisés par des administrateurs recrutés dans le lieu de leurs sièges sociaux : les Chaussures André et le Magasin Novelty, à Brest, Aux Dames de France, à Brest et à Quimper.
À la liste initiale de 31 entreprises juives recensées en décembre 1940, s’en ajoutèrent quelques autres ; au total 39 entreprises pour l’ensemble du Finistère. La majorité était composée de magasins ou d’entreprises industrielles bien gérés et prospères ; quelques petits commerces de subsistance sont signalés, toutefois, parmi les huit entreprises foraines : faible chiffre d’affaires, absence de stock et de trésorerie. L’une était à Quimper, une autre à Ergué-Armel (dans ces deux cas, les maris, engagés volontaires en 1939, avaient laissé la charge de l’entreprise à leurs épouses). La troisième, à Brest, était comparable à ces très petites entreprises signalées en Ille-et-Vilaine et dans les Côtes-du-Nord. Le 7 juillet 1941, le commissaire-gérant chargé de la liquidation se rendit chez « le nommé F. ; il s’agit d’un forain vivant dans un taudis, Juif tunisien […] qui ne fait plus rien depuis six mois. Il n’a plus de marchandises et n’a donc aucun stock à liquider. Je n’ai pu savoir quelles sont ses ressources actuelles. Dans ces conditions je considère ma mission comme terminée ».
À la même époque, à Landerneau, un autre commissaire-gérant, comptable dans cette ville, s’apitoyait sur le sort de Nathan G., « étranger en même temps que juif ». Ce dernier ne possédait « aucun magasin […] sa marchandise se trouve dans un réduit de son logement. […] Il a cessé son commerce depuis un an, il était forain. Cet homme me fait plutôt l’effet d’un malheureux et, à mon idée, s’est débarrassé de sa marchandise, dans le courant de l’année écoulée, pour vivre. En effet il a dû recourir à la municipalité de Landerneau pour l’envoi de colis à son neveu, Salomon, juif actuellement prisonnier de guerre en Allemagne63 ».
Cet élan de compassion ne l’empêcha pas de poursuivre « sa mission » : liquidation du reste des marchandises, versement du produit de la vente (4 790 F) sur un compte bloqué, au Crédit Nantais de Landerneau, somme sur laquelle la Direction de l’Aryanisation Économique l’autorisa à prélever 1 500 F en rémunération de sa gestion « en bon père de famille ».
Les 31 entreprises sédentaires, ayant « magasins sur rue » ou atelier à l’étage, comme le tailleur de Quimper, étaient, pour 24 d’entre elles, concentrées à Brest : huit étaient rue de Siam, cinq rue Jean Macé. Cette localisation dans un port militaire soumis, comme Lorient et Saint-Nazaire, à d’incessants bombardements aériens, perturba la bonne marche de la spoliation en contrariant, parfois in extremis, la conclusion des dossiers d’aryanisation. Ce fut le cas, en avril 1941, pour deux entreprises implantées rue Jean Macé : le magasin et les ateliers de plomberie, zinguerie, chauffage central de Ascher St. et la maroquinerie de Adolphe M. Dès le mois de février 1941, A., ingénieur et administrateur provisoire de l’entreprise de plomberie, avait trouvé un Brestois, ingénieur lui aussi, tenté par ce qui devait être une très belle affaire. Trois mois plus tard il concluait, dans son rapport à la préfecture :
« Les pourparlers concernant la cession de l’entreprise juive Ascher St. ont subi des difficultés par suite des bombardements auxquels est soumise notre ville. Cependant la chose avait pu être réglée en l’étude de Maître…, lorsque le bombardement du 14 avril a détruit le magasin, l’atelier et le domicile de M. St. L’affaire n’est plus vendable, […] dans ces conditions M… (l’acquéreur) se désiste. »
La liquidation du matériel et des éléments de stock récupérables était donc décidée mais, méfiante, la Feldkommandantur demanda de surveiller Ascher St. qu’elle soupçonnait de vouloir poursuivre une activité d’entrepreneur « autonome ».
La maroquinerie, fondée en 1923 par Adolphe M., était une manufacture, fabriquant, entre autres, des sacs à provisions. Elle fut détruite lors du même bombardement d’avril 1941, mais, après s’être retiré, le candidat acquéreur, commerçant demeurant à Lambezellec, se déclara intéressé par le rachat de « l’enseigne, le nom commercial, la clientèle, l’achalandage, […] le matériel, les accessoires et les marchandises utilisables ». Il offrait 15 000 F pour les éléments intemporels et le matériel et proposait de racheter les marchandises récupérées au prix de factures. Cette solution, préconisée par l’administrateur provisoire, fut refusée, le 11 juillet, par la Feldkommandantur qui exigea « la liquidation définitive de cette affaire ».
Sous la diversité des situations, liée à la nature et à l’importance des entreprises, à la gestion des administrateurs provisoires ainsi qu’aux aléas de la guerre, l’aryanisation finit toujours par découvrir son véritable objectif : « le vol des Juifs » au terme d’une procédure tantôt brutale, parfois odieuse, tantôt plus hypocrite cherchant à masquer la spoliation sous l’aspect d’une transaction librement consentie.
L’administrateur provisoire de la bonneterie À la tentation, rue de Siam, n’en faisait pas mystère ; évoquant le prix modeste auquel le magasin allait être vendu, il rappelait au préfet que :
« En temps de paix, il eût été insuffisant mais dans les circonstances actuelles, avec les gros risques aériens d’une part (la préfecture maritime, située en face, a une aile entièrement détruite), la raréfaction des marchandises d’autre part, qui n’assure pas d’ici quelque temps une vente certaine, l’acheteur court pour ces deux raisons un gros risque et c’est évidemment le vendeur qui en fait les frais. »
Deux exemples qui font craqueler l’hypocrite vernis légaliste de l’aryanisation :
À Morlaix, le magasin de fourrures, À l’ours blanc, est fermé, dès février 1941, par l’administrateur provisoire, approuvé par le président de la chambre de commerce, car « il s’agit d’une affaire de vente de fourrures, de modeste envergure, non indispensable à l’économie française ». Jugement hâtif car, pour l’année 1939, le chiffre d’affaires avait atteint 160 000 F et le stock de fourrures était estimé à 70 000 F quand furent apposés les scellés. En avril, cette entreprise, modeste mais viable, avait disparu ; « seuls quelques articles défraîchis ou démodés sont encore en magasin ». L’administrateur les estimait à 3 848 F avant de conclure fièrement : « Ayant atteint le but essentiel qui m’était assigné, à savoir la fermeture de l’établissement après liquidation du stock de marchandises, je considère ma mission terminée. » Cette mission pour laquelle il réclamait une rémunération équitable de 500 F par mois.
À Brest, est-ce l’amertume de n’avoir pu conclure l’aryanisation de l’entreprise de plomberie de la rue Jean Macé qui décida son administrateur provisoire, une semaine plus tard, à harceler, de façon particulièrement odieuse, le propriétaire d’une affaire voisine, dont il avait aussi la charge ?
Le 15 mai 1941, il rendit compte de ses efforts au préfet :
« J’ai l’honneur de vous informer que la liquidation de l’entreprise juive Meyer S. [peinture et vitrerie] a subi du retard par suite de la maladie de M. S., actuellement au Huelgoat. Il […] n’aurait plus que peu de temps à vivre. Sur mon insistance, M. Q. [l’acquéreur potentiel] s’est rendu spécialement au Huelgoat et a fini par décider Meyer S. à traiter. Dès que je serai en possession de l’acte notarié, je vous le ferai parvenir ».
Si le procédé, consistant à obtenir d’un moribond, en insistant toutefois, qu’il se résigne à céder son entreprise, semble avoir quelque peu troublé l’acquéreur, l’administrateur n’en tire qu’une évidente satisfaction. Las, une note de la Feldkommandantur réduisit à néant ses efforts : « au cours de l’inspection qui a eu lieu le 3 juin, on m’a prétendu qu’entre-temps, le Juif serait mort, le magasin était fermé. Dans ces conditions on peut, sans autres formalités, procéder à la liquidation ».Les notables de la chambre de commerce de Brest se rallièrent avec empressement à ce point de vue et découvrirent soudain (16 juin) que l’entreprise de Meyer S. était « sans intérêt pour l’économie nationale ». L’administrateur provisoire fut chargé de conclure : « Accompagné d’un commissaire-priseur, je me suis présenté ce matin, 28 juin, dans l’entreprise pour faire effectuer l’inventaire et procéder aux opérations de liquidation. »
À l’opposé de ces spoliations brutales s’achevant, le plus souvent, par une vente à l’encan et la fermeture définitive des entreprises, certains comptes rendus de transactions feraient oublier le caractère coercitif des opérations si l’aryanité des acquéreurs, toujours confirmée, ne rappelait que le but restait le désenjuivement de l’économie.
L’aryanisation du magasin de confection Aux élégants, rue de Siam, à Brest, fournit, en première lecture, un bon exemple de ces spoliations policées. Le rapport établi par l’administrateur provisoire, le 20 avril 1941, ne tarit pas d’éloges sur les qualités de cette entreprise établie dans « de vastes locaux commerciaux construits en béton armé et spécialement bien aménagés pour le genre de commerce qui y est exploité ». Après avoir rappelé que le propriétaire, M. R., fait gérer son magasin par un directeur aryen, il souligne l’attachement à cette maison, des seize employés dont aucun « n’est israélite » : « un personnel travaillant consciencieusement et particulièrement bien rétribué ». La valeur du stock de tissus et de vêtements, 800 000 F, et une trésorerie « tout particulièrement à l’aise » puisque le compte créditeur atteignait, en partie du fait « des difficultés de réapprovisionnement », près de 800 000 F « à la succursale du Crédit Lyonnais de notre ville », l’amènent à conclure que cette affaire « répond à des besoins économiques indéniables et sa continuation ne peut qu’être utile à l’agglomération brestoise ».
Un acte de vente, signé en l’étude d’un notaire de Brest, n’attendait plus « que l’acceptation de l’autorité d’occupation ». Le directeur du magasin, associé à deux autres aryens « d’origine bretonne », l’un officier de marine en retraite, l’autre expert-comptable, avait constitué une société sous le nom de Grands Magasins d’Habillement. Ils acquéraient, pour 200 000 F, le fonds de commerce, prix « en rapport avec la situation actuelle », M. R. leur louant l’immeuble dont il restait propriétaire.
Malgré l’appui de l’administrateur provisoire, garantissant « la sincérité de la vente », le dossier fut refusé par la Feldkommandantur et par la Direction de l’Aryanisation Économique ; le contrat n’était, en fait qu’un bail avec promesse de vente au bout de neuf ans et, d’autre part, un Juif ne pouvait rester propriétaire d’un immeuble de rapport. Il fallait donc tout vendre, sans délai et, si possible, à un seul acquéreur. Dans ces conditions, la mise à prix globale, estimée à 1 480 000 F par la DAE, dépassait de beaucoup les possibilités des acquéreurs choisis par le propriétaire et l’administrateur provisoire… mais pas celles d’un autre candidat, B., déjà signalé à Lorient, acquéreur de quatre magasins juifs : Gabriel et Paris Couture à Rennes, Paris Couture à Brest, et Au Progrès à Morlaix. Après une première lettre à l’administrateur provisoire, en octobre 1941, il revint à la charge en mars 1942, parfaitement informé de l’évolution de l’affaire : « Je me suis laissé dire que les autorités compétentes veulent maintenant vendre en totalité le fonds de commerce, les immeubles et les marchandises, et que de ce fait l’aryanisation projetée était remise en question [il déclare se porter] acquéreur ferme de tous ces éléments d’actifs de la Maison Aux Élégants ».
L’administrateur provisoire ne semble pas avoir évoqué cette proposition, pourtant essentielle, dans sa correspondance avec la DAE ; par contre il multiplie les objections au projet de vente globale, au point d’irriter le Directeur de l’Aryanisation Économique qui en avise le préfet : « Au cas où M… persisterait à méconnaître mes instructions en vue de l’aryanisation totale et sincère de cette affaire, il vous appartiendrait d’envisager son remplacement. » (Lettre du 25 juillet 1942.) Le préfet prit sa défense et l’affaire traîna en longueur jusqu’en mars 1944 où, coup de théâtre, une procédure de séparation de biens entre époux (Madame R. était aryenne) interdit « toute mise en vente d’immeubles de la communauté avant la clôture du partage ». Puisque la vente devait être globale, l’aryanisation du magasin était suspendue.
En juin 1946, au questionnaire envoyé par le « Service de Restitution des biens des victimes des lois et mesures de spoliation », R. répondait : « Mon commerce Aux Élégants a été géré par M…, commissaire-gérant. L’affaire n’a pas été cédée et M… m’a rendu ses comptes pour lesquels je lui ai donné quitus ».
Un dernier dossier éclaire cette histoire assez chaotique de l’aryanisation dans le département du Finistère. Il nous fait découvrir un personnage hors du commun, parmi le personnel administratif de Vichy : Jean Giraud, l’éphémère sous-préfet de Brest, de mars à octobre 1941.
Parmi les belles entreprises brestoises appartenant à des commerçants juifs figurait le magasin Au Grand Paris, commerce de tissus, 107 rue de Siam. L’administrateur provisoire, lui-même marchand de tissus, dans la même ville, rue Émile Zola, estima d’emblée que le maintien de cette affaire ne correspondant pas à un « besoin urgent » de l’économie française, l’entreprise devait être liquidée. Cette hâte parut suspecte au Service de Contrôle des Administrateurs Provisoires du CGQJ qui voulut entendre les protestations des propriétaires, M. et Mme F-D., et les arguments de l’administrateur partisan d’une liquidation totale. À l’issue de cette entrevue, le chef du SCAP intervint auprès du préfet du Finistère :
« Paris, 4 juillet 1941 – J’ai reçu les visites séparées de M. F., propriétaire israélite d’un magasin sis à Brest, rue de Siam, et de M…, administrateur du dit.
Les points de vue qui m’ont été exposés étant nettement contradictoires, j’attacherais du prix à être saisi d’un rapport qui vous aurait été remis par l’administrateur provisoire sur cette affaire.Par ailleurs il semble qu’avant d’envisager la liquidation de cette affaire, la question de sa cession à des personnes ou à un groupe aryen doit être reconsidérée.
En conséquence, je vous serais reconnaissant de bien vouloir donner, à l’administrateur provisoire, toutes instructions utiles pour qu’il soit sursis […] à toutes procédures envisagées pour la liquidation. »Désaveu de l’administrateur et invitation faite, au préfet, de le placer sous tutelle ; cette réaction contraria la Feldkommandantur qui, sans pouvoir s’y opposer, se plaignit de n’avoir, quant à elle, reçu que « les objections faites par la Juive F. au sujet de la liquidation ». Pour bien marquer son impatience, le Feldkommandant exigeait l’avis « sans équivoque » du préfet sur l’utilité de l’entreprise et « une déclaration courte et précise du commissaire-gérant ».
Sans atteindre fréquemment un tel point de friction, les désaccords entre les administrateurs et leur service de contrôle, sur un aspect ou un autre de leur gestion, n’étaient pas rares et ce dossier serait banal sans l’intervention du sous-préfet de Brest chargé de transmettre, à l’administrateur, les conclusions du SCAP.Jean Giraud, né à Nice, le 7 décembre 1888, après une formation d’avocat, avait choisi de faire carrière dans l’administration. Après différents postes de conseiller de préfecture, puis de sous-préfet, il avait exercé à Guingamp de 1932 à 1934, avant de prendre ses fonctions à Brest le 26 mars 1941.
À la fin du mois de juillet il rendit compte, au préfet du Finistère, de son entretien avec l’administrateur. Signalant le « vague » des réponses de son interlocuteur sur les problèmes que soulevait sa gestion, Jean Giraud portait un jugement sévère : « Le commissaire-gérant paraît plus inspiré par des points de vue personnels que par une saine neutralité. » Loin de lui faire confiance pour la suite, il proposait l’arbitrage d’un avoué, « Maître… qui, vraisemblablement, saura présenter les conclusions qui s’imposent. » Il justifiait ensuite sa réticence face aux « points de vue personnels » de l’administrateur : « Si je crois un certain nombre de témoignages indifférents […] les prix pratiqués par la Maison F-D étaient bien inférieurs aux autres, et c’est peut-être une raison suffisante pour expliquer l’insistance quelque peu désespérée de M… à la disparition de l’affaire incriminée qui, elle, ce qui m’a été rapporté, servait de régulateur des prix pour le plus grand bénéfice des consommateurs. »
Pour la seconde fois, une entreprise juive était citée en exemple pour son rôle social bénéfique, à l’égard de son personnel dans le premier cas et, ici, au profit du public en général. Émanant d’un sous-préfet, le propos ne pouvait pas être anodin, ce fonctionnaire connaissait le discours officiel qui stigmatisait « le capitalisme juif » pour justifier son éradication de l’économie française. Il joignait à ce courrier une lettre où l’administrateur se défendait d’avoir voulu éliminer un concurrent : « nos deux affaires n’ont rien de commun », mais où, surtout, il évoquait un reproche d’antisémitisme que lui avait adressé le sous-préfet ! « Je suis anti-juif, je ne le nie pas, mais cela ne veut pas dire que ma conduite est partiale. »
Pour être plus sûr qu’on lui rende justice, l’administrateur offensé dénonça, d’autre part, l’attitude et les propos du sous-préfet au gouvernement de Vichy qui demanda des éclaircissements au préfet du Finistère. Jean Giraud, prié d’apporter quelques précisions sur la nature exacte de ses propos, le fit avec une grande dignité, sans trop se faire d’illusion, sans doute, sur la suite de sa carrière. Le résultat fut cette page étonnante rédigée, le 16 août 1941, par un fonctionnaire d’autorité qui s’arrogeait le droit de critiquer la politique antisémite de son gouvernement et, plus grave, osait en envisager l’échec :« En réponse à la dépêche de M. le Secrétaire d’État à l’Intérieur […] relative aux propos que j’aurais tenus à M…, de Brest, au sujet d’une affaire israélite dont il était commissaire-gérant, j’ai l’honneur, conformément à vos indications, de vous préciser ce qui suit :
M…, commerçant en tissus, à Brest, a été désigné, depuis fort longtemps déjà, par un de mes prédécesseurs, comme commissaire-gérant de l’affaire israélite F-D, commerce de tissus, rue de Siam à Brest […]À mon arrivée à Brest, j’ai été amené à connaître cette affaire par une lettre de M. le Commissaire général aux questions juives (Service de contrôle des commissaires provisoires), du 4 juillet 1941 […] J’ai donc, conformément à vos instructions, convoqué M… dans mon Cabinet […] et ai appelé son attention sur les faits qui m’avaient été signalés, savoir :
Une question de concurrence, M… étant commerçant en tissus comme la Maison juive.
– Ses opinions antisémites bien connues dans l’arrondissement.
– Les termes passionnés de ses rapports qui semblaient dépasser le but à atteindre.M… reconnut parfaitement l’exactitude de ces trois remarques mais, quoique concurrent de la Maison F., il m’affirma qu’il était trop honnête pour essayer de la faire disparaître pour son seul bénéfice personnel.
Il reconnut être nettement antisémite, mais m’indiqua qu’il pouvait, à la fois, être antijuif et impartial dans ses décisions. »
Le sous-préfet informa ensuite l’administrateur qu’il devait suspendre toute mesure de liquidation et fournir, au plus tôt, un nouveau rapport sur l’état de sa gestion au CGQJ. L’entrevue aurait pu s’achever là, Jean Giraud ayant accompli la mission que le préfet lui avait confiée. Il décida cependant de poursuivre, malgré le cadre de cet entretien (son cabinet) et la personnalité de son interlocuteur, antisémite notoire qui, de plus, avait répondu à une convocation officielle :« J’ajoutai que je souhaitais que M… examine cette affaire d’un point de vue réaliste et humain, car les mesures actuelles prises en une époque trouble pouvaient, un jour de réaction contraire, être amendées, et qu’il n’était pas impossible de supposer, qu’un jour, les tribunaux eux-mêmes aient à connaître de ces affaires et à réformer des décisions d’une injustice trop criarde qui auraient pu être prises sous l’empire de la passion du moment, ou des événements du jour. Il convenait donc de juger avec l’état d’âme d’un magistrat et non avec celui d’un partisan. M… sembla opiner dans mon sens […]. Tel est exactement l’objet de ma conversation, avec M…, qui se déroula dans une atmosphère paisible, entre gens de bon ton, et qui remonte, environ, à un mois et demi. »
Le sous-préfet de Brest crut-il vraiment avoir convaincu ce commissaire gérant antisémite ? Celui-ci avait-il déformé ses propos dans la lettre qu’il adressa au ministère de l’Intérieur, comme l’en accuse Jean Giraud dans un autre passage de son rapport ? Était-ce, d’ailleurs, nécessaire pour le perdre aux yeux des autorités de Vichy ? Le préfet avait ordre d’informer le Ministre « de l’exactitude des propos prêtés à M. Giraud ». Il tenta de défendre son subordonné, mais la tâche était difficile et son argumentation peu convaincante :« Il paraît hors de doute que si M. Giraud a cru devoir, in fine, mettre en garde son interlocuteur contre une révision éventuelle de certaines liquidations, ce n’a pu être que pour le cas de divergences entre le droit allemand et le droit français. [Il] considère un changement de législation, quant aux mesures prises pour l’élimination de l’influence juive sur le continent européen, comme n’étant pas à envisager. » Jean Giraud, lui-même, n’avait pas pensé, ou voulu, recourir à cette dérobade. Le 3 octobre, le Feldkommandant de Quimper fut avisé de la décision du gouvernement :
« Monsieur le ministre de l’Intérieur me prie de vous informer que M. Jean Giraud, sous-préfet de Brest, est mis en congé à partir de demain, samedi 4 octobre. L’intérim de la sous-préfecture sera assuré par l’un de ses collègues. »
L’interprétation interne du départ prématuré de Jean Giraud est quelque peu différente : « Cabinet du préfet, 10 octobre 1941 – Transmis à M…, chef de la 2e division, en le priant de transmettre au ministère de l’Intérieur la demande ci-jointe de frais de déménagement établie par M. Jean Giraud, sous-préfet de Brest, expulsé par les autorités allemandes à la date du 5 octobre et actuellement en congé payé en zone libre. »
Quelques mois avant que le préfet régional François Ripert ne démissionne, un membre du corps préfectoral avait donc eu le courage d’exprimer sa réticence à cautionner la persécution des Juifs. Il l’avait fait de la façon la plus officielle, condamnant l’antisémitisme en critiquant l’esprit partisan d’un antisémite avoué et prenant prétexte d’un cas flagrant de spoliation pour dénoncer « l’injustice criarde » de l’aryanisation.
Enfin, suprême audace d’un blasphémateur, en osant douter de la pérennité des mesures discriminatoires, il ébranlait le dogme d’une société sans Juifs.
Son exemple ne fut pas suivi et l’expulsion du trublion mit fin au scandale. À la fin de l’été, 14 entreprises juives, la plupart à Brest, soit environ le tiers du total, étaient aryanisées ou en cours d’aryanisation. Parmi elles, Au Grand Paris avait été vendu à une société, Brest Textile, fondée par trois associés dont l’ancienne gérante du magasin. La rémunération de l’administrateur provisoire fut fixée à 24 000 F.
Dès lors le rythme des ventes ralentit ; un an plus tard, en septembre 1942, le bureau des affaires juives de la préfecture faisait état de 17 affaires aryanisées ou liquidées, et 3 en instance de liquidation ou de vente. Trente-six entreprises ayant fait l’objet d’une procédure d’aryanisation depuis janvier 1940, il en restait 16 dont il était dit qu’elles « n’étaient pas encore homologuées ». Performance bien inférieure à celle de l’Ille-et-Vilaine ou des Côtes-du-Nord où l’aryanisation des entreprises, lorsqu’elle ne fut pas achevée dès la fin de 1941, le fut au cours de l’été 1942. Les « gros risques aériens » évoqués par un administrateur provisoire, en juillet 1941, décourageaient les investisseurs aryens.
Dans ce marché déprimé, la vigilance autour des affaires juives ne se relâchait pourtant pas. Le 17 juillet 1942, le commissaire de police de Douarnenez, à qui ses fonctions devaient laisser des loisirs, en profita pour se plonger dans de vieux numéros de La Dépêche de Brest. Il y fit une découverte dont il informa aussitôt le préfet :
« Prescriptions relatives à la surveillance des Juifs – J’ai l’honneur de vous rendre compte que les juifs dont les noms suivent, G. Alice, Henri, Samuel, demeurant à Paris, ayant séjourné à Tréboul, autrefois, à l’hôtel Kersual, aux Sables Blancs, ont été ou sont peut-être encore, en relations très étroites avec la direction de la Maison Vicaire-Lévêque, meubles, rue Jean Jaurès à Brest.
Le 27 juin 1940 a paru l’article suivant dans le journal La Dépêche de Brest : “Les Établissements G. de Paris prient la Direction de la Maison Vicaire-Lévêque, […] de les rejoindre dans le délai le plus bref, […] à La Roche-sur-Yon (Vendée)”. »
L’objectif d’une telle dénonciation était, évidemment, de faire vérifier si le magasin était ou non « sous influence juive » ; initiative d’un fonctionnaire zélé qui outrepassait ce que sa hiérarchie attendait de lui. Pouvait-il ignorer, le 17 juillet 1942, et même s’il n’avait pas eu à intervenir personnellement à Douarnenez, que la veille, une autre mission venait d’être confiée à la police et à la gendarmerie françaises, la rafle des Juifs, dite, à Paris, rafle du Vel d’Hiv ?
Dans le Morbihan, les 20 entreprises juives étaient, pour plus des deux tiers d’entre elles, situées à Lorient et cette localisation ne fut pas sans incidence sur le déroulement du processus d’aryanisation. Leur recensement donna des résultats confus et contradictoires. En août 1941, le préfet n’en connaissait que 11, tandis que le fichier du CGQJ en comporte 22. Parmi celles-ci, « l’influence prépondérante juive » était contestée dans 2 cas.
Une fabrique de dents artificielles, à Pontivy, appartenait à la Société Laly dont le siège était à Paris. Deux membres du conseil d’administration étaient juifs en 1940. Leur démission, au mois d’octobre, avait aryanisé l’entreprise, mais trop tard, il eût fallu le faire avant le 23 mai 40. Le CGQJ en informa la préfecture en novembre 1941 et le sous-préfet de Pontivy demanda au tribunal civil de nommer un administrateur provisoire. À l’issue d’une longue bataille de procédure, au cours de laquelle les responsables de la société tentèrent de faire annuler cette décision, le CGQJ rejeta finalement leurs arguments et décréta que l’entreprise « est considérée comme étant soumise à l’influence prépondérante juive ». Mais la lettre qui en informait le directeur ne semble lui avoir été transmise que le 23 mai 44. Le temps allait manquer pour mener à bien l’aryanisation.
Juives ou pas juives ? La situation est encore plus confuse pour les entreprises de Monsieur H. ; outre une propriété à Langoelan, cet industriel possédait des carrières à Hennebont et une tôlerie à Pontivy.
Le seul point délicat consistait à décider si Monsieur H. était juif. Catholique, ses grands-parents maternels étaient musulmans, et seul son grand-père paternel était juif. Au regard des ordonnances allemandes et des deux statuts des Juifs, il semblait évident que H. n’était pas juif. Pourtant Darquier de Pellepoix, successeur de Xavier Vallat au poste de Commissaire général aux questions juives, après avoir pris connaissance de cette situation, en juin 1943, hésita à trancher :
« Ces documents sont insuffisants pour que je puisse vous délivrer un certificat de non appartenance à la race juive, mais ils établissent toutefois, en ce qui vous concerne, une présomption suffisamment favorable pour que je puisse vous dispenser de vous soumettre à la loi du 2 juin 1941 portant recensement des Juifs. »
Un couple mixte, encore une fois, allait s’opposer avec audace à la spoliation de son magasin convoité pourtant par un commerçant de Lorient et, surtout par B., cet insatiable amateur de biens juifs, à l’œuvre partout en Bretagne. Le magasin de confection lorientais de Jacob Krongrad, La Maison du vêtement, fut fermé « sur ordre des autorités occupantes le 19 février 1941. À cette époque, M. Krongrad a créé des difficultés à l’administrateur provisoire, notamment lors de la pause des scellés et de la visite du magasin par un acheteur éventuel ». Le préfet, qui écrivait ces lignes en janvier 1943, avait signalé l’incident dans un courrier au CGQJ en 1941, précisant que « M. Krongrad s’étant montré injurieux à l’égard de M. B., j’ai dû lui faire faire des représentations sévères par Monsieur le sous-préfet ».
À cette époque le préfet annonçait que l’acheteur éventuel, nullement découragé par la réaction désespérée du commerçant, était sur le point de conclure cette transaction. C’était mal connaître la pugnacité des époux Krongrad. En 1943, il signalait, dépité, que le couple avait obtenu un jugement de séparation de biens, à l’issue duquel Madame Krongrad, aryenne, conservait, seule, la propriété du magasin. Sachant, sans doute, que cette solution risquait d’être contestée par la Feldkommandantur, « avant que l’état liquidatif ait été homologué, Mme Krongrad a vendu toutes les marchandises, y compris celles attribuées à son mari ».
Celui-ci, en juin 1942, « en raison de sa religion israélite », avait quitté clandestinement Lorient et, précise la préfecture, « s’est vraisemblablement rendu en zone libre, sa résidence actuelle est inconnue ». Mme Krongrad, quelque temps plus tard, s’en alla résider près de Sarzeau. Lorsque les autorités voulurent l’interroger afin qu’elle révèle l’adresse de son mari, elle avait à son tour déménagé « sans laisser d’adresse ». Un volumineux dossier de 302 pièces retrace les péripéties de cette aryanisation avortée.
Dès les premiers contacts avec ses administrateurs provisoires (le préfet avait, dans un premier temps, désigné deux experts immobiliers de Lorient pour assurer la gérance de la plupart des entreprises à aryaniser), « M. Krongrad déclare ne pas vouloir céder ses droits » et entend demeurer dans l’appartement annexé au magasin et loué au même propriétaire, attitude commune, en 1941, à plusieurs commerçants de la ville : M. Szczinkewitch (À la Belle Fermière), Mme Ségal qui tenait une bonneterie (Parisiana). Ce refus troubla la préfecture qui estimait que « aucune disposition légale ne permet l’expulsion de l’Israélite de l’appartement qu’il occupe et qui dépend du bail commercial ». La DAE ne s’embarrassa pas de tels scrupules, elle ordonna de fixer un délai et, à expiration, de procéder à l’expulsion du locataire juif.
À peine étaient-ils rassérénés par la décision brutale de leur administration de tutelle, que les deux administrateurs apprenaient, du notaire des époux Krongrad, qu’une procédure de partage de la communauté était en cours et qu’elle attribuait le magasin à l’épouse aryenne, Jacob Krongrad gardant le matériel et les marchandises. Leur réaction prouve qu’ils avaient à cœur la réussite de la « mission de service public » qui leur était confiée : « Il est bien évident qu’il s’agit ici d’une manœuvre destinée à permettre au Juif de poursuivre, par personne interposée, l’exploitation de son fonds. » Une telle décision serait « contraire à l’esprit des dispositions prises pour arriver à l’élimination de l’influence juive dans le commerce ». Leur indignation laissa le notaire indifférent ; il répliqua qu’il effectuait ce partage en vertu d’un jugement du tribunal civil de Lorient et en exécution des dispositions de la loi du 22 juillet 1941 qui spécifiait « que le partage devait être fait suivant les formes de droit commun ». Aux deux administrateurs déconfits il précisa qu’une fois l’acte signé « Mme Krongrad ouvrirait son commerce et qu’elle vous en informerait, ainsi que moi-même, par simple lettre. »
Il ne faut peut-être rien voir d’autre, dans la réponse du notaire, que le strict rappel des textes réglementaires ; il est aussi permis de soupçonner, chez ce juriste, un malin plaisir à saisir cette occasion de s’opposer à l’application des lois de spoliation qu’il désapprouve. Il rejoindrait alors ses confrères accusés, en juin 1943, par le Directeur de l’aryanisation économique, de faire « de l’obstruction », soit en mettant en garde leurs clients tentés par une acquisition, soit en aidant à se défendre les victimes de l’aryanisation : « Je suis disposé à en saisir dès maintenant la chambre des notaires, en laissant aux intéressés la responsabilité des conseils qu’ils donnent à leur clientèle. »
La législation de Vichy était touffue et, à vouloir couvrir le « vol des Juifs » d’un voile de respectabilité, elle laissait quelques moyens de défense aux victimes, tout au moins à celles qui pouvaient bénéficier des conseils de juristes disposés à les aider.
Cela supposait que l’entreprise ou le patrimoine immobilier en valût la peine et que l’on disposât des ressources nécessaires pour couvrir les frais de procédure. Même à ce prix il ne pouvait s’agir que de gagner du temps, certains y parvinrent, par exemple à Brest. Le puissant Commissariat Général aux Questions Juives pouvait donc être mis en échec grâce aux vestiges d’État de droit qui demeuraient dans la France occupée.
En juin 1943, Mme Krongrad, alors réfugiée à Sarzeau, demanda, en tant qu’épouse aryenne d’un conjoint juif mariée sous le régime de la séparation de biens, que soit débloqué le compte ouvert à son nom au Comptoir National d’Escompte de Lorient. La DAE, qui n’appréciait pas la résistance que lui opposait ce couple, tarda à répondre et consulta les experts de la direction du service des personnes à qui elle envoya l’acte notarié de séparation. La réponse arriva un an plus tard (5 juillet 1944) :
« Cet acte est définitif en droit, l’administrateur provisoire a eu, en effet, deux ans au plus pour l’attaquer devant les tribunaux ; ce délai est donc expiré. De plus nous sommes en présence d’un acte de partage qui ne peut être annulé par les autorités occupantes.
Un récent arrêt du Conseil d’État, du 9 février 1944 a, dans un cas semblable, annulé pour excès de pouvoir la nomination d’un administrateur provisoire à un fonds de commerce attribué, dans une liquidation de communauté, à la femme aryenne.
Il y a donc lieu, dans le cas présent, de tenir pour valable l’état liquidatif […] et de débloquer, au profit de Mme Krongrad, ce qui lui a été attribué. »
Un mois après le débarquement de Normandie cet avis n’avait plus grande importance, les efforts déployés depuis quatre ans par les administrateurs provisoires et les différents échelons administratifs pour aryaniser ce commerce lorientais, se soldaient par un cuisant revers. Quant au principal candidat acquéreur, opposé aux souhaits de liquidation des magasins juifs exprimés par la chambre de commerce, il avait vu s’évanouir son projet altruiste consistant à s’approprier cette entreprise pour permettre à « tous les malheureux ouvriers [de Lorient] qui ont des bons textiles et des points mais sont dans l’impossibilité absolue de se procurer quoi que ce soit », de venir s’habiller de neuf à La Maison du vêtement. Argumentation qu’il développait, en janvier 1943, dans une de ses nombreuses lettres au CGQJ.
À ces cas individuels de résistance à l’aryanisation s’ajoutèrent, dans le Morbihan aussi, les risques inhérents aux conditions de guerre. Comme Brest et Saint-Nazaire, Lorient était un port stratégique majeur pour la marine allemande. La présence de la base des sous-marins opérant dans l’Atlantique provoqua la multiplication des raids aériens alliés sur le port et la ville. Le préfet en signalait les conséquences sur le marché des entreprises juives dès le mois d’août 1941.
Après avoir présenté les 11 dossiers traités alors par ses services et signalé, à plusieurs reprises, que les administrateurs provisoires « recherchaient un acquéreur », ou que « aucun acquéreur n’a pu être trouvé », il concluait sur une note très pessimiste :
« J’ajoute que toutes les entreprises en question sont situées à Lorient et qu’en raison des bombardements aériens dont cette ville est l’objet, les propositions d’achat sont peu nombreuses. »
Peut-on établir un bilan de l’aryanisation-spoliation en Bretagne ? Pour le Finistère nous retiendrons la statistique de la préfecture, « bureau des affaires juives », de septembre 1942 : 17 entreprises vendues ou liquidées et 3 en instance de l’être.
Le nombre des entreprises juives des cinq départements bretons s’élevait à 230 (sur un total, rappelons-le, de 350 832 magasins, ateliers et usines recensés en 1936). Cent trente-cinq dossiers d’aryanisation furent homologués par les autorités allemandes, stade final du transfert de propriété à un aryen, soit un peu moins de 60 % des entreprises. Ce résultat correspond, en fait, à la spoliation de la plupart des commerçants et industriels juifs, puisque, parmi les entreprises non aryanisées se trouvaient : quelques entreprises fictives, déclarées en Bretagne par leurs propriétaires réfugiés, en 1940, mais localisées dans une autre région ; des entreprises, modestes ou non, mais qui furent fermées en attendant la vente des stocks et du matériel lorsqu’elles « ne correspondaient pas à un besoin absolu de l’économie française » ; des entreprises réquisitionnées pour les besoins de l’armée allemande (la fabrique de chaînes des Frères Cohen, à Nantes), ou saisies comme « biens ennemis » (Les Nouveautés parisiennes, à Rennes) ; des locaux commerciaux, vidés de leurs marchandises et de leurs équipements, puis occupés par des services allemands ou mis, par ceux-ci, à la disposition de partis collaborationnistes ; des entreprises détruites par les bombardements, à Nantes, Saint-Nazaire, Brest et Lorient.
C’est ainsi que sur les 20 entreprises recensées juives en 1940 dans le Morbihan : 5 furent effectivement aryanisées, la vente à un commerçant aryen ayant été homologuée ; 6 procédures d’aryanisation restèrent inachevées du fait de combats de retardement livrés par leurs propriétaires ; 6 furent soumises à une procédure de liquidation du stock et du matériel, le droit au bail du local commercial étant ensuite vendu à un aryen ; la bonneterie Novelty à Vannes retirée de la liste des entreprises juives, son propriétaire, M. Joseph Cohen, étant « caraïte » ; un commerce de nouveautés à Lorient, également « tenu pour non juif » en octobre 1942 après avoir été reconnu comme propriété de l’épouse aryenne ; une bonneterie, à Quiberon, fut dotée d’un administrateur provisoire mais un seul acquéreur se présenta, puis se désista en invoquant les difficultés d’approvisionnement.
Sur ces vingt entreprises, quatre d’entre elles, situées à Lorient, furent totalement sinistrées avant ou après liquidation ou aryanisation.
Cependant, quelques chefs d’entreprises réussirent à tromper la vigilance des autorités allemandes et françaises et, grâce à la complicité d’employés ou de confrères, à conclure des ventes de complaisance qui garantissaient leurs droits à restitution, voire, plus rarement, leur permettaient de continuer à diriger secrètement leur entreprise. À Rennes, officiellement malade et dépossédé de son usine de lingerie, M. de Tolédo n’en continua pas moins à en assurer le contrôle. Chaque fois ces opérations nécessitaient la collaboration de l’administrateur provisoire, dont l’engagement et, parfois l’habileté manœuvrière (l’échec de l’aryanisation du magasin brestois Aux Élégants l’a démontré) étaient déterminants, mais il fallait aussi pouvoir compter sur la fidélité du personnel de l’entreprise et sur la connivence de relations, d’affaires ou de voisinage, plus ou moins nombreuses. Toutes choses dont pouvaient plus facilement s’assurer des notables établis. Ils furent très peu nombreux et restent l’exception.
En Bretagne, comme dans toute la zone occupée, le désenjuivement de l’économie française fut mené, globalement, à son terme. Combien de spoliés, alors, connurent la situation de Mme Ségal-Okrent et de sa fille, Liliane, qui avait 7 ans en 1941. Mme Ségal gérait une bonneterie, Parisiana, mise à sa disposition par son frère. Son magasin fermé depuis le 17 février 1941, soumise aux pressions des administrateurs provisoires, « elle déclare que ni son frère ni elle ne veulent céder leurs droits » ; elle refusa également de quitter l’appartement loué avec le local commercial. La bonneterie jugée « sans intérêt économique », par le Comité régional d’organisation du commerce, la liquidation du stock ne fut décidée qu’en décembre 1942, il ne s’agissait plus alors que de marchandises abîmées et fortement dévalorisées. En février 1943, le préfet informa la DAE que « l’entreprise Segal-Okrent a été complètement sinistrée lors des récents bombardements aériens ». Il restait cependant le droit à d’éventuels dommages de guerre susceptible d’être vendu à un aryen, non pour en faire bénéficier Mme Ségal et son enfant, réfugiées à Plouay, sans ressources pour songer à fuir, mais pour rétribuer l’administrateur provisoire qui réclamait 6 000 F d’honoraires.
Les propriétés immobilières
Le recensement des propriétés immobilières et des biens fonciers reposa sur les déclarations prescrites par l’ordonnance allemande du 27 septembre 1940 et, surtout, par les lois de Vichy du 2 juin et du 22 juillet 1941. Entre-temps, la population juive présente en Bretagne avait connu de sensibles modifications et, déjà, quelques départs vers la zone libre, sans adresse connue. D’autre part, certaines déclarations de patrimoine ne furent sans doute pas d’une sincérité exemplaire ; la confiance en la protection de l’État français avait fortement décliné depuis l’automne 1940, même chez les citoyens juifs les plus loyalistes. L’administration, soucieuse d’efficacité, chercha donc le moyen de prévenir toute dissimulation. Le secrétaire général de la préfecture de Loire-Inférieure pensa que le recours aux archives notariales pouvait être la solution.
Un notaire de Nantes, consulté, ne fut nullement choqué du rôle qu’on prétendait lui faire jouer, mais dut avouer son impuissance :
« Ce serait avec très grand plaisir que je vous donnerais mes lumières en ce qui concerne les immeubles appartenant à des Juifs […]. Je vois difficilement le moyen d’en faire la liste complète mais je crois que les contributions directes peuvent être d’une grande utilité. Là vous auriez le nom des propriétaires des immeubles. Resterait à savoir s’ils sont ou non juifs, mais souvent le nom ou le prénom dévoile les origines. »
Que voilà un procédé d’investigation hasardeux, surtout en Bretagne où Jakob ha Jakob a zo (Il y a Jacob et Jacob) se seraient effarouchés les rédacteurs de Ar Seiz Avel ou de l’Heure bretonne.
Partout, les opérations de contrôle semblent avoir été laborieuses. En Ille-et-Vilaine, le conseiller d’administration militaire de la Feldkommandantur s’impatienta. Le préfet l’informa, le 6 novembre 1941, « qu’un recensement est actuellement en cours dans toutes les communes d’Ille-et-Vilaine en vue de rechercher les propriétés foncières juives du département. Je vous en communiquerai les résultats dès que possible77 ».
C’est près de trois mois plus tard, le 24 janvier 1942, qu’il était en mesure d’envoyer une première liste de 18 propriétaires correspondant à 24 immeubles, appartements, locaux commerciaux et terrains ; estimation complétée, par la suite, pour atteindre 39 biens immobiliers et fonciers répartis entre 27 propriétaires78.
Sans prétendre à l’exhaustivité, la carte n° 5 dresse un tableau certainement très proche de la réalité.

Finalement, pour l’ensemble de la Bretagne historique, 197 biens fonciers juifs très divers, incluant des parcelles agricoles ou constructibles aussi bien que des appartements de ville ou de grandes villas sur la côte, étaient répartis entre 137 propriétaires résidents ou non.

Dans quatre départements, prédominaient villas et terrains de bord de mer situés dans les stations balnéaires mondaines, La Baule, Saint-Cast, Dinard, ou plus familiales, Lancieux, Ploubazlanec dans les Côtes-du-Nord, Paramé ou Cancale en Ille-et-Vilaine.
Les 43 propriétés des Côtes-du-Nord, s’échelonnaient ainsi entre Ploumanach et Lancieux ; Saint-Cast en comptant pour sa part 24, dont 13 villas. En Ille-et-Vilaine pour 8 biens fonciers à l’intérieur des terres, dont 5 à Rennes, on comptait 31 propriétés de Saint-Briac à Cancale. Prédominance, aussi, des résidences de vacances en Loire-Inférieure, où La Baule, Pornichet, Le Pouliguen, Le Croisic rassemblaient 39 villas.
L’importance économique et démographique de Nantes réduisait, toutefois, l’écart entre résidences secondaires et principales : 22 maisons et appartements étaient nantais.
Le Finistère offrait une image très contrastée : Brest et son noyau de 13 appartements et immeubles soulignait l’extrême dispersion des 19 autres biens fonciers dans onze communes, côtières ou non.
À la forte concentration des entreprises à Lorient, ne répondait pas la localisation des biens immobiliers juifs du Morbihan. Quatre immeubles (de rapport ou commerciaux), où résidaient aussi les propriétaires, étaient situés dans ce port ; trois d’entre eux furent totalement détruits lors des bombardements de 1943, en même temps qu’une des deux villas dans la station balnéaire voisine de Larmor-Plage. Les autres propriétés, outre une ferme (sise à Coet-Mégan) appartenant à des résidents parisiens, étaient, avant la guerre, des maisons ou villas de vacances à Belle-Île ou sur la côte.
Dans les trois départements où existait un important patrimoine immobilier composé surtout de résidences balnéaires, il n’est pas surprenant d’observer que la majorité des propriétaires, dont les adresses sont connues, vivaient dans une autre région. Une liste des archives du CGQJ identifie ainsi treize familles possédant des villas dans la région malouine. Huit étaient parisiennes, un industriel brestois possédait une villa à Saint-Servan, il y avait également un citoyen britannique et un professeur de l’Université d’Alger ; les deux derniers propriétaires résidaient, l’un dans sa villa de Saint-Malo, l’autre à Rennes.
On retrouve cette même représentation importante des Parisiens parmi les possesseurs de villas et terrains à Saint-Cast. Sur douze propriétaires figurant dans un rapport du CGQJ, six habitaient Paris ou la région parisienne. En Loire-Inférieure, le caractère bicéphale de la localisation des immeubles est aussi mis en valeur par l’opposition entre propriétaires résidents, largement majoritaires à Nantes, et non résidents, surtout parisiens, parmi ceux qui avaient une villa pour les vacances à La Baule ou à Saint-Brévin.
Issus des classes moyennes et propriétaires d’une maison ou d’un terrain constructible, ou bien membres d’une bourgeoisie très aisée et possédant plusieurs villas dans une station chic, tous les Juifs dont le patrimoine était décrété immeubles de rapport, voyaient leurs biens livrés aux administrateurs provisoires, les lois de spoliation ne les autorisant à conserver que leur habitation principale. Il leur était parfois possible de choisir ; tel propriétaire d’une maison à Villeneuve-la-Garenne et d’une villa à l’Île-aux-Moines préféra conserver celle-ci où il vint résider. L’autre immeuble fut aryanisé.
Déterminer si un bien, immobilier ou foncier, était de rapport ou à usage personnel méritait parfois réflexion. À Saint-Pierre Quilbignon, dans le Finistère, un jardin de 392 m2, propriété de M. Moïse S., était « exploité par un dentiste [aryen] en échange de légumes pour la consommation personnelle du propriétaire ». Le préfet consulta le directeur de l’aryanisation économique et ces deux hauts fonctionnaires convinrent qu’il s’agissait là, à n’en pas douter, d’un « terrain de rapport ». Un administrateur provisoire procéda à son aryanisation en août 1943.
Pas plus que l’aryanisation des entreprises, celle des biens fonciers ne favorisa l’accès de nouvelles couches sociales à la propriété.
C’est ainsi qu’à Saint-Cast, 12 propriétaires juifs, spoliés de 17 villas, terrains ou immeubles commerciaux (dont le casino inachevé), cédèrent la place à 5 nouveaux propriétaires aryens, dont cet ingénieur de Neuilly accumulant cinq villas et un immeuble commercial.
Si les candidats acquéreurs furent nombreux, les résultats de cette forme de spoliation varièrent beaucoup selon les départements et les zones concernés. Les doléances d’un administrateur du Pouliguen, confirmées par celles de ce notaire malouin empêché de mener à bien l’inventaire et l’évaluation de Château Richeux, à Saint-Méloir des Ondes, avaient mis l’accent sur les difficultés, souvent rencontrées, pour élaborer les dossiers d’aryanisation. Parmi les obstacles le plus souvent évoqués, le premier était lié aux réquisitions par l’armée allemande ; réquisitions de courte durée, pour les besoins d’un cantonnement provisoire, ou pour la durée de la guerre dans les villes dont l’importance stratégique justifiait, en permanence, d’importantes garnisons. Outre le cas de Rennes où la propriété immobilière juive était peu importante, tous les ports, de Saint-Malo à Saint-Nazaire, eurent à loger un grand nombre d’officiers et de soldats.
Dix grandes villas de la région malouine furent ainsi occupées : à Saint-Malo, Lublanjak et Gulf Stream qui appartenaient à une même famille, finalement reconnues « appartenant en propre » à l’épouse aryenne, celle-ci, à partir de décembre 1942, rédigea et signa le courrier, adressé à la mairie ou à la préfecture, concernant le paiement des bons de réquisition ; La Hève, résidence de vacances pour les propriétaires, domiciliés dans l’Orne, dont on apprend, en mars 1945, par une lettre du « président de la délégation spéciale de la ville de Flers » au préfet d’Ille-et-Vilaine, « que Monsieur Salomon, sa femme et sa fille ont été arrêtés par les autorités allemandes fin août 1943 et dirigés sur le camp d’Orly et que depuis l’on est sans nouvelles de cette famille ». À Saint-Servan, Heurtebise, résidence secondaire de cet industriel brestois dont l’entreprise, Les charbonnages franco-anglais, avait une succursale en Ille-et-Vilaine. À Paramé, Le Minihic, occupée du 20 mai 1941 au 15 août 1944, était la résidence secondaire d’une propriétaire domiciliée à Paris ; Bonne espérance, également propriété d’une famille parisienne, réquisitionnée (ainsi que la villa Heurtebise) le 1er janvier 1942, par l’Organisation Todt, chargée des fortifications du mur de l’Atlantique. À Saint-Lunaire, L’Horizon et Ker Armor, ces deux très grandes demeures, réquisitionnées dès juillet 1940, étaient propriétés indivises de deux familles parisiennes. À Saint-Briac, L’Ilet propriété d’un professeur résidant à Alger. À Saint-Méloir, enfin, le grand domaine, déjà évoqué, de Château Richeux, propriété de Madame Shaki, amie de Léon Blum qui y fit plusieurs séjours.
Ces dix grandes demeures bourgeoises étaient donc partagées entre neuf familles dont cinq avaient leurs résidences principales à Paris. La réquisition rendit la procédure d’aryanisation inopérante pour quatre d’entre elles, soit parce que les locataires allemands interdirent toute visite de l’administrateur et de ses experts, ce fut le cas à Château Richeux, soit parce que le statut de biens réquisitionnés, rendant très aléatoire un titre de propriété, décourageait les acquéreurs potentiels.
Toutefois, les affiches annonçant la vente d’immeubles juifs, et invitant les amateurs à adresser leur soumission, sous pli cacheté, à la préfecture de Rennes, furent envoyées, selon la procédure habituelle, pour la villa Heurtebise de Saint-Servan, la villa Ker Armor de Saint-Lunaire et la villa Le Minihic, à Paramé. Cela signifie, évidemment, que les administrateurs de ces trois propriétés avaient pu achever leurs dossiers, mais ne présage pas d’une aryanisation effective. Encore a-t-il fallu que des candidats répondent à l’offre et proposent des prix compatibles avec la valeur estimée de ces biens. La villa Le Minihic en est un exemple, mise à prix 650 000 F en mars 1944, on ne trouva aucun soumissionnaire qui offrît cette somme. Une seconde adjudication fut alors décidée et fixée au… 5 juin.
En 1946, répondant à l’enquête du Service des restitutions des biens des victimes des lois et mesures de spoliation, la propriétaire de la villa Ker Armor et de quelques terrains à Saint-Lunaire soulignait l’accumulation des dommages que pouvait provoquer la conjonction d’une réquisition et de la gestion par un administrateur provisoire, même en l’absence du troisième acteur de la spoliation, l’acquéreur :
« Ker Armor a été pillée par les occupants, je n’ai obtenu aucune indemnité [de réquisition] sauf en 1941, pour les premiers mois d’occupation ; depuis, plus rien.
Deux administrateurs ont été nommés successivement. J’ai dû leur octroyer des droits de gestion quoiqu’ils se soient très mal occupés de mes intérêts. Ils ont cherché à liquider tout ce qu’ils ont pu de mes biens.
Ils s’y sont pris un peu tard car les ventes n’ont pu être homologuées. »
La villa n’ayant pas été aryanisée, l’ironie de cette dernière phrase s’applique à la vente, par l’administrateur provisoire, de trois terrains, le 9 mai 1944, à un habitant de Saint-Lunaire.
Une autre vente de terrains, dans cette commune, avait été tentée beaucoup plus tôt, en décembre 1942, aux dépens des propriétaires de la villa L’horizon. Elle permet d’observer deux réactions opposées au sein d’une petite communauté confrontée à la vente de biens juifs. Avant de procéder à la publicité habituelle par encart dans la presse locale, en l’occurrence le Journal de Dinan et de Saint-Malo, sans omettre de spécifier l’origine des biens à vendre, l’administrateur provisoire avait fait du porte à porte afin d’éveiller les convoitises dans le voisinage. L’offre était alléchante et son attrait ne pouvait échapper aux habitants, leur réaction ressemble fort à un refus de principe : ils savaient que cette vente était une spoliation et ils refusèrent d’y participer.
L’administrateur exprimait sa déception en rendant compte de ses démarches au préfet : « J’ai vu personnellement les propriétaires riverains de ces parcelles et des locataires actuels. Près de tous, j’ai trouvé un accueil excessivement réservé. Je n’ai pu avoir de succès que près de la commune. »
La délibération du conseil municipal, du 20 décembre 1942, confirme ce « succès » ; les édiles de Saint-Lunaire n’eurent pas les mêmes scrupules que leurs administrés (ill. D).
À notre connaissance il semble que ce soit, en Bretagne, le seul cas avéré de participation d’une municipalité à l’aryanisation. Le notaire, chargé d’établir le contrat, souleva une objection qui allait bloquer longuement la procédure. Le décès du chef de famille, en octobre 1941, posait le problème de la succession. Ces terrains pouvaient avoir été attribués soit à la veuve, soit aux enfants du défunt et, dans le doute, le notaire exigeait que l’administrateur provisoire fût doté d’un mandat complémentaire, celui de gestionnaire des biens des enfants.
Une fois de plus on hésite à interpréter cette attitude intransigeante : légalisme ou connivence ?
Un an plus tard le problème n’était toujours pas réglé et le maire s’impatientait. Le 2 juin 1944, l’administrateur provisoire, qui venait d’avoir un entretien avec le notaire, avisait la Direction de l’Aryanisation Économique que « cet officier ministériel m’a assuré, qu’en raison de la recherche de l’identité des vendeurs, il avait encore besoin d’un délai d’un mois ». Résignée, elle acceptait ce délai « en espérant qu’il ne sera pas dépassé », mais cette réponse est datée du 23 juin.
Fallait-il vraiment près de dix-huit mois à un notaire, même en tenant compte des difficultés de l’époque, pour retrouver la trace d’un testament ? Oui, sans doute, s’il n’y mettait aucune bonne volonté.
« Les biens situés à Saint-Lunaire, constitués par une villa [L’horizon] et des terrains, n’ont été ni vendus ni liquidés » répond, en 1946, au Service des restitutions, l’une des héritières. Par contre, la villa a été sinistrée « par suite de la bataille des 14 et 15 août 1944 » et, occupée par les Allemands du 1er août 1940 jusqu’à la Libération, « presque tout le mobilier a été pillé ou spolié ».
Le second obstacle, auxquels les administrateurs provisoires se heurtèrent, découlait de la date tardive de leur accréditation, mais aussi d’une procédure lourde et lente.
L’étape préliminaire du recensement des propriétés, l’exemple de l’Ille-et-Vilaine l’a montré, ne fut guère achevée avant l’automne 1941. Or elle déterminait la nomination des administrateurs. Ceux-ci devaient, à leur tour, attendre les rapports d’expertises des architectes mandatés par les préfets. Dans les Côtes-du-Nord, en décembre 1942, soit dix-huit mois après la publication de la loi « relative aux entreprises, biens et valeurs appartenant à des Juifs », seulement 15 rapports étaient déposés sur 43 propriétés à évaluer. Un an plus tard, en janvier 1944, 25 expertises étaient terminées, et 29 en février. La préfecture pouvait alors fixer les dates des adjudications et lancer les campagnes d’affichage.
Si donc, dans ce département, où le nombre d’immeubles et de terrains spoliés fut particulièrement élevé, toutes les propriétés ne purent être aryanisées, cela ne fut point dû à la réticence des acquéreurs potentiels, mais aux difficultés rencontrées, par les administrateurs provisoires, pour les proposer sur le marché en temps voulu.
Tous les départements semblent avoir connu ce problème de mise en route. Dans le Finistère, un « état actuel des affaires juives » daté du 24 septembre 1942, reconnaît que « sur 30 immeubles, […] 14 rapports d’expertise ont été adressés au CGQJ, aucune vente n’a encore été effectuée ». Un an plus tôt, le préfet avait répondu à l’impatience de la DAE que « la liquidation des immeubles apparaît comme devant être plus compliquée que celle des fonds de commerce ».
Il s’avéra, en effet, que l’aryanisation de patrimoines fonciers importants pouvait être considérablement retardée, comme l’avait été celle de certaines entreprises, par des propriétaires fort bien conseillés et usant de tous les moyens juridiques autorisés par la législation de Vichy.
Le préfet du Finistère en fit l’expérience avec les propriétés de la Société civile immobilière du Menez Gador à Morgat en Crozon.
Cet ensemble de villas et de terrains constructibles appartenait à un des actionnaires d’une grande banque parisienne. Celui-ci commença par rappeler qu’il ne s’agissait pas d’une entreprise commerciale, qu’il n’en tirait aucun profit et n’en faisait qu’un usage personnel. Un entrepreneur de Crozon confirma que ces « propriétés, […] à ma connaissance, ont toujours été habitées par leur propriétaire et sa famille et n’ont jamais eu l’esprit de rapport. Depuis l’arrivée des troupes, les deux immeubles sont réquisitionnés ».
Pressentant chez son interlocuteur une certaine mauvaise volonté à se laisser dépouiller, le préfet avertit la DAE que « la situation immobilière me paraît avoir été compliquée à dessein » ; il fallait donc choisir un administrateur provisoire averti : « pour démêler de nombreuses opérations juridiques, un conservateur des hypothèques sera le bienvenu ».
Nommé en juin 1942, cet homme providentiel démissionna en septembre, alléguant que « Crozon est située en “zone d’opération” et un laissez-passer allemand, difficile à obtenir, est nécessaire pour s’y rendre. De plus l’immeuble est entièrement occupé par des troupes ». Commença alors un curieux ballet des administrateurs provisoires ; le second, receveur de l’enregistrement à Crozon, était sur place mais il fut muté à Brest en juillet 1943. Il proposa un de ses collègues, inspecteur, qui « serait heureux d’accepter ces fonctions » mais que la DAE récusa pour incompatibilité entre sa profession et la mission d’administrateur. L’affaire était ennuyeuse car le préfet, dans ce département, rencontrait des difficultés pour recruter des administrateurs compétents de biens immobiliers. Dans de nombreux cas la DAE avait dû l’autoriser à recourir à des notaires, choix entaché d’illégalité et donc inopportun à Morgat-Crozon.
Cette situation exceptionnelle démontre, a contrario, la responsabilité endossée par tous ces supplétifs de l’administration qui collaborèrent à la spoliation ; la vacance de l’administrateur provisoire, qui dura un an, suffit à paralyser le processus. Enfin, en juin 1944, un ancien huissier de justice, domicilié à Crozon, accepta la mission. Le temps, pour lui, de réaliser les difficultés de sa tâche ou son inutilité, compte tenu de l’évolution de la guerre, et il démissionnait, le 24 juillet, « en fonction de son grand âge » !
Commencée durant l’année 1942, l’aryanisation des biens fonciers n’eut donc son plein effet qu’en 1943/1944.
Mais, une fois les enveloppes ouvertes et le plus offrant connu, restait à obtenir l’aval du CGQJ et l’homologation des autorités allemandes. Un nouveau délai, parfois long, était nécessaire avant que l’acheteur aryen puisse prendre possession du terrain ou de l’appartement convoité. En mars 1943, la villa Pierre Marcel, à Saint-Cast, était adjugée, « sous conditions suspensives », pour la somme de 357039 F, à un charcutier de Saint-Brieuc ; le versement de cette somme à la Caisse des dépôts et consignations, terme de la procédure, n’eut lieu qu’en avril 1944. Plus d’un an s’était donc écoulé avant que l’homologation de la vente ne soit entérinée.
Au fil des mois, la situation militaire des puissances de l’Axe commençant à faire douter les plus optimistes des collaborateurs, l’enthousiasme des candidats pour une acquisition dont la jouissance risquait d’être éphémère commença, sauf exception, à décliner.
En Ille-et-Vilaine, des bordereaux d’envoi d’affiches annonçant l’adjudication de 14 propriétés, 2 immeubles à Rennes et 12 villas et terrains sur le littoral, permettent d’ébaucher un calendrier très partiel. Si les trois premières adjudications eurent lieu en novembre et décembre 1942, suivies de cinq s’échelonnant de mars à décembre 1943, l’année 1944, dans ce département, ne laisse apparaître aucun fléchissement puisque six transactions furent réalisées : la première en janvier, la dernière le 28 juillet, soit une semaine avant la libération de Rennes par les troupes américaines (4 août 1944).
La désaffection des amateurs de biens spoliés semble plus sensible, en 1944, dans les Côtes-du-Nord où les sept villas restant à adjuger attirent peu de candidats. C’est ainsi que Ker Lislet, aux Sables d’Or, échoit à l’unique soumissionnaire et que, seules, quatre propriétés sont vendues, la libération de la Bretagne épargnant la spoliation aux trois dernières.
Dès le mois de mai, dans ce département, le préfet avait fait part de ses inquiétudes au directeur général de l’aryanisation économique. Il accusait réception de nouvelles consignes élaborées par le CGQJ pour éviter les désistements de soumissionnaires une fois l’adjudication prononcée en leur faveur, mais exprimait des réserves :
« Je crois devoir attirer votre attention sur ce fait que cette nouvelle formule, tout en étant de nature à parer aux défaillances de plus en plus fréquentes des adjudicataires, ne va pas manquer d’écarter les amateurs et rendre des plus difficile l’aryanisation des propriétés non encore réalisée dans notre zone côtière interdite où, aujourd’hui, la plupart de ces biens, inclus dans des zones interdites, ruinées ou fortifiées, deviennent sans aucun intérêt. »
Le fonctionnaire de Vichy ne pouvait se permettre d’évoquer, en sus des contraintes militaires imposées par les autorités d’occupation, les rumeurs persistantes de débarquement des forces alliées propices à accroître la frilosité des acquéreurs.
L’Histoire rend quelque peu surréaliste la réponse du directeur de l’aryanisation qui entendait redonner courage à son correspondant :
« La vente des immeubles en ZONE CÔTIÈRE doit être poursuivie sans défaillance. Les acquéreurs étant habilités pour entreprendre toutes démarches, auprès du commissariat à la reconstruction, en vue de l’obtention de la participation de l’État aux dépenses de reconstruction. »
La lettre est datée du 5 juin 1944 !
Le bilan de l’aryanisation des propriétés immobilières et des biens fonciers en Bretagne confirme la prévision du préfet du Finistère, la diversité des obstacles rencontrés du fait de leur localisation, pour la majorité d’entre eux, en zone côtière, compliqua et ralentit l’action des administrateurs provisoires.
À cela s’ajouta la volonté affichée des pouvoirs publics de conserver à cette opération toutes les apparences de la respectabilité en ne brûlant pas les étapes définies par leur propre législation. L’estimation des résultats, par départements, en juillet 1944, révèle de grandes disparités.
Dans les Côtes-du-Nord, 32 immeubles et terrains, au moins, ont été vendus, soit les trois-quarts des 43 propriétés aryanisables.
À l’opposé de cette aryanisation plutôt « réussie », La Loire-Inférieure avoue, si l’on s’en tient aux archives du cabinet du préfet, un score pitoyable qui serait digne d’éloges s’il était le résultat d’une volonté administrative délibérée de mettre en échec les lois de juin et juillet 1941 ; mais de cela il est permis de douter. Aucune trace, dans ce département où le patrimoine juif était le plus important, d’expertises achevées ni d’adjudications, si ce n’est cette vente, déjà évoquée, de 19 parcelles, en octobre 1941. À plusieurs reprises des demandes d’information de candidats acquéreurs reçurent des réponses évasives de la préfecture : « Le recensement des propriétés juives n’est pas terminé ».
Certes, des administrateurs firent part des difficultés qu’ils rencontraient, en particulier dans les zones proches de Saint-Nazaire, mais les conséquences en furent-elles aussi radicales que semble le confirmer une note rédigée par le commissaire de la République, à la Libération, qui affirme qu’aucune vente d’immeubles juifs n’a été réalisée ?
Dans les trois autres départements bretons, les archives des préfectures ne fournissent que des informations partielles qui, toutefois, recoupées avec les dossiers de la DAE permettent d’énoncer quelques conclusions, peut-être provisoires :
En Ille-et-Vilaine, 16 propriétés firent l’objet soit d’une vente homologuée, soit d’une adjudication, dont l’homologation reste incertaine quand la vente est survenue tardivement.
Dans le Finistère, l’adjudication de cinq biens immobiliers fait l’objet de publicité par voie d’affiches : un immeuble à Brest, des terrains et une maison à Lambezellec, un terrain à Fouesnant et une propriété à Lanildut. Sur les 33 dossiers constitués par la Direction de l’Aryanisation Économique, douze concernent des biens clairement identifiés comme non vendus ; un immeuble, à Brest, est déclaré sinistré ; aucune des vingt dernières procédures d’aryanisation, plus ou moins élaborées, ne semble avoir atteint la phase finale d’homologation. Ainsi se trouve confirmée la remarque du préfet, en mars 1944, signalant au directeur de la DAE que « dans les conditions actuelles les adjudications d’immeubles ne donnent aucun résultat dans mon département ».
Une série d’états mensuels de biens juifs à vendre, dans le Morbihan, suggère un bilan comparable. L’état de mai 1943 mentionne cinq immeubles dont trois à Belle-Île (Le Palais), et deux à Larmor-Plage. Si pour quatre d’entre eux les estimations ne dépassent pas 40 000 F, une villa de Larmor-Plage, propriété d’un commerçant de Lorient, est évaluée à 437 000 F. D’août à octobre 1943, une seule villa est vendue à Larmor-Plage, au prix d’estimation : 40 000 F. Deux autres ventes ont lieu en novembre, il s’agit de deux maisons situées au Palais. La situation n’évolue plus jusqu’au dernier état mensuel conservé, janvier 1944, où deux immeubles n’ont toujours pas trouvé d’acquéreurs.
L’abondant courrier échangé entre la préfecture du Morbihan et la Direction de l’Aryanisation Économique permet d’établir un bilan complet qui ne contredit pas cette estimation. Sur les 14 biens immobiliers recensés : les bombardements en détruisirent trois à Lorient et Larmor-Plage.
La DAE chercha en vain à faire « aryaniser les terrains » et rappela à l’administrateur provisoire qu’il devait déclarer les sinistres au Service de la reconstruction « aux fins de la conservation des droits des Juifs ». Touchante sollicitude que la suite des instructions vient éclairer : il s’agissait de chercher à vendre ces droits, avec le terrain, à d’éventuels acquéreurs aryens. Il n’y eut pas de candidats. Six propriétés furent aryanisées, Cinq échappèrent à la spoliation pour des raisons diverses (Une villa à L’Île-aux-Moines reconnue habitation principale du propriétaire ; une autre, à Quiberon, attribuée à l’épouse aryenne après partage de la communauté ; les difficultés signalées par l’administrateur provisoire pour accéder à la grande villa de Larmor-Plage découragèrent effectivement les amateurs).
Pour l’ensemble de la Bretagne historique, 78 biens fonciers, sur les 197 retenus comme juifs, auraient donc été soumis à une procédure complète d’aryanisation. La spoliation n’aurait touché que 40 % du patrimoine immobilier ; hypothèse qui semble assez crédible. Cet aspect de la spoliation, qui ne porte que sur l’aryanisation des terrains et des immeubles, ne tient d’ailleurs pas compte du pillage du mobilier des appartements et des villas, par les forces d’occupation, soit lorsqu’elles les avaient réquisitionnés (cette situation a été évoquée pour un appartement de Rennes), soit, l’aryanisation réalisée, avant que le nouveau propriétaire ne prenne possession des lieux. C’est ainsi que l’acquéreur de la villa Ker Jacquie, à Saint-Cast, obtint une remise de 25 000 F sur son adjudication, le mobilier ayant été enlevé par l’armée allemande et, seul, « le Juif » devant en supporter la conséquence.
Il convient également d’ajouter, aux propriétés qui subirent une aryanisation achevée, celles qui, appartenant à des Juifs polonais ou russes furent retirées du marché contrôlé par l’administration française et placées sous l’autorité du commissaire général allemand pour les biens juifs dont les services étaient à Paris, rue des Capucines. Le transfert pouvait s’opérer à un moment quelconque du processus, l’administrateur provisoire français était alors démis de ses fonctions et devait céder la place à l’administrateur allemand Niedermeyer.
Cette opération se renouvela quatre fois dans le Finistère : pour deux immeubles brestois ; pour le jardin potager, classé « terrain de rapport » par le préfet, et pour une maison située à Saint-Marc. Pour cette dernière, l’inspecteur de l’enregistrement, qui avait procédé à l’évaluation et réclamait 820 F d’honoraires, fut sèchement débouté par l’administrateur allemand qui l’informa que son service disposait de ses propres experts.
De 1940 à 1944, un nouveau vocable, directement inspiré de l’allemand arinierung (rendre aryen), devint d’usage courant dans la presse et les documents administratifs ; il fut familier à un grand nombre de Français, juifs ou non juifs, ceux qui exécutaient les directives qui en découlaient, ceux qui en tiraient profit, ceux qui en subissaient les effets.
Pourtant, soixante ans plus tard, les dictionnaires de la langue française s’obstinent à ignorer aryanisation et aryaniser.
Seul aryanisé figure dans le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, 1998, qui souligne ses connotations racistes, sans plus d’explication. Quelle signification donner à cette absence ?
Faut-il y voir un signe du syndrome de Vichy, le rejet, sur les seuls Allemands, de la responsabilité du vol légalisé des Juifs de France ?
L’histoire de l’aryanisation révèle, au contraire, l’ampleur du rôle qu’y tinrent le gouvernement et son administration mais aussi de nombreux Français ordinaires.
Appliquée uniquement dans la zone occupée, du 18 octobre 1940 au 22 juillet 1941, l’aryanisation fut ensuite étendue, par la seule volonté du gouvernement de Vichy, à la zone libre.
Si les ordonnances allemandes donnèrent l’impulsion, les lois françaises, élaborées dès le début de l’année 1941, non seulement s’y rallièrent mais, dans certaines circonstances, en durcirent les conditions. Très conscients de l’utilité de cette collaboration, les responsables allemands en soulignaient l’importance, en novembre 1941 :
« On peut se demander s’il est dans l’intérêt allemand de décharger les Français de toute besogne et s’il n’est pas préférable de stimuler leur propre zèle […] il est donc souhaitable de se décharger entièrement de cette responsabilité sur les services français et de les pousser à l’action. »
Les pousser à l’action était, par contre, superflu, car depuis la création, huit mois plus tôt, du SCAP et du CGQJ, l’administration française assumait la responsabilité de la spoliation avec l’aide d’une frange de la société civile : administrateurs, organisations professionnelles, experts et acheteurs.
Parmi ces acteurs volontaires du vol institutionnalisé, comme parmi les fonctionnaires préfectoraux, rares furent ceux qui, en Bretagne comme dans le reste de la France, tentèrent d’enrayer le processus de spoliation. Certains s’y risquèrent avec plus ou moins de succès, parfois un grain de sable suffisait, par exemple la vaine recherche d’un testament par un notaire de Saint-Lunaire ; plus souvent diverses complicités étaient nécessaires quand il s’agissait d’aryanisation de complaisance. Cela reste l’exception, la règle étant la collaboration loyale à la dépossession des Juifs.
L’adhésion de si nombreux Français à cette forme de persécution avait été comprise très tôt par les Allemands ; en février 1941, le Colonel SS Knochen, futur adjoint du Général Oberg, commandant de la SS et de la police allemande en France, notait :
« Il s’est avéré que le développement des sentiments antisémites chez les Français n’est guère possible sur le plan idéologique, tandis que dans les cas où des avantages économiques se présentent, l’approbation de la lutte contre les Juifs peut être obtenue plus facilement. »
Au printemps 1942, les objectifs de la politique d’exclusion des Juifs de la vie économique étaient atteints.
Les entreprises qui n’étaient pas aryanisées ou liquidées étaient sous administration provisoire, les Juifs exclus de la plupart des professions. Marginalisées, vivant des subsides consentis par le CGQJ ou du maigre salaire des rares emplois subalternes qui leur restaient autorisés, de nombreuses familles devenaient chaque jour un peu plus vulnérables, car incapables de se soustraire aux nouvelles contraintes imposées par les ordonnances allemandes.
La persécution pouvait désormais prendre une nouvelle forme, à la spoliation et à l’exclusion allaient succéder les arrestations et les déportations.
Une fois encore la collaboration des pouvoirs publics français allait être nécessaire et efficace.
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