Diasporas marranes et empires maritimes: XVIe – XVIIIe siècle
Les réseaux commerciaux sépharades à échelle planétaire
De Race, class and politics in colonial Mexico, 1610-1670, à Radical Enlightenment(récemment traduit en français) en passant par European Jewry in the age of mercantilism, 1550-1750, Dutch primacy in world trade, 1585-1740, ou Empires and entrepots. The Dutch, the Spanish monarchy and the Jews, 1585-1713 [1]: l’œuvre de Jonathan Israel se signale par l’originalité de son itinéraire et l’immensité des territoires qu’il a explorés, de l’Amérique à l’Europe, de l’histoire socio-économique à l’histoire intellectuelle et religieuse de l’Occident moderne.
Le présent article sur Diasporas within a diaspora se limitera à en présenter quelques-unes des principales lignes directrices, tant il paraît impossible de rendre pleine justice à une somme encyclopédique, dont l’impressionnante érudition s’accompagne constamment d’un fourmillement d’idées neuves [2]
– Au départ, l’auteur pose la question suivante : comment expliquer le rôle exceptionnel, peut-être unique, des Juifs sépharades d’Occident dans l’expansion maritime, commerciale et coloniale de l’Europe du XVIe au XVIIIe siècle?
Leurs réseaux font alors le lien entre six empires maritimes (espagnol, portugais, vénitien, hollandais, français et anglais) et quatre aires religieuses en Europe et au Proche-Orient (celles de l’islam, de l’orthodoxie, du catholicisme et des églises réformées).
Pourquoi cette diaspora a-t-elle joué un tel rôle plutôt, par exemple, que celle des Arméniens, des Grecs hors de Grèce ou des huguenots après 1685?
Parmi les apports les plus originaux de l’ouvrage figurent les premiers chapitres, qui traitent de la formation même de ces réseaux, dans le premier creuset élaboré au sein de l’Empire ottoman. J. Israel relève en effet une relative concentration de migrants ibériques, et plus particulièrement portugais, dès le début du XVIe siècle, dans diverses villes du Proche-Orient.
C’est ainsi qu’en 1520, à Safed (haut lieu, comme l’on sait, de la spiritualité kabbalistique), alors que les Juifs arabophones sont encore majoritaires, on observe déjà un quartier juif distinct appelé « Purtukal » (des quartiers « castillan » et « aragonais » venant s’installer par la suite).
Puis les immigrés « portugais » représentent, dans les années 1550, le quart de la population juive; et celle-ci est presque aussi nombreuse, dans les années 1560, que la population musulmane.
Parmi les Juifs de Safed, le nombre des immigrés ibériques (portugais et espagnols) dépasse alors celui des arabophones, si bien qu’ils s’emparent de la direction de la communauté.
À la même époque, entre 1500 et 1540 environ, à la suite entre autres facteurs de la politique ottomane, les marchands italiens (vénitiens, génois, florentins) perdent leur hégémonie dans l’espace des Balkans, de la mer Noire et du Proche-Orient.
Dans ce contexte favorable, les Juifs immigrés de Safed, en relation avec ceux de Damas et de Tripoli (au Liban), mais aussi de Salonique, Patras, Corfou ou Valona, créent un premier réseau international, fondé sur le commerce des produits traditionnels (épices, articles de luxe) importés de l’Inde par Bassorah, ainsi que sur celui de la laine des Balkans et d’Espagne, et des tissus fabriqués dans les manufactures du Proche-Orient (qui déclinent à la fin du XVIe siècle).
L’auteur met particulièrement en relief, au cours du XVIe siècle, le rôle essentiel de Salonique en tant que creuset fondateur d’une nouvelle identité juive. La ville représente en effet, pour les réfugiés ibériques, l’entrée principale du territoire ottoman.
Alors qu’elle n’était peuplée, en 1478, que de Grecs orthodoxes et de quelques musulmans, quarante ans plus tard, en 1519, on y compte plus de 3 000 foyers juifs, qui sont désormais les plus nombreux.
Il s’agit d’un phénomène absolument inédit : Salonique constitue alors le seul cas en Europe d’une ville relativement importante dont la population est à majorité juive (jusqu’à 64 % en 1613).
Originalité supplémentaire : sa dominante hispanique. Plus exactement, un brassage s’y élabore entre migrants d’origines diverses (d’abord Castillans et Aragonais, puis Portugais, mais aussi Italiens, Siciliens, etc.), lequel s’accompagne d’un processus d’hispanisation, le ladino s’imposant comme langue commune, même aux Juifs « autochtones », Romaniotes jusqu’alors grécophones de l’aire des Balkans et de la mer Égée.
Lire aussi :
Juifs espagnols avant lʼexpulsion et Romaniotes au dernier siècle byzantin
De cet amalgame naît une nouvelle diaspora, dont les établissements juifs hispanophones des pays grecs (avec Salonique comme centre de gravité), plutôt que ceux arabophones du Proche-Orient, deviennent les principaux intermédiaires commerciaux entre le monde de l’Islam et l’Occident chrétien.
Pendant ce temps, la politique des villes italiennes à l’égard des Juifs connaissait, à plusieurs reprises, de profondes modifications. Les marchands florentins, génois et même vénitiens se voyaient refoulés, au profit des marchands juifs, des voies terrestres conduisant à Salonique et Constantinople.
Devant ces difficultés, diverses villes italiennes en viennent, en guise de solution, à permettre l’installation dans leur juridiction de Juifs Levantini, c’est-à-dire de migrants ibériques provenant de l’Empire ottoman : le duc de Ferrare accorde en 1538 la première charte en ce sens, suivi par Venise en 1541, par le pape en 1544 et 1547 pour Ancône, puis par le duc de Toscane en 1551 pour Pise.
Mais ces chartes (à l’exception de celle du duc de Ferrare en 1555) ne concernent aucunement les Marrani, c’est-à-dire les nouveaux-chrétiens provenant directement de la péninsule Ibérique, qui reviendraient au judaïsme. Ce sont ces derniers qui font problème : en 1555, à Ancône, vingt-cinq d’entre eux sont condamnés au bûcher, et la pression papale suscite dans les autres villes italiennes un revirement de la politique à l’égard des Levantini. C’est pourquoi l’Empire ottoman reste, jusqu’à la fin du XVIe siècle, la principale destination des nouveaux-chrétiens portugais fuyant les poursuites de l’Inquisition.
Jusqu’à un autre revirement, à Venise, après la victoire de Lépante et la fin de la guerre de Chypre : la charte de 1589 reconnaît enfin officiellement le droit de résidence (dans le ghetto, comme l’on sait) et de pratique religieuse tant pour les Juifs Levantini que pour les Ponentini, ce dernier terme étant un remarquable et diplomatique euphémisme pour désigner les Marrani (au sujet desquels ne se pose plus la question de leur éventuel retour au judaïsme).
Dès lors, Venise s’affirme comme le principal foyer d’immigration pour les nouveaux chrétiens portugais (sa population juive passant de 900 personnes en 1552 à 2 500 en 1600), même si son exemple est bientôt suivi par le duc de Toscane pour Pise et Livourne.
Le centre de gravité de la diaspora sépharade se déplace ainsi vers Venise, qui assure désormais le lien principal entre les nouveaux-chrétiens portugais d’Europe occidentale d’une part, et les synagogues espagnoles et portugaises de l’Empire ottoman d’autre part.
Un autre amalgame s’effectue, une symbiose entre Levantini et Ponentini, qui se traduit sur le plan institutionnel par un nouveau type d’organisation de la communauté.
Jusqu’alors, en Grèce et dans le Proche-Orient, le modèle était celui de petites synagogues fondées sur l’origine régionale (ainsi à Safed, en 1555, douze communautés juives se maintenaient séparées : arabophones, Portugais, Castillans, Sévillans, Calabrais, etc.).
À Venise s’effacent les différences d’origine et ne se forment que deux grandes congrégations, des Levantins et des Ponentins précisément, très liées l’une à l’autre et constituant de fait une même communauté.
En même temps s’affaiblit l’autorité des rabbins, car la congrégation est dirigée par des notables laïcs (les parnassim), qui se cooptent parmi les grands hommes d’affaires, rompus également aux subtilités du monde politique.
Venise exerce, en outre, un fort rayonnement culturel, avec le développement d’imprimeries spécialisées dans la publication d’ouvrages d’éducation, ou de polémique : édités dans les langues ibériques, ou en hébreu vocalisé, ils sont indispensables à l’instruction des nouveaux-chrétiens revenant au judaïsme. En ce qui concerne l’autorité religieuse proprement dite, cependant, celle-ci continue à se rattacher à la strate plus ancienne, c’est-à-dire à l’expertise rabbinique de Salonique, qui reste l’instance de référence.
En définitive, l’interaction économique et religieuse entre les Juifs de Venise et ceux de Salonique, à partir des années 1580, crée un nouveau type de société sépharade qui, par-dessus les frontières entre les mondes chrétien et musulman, greffe l’héritage du judaïsme traditionnel sur l’outillage culturel des Marrani portugais.
C’est en effet le modèle institutionnel vénitien qui inspire les migrants portugais lorsqu’ils créent la communauté juive d’Amsterdam : ce type de gouvernement, aristocratique, centralisé et autoritaire, était également adapté à la gestion délicate du retour au judaïsme des nouveaux-chrétiens fugitifs, dont l’identité religieuse était souvent incertaine.
Les trois communautés originelles d’Amsterdam s’unifient, en 1639, dans la grande congrégation Talmud Torah, qui comprend indifféremment Portugais, Castillans, Sévillans, Italiens hispanisés, sans différence entre Ponentins et Levantins ni distinction entre nouveaux-chrétiens et ceux qui ne furent jamais baptisés (mais à l’exclusion des Juifs ashkénazes) : la fameuse naçã o portugaise, en ce nouveau centre de gravité que devient Amsterdam au cours du XVIIe siècle, résulte de l’amalgame effectué à Venise, dans le prolongement du premier foyer qu’était Salonique (et après le prologue de Safed).
De la continuité reliant les trois grands centres sépharades, dans le temps et dans l’espace, témoignent bien des itinéraires individuels, tels celui de Joseph Pardo qui, né et élevé à Salonique, réside à Venise pendant de nombreuses années et s’établit enfin à Amsterdam où il devient l’un des rabbins les plus influents.
Le même processus de transfert se produit avec la création des autres communautés juives au nord-ouest de l’Europe, à Hambourg, à Gluckstadt, plus tard à Londres, sur lesquelles la communauté d’Amsterdam exerce son ascendant. De celle-ci sont issues en outre les congrégations portugaises « filles », fondées aux Provinces-Unies (celles de Rotterdam, Middelburg, La Haye, Maarsen, Amersfoort), et dans le Nouveau Monde (celles de Recife, Curação, Surinam, Martinique, Barbade, Jamaïque, Nouvelle-Amsterdam).
Le laboratoire vénitien avait ainsi préparé la transformation de la diaspora nouvelle-chrétienne portugaise en un réseau juif sépharade organisé, à la fois transproche-oriental, transeuropéen, et transatlantique.
Depuis la fin du XVIe siècle, en effet, et surtout après 1580 avec l’Union dynastique entre l’Espagne et le Portugal, les migrations de nouveaux-chrétiens, presque toujours qualifiés de « Portugais », s’accélèrent dans les Amériques, du Mexique au Pérou, des Caraïbes au Brésil et au Río de La Plata.
Les réseaux commerciaux de la diaspora sépharade se déploient désormais à une échelle planétaire, des côtes africaines au continent américain, de l’Inde aux Moluques et jusqu’aux Philippines.
Les activités économiques des marchands juifs d’Amsterdam connaissent un vif essor, plus particulièrement pendant la trêve de Douze ans (1609-1621) entre l’Espagne et les Provinces-Unies: recourant eux-mêmes aux techniques et aux flottes néerlandaises, ils parviennent à inscrire, puis à développer leur propre niche économique dans le réseau mondial de l’empire maritime hollandais.
Cependant, malgré la tolérance exceptionnelle à l’époque dont les Juifs bénéficiaient à Amsterdam, leur succès résulte moins de ce contexte que du maintien de liens étroits, d’une intensité et d’une ampleur inégalées, avec leurs parents nouveaux-chrétiens de la péninsule et de l’Amérique ibériques, de l’Afrique et de l’Asie portugaises.
Aussi bien le système économique sépharade d’Amsterdam reste-t-il centré principalement sur le Portugal et son empire maritime, d’autant plus que parmi ses composantes fondamentales figurent le commerce du sucre brésilien, le trafic des esclaves africains et le détournement de l’argent du Potosí (par la voie de contrebande conduisant, via Salta et Tucumán, à Buenos Aires puis à nouveau au Brésil – voie que contribua à instaurer l’évêque de Tucumán Francisco de Victoria, d’origine nouvelle-chrétienne).
Or, pendant toute la durée de l’Union dynastique (de 1580 à 1640), tous les bénéficiaires des contrats d’asientos (accordés par la Couronne pour le droit exclusif du transport d’un certain nombre d’esclaves noirs d’Afrique au Nouveau Monde) sont des hommes d’affaires nouveaux chrétiens portugais.
Ce négoce offre en outre toutes facilités pour introduire illicitement sur le continent américain non seulement un surnombre d’esclaves, mais encore diverses marchandises (textiles, épices, etc.).
Les années 1580-1620 coïncident également avec le plus haut niveau de production d’argent du Potosí : d’où la prospérité de la voie terrestre, et clandestine, à destination de Buenos Aires. Certains parcours individuels, ici encore, paraissent emblématiques : ainsi Diego Pérez da Costa (frère de l’évêque Francisco de Victoria), après avoir été marchand pendant une vingtaine d’années au Potosí, à Cuzco et en d’autres régions du Pérou, est-il brûlé en effigie lors de l’autodafé de 1605 à Lima; il réussit à s’enfuir, et l’on retrouve sa trace d’abord à Séville, puis à Venise, et enfin à Safed.
Si, dès la fin de la trêve de Douze ans, l’application de l’embargo sur les navires hollandais dans les ports ibériques affecte sérieusement le système commercial sépharade d’Amsterdam, celui-ci peut néanmoins contourner la difficulté par des moyens divers : recours à des bateaux neutres, transferts des départs vers Hambourg, et surtout itinéraire de contrebande passant par le sud-ouest du royaume de France.
Au plus proche de la frontière espagnole pour les fugitifs de la péninsule, plusieurs communautés marranes s’étaient implantées dans la région, à Saint-Jean-de-Luz, Bayonne, Peyrehorade, Bidache, Labastide-Clairence, ainsi qu’à Bordeaux.
Elles formaient une entité originale, au crypto-judaïsme conforté, mais dont l’évolution vers la pratique ouverte du judaïsme ne s’affirma qu’à l’extrême fin du XVIIe siècle.
Dans les années 1620, le trafic de compensation à l’embargo ibérique connaît une croissance rapide : les marchandises (tissus hollandais de qualité, épices orientales, etc.) sont débarquées à Bayonne ou Saint-Jean-de-Luz, puis transportées à dos de mulets par les cols pyrénéens jusqu’aux « ports secs » de Navarre vers la Castille : Logroño, Cervera et Agreda, dont les droits étaient alors affermés par les nouveaux-chrétiens portugais Juan Nú ñez de Vega et son beau-frère Manuel Nú ñez de Olivera, en relations étroites avec les négociants marranes du sud-ouest de la France.
En sens inverse étaient acheminés les produits espagnols et américains : laine, argent, tabac, ingrédients tinctoriaux. Situées en quelque sorte à mi-chemin, tant religieusement que géographiquement, entre les nouveaux-chrétiens de la péninsule Ibérique et les « nouveaux-juifs » déclarés de la diaspora sépharade d’Occident, les communautés marranes du Sud-Ouest français exercent un réel pouvoir d’attraction sur les conversos du Portugal et d’Espagne, et assurent un rôle de relais dans leurs migrations.
Le système transatlantique sépharade connaît une spectaculaire expansion lors de l’occupation hollandaise du Nord-Est brésilien (1630-1654) : c’est alors qu’est fondée, à Recife, la première congrégation juive sur le continent américain, Zur Israel, qui se compose majoritairement de Juifs venus d’Amsterdam et d’un certain nombre de nouveaux-chrétiens précédemment établis au Brésil.
L’apogée est atteint pendant la brève période qui va de 1641 (trêve entre le Portugal redevenu indépendant et les Provinces-Unies, avec reconnaissance des possessions hollandaises au Brésil) à 1645 (début de la rébellion des Portugais du Brésil contre l’occupation hollandaise).
La levée de l’embargo sur les navires hollandais dans les ports lusitaniens, dès janvier 1641, détermine une relance rapide du commerce maritime direct avec le Portugal, et notamment avec le Brésil. Ainsi, pendant les trois années 1643-1645, plus de la moitié des navires étrangers qui entrent dans le port de Lisbonne sont hollandais (en nombre très supérieur à celui des bateaux anglais, français ou hanséates).
Surtout, certaines clauses du traité de 1641 marquent des avancées considérables en faveur des Juifs des Provinces-Unies (même s’ils ne sont pas explicitement nommés) : ils obtiennent pratiquement que leurs biens soient exemptés de confiscation par l’Inquisition en cas d’arrestation de leurs correspondants nouveaux-chrétiens, et garantie est accordée à leur personne de circuler librement dans les territoires sous juridiction portugaise. Or les mêmes droits sont reconnus aux sujets juifs du Brésil hollandais.
Pendant ces années de paix, la population juive y atteint son plus haut niveau (quelque 1 500 personnes). Les Juifs du Pernambouc accroissent leurs investissements dans les plantations de canne à sucre, tandis que d’autres petites congrégations se forment en des lieux plus éloignés des fortifications de Recife, à Paraíba et Itamarca.
Au total, les Juifs du Brésil hollandais, bien plus encore que ceux des Provinces-Unies, acquièrent, en raison du contexte colonial (et plus encore pendant la période de crise qui va suivre jusqu’en 1654), un statut exceptionnel : leur condition est très proche de l’égalité avec les chrétiens, et la plus élevée que les Juifs ont pu atteindre jusqu’à la Révolution française.
Or cet apogée coïncide paradoxalement, dès que se déclenche la rébellion portugaise pour la reconquête du Nord-Est brésilien, avec une fissure, sinon une rupture, en tout cas un clivage crucial entre les Juifs sépharades de Hollande et les nouveaux-chrétiens du Portugal. Ces derniers, en effet, restent généralement fidèles et loyaux à l’égard du nouveau régime créé par la Restauration de 1640, et financent les expéditions de secours envoyées par la métropole en faveur du soulèvement contre l’occupation hollandaise.
La Compagnie Générale de Commerce du Brésil, fondée à l’instigation du père Antonio Vieira et soutenue par les hommes d’affaires nouveaux-chrétiens de Lisbonne et de Porto, apporta une contribution notable à la victoire finale des Portugais au Brésil. Or la divergence impliquait bien plus qu’un simple conflit d’intérêts économiques : car le Brésil avait longtemps paru, pour les Juifs d’Amsterdam, comme une Terre promise, et comme l’annonce de la proche Rédemption. Il s’agit donc d’une bifurcation de trajectoires qui se manifeste également en termes de perspectives politiques, d’horizon culturel, et même d’identité.
Le martyre d’Isaac de Castro Tartas, arrêté à Bahia au Brésil, et brûlé lors de l’autodafé de 1647 à Lisbonne, eut un retentissement extraordinaire. La loyauté à l’égard du roi du Portugal devenait désormais inconcevable pour les Juifs des Provinces-Unies : c’est alors que les autorités de la communauté d’Amsterdam (le Mahamad) décident, pour se désigner, de renoncer à la terminologie traditionnelle – « Nation portugaise » –, pour adopter celle de « Nation juive ».
L’échec du Brésil hollandais était contemporain d’autres désastres. La suspension par la couronne espagnole de ses paiements internationaux, en 1647, visait à diminuer le rôle des nouveaux-chrétiens portugais dans les finances royales. Elle fut suivie par une résurgence des poursuites inquisitoriales contre les judaïsants, qui provoqua une intensification des migrations et d’importants transferts de biens vers les Provinces-Unies.
D’un autre côté, la longue guerre entre Venise et l’Empire ottoman (1645-1669) entraînait un afflux de Juifs pauvres provenant des pays grecs et des Balkans. La conjoncture des années 1650 détermine ainsi un triple mouvement de migrants, à partir du Brésil, de l’Espagne et de l’Empire vénitien : d’où un surcroît démographique dans les communautés sépharades d’Europe occidentale, lequel, combiné au souci d’étendre le réseau économique atlantique (après la perte de l’élément essentiel qu’était le Brésil) ainsi qu’à un esprit souvent ardemment messianique, suscite un vaste mouvement de colonisation dans le Nouveau Monde.
De nouvelles communautés sépharades sont fondées à la Barbade, à la Martinique, à Curação, à la Jamaïque, à Equesibo, au Surinam, à Cayenne. Or leurs activités économiques et commerciales continuent à s’inscrire dans le réseau hollandais, même dans le cas de territoires relevant d’une autre souveraineté (comme la Barbade et la Jamaïque, sous administration anglaise). Les établissements hollandais des Caraïbes prennent en quelque sorte le relais du Brésil perdu, et c’est Curação qui se trouve la mieux placée pour devenir le principal point d’articulation du trafic triangulaire transatlantique reliant la Hollande, l’Afrique occidentale et l’Amérique hispanique (donnant lieu à d’intenses activités de contrebande sur les côtes du Venezuela, de la Nouvelle-Grenade, de Cuba et de Saint-Domingue).
À Willemstad, capitale de Curaçao, se développe la plus importante communauté juive du Nouveau Monde (126 familles en 1702), laquelle joue à son tour le rôle de « communauté-mère » pour les autres établissements des Caraïbes.
C’est encore une perspective neuve qu’ouvre J. Israel lorsqu’il met en évidence la restructuration du réseau maritime des Juifs sépharades de Hollande à partir de la mi- XVIIe siècle : ils exerçaient jusqu’alors leurs activités commerciales en relation principalement avec le Portugal et l’Empire portugais, mais un glissement s’opère désormais du Portugal vers l’Espagne et l’Amérique hispanique.
La fin du Brésil hollandais et la fissure apparue au sein de la naçã o ne sont pas les seules causes de cette réorientation. Celle-ci se voit favorisée également par la conjoncture politique : après le traité de Münster (1648), la couronne espagnole à son tour, par le traité maritime complémentaire de 1650, reconnaît pratiquement les Juifs vivant dans les Provinces-Unies comme des sujets hollandais.
Au même moment, le krach de 1647, la recrudescence de la pression inquisitoriale et l’afflux de migrants et de biens ont joué, paradoxalement, dans le sens d’un renforcement des rapports commerciaux avec le monde hispanique. C’est ainsi que le circuit Amsterdam-Portugal-Brésil est remplacé par le système complexe Amsterdam-Madrid-Cadix-Curação, qui comporte de lourdes implications politiques et militaires, à savoir l’alliance formelle des Provinces-Unies avec l’Espagne contre la France et les tentatives de Louis XIV d’expansion dans les Pays-Bas méridionaux.
Aussi bien la guerre de Succession d’Espagne, et son issue favorable aux Bourbons (ainsi qu’à l’Angleterre), marque-t-elle une rupture décisive : alors commence l’affaiblissement de la diaspora sépharade en tant que réseau transatlantique, à la fois commercial et religieux.
Ce déclin s’accentue dans le courant du XVIIIe siècle, le principal facteur de l’érosion du système étant la difficulté même de maintenir des liens si complexes, sur des distances immenses, à travers tant de frontières politiques et religieuses. Or le contexte général s’est profondément modifié : le développement des appareils administratifs et bureaucratiques à l’âge baroque tardif rend désormais moins indispensables les services que prêtaient les intermédiaires juifs dans les domaines financiers, militaires et diplomatiques (fermages des impôts, fournitures aux armées, renseignement et interprétariat) aux temps des États mercantilistes des XVIe et XVIIe siècles. Le réseau commercial sépharade était trop intimement associé, par ailleurs, à la puissance maritime hollandaise, qui se voyait irrémédiablement supplantée par l’empire maritime anglais.
Enfin, les dernières vagues de poursuites inquisitoriales des années 1720-1740, tant au Portugal qu’en Espagne, parviennent à extirper pratiquement ce qui pouvait subsister des groupes crypto-juifs dans la péninsule Ibérique (à l’exception de quelques rares refuges). L’ampleur et la sévérité de la répression ne peuvent se comparer qu’à celles de la phase initiale (1480-1520) de l’activité inquisitoriale en Espagne : l’on y dénombre la célébration, entre 1720 et 1731, de quelque quatre-vingt-six autodafés, où plus d’un millier de judaïsants sont condamnés, dont une centaine au bûcher.
Cette répression s’accompagne en outre d’une virulente campagne de propagande antijuive, dont témoignent par exemple la republication à Pampelune, en 1720, de Centinela contra Judíos (parue en 1673), de Fray Francisco de Torrejoncillo, ou l’édition à Madrid, en 1723, de l’ouvrage de Fray Félix de Alamín, Impugnación contra el Talmud de los Judíos.
De nombreux fugitifs affluent en France, en Angleterre et en Hollande, mais ils ne peuvent plus conserver de relations avec des parents restés encore éventuellement sur place, comme le faisaient tant de leurs prédécesseurs : les réseaux marranes ibériques sont désormais démantelés, et la source tarie.
Cette brève note n’a pu que survoler et présenter de manière bien schématique, suivant ses axes principaux, une somme foisonnante de connaissances et de vues originales. On recommandera donc au lecteur qui souhaiterait en savoir davantage sur les établissements sépharades des Canaries et d’Afrique du Nord, ou sur « le rôle des Juifs dans l’essor de la République corsaire musulmane de Saleh », de consulter les chapitres (neufs également) correspondants.
L’on s’est efforcé surtout de donner une idée de la manière de Jonathan Israel, laquelle consiste, en se fondant sur une érudition prodigieuse, à pratiquer une histoire globale par la mise en relation de multiples données à différentes échelles, et, sans nul recours à quelque discours théorique, à faire empiriquement émerger le sens grâce à la maîtrise du récit et à l’art de la synthèse : un travail exemplaire, et un grand livre.
Notes
À propos de JONATHAN I. ISRAEL, Diasporas within a diaspora. Jews, crypto-Jews and the world maritimes empires (1540-1740), Leyde, E. J. Brill, 2002,614 p.
- [1] Race, class and politics in colonial Mexico, 1610-1670, Londres, Oxford University Press, 1975; European Jewry in the age of mercantilism, 1550-1750, Oxford, Clarendon Press, 1985; Dutch primacy in world trade, 1585-1740, Oxford-New York, Clarendon Press/Oxford University Press, 1989; Empires and entrepots. The Dutch, the Spanish monarchy and the Jews, 1585-1713, Londres-Roncevert, Hambledon Press, 1990; Radical Enlightenment. Philosophy and the making of modernity, 1650-1750, Oxford-New York, Oxford University Press, 2001 (Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), Paris, Éditions Amsterdam, 2005).
- [2] Pour plus de la moitié de l’ouvrage (neuf chapitres et une longue introduction), il s’agit de textes inédits, tandis que les autres chapitres reprennent des articles déjà publiés, plus ou moins profondément remaniés.
par Nathan Wachtel
EHESS/Collège de France
Partagé par Terre Promise ©
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