Manassé roi de Juda et ses contemporains
Les derniers conquérants assyriens, Assurahiddin (Assarhad-don) et Assurbanipal (Sardanapale) ont donné chacun une liste complète des rois syro-phéniciens et chypriotes qu’ils avaient sous leurs ordres pendant les préparatifs entrepris par eux pour l’invasion de l’Egypte.
Ces documents, d’une haute valeur historique, nous offrent, pour la Syrie comme pour Chypre, des noms de princes contemporains parmi lesquels figure aussi le nom de Manasse roi de Juda.
Ils intéressent au plus haut point aussi bien l’histoire du peuple juif que l’ethnographie et la géographie du monde antique. A titre de renseignements sur la prononciation du phénicien et de l’hébreu, ils offrent des mots vocalisés qui n’ont point passé par la main des Massorètes. Ces listes sont depuis longtemps publiées dans le recueil de M. Rawlinson, mais d’une façon très défectueuse et défigurées par de nombreuses lacunes.
Dans mon récent voyage à Londres, ayant eu sous les yeux les anciens originaux et de plus une nouvelle tablette d’Assurbanipal qui a conservé intacte la liste en question, j’ai été mis à même d’entreprendre une étude minutieuse de ces documents. Les observations qui suivent formeront donc une sorte de commentaire ayant pour but d’examiner les divers problèmes qu’ils soulèvent et d’en éclaircir ceux qui se prêtent à une solution raisonnable. Voici la traduction de ces documents :
1 La liste, du cylindre d’AssuraJiiddin.
- 12 J’ai assemblé les rois du pays de Hatti et d’outre-mer :
- I3 Balu, roi de Tyr, h Menasê, roi de Yaudi,
- 14 Qausgabri, roi de Udume, Muçur-i, roi de Mába,
- 15 Çil-Bel, roi de Haziti, Metin ti, roi de Isqaluna,
- 16 Ikasamsu, roi de Amgarruna, Milkiasapa, roi de Gûbli,
- 17 Matanbàal, roi de Arwadi, Abibaal, roi de Samsimuruna,
- 18 Pudu-Il, roi de Bit Ammana, Ahmilki, roi de Asdudi,
- 19 Douze rois du bord de la mer. — îEkîstura, roi de ό Ediàl,
- 20 Pelâgura, roi de Kîtrusi, Ki(su), roi de Sillûa,
- 21 Itûandâr, roi de Pappa, TEriesu, roi de Sîllû,
- 22 Damasu, roi de Kurî, Girmesu, roi de Tamesu,
- 23 Damûsi, roi de Qartihadâsti,
- 24 Unasagusu, roi de Lidîr, Buçusu, roi de Niure,
- 25 Dix rois du pays de Yâtnana, au milieu de la mer ;
- 26 Ensemble, 22 rois du pays de Hatti, du bord de la mer (et) du
- 27 milieu de la mer, et à tous j’ai donné des ordres, etc.
2 La liste du cylindre d’Assurianipal .
- 1 Balu, roi du pays de Tyr,
- 2 Mînsie, roi du pays de Yaudi,
- 3 Qausgabri, roi du pays de Udume,
- 4 Muçur-i, roi du pays de Maáb,
- 5 Çil-Bel , roi du pays de Haziti,
- 6 Mitînti, roi du pays de Isqaluna,
- 7 Ikasamsu, roi du pays de Amgar-una,
- 8 Milkiasapa, roi du pays de Gûbli,
- 9 h Yakinlû, roi du pays de Arwada,
- 10 Abibaal, roi du pays de Samsimuruna,
- 11 iAmminadbi, roi ldu pays de Bit Ammana,
- 12 Ahmilki, roi du pays de Asdudi,
- 13 JEkîstura, roi du pays de Edi’li,
- 14 ielâgurâ, roi du pays de Kîtrusi,
- 15 Kîsu, roi du pays de Silûa,
- 16 Itûandâr, roi du pays de Pappa,
- 17 Erisu, roi du pays de Sillu,
- 18 Damasu, roi du pays de Kurî,
- 19 Grirmesu, roi du pays de Tamesu,
- 20 Damûsu, roi du pays des Qartihadâsti,
- 21 Unasagusu, roi du pays de Lidir,
- 22 Buçusu, roi du pays de Nurie;
- 23 Ensemble, 22 rois du bord de la mer,
- 24 (et) du milieu de la mer, etc.
Les deux listes qu’on vient de lire ont cela de commun que les pays tributaires y sont énumérés dans un ordre identique. Cette particularité porterait à croire de prime abord que le scribe d’Assurbanipal s’était borné à copier la liste plus ancienne. A l’appui de ce sentiment, on pourrait apporter cet autre fait que les noms des rois chypriotes sont les mêmes dans les deux listes, bien qu’il soit peu probable, à priori, que, depuis l’expédition d’Assurahid-din, il ne soit survenu aucun changement dans le personnel régnant de l’île de Chypre.
Après réflexion, on est cependant obligé d’admettre l’indépendance réciproque de ces listes, attendu que la seconde offre, outre deux noms nouveaux dans la série des rois syro-phéniciens, un grand nombre de variantes orthographiques dans les autres noms propres, sans distinction de pays. Ces circonstances étant données, il ne reste qu’à admettre que l’ordre suivi dans l’énumération des rois soumis correspond à l’importance des tributs payés par les diverses contrées dont la situation n’a pas changé pendant les règnes des deux rois assyriens précités. La persistance des mêmes rois sur le trône de Chypre peut aussi être due en partie à l’influence assyrienne qui empêchait les séditions locales *.
L’examen du détail est loin de s’opposer à cette manière de voir. En tête de la liste est placée, comme de droit, la ville de Tyr qui était alors à l’apogée de sa prospérité ; viennent ensuite dans l’ordre descendant : Juda, Edom, Moab, Gaza, Askalon, Ekron ; puis, par un brusque retour vers le nord, la liste englobe Byblos, Arvad et Samsimurun, pour revenir à Ammon et finalement à la ville philistéenne d’Asdod.
L’énumération des capitales chypriotes présente l’ordre suivant : Idalion, Chytros, Salamis, Paphos, Soloe, Gurion, Témésé, Karti-hadast, Lidir, Nure. Ici non plus, ce n’est visiblement pas la posi¬ tion géographique qui a déterminé le choix, mais très vraisemblablement le rang relatif que chacune de ces villes occupait au moment de l’invasion assyrienne.
Avant de procéder à l’explication des noms qui se trouvent sur ces deux listes, il sera bon de se rendre compte de ceux qui sembleraient devoir s’y trouver. Il y a lieu de s’étonner de l’absence de plusieurs noms de grandes villes dans ces documents, alors qu’il est avéré que la contrée entière était soumise aux Assyriens. Or, la Syrie n’est représentée ici que par douze princes ou rois, gouvernant des territoires peu étendus et situés pour la plupart dans le littoral du sud jusqu’aux portes de l’Egypte.
Cette circonstance s’explique pourtant, quand on se rappelle les dévastations accomplies par Sinahirba (Sennachérib), et par ses prédécesseurs Sarkînu (Sargon), Tuklatpalesar (Teglathphalasar) et Salmanesar (Salmanasar). Toutes les anciennes capitales de la haute Syrie et de la Syrie moyenne étaient tombées en ruines ou devenues le siège de gouverneurs assyriens qui administraient le pays au nom du souverain de Ninive.
Karchemis, Hamath, Damas, Samarie, pour ne parler que des villes les plus connues, privées de chefs nationaux, étaient effacées du nombre des royaumes ou des principautés. Le même sort avait atteint la grande cité de Sidon, détruite par Assurahiddin, puis reconstruite sous un autre nom et repeuplée par des étrangers. Son roi, Abdimilkout, qui s’était’ réfugié dans l’île de Yatnan (Chypre) fut pris et mis à mort.
«J’ai pris, dit Assurahiddin, la ville de Sidunni (Sidon) qui est près de la mer. J’ai dévasté tout son territoire. J’ai démoli sa citadelle et ses maisons et j’en ai jeté les débris dans la mer. J’ai effacé toutes les traces de ses habitations. Son roi Abdimilkuttu qui s’était enfui au milieu de la mer devant mes armées, je l’ai pris comme un poisson du milieu de la mer et je lui ai tranché la tête. Ses meubles, ses biens, de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, des peaux de boeufs sauvages *, des dents de bœufs sauvages, du hois dan , du bois ku, des vêtements pourprés et jaunes de toutes sortes, les trésors de son palais en grand nombre, je m’en suis emparé. Ses innombrables sujets, des bœufs, des moutons, des ânes, je les ai transportés en Assyrie. J’ai assemblé tous les rois de Hatti et du bord de la mer et je leur ai fait construire une autre ville (à la place de Sidon) que j’ai nommée Dur-Assura-hiddin. J’y ai placé des hommes que mon arc avait vaincus, originaires des montagnes et de la mer du soleil levant et j’ai placé au dessus d’eux mes inspecteurs et mes gouverneurs. »
Le pays maritime où Abdimilkout s’était enfui ne peut être l’île de Tyr dont le roi rival et alors vassal d’Assurahiddin n’aurait pas voulu le protéger même s’il l’avait pu, mais l’île de Chypre. Déjà le prédécesseur de Abdimilkout, Luli (l’Elulaios des Grecs) s’était soustrait à la fureur de Sinahirba au moyen d’une fuite rapide dans cette île ; mais, moins heureux que lui, Abdimilkout n’échappa point à la mort. Après la prise de Sidon, Assura-hiddin, ayant à sa disposition la flotte tyrienne, se rendit en Chypre et parvint à s’emparer du roi fugitif. Comme les Phéniciens étaient un peu partout sur cette île, on ne saurait deviner à priori dans quelle ville le prince infortuné fut accueilli pendant son court exil. Deux raisons me font cependant croire que c’était dans la ville de Kition. Premièrement, parce que cette ville, presque entièrement peuplée de Phéniciens, dépendait toujours, quoique plutôt de gré que de force, de la Phénicie. Deuxièmement, parce que le royaume de Kition ne figure pas dans nos listes parmi les contrées tributaires des Assyriens. Le silence gardé par ces documents officiels au sujet de cette grande ville qui a été pendant longtemps la plus importante de l’île, ne peut s’expliquer qu’en admettant que le roi de Kition, quoique obligé d’extrader Abdimilkout, réussit néanmoins à se soustraire à la domination assyrienne. Les Phéniciens auraient bien consenti à aider leurs suzerains à subjuguer les états grecs de l’île, mais ils ne se seraient pas résignés à concourir à l’asservissement de leurs conationaux de Eition.
Un fait analogue s’est produit environ cent cinquante ans plus tard, lorsque les Phéniciens refusèrent à Cambyse leurs secours pour faire la conquête de Carthage. Assurahiddin et son successeur ne pouvaient donc penser à entreprendre un long siège pour réduire la ville rebelle, tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était d’en détacher le territoire pour le donner à l’un des rois voisins qui avait su gagner leurs faveurs par une prompte soumission.
Bien des indices me font supposer que c’est la ville d’Idalion qui a profité le plus de cet agrandissement temporaire. Cette ville, insignifiante au point de vue commercial et industriel, se vit ainsi tout à coup élevée au premier rang des états chypriotes et c’est pourquoi elle est placée à la tête des autres dans nos listes. La fortune politique d’Idalion cessa naturellement avec la disparition de la puissance assyrienne après la mort d’Assurbanipal, et, dans les complications qui suivirent l’avènement de Cyrus, Kition occupe de nouveau le premier rang, rang ancien et bien mérité que la puissante Salamis se prépare déjà à lui disputer plus tard, non sans quelque chance de réussite.
Arrivons maintenant aux observations relatives aux noms propres.
1. Le nom de la Syrie
Nos listes désignent sous le nom de pays de Hatti la totalité du territoire cis-euphratique qui s’étend depuis le mont Amanus jusqu’aux frontières de l’Egypte, c’est-à-dire la Syrie, la Phénicie et la Palestine. Cette extension du nom de Hatti n’est pas un fait isolé. Dans les protocoles de Tuklatpalessar 1er (XIe siècle avant notre ère), ce nom désigne déjà toute la Syrie comprise entre l’Euphrate et l’Oronte, tandis que la Phénicie reçoit le nom de Aharru «occident», nom qui lui est toujours resté.
La Damascène est ordinairement figurée par un idéogramme IB-SV dont la signification est obscure. Peut-être répond-il au nom d’Arâm que ce pays porte dans la Bible. Notons en passant que chez les Assyriens l’expression Arami, Arimi ou Arume embrassait quelquefois non seulement les populations de la Syrie tout entière, mais aussi celles du bas Euphrate et du bord du golfe Persique, c’est-à-dire de la Chaldée et de la Mésène.
Les monuments égyptiens du temps de la XVIIIe dynastie ne connaissent les Hatti ou Khêta que comme un peuple de la Syrie septentrionale et emploient le terme Retennu pour désigner la Syrie en général. On trouve la même restriction dans l’emploi du terme hébreu Hittîm qui s’applique d’ordinaire à la Syrie septentrionale.
Cependant au sujet du caractère ethnographique des populations syriennes, le dixième chapitre de la Genèse renferme une donnée qui élargit considérablement l’application de ce nom. Hêt, le père mythique de cette contrée, y est enregistré parmi les fils de Chanaan, ce qui revient à dire que les habitants de la Syrie du nord aussi bien que ceux de la Syrie du sud où il y avait aussi des Hittites se rattachaient à la branche phénicienne. Cette donnée implique naturellement non seulement une proche parenté, mais une identité parfaite entre les Hittites de la région euphratique et leurs homonymes de la Palestine méridionale qui, au temps d’Abraham, étaient établis sur le territoire de la ville de Hebron, laquelle portait alors le nom de Qiryat Arbà.
L’affinité des Hittites palestiniens avec les Hittites du Nord résulte encore de deux autres faits consignés dans la Bible. On sait que dans le récit du pacte conclu par Jéhovah avec Abraham (Genèse xv, 18. Cf. Deut. xi, 24), les limites de la terre promise sont comprises entre l’Arabie déserte, la pente orientale de l’Antiliban, l’Euphrate et la mer Méditerranée; or, tout ce territoire est désigné dans Josué, I, 4, par le nom de pays des Hittites.
Je n’ai pas ici à examiner si cette délimitation repose sur une tradition contemporaine d’Abraham, ou bien si elle est un écho de l’époque de David et de Salomon, pendant laquelle la Syrie tout entière était réunie à l’empire des Hébreux ; il me suffit de constater que, sous la dénomination de pays des Hittites , les Hébreux entendaient parfois, non seulement la Syrie proprement dite, mais aussi la Palestine et les pays adjacents.
Cette extension donnée par les Hébreux au terme coïncide donc, on ne peut mieux, avec l’usage du mot Hatti dans les annales des rois ninivites. Maintenant, comme on ne saurait admettre que les Hébreux aient emprunté aux Assyriens un terme géographique pour désigner leur propre pays, on est conduit à conclure qu’ils l’ont déjà trouvé en usage parmi les indigènes, au moment de l’invasion et comme équivalent du nom de Chananéen, qui a prévalu plus tard. On ne peut donc pas s’empêcher de penser que les Hittîm de la Palestine appartenaient à la même nationalité que les Hittites de la Haute-Syrie.
La seconde indication à laquelle je viens de faire allusion est le récit de la prise de la ville de Louz, le Bêt-El des époques postérieures (Juges, I, 22-26). On y lit que l’habitant qui avait facilité aux Joséphites la conquête de la ville, ayant obtenu un sauf-conduit pour lui et pour sa famille, s’en alla au pays des Hittites et y construisit une ville du même nom.
Quand on a présentes à l’esprit les incessantes contestations auxquelles les patriarches étaient en butte de la part des Philistins pour une parcelle de terrain ou pour un puits, la facilité accordée par les Hittites syriens au réfugié de Bêt-El pour construire une ville sur leur territoire serait bien extraordinaire, s’il n’y avait pas communauté d’origine entre eux et leur hôte de Palestine. Ceux-là ne l’ont donc pas considéré comme un intrus qu’on suspecte, mais comme un frère malheureux qu’on reçoit à bras ouverts.
Remarquons, en passant, qu’en face des populations phéniciennes, l’auteur biblique ne connaît dans la région cis-euphratique que des Araméens divisés en quatre branches, savoir : Ouç, Houl, Geier, Masch, peuplant l’extrême sud.
En effet, Ouç, la patrie de Job, est certainement un canton méridional du pays d’Edom ; les essais de quelques modernes de l’identifier avec le Hauran, me paraissent inadmissibles, et Houl, peu différent de Hawila, située en face de l’Égypte, est aussi une province de l’Arabiè-Pétrée (Genèse xxv, 18). Des deux autres noms, Masch a déjà été identifiée par Josèphe avec la Mésène du Talmud, ce qui me paraît indubitable, car la Mésène et le littoral nord du golfe Persique constituent le pays araméen par excellence.
Cela est encore confirmé par l’usage constant chez les auteurs syriaques, qui donnent le nom de aramée à la région du Sawâd Seule, la position de Geter est incertaine, mais je ne pense pas qu’on puisse, avec quelque chance de probabilité, le placer en dehors de cette latitude.
Je mentionnerai encore un fait peu connu relativement à l’ancienne capitale du pays des Hittîm. On sait que les Pharaons de la XVIIIe et de la XIXe dynasties faisaient souvent la guerre aux Khêtas, guerre qui se déroulait presque toujours aux environs de la ville de Kadesh, dont la prise mettait fin à toute résistance.
Cette ville qui disparaît des annales égyptiennes depuis le Xe siècle avant notre ère et qui ne se trouve pas non plus dans les annales des rois assyriens, cette antique capitale des Khêtas figure dans un passage biblique que notre texte massorétique a enveloppé de ténèbres. Dans le second livre de Samuel, chapitre xxiv, verset 6, il est dit que les officiers chargés par David de recenser le peuple commencèrent à exécuter leur mission dans le territoire transjordanique, voisin de Moab, qu’ensuite, en se dirigeant vers le Nord, ils se rendirent à travers le Galaad au pays de Tahtîm hodshi. Ces deux mots resteraient à tout jamais une énigme insoluble, si certains codices de la version des Septante n’avaient pas conservé une meilleure leçon.
Les codices 18, 82, 93, 108 traduisent ce verset ainsi qu’il suit : Κα\ έρχονται είς γην Χεττιειμ Καδής, d’où il résulte que les mots hébreux doivent être rétablis en ereç hahitîm Kâdêsha «(ils arrivèrent) au pays des Hittîm (à la ville de) Kâdêsh *. »
Voilà un fait bien remarquable en faveur de l’antiquité des annales de David : un écrivain postérieur n’aurait pu enregistrer parmi les possessions de ce monarque, une ville aussi éloignée et disparue depuis longtemps.
Pour terminer, profitons de l’occasion pour dire un mot sur un terme ethnique très usité chez les Égyptiens pour désigner les habitants de la Syrie et tout particulièrement les Phéniciens.
Dans l’inscription de Canope comme dans les inscriptions antérieures, la Phénicie est désignée par le nom de Kewa Kewi. Personne ne doute plus aujourd’hui que c’est de ce nom que les géographes grecs, Hérodote en tête, ont formé leurs κηφήνες, peuple ancien, parent des Ethiopiens et à site indéterminé. Mais quelle est l’origine de ce mot ? Je suis porté à y voir le terme hébreu goï, peuple, dont le sens primitif est «habitant de la basse terre ou de la vallée. »
La forme égyptienne a même conservé la vocalisation non contractée gawî, adjectif dérivé de gâw ou gêw, «enfoncement, creux. » L’épithète, «habitant de la basse terre, » rappelle aussitôt le nom ordinaire des Phéniciens, Kanaani (Chananéen), qui a le même sens ; elle justifie, de plus, l’origine éthiopienne des Céphènes.
A l’aide de cette identification nous sommes en mesure d’expliquer un singulier emploi du mot goïm resté des plus obscurs jusqu’à présent.
La Genèse, au chap, xiv, mentionne parmi les vassaux, de Kodorlagomor, roi d’Elam, que celui-ci conduisit pour attaquer la Pentapole de la vallée de la Mer morte, un roi des Goïm, nommé Tadaal (Targal selon les Septante). Bien des hypothèses ont été émises sur ce nom ethnique, mais aucune d’entre elles n’offre une solution tant soit peu satisfaisante. Tout me fait croire qu’il y a là simplement une désignation de la Syro-Phénicie ou, pour parler comme les Égyptiens et les Grecs, du pays des Kêwi ou des Céphènes.
En effet, avant d’arriver à la Pentapole palestinienne, l’envahisseur a dû avoir passage libre à travers la Syrie, ce qui n’était possible qu’à condition d’avoir sous ses ordres le principal roi de ce pays. Nous en apprenons en même temps deux faits historiques très importants. Premièrement, que déjà à l’époque d’Abraham, les Elamo-Babyloniens étaient maîtres de la Syrie et poussaient leurs incursions jusqu’au voisinage de l’Égypte. Ceci est d’ailleurs confirmé par des données formelles des textes babyloniens.
Sargon Ier, environ 2000 ans avant notre ère, mentionne souvent sa conquête de la Syrie, et son fils Naram-Sin s’intitule même «roi d’Égypte ». Deuxièmement, qu’à l’époque dont il s’agit, la Syrie septentrionale formait un royaume uni, reconnaissant un chef supérieur, fait qui se répète au temps des Juges, où Chusan Rishataïm, souverain de la Syrie, située entre l’Euphrate et l’Oronte (en hébreu, Arâm Naharaïm-), réussit pendant huit ans à se rendre maître de la Palestine.
2. Les noms Hébreux et phéniciens
La plupart de ces noms d’hommes sont composés de noms divins. Le nom du Dieu supérieur Baal forme à lui seul un nom d’homme, ce qui met à l’abri de toute contestation l’opinion que j’ai souvent défendue, savoir : que les Phéniciens portaient les noms de leurs dieux, même des plus grands. Baal entre encore dans les noms Matan-baal. «Don de Baal » et Abïbaal, «père de Baal ».
La forme assyro-araméenne Bel figure dans Cil-Bel «ombre de Bel », indice certain que le roi de Gaza était alors un gouverneur assyrien. Le prédécesseur de celui-ci était également un général assyrien du nom de Sarloudari «que le roi se perpétue ». Milk ou Hercule, le Moloch ou Mâlech des transcriptions grecque et massorétique fait partie de Milhiasapa «Milk a réuni» et de Ahmilhi, le moderne Ahimeleh «frère de Milk ».
Le caractère de nom propre semble aussi devoir être conservé dans le nom divin Melkart, qui signifie «Milk de la ville », c’est-à-dire «Hercule tyrien », non «roi de la ville ». Le Cronos sémitique, El, se présente dans Poudouêl. Une forme remarquable est Yakinlôu «dieu affirme, » composée du verbe yakin et de alô pour alôn «dieu ». Cette forme contractée forme à elle seule le nom hébreu Elâ.
Dans la série des noms qui se terminent par Aleph comme Abdo, Anno, Milko, etc., il y a toujours la chute d’un n , car les formes pleines : Abdon, Hannon, Milkon sont encore usitées dans la Bible. Le dieu soleil se trouve dans Ikasamsu pour Ikas-Samsu «Soleil couvre ou protège ». Enfin le dieu iduméen Kozê apparaît dans Kaousgabri , où la sifflante çadé serait peut-être plus correcte.
Pour la prononciation des mots hébreux et phéniciens nous allons noter les points suivants:
I- i pour a, e et Schewa: Mitinti, héb. Mattenet ; Milk, héb. Malh, Meleh; Minasê ; 2- a pour o : Maba, Ammana pour Moab, Ammán; 3- existence de la voyelle e : Minassê ; 4- omission du Daguesh : Matanbâal, Mitinti , Minasê ; 5- u au lieu de schewa, devant u: Odume pour Edom ; 6- accentuation de la dernière syllabe lorsqu’elle se termine par une voyelle, entraînant parfois l’élision de la voyelle précédente : Yahinloû, Minsé pour Yahin-Alou, Minasê ; 7-forme substantive au lieu de forme verbale : Amminadbi (= Amminedeb) pour le massorétique Amminadab; de même, Kaousgabri répond à Kosgeber: Cf. les noms Eliezer et Elazar ; 8- forme passive au lieu de forme active, d’ailleurs inexacte : Poudou-El «racheté par Dieu » au lieu de Pedahêl «Dieu a racheté ».
Ces données suffisent pour démontrer que ni la Massore ni la transcription des Septante ne rendent exactement l’ancienne prononciation, mais elles mettent surtout en évidence l’inanité des tentatives de quelques auteurs modernes qui rapprochent autant que possible l’ancienne prosodie hébraïque de celle du syriaque.
De toutes les langues sémitiques, le syriaque est le plus pauvre en voyelles, l’hébréo-phénicien en était au contraire richement doté. Si cette certitude ne nous apprend pas grand’-chose, elle nous met du moins sur notre garde contre des changements de parti pris qu’on fait subir aux textes de la Bible sous le prétexte d’en restituer la métrique.
3. Les villes syro-phéniciennes
Ces noms de villes ont, en général, la forme massorétique sauf les modifications que nous venons d’indiquer dans le précédent paragraphe. Le nom de Byblos est épelé Gubli, coïncidant ainsi avec la forme grecque à l’exception du changement de g en b. Jusqu’à présent on voyait dans Usimuruna, la ville de Samarie ; maintenant, grâce à la variante Samsimuruna, cette identification est impossible.
Le nom est visiblement composé de sams «soleil » et de muruna marina «Notre Seigneur », épithète qui, d’une part, trouve son analogie sur une tessère palmyrénienne, le n° 135 de M. de Yogiié, et qui d’autre part jette un jour inattendu sur le nom de ville Shimron Merôn mentionné dans Josué, xii, 19. Il signifie «Shimron notre seigneur », et il en résulte l’existence d’un dieu chananéen, du nom de Shimron, qui n’est peut-être pas étranger à Shomeron, Samarie, la capitale des dix tribus.
Cette explication n’est pas incompatible avec le récit de I Rois, xvr, 24. Au temps de Sennachérib, le roi de Samsimuruna portait le nom de Menahem, comme le roi d’Israël bien connu. L’uniformité des noms propres dans la Syrie affaiblit considérablement l’identité que quelques assyriologues ont établie entre Ahabou, roi de Su’ ali, et Ahal·, roi d’Israël. La séparation de ces deux homonymes fait disparaître bien des difficultés chronologiques.
4. Le nom de l’île de Chypre
Les textes assyriens mentionnent l’île de Chypre sous deux noms différents : pays de Yamna ou Amna, et pays de Yatnana. Le premier, prononcé Yawna ou Awna, répond au Yâwân des Hébreux et signifie «Ionien », du grec Ίάφων contracté en Ίων. C’est un terme général qui s’applique aussi à la mer Méditerranée.
Dans la tradition hébraïque, Kittim, l’ancêtre mythique de Kition et représentant l’île de Chypre, est considéré comme fils de Yâwân, ce qui est conforme à l’histoire, car il est de fait que la grande majorité des Chypriotes procèdent de colonies ioniennes. Il y a lieu de penser que l’expression «fils des Ioniens » qui se trouve dans Joël iv, 6, a en vue, non les Grecs européens ou ceux d’Asie-Mineure, qui seraient appelés Yewânîm (Ioniens) tout court, mais les Kittîm ou Chypriotes. La mention de ce nom ne peut donc être invoquée ni pour ni contre l’opinion qui attribue à la prophétie de Joël une origine postexilienne.
Le second nom, Yatnana, est particulier aux Assyriens et on le rencontre pour la première fois dans l’inscription de Sargon, trouvée sur les ruines de Kition. Cette circonstance fait penser qu’il s’agit d’un mot grec et j’incline à y voir le terme Αθηναίων «des Athéniens », et en effet, suivant une tradition constante, les colonies qui ont peuplé l’île de Chypre sont venus directement de l’Attique. Un district chypriote, nommé la, est mentionné par Sargon ; on y reconnaît aisément le grec Ίάς «Ionie », où le mot γή «terre, pays » est sous-entendu. Ce district est probablement le Αχαιών άκττί «littoral des Achéens », de Strabon, où se trouvait la ville de Salamis, principale fondation de Teucros.
5. Les villes de Chypre
Parmi les dix villes de Chypre, que mentionnent les textes assyriens, une seule, Noure, ne répond pas à un nom connu. La forme Siloua pour Salamis rappellent sigulièrement le mot sémitique, Salwâ, synonyme de Salam «paix »,ce qui ferait supposer l’origine phénicienne du nom de Salamis. Lidir est l’ancienne ville de Ledron, près de Nicosie.
L’existence, en Chypre, d’une Kartihadast (Carthage) «ville neuve » fixe la provenance chypriote des célèbres fragments de bronze qui mentionnent un roi de Sidon, du nom de Hiram. Quand on considère que l’île de Chypre possédait bien deux villes portant l’épithète «vieille » : Palaea-Paphos et Palaea, mais une seule «ville neuve», Néa-Paphos, on est porté à croire que celle-ci ét Kartihadast sont identiques. Enfin l’existence du nom de Soli au septième siècle avant notre ère, ruine le récit de Plutarque, accepté jusqu’ici comme un fait historique, suivant lequel cette ville avait porté anciennement le nom de Άίπεία, et que son nom nouveau était dû à l’Athénien Solon qui a été à deux reprises l’hôte d’un roi que les uns appellent Cypranor, les autres Philocypros. Les anciens rapportent une poésie composée par Solon en l’honneur de ce roi ; si le fait du changement de nom s’y trouve, la non-authenticité du poème serait démontrée. Voilà un cas où les textes assyriens peuvent être utiles à la critique de l’histoire et de la littérature grecques.
6. Le roi Manassé
Nous compléterons cette étude par quelques observations sur celui qui est pour nous le personnage principal et le plus connu parmi les rois syro-phéniciens, sur le roi de Juda, Manassé.
Le livre des Rois ne mentionne de ce prince d’autre fait que celui d’avoir établi avec beaucoup de violence et de cruauté le culte des idoles que son père avait aboli (II, R. xxi, 1-17). Le livre des Chroniques, au contraire, dit en termes formels qu’il était revenu au culte de Jéhovah après son retour de Babylone, où il avait été emmené captif et enchaîné par les généraux du roi d’Assyrie (Ghron., xxx, 11-19). Eu égard à la date tardive de ce livre, ainsi qu’à sa tendance avérée à présenter sous un jour favorable les actes des rois davidiens, la réalité de cet épisode peut paraître assez problématique. Je pense pourtant que dans ce cas particulier au moins le doute serait déplacé, et voici pourquoi : une légende postérieure aurait certainement désigné Ninive comme l’endroit où fut amené Manassé pour être jugé par le roi assyrien, son suzerain.
Le remplacement de Ninive par Babylone prouve que l’auteur du récit savait qu’Assurbanipal était maître de Babylone et qu’il y séjournait en personne pendant un certain temps. Or, ces données sont en tout point conformes à ce que nous apprennent les inscriptions de ce monarque.
La Babylonie était déjà soumise aux Assyriens depuis le règne d’Assurahiddin. Assurbanipal mit son frère Samulmukin, le Sammughes de Polyhistor, sur le trône de Babylone, mais celui-ci ayant conclu alliance avec la presque totalité des peuples soumis et s’étant assuré du secours des rois de la Susiane et de l’Arabie, chercha à se rendre indépendant.
«Mais lui, mon frère infidèle, qui n’observa point le pacte conclu avec moi, excita à la défection mes serviteurs fidèles: les gens d’Accad, d’Arumu (var. d’Aramu), de la mer, depuis la ville d’Aqaba jusqu’à Bab-Salimiti, ainsi que Ummanibi… roi de Susiane… et les rois de Guti, de Syrie. d’Ethiopie que je tenais conformément à la promesse d’Assur et de Belit, eux tous, il les excita à se révolter contre moi . »
Assurbanipal ayant défait les alliés, prit Babylone, où Samulmukin s’était suicidé, et y régna sans contestation durant vingt et un ans. Je pense avec M. Schräder que Manassé avait pris part au complot de Sammughes et qu’il fut tranporté à Babylone pour expier sa félonie.
Le monarque assyrien se préparait alors à envahir la Susiane et était en veine d’indulgence. Manassé obtint la permission de retourner dans son royaume; mais, dans l’intervalle si pénible pour lui, il eut le temps d’attribuer son malheur à son infidélité envers la religion de son père et de faire vœu de fidélité à Jéhovah. Le changement de conduite de ce roi prend ainsi une apparence naturelle dont rien n’autorise à révoquer en doute la réalité historique.
Joseph Halévy
Étude sur deux listes cunéiformes de rois syriens et chypriotes tributaires de l’Assyrie.
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