Amis des juifs

Une action controversée de sauvetage des juifs européens en 1944-1945

Le 7 février 1945, un train de la « Deutsche Reichsbàhn » entra en gare à Kreuzlingen, dans le canton suisse de Thurgovie, à quelques kilomètres de la ville allemande de Constance. A l’intérieur des 17 wagons se 1 200 voyageurs, en général assez âgés.

Ces voyageurs n’étaient pas tout à fait ordinaires puisque leur gare de départ n’était autre que Theresienstadt, ghetto créé à la fin de 1941 en Tchécoslovaquie, essentiellement pour les Juifs allemands et tchèques.

Si les conditions d’internement, quoique très dures, étaient moins que celles que l’on rencontrait en général dans l’univers nazi, ce « privilège » disparut très rapidement après que la conférence de Wannsee (20 janvier 1942) ait décidé l’extermination des Juifs européens.

De Theresienstadt aussi, des convois partaient, avec pour destination finale Auschwitz : sur les 150 000 Juifs qui furent déportés vers ce ghetto, 33 500 y décédèrent à cause du surpeuplement, de malnutrition et de l’absence d’hygiène et 88 000 furent envoyés dans les camps de la mort.

Les 1.200 Juifs qui foulèrent le sol suisse en cette journée hivernale avaient réellement échappé à la mort.

Cette arrivée de Juifs ne constituait pas un événement sans précédent puisque 1 700 Juifs hongrois étaient parvenus en Suisse en août et 1944 en provenance du camp de concentration de Bergen Belsen après l’intervention du Vaadat Ezra Vehatzàlah (Comité d’aide et de secours) de l’Organisation Sioniste Hongroise dirigée par Otto Komoly et dont Reszo Kasztner était la cheville ouvrière.

Les deux opérations de sauvetage se déroulent avec, à l’arrière-plan, la fin du régime hitlérien.

Elles mettent aux prises d’un côté, un pouvoir nazi qui se trouve de plus en plus aux abois (ce qui accroît les dissensions à l’intérieur de l’appareil nazi, et jusque dans la SS) — de l’autre côté, des organisations juives qui, sentant enfin approcher le terme du calvaire juif, tentent d’éviter que la machine exterminatrice ne poursuive son sinistre travail.

Les deux opérations aboutissent également, peu ou prou, aux mêmes résultats : libération de quelques milliers de déportés juifs, ralentissement du rythme de déportation, préservation des vies d’internés juifs dans certains camps de concentration.

Toutefois, les profils des parties impliquées dans les deux affaires sont très distincts.

Alors que dans « l’affaire Kasztner » on trouve des de l’appareil nazi de Hongrie (essentiellement Kurt Bêcher « le gérant » du groupe industriel Manfred Weiss, dominant le marché de l’armement, du matériel agricole et de l’automobile), dans l’affaire du « 7 février 1945 », les personnes impliquées dans les négociations sont d’un rang beaucoup plus élevé puisqu’il s’agit du chef du SD Ausland (Services de sécurité à l’étranger), Walter Schellenberg et du Reichsfiihrer SS lui-même, Heinrich Himmler.

Du côté juif, les interlocuteurs des Allemands étaient, dans la première affaire, des Juifs suisses : Pierre Bigar, le responsable du Comité juif pour l’aide aux réfugiés ; Marcus Wyler, avocat et Sally Mayer, de la Fédération des communautés juives de Suisse (1936-1943), délégué du Fonds suisse de secours aux réfugiés (Schweizerischer Unter- stiitzungsfonds fur Fluchtlinge), mais surtout représentant en Suisse de l’organisation américaine juive de secours, Y American Jewish Joint Committee (Joint). Dans la seconde affaire, interviennent, par contre, des Juifs, moins engagés dans la vie communautaire, mais et anti-sionistes.

Enfin, alors que les intermédiaires étaient deux Juifs hongrois, Reszo Kasztner, déjà cité, et le Dr Billitz, un des directeurs du groupe industriel Weiss de Budapest, pour le « convoi de Bergen Belsen », un ancien président de la Confédération Helvétique, Jean-Marie Musy, servira de médiateur pour obtenir la libération des internés de Theresienstadt.

Le lieu d’où cette opération de sauvetage fut organisée — la Suisse — a également une importance capitale du fait de la position stratégique de ce pays neutre et de l’action des autorités politiques suisses.

Ajoutons, enfin que les autorités américaines, à travers le Comité des réfugiés de guerre {War Refugee Board), furent également impliquées dans l’opération.

Voilà donc les cinq acteurs historiques dont il s’agira d’examiner, à la fois les motivations, les tactiques et les comportements avant et après le 7 février 1945.

Pour mener à bien cette étude, nous nous baserons essentiellement sur trois séries de documents : ceux puisés dans les Archives Fédérales Suisses à Berne, ceux mis à notre disposition par les familles Musy et Hecht et ceux qui ont été rassemblés par l’archiviste américain John Mendelssohn. C’est à la radiographie de l’affaire du 7 février 1945 que nous convions maintenant les lecteurs.

Commençons par voir précisément qui était le « médiateur suisse », Jean-Marie Musy, qui servit d’intermédiaire entre le comité des Juifs et les cercles dirigeants allemands.

Jean-Marie Musy ou l’ambiguïté du bien

Jean-Marie Musy

Jean-Marie Musy, né à Albeuve en 1876, est issu d’une vieille famille de notables fribourgeois. En 1911, il entrait en politique, d’abord comme député au Grand Conseil de Fribourg, puis comme Conseiller d’État, à Fribourg, et cela sous la bannière du parti conservateur, défenseur des valeurs catholiques traditionnelles et partisan d’une démocratie par un pouvoir fort et bénéficiant d’un appui populaire direct. En octobre 1914, il fut élu au Conseil National (Parlement fédéral) et c’est en son sein qu’il acquit une audience nationale en encourageant le pouvoir à briser par la force la grève générale qui avait été déclenchée en novembre 1918 et en se posant comme un adversaire résolu du communisme.

Désormais présenté comme le porte-drapeau du parti de l’ordre, il entre au Conseil Fédéral (exécutif fédéral) en décembre 1919 au poste de ministre des Finances et assure par deux fois les fonctions de Président de la Confédération Helvétique (1925 et 1930). Au cours des quatorze années durant lesquelles il exerce de hautes responsabilités, son hostilité au communisme s’approfondit.

On voit apparaître, dans ces années vingt, deux idées sur lesquelles il insiste de plus en plus : l’union européenne et le corporatisme, idées qu’il tente de faire entériner par l’exécutif fédéral.

Décontenancés par les propositions de Musy qui prévoyaient notamment la mise en place d’une organisation corporatiste de l’économie, ses collègues le désavouent et le contraignent à démissionner le 22 mars 1934. Il n’est pas indifférent que cet échec intervienne peu de temps après les événements français du 6 février 1934 et l’élimination, dans l’Autriche voisine, du parti socialiste par le chancelier Dollfuss avec lequel Musy était lié d’amitié.

A partir de son départ, Musy s’engage dans la voie d’une politique de plus en plus personnelle. Après avoir quitté le Conseil Fédéral, il se lance activement dans ce qui lui apparaît de plus en plus comme central : le combat contre le bolchévisme.

Au nombre de ses activités, mentionnons : la création en février 1936 de l’Action Nationale Suisse contre le Bolchévisme, la à des meetings de l’Union Nationale, le mouvement fasciste de Georges Oltramare, le tournage au printemps 1938 d’un film « La Peste rouge »…

Toutes ces activités n’échappent pas à la police helvétique qui que Musy a des contacts avec Otto Rocher, l’ambassadeur allemand à Berne depuis 1938, comme il en a d’ailleurs avec le représentant du NSDAP en Suisse, Hans Sigmund Freiherr von Bibra.

S’il semble que Musy n’ait pas été aidé financièrement par le Reich, il est hors de doute qu’il a entretenu des relations assez suivies avec des plus hautes autorités allemandes (au début de 1941, il entreprit un voyage à Berlin pour plaider la cause de Vichy devant Himmler lui- même).

Les idées que défendaient l’ancien président de la Confédération ne pouvaient d’ailleurs que trouver un écho favorable chez les Allemands.

D’abord, parce qu’il louait la rénovation nationale entreprise par le : « II y a dans le style fasciste des éléments nobles et élevés. A rien ne servirait de s’obstiner et méconnaître ce qu’il y a de positif et de généreux dans l’Allemagne et l’Italie nouvelles ». Ensuite, parce qu’il était partisan d’établir en Suisse un gouvernement fort qui soit en mesure de dépasser la démocratie libérale et le socialisme doctrinaire.

Musy fut-il véritablement fasciste? Disons qu’il fut, avant tout, un conservateur catholique, farouchement attaché à la défense des vertus ancestrale (la famille, la foi religieuse…), attiré par les projets politiques corporatistes. Il fut surtout hanté par la menace bolchevique, et sur ce terrain, Musy pouvait parvenir à une entente avec des mouvements fascistes même s’il ne partageait pas la vision raciale du monde des nazis, la Suisse constituant justement selon lui, l’exemple vivant que « la vision d’idéal national peut être plus forte que le lien du sang ».

Pourquoi un homme comme Musy, séduit par « l’ordre nouveau », se transforme-t-il brusquement, en février 1945, en sauveur de Juifs?

Avant d’essayer de répondre à cette énigme, précisons comment se déroula l’intervention de Musy au profit des Juifs de Theresienstadt.

En avril 1944, Musy fut contacté par un couple de Juifs suisses, M. et M™ Loeb de Berne, qui lui demanda d’intervenir en faveur de leur sœur et de leur beau-frère, M. et M™ Bloch, internés à la prison de Clermont- Ferrand. Musy se rendit en juin 1944 à Paris où il rencontra le général SS Oberg, responsable du SD pour la France occupée, dont il obtint la libération du couple parce que la femme était d’origine suisse, et donc ressortissante d’un pays neutre. Ce succès conduisit Mme Torel, de à contacter Musy en juillet pour qu’il obtienne la libération de son fils arrêté par les nazis. Il se rendit à nouveau à Paris, cette fois-ci en vain. C’est peu après cette seconde mission qu’il reçut la visite de M™ Bolomey, de Lausanne, qui vint le voir au nom du H.IJ.E.F. (Hilfsverein fîir jûdische Flûchtlinge im Ausland — Association d’aide aux réfugiés juifs à l’étranger) basé à Montreux.

En octobre 1944, il rencontra le couple Sternbuch qui était du H.IJ.E.F. et accepta d’agir au nom de cette organisation, auprès des autorités allemandes pour obtenir la libération d’un certain nombre de Juifs internés dans des camps de concentration.

Le 1er novembre 1944, Musy, arrivait à Berlin en compagnie de son fils Benoît. Il fut accueilli par le général Schellenberg qui l’accompagna, deux jours plus tard, à Breslau, où Musy rencontra Himmler dans son train personnel qui filait à toute allure vers Vienne.

Sur quoi se mirent d’accord les deux hommes?

Le rapport écrit rédigé par l’ancien président de la Confédération, par son témoignage au procès de Nuremberg, présente le scénario suivant. Musy transmit à Himmler une liste nominative de Juifs que le H.IJ.E.F. désirait voir libérer, puis il demanda à Himmler de libérer tous les Juifs détenus dans les camps en échange d’une somme d’un montant d’un million de francs suisses. L’attitude de Himmler semble avoir été relativement passive : « II m’écouta attentivement et fit effort pour comprendre mon point de vue, fort éloigné du sien ».

Toutefois, il ne ferma pas la porte au marché proposé par Musy, soulignant qu’il était plus intéressé par des biens en nature (camions, tracteurs).

A la mi-janvier 1945, Musy revit Himmler à Wildbad, dans la Forêt- Noire, en compagnie de Schellenberg, et réussit à le convaincre qu’il devait accepter une tractation purement financière, et non une compensation en nature qui aurait soulevé l’opposition des Alliés (5 M de francs suisses furent ultérieurement déposés sur un compte bancaire à la Fides à Bâle).

En signe de bonne volonté, Himmler ordonna la libération des frères Rottenberg, les deux frères de Recha Sternbuch, et confia à W. Schellenberg le soin de poursuivre les négociations.

Entre janvier et avril 1945, Musy entreprit huit voyages auprès de Schellenberg et de son assistant, Franz Goering, qui aboutirent :

  • — à l’arrivée de 1 200 Juifs de Theresienstadt, le 7 février 1945,
  • — à la libération fin février de 61 « Juifs illégaux » d’origine hongroise (Juifs qui ne s’étaient pas fait recenser comme juifs),
  • — à la mise en liberté de proches de la famille Sternbuch et de rabbins (Berger-Rottenberg, Donenbaum, Cilzer…), vraisemblablement en avril 1945.

Quelles furent les motivations de l’ancien président de la dans cette affaire?

Si l’on en croit la biographie, très laudative, écrite par Gaston Castel- la « c’est le sentiment d’humanité et de charité chrétienne qui dicta à M. Musy son intervention en faveur des Israélites détenus dans les camps de concentration ».

Ce portrait flatteur ne correspond toutefois pas à l’idée que se faisait Roswell Mac Clelland, le représentant du War Refugee Board américain à Berne, dans le rapport qu’il adressa au directeur de cet organisme de secours (institué en janvier 1944 par l’administration Roosevelt). Mac Clelland voit trois raisons principales dans l’activité de Musy : « le désir d’un gain personnel, l’espoir de jouer un rôle saillant et la conviction qu’il pouvait obtenir des conditions de paix plus favorables pour les nazis ».

Reprenons, plus en détail, ces trois raisons. Il convient de prendre le terme « gain » au sens littéral du terme : profit pécuniaire et matériel. Sans qu’il soit possible d’apporter une preuve irréfutable en ce sens, de fortes présomptions semblent indiquer que Musy a monnayé ses services.

Il bénéficia d’une assurance-vie qui couvrait ses déplacements en Allemagne et du versement d’une somme de 60.000 francs suisses pour son intervention auprès des autorités allemandes.

Que Musy ait également tenté de se racheter en participant à cette activité de sauvetage ne fait pas non plus de doute. Reuben Hecht, membre du Vaad Hahatzalah orthodoxe, évoque cette volonté de justification : « Mon opinion est qu’il voulait se réhabiliter… il était alors un vieil homme et il eut des secondes pensées sur ces activités antérieures » .

L’activisme humanitaire de Musy pouvait ainsi lui servir de pour ses sympathies pro-fascistes et, donc, lui éviter d’éventuels embarras après la guerre.

Ajoutons que l’engagement de Musy, un engagement qui n’était pas exempt de risques pour sa vie lorsqu’il sillonnait une Allemagne soumise aux bombardements des Alliés, s’explique aussi par une certaine mauvaise conscience que, comme catholique fervent, il a dû progressivement alors que les horreurs engendrées par le régime nazi se précisaient de jour en jour.

Enfin, Musy a peut-être effectivement cherché à adoucir la colère des Alliés contre l’Allemagne en donnant de cette dernière une image plus celle d’une puissance disposée dans une certaine mesure à envisager l’élargissement des Juifs.

Étant donné son anti-communisme vibrant, il est probable que Musy a véritablement pensé que si l’Allemagne donnait des gages dans le « problème juif », elle pouvait espérer se voir octroyer une honorable et, même, dans l’hypothèse la plus favorable, se retrouver du côté des Anglo-saxons contre l’Union soviétique, un renversement de situation auquel aspirait une partie de la hiérarchie nazie.

Une dernière chose qui mérite d’être explicitée, c’est la facilité avec laquelle Musy a pu rentrer en contact avec les hautes sphères de l’État nazi.

Si sa stature d’homme d’État et sa nationalité suisse l’ont aidé, deux éléments « catalyseurs » ont été déterminants. D’abord la ligne idéologique de l’ancien président de la Confédération ne pouvait que se voir décerner un satisfecit. Comme le constatait le chef du service de sécurité du Reich, Reinhard Heydrich : « Musy milite en faveur d’une autoritaire de caractère fasciste national-socialiste… C’est du Reich seul que Musy attend le sauvetage de la culture occidentale face au danger interne et externe du communisme… »

Un fait personnel a sans aucun égale grandement facilité le travail de Musy : son amitié passée avec Franz Riedweg (né en 1907), journaliste lucernois, actif dans l’Action Suisse contre le Bolchévisme qui avait rejoint les rangs de la SS en juillet 1938. Par son mariage en 1938 avec une demoiselle von Blomberg, dont le père était depuis 1934 ministre de la guerre, Reidweg était en contact direct avec la haute hiérarchie nazie. C’est donc grâce à lui que Musy put approcher Himmler et Schellenberg.

Ses options idéologiques et ses relations personnelles furent déterminantes pour permettre à Musy — qui mourra en avril 1952 — de mener son action de sauvetage au nom du Vaad Hahatzalah de Montreux dont il convient maintenant de détailler la structure, les fonctions et les activités en 1944- 1945.

Le Vaad Hahatzalah orthodoxe et les contradictions du monde juif

Le H.IJ.E.F. avait été établi en Suisse en 1938, après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, afin de porter secours aux Juifs Il était dirigé par le couple Sternbuch, Isaac Sternbuch étant un citoyen helvétique ; sa femme, Recha, étant elle, la fille du rabbin Rottenberg d’Anvers. Le secrétaire du H.IJ.E.F., Hermann Landau, avait quitté la Belgique à la fin de l’année 1942 pour trouver asile en Suisse. Son assistant direct était Chaskel Rand qui avait fui Vienne en 1938.

Parmi les autres membres du comité, citons : Hugo Donnenbaum, Shaul Weingort, Leibish Rubinfels et surtout, Julius Kuhl, un diplomate de l’ambassade de Pologne en Suisse, et Reuben Hecht, le responsable européen de l’immigration clandestine pour YIrgoun qui s’était séparée de l’organisation militaire juive (Haganah) en 1937.

Le H.IJ.E.F. était l’émanation du Vaad Hahatzalah, le comité de secours basé à New York, qui avait été créé par l’Union des rabbins orthodoxes des États-Unis et du Canada, une organisation fondée en 1902 outre-Atlantique, pour rassembler les rabbins défendant la version du judaïsme qui était dispensée en Hongrie, en Biélorussie et en Ukraine.

Cette marque de l’orthodoxie est décelable à plusieurs niveaux. D’abord, l’initiative de la constitution du Vaad Hahatzàlah revient directement au président de l’Union des rabbins orthodoxes, Eliezer Silver (1887-1968).

Si certains de ces rabbins, à l’instar de Bernard Levinthal, le fondateur du parti sioniste-religieux Mizrahi aux États-Unis — le courant orthodoxe, alors minoritaire, qui s’était déclaré favorable à l’entreprise sioniste — soutenaient l’activité des sionistes, la majorité d’entre eux étaient proches de YAgoudat Israël antisioniste. Eliezer Silver avait été le promoteur de la branche de YAgoudat, Aaron Kotler, un des grands sages juifs de la première moitié de ce siècle, en était également un des piliers ; Abraham Kalmanovitz, le chef de l’école talmudique MIR qui fonctionna à Shanghaï pendant la guerre, était membre du Conseil des Sages de la Torah de YAgoudah Israël.

Ensuite, les membres du Vaad Ha Hatzalah en Suisse étaient des Juifs orthodoxes, originaires de la communauté anversoise, viennoise ou suisse.

Enfin, le comité de sauvetage avait été créé dans un but très clair: venir en aide aux Juifs orthodoxes persécutés par la politique raciale allemande, en leur envoyant des colis de nourriture, en arrangeant leur départ des pays occupés ou en négociant leur libération, comme dans l’affaire Musy.

Malgré la forte imprégnation orthodoxe du H.I.J.E.F., ce dernier offre pourtant la particularité d’associer à une majorité de Juifs orthodoxes, deux éminentes personnalités non orthodoxes. La première, Julius Kuhl, était un diplomate en poste à l’ambassade polonaise à Berne qui servit d’intermédiaire entre le comité et les communautés juives de Pologne. La seconde, Reuben Hecht, était un Juif bâlois, qui rompit avec le milieu assimilé dans lequel il avait grandi, pour embrasser la cause sioniste.

Après avoir fait son aliya en 1936, il fut envoyé en Europe par David Ratziel, le commandant de YIrgoun, afin de mettre en place des réseaux d’immigration clandestine, tâche pour laquelle sa nationalité suisse fut d’un grand secours.

Il est, a priori, étrange, qu’un partisan du c’est-à-dire d’un sionisme « intégral » réclamant la formation immédiate d’un État Juif, ait pu s’associer avec des rabbins orthodoxes ne faisant pas mystère de leur opposition au sionisme.

Pourtant, à y regarder de plus près, cette coopération s’explique parce que les deux groupes étaient également frappés d’ostracisme par le sionisme-socialiste, alors majoritaire au sein du mouvement sioniste. Cette « alliance des réprouvés » n’aurait toutefois pas pu se maintenir s’il n’y avait eu un au fait juif qui les unissait : la fidélité obstinée. Obstination des orthodoxes à persévérer dans le respect scrupuleux des traditions, obstination des révisionnistes à fonder coûte que coûte une communauté juive indépendante.

La relative marginalisation des orthodoxes et des révisionnistes par rapport au sionisme-socialiste, leur même attachement à la préservation de l’identité juive expliquent que les deux camps aient pu travailler de concert au sein du HJ.I.E.F.

Leur collaboration, toutefois, dut faire face à l’hostilité partielle d’autres organisations juives.

Les représentants du Vaad Hahatzalah en Suisse ont présenté un tableau particulièrement noir de leurs relations avec ces organisations juives qu’ils dépeignent comme des adversaires, non comme des partenaires. Le plus véhément c’est Isaac Sternbuch lui- même. Il envoya à la cour israélienne qui eut à statuer en 1954 sur l’affaire Griinewald-Kasztner un rapport dans lequel il écrit : « Le Kasztner a, en liaison avec son ami Kurt Bêcher, sans arrêt dérangé la remarquable action du conseiller fédéral Musy de façon criminelle et en faisant preuve de mauvaise foi ».

Musy, dans son propre rapport, fait également référence au rôle qu’aurait joué Sally Mayer au cours des tractations de l’hiver 1944 avec Himmler : « Sally Mayer mettait tout en oeuvre pour paralyser l’action du comité de Montreux… Notre action s’est heurtée à une difficulté grave : l’opposition systématique et très dangereuse de Sally Mayer qui avait à son service à Berlin un homme influent, le colonel Bêcher ».

Que penser de ces critiques? D’une part, celles-ci sont excessives. Le Joint, dont Sally Mayer était le représentant en Suisse, participa en effet financièrement à l’opération de sauvetage puisqu’il rassembla la plus grande partie des 5 millions de francs suisses qui furent transférés sur un compte en banque à Bâle, en application des accords Musy-Himmler.

D’autre part, ces critiques soulèvent pourtant un vrai problème : celui de la « mésentente cordiale » entre le groupe Sternbuch et le groupe Mayer. Le désaccord qui découlait de leurs options idéologiques divergentes et anti-sioniste, d’un côté — sioniste, de l’autre) débouchait sur une stratégie différente.

La stratégie du Vaad Hahatzalah reposait sur un essentiel du judaïsme : le pikkuah nefesh (respect de la vie humaine). En application de cette règle, le comité de Montreux n’hésita pas à accepter l’idée d’un échange entre la libération des Juifs des camps de concentration et le versement de sommes d’argent au profit des nazis, les ennemis du peuple juif. A l’inverse, Sally Mayer refusa de considérer sérieusement qu’un marchandage financier puisse être envisagé et sa tactique consistait à faire durer les négociations par des moyens dilatoires, jusqu’à la fin de la guerre.

Les approches divergentes des deux groupes reposaient aussi sur une compréhension différente de la tragédie juive européenne.

Pour le Vaad Hahatzalah, Hitler menait avant tout une guerre contre les Juifs et c’est cette guerre qu’il s’agissait de faire cesser coûte que coûte. Pour Sally Mayer, l’extermination des Juifs n’était qu’une facette du conflit général des Alliés contre l’Allemagne et c’est seulement de la défaite de cette dernière qu’il fallait escompter la fin du calvaire juif.

Sauver les Juifs à tout prix même en « traitant avec le diable », sauver les Juifs par la victoire des Alliés : ce furent là les deux options qu’empruntaient Sternbuch d’un côté, Mayer de l’autre.

Malgré leurs divergences d’approche, il y a toutefois une chose qui relie Mayer et Sternbuch : le « dialogue » avec les autorités allemandes, même qu’il ne s’agissait pas, pour chaque partie, des mêmes Allemands.

Schellenberg contre Becher : les rivalités à l’intérieur du camp allemand

L’historiographie du nazisme a, au cours de ces vingt dernières années, quelque peu infléchi l’image du Reich comme système totalitaire et rationnellement organisé qu’avaient esquissée les procès de et les premières études effectuées dans la foulée de la défaite. Elle a plutôt tendance à présenter le système nazi comme une polycratie, une juxtaposition de centres de pouvoir souvent en conflit.

Cette approche, on la trouve dans l’analyse d’une institution centrale de l’État-parti nazi comme la SS puisque les études récentes se sont employées à montrer que la SS n’était pas véritablement un bloc totalement indépendant à l’égard de l’armée, du parti et de l’État.

L’affaire Musy met précisément en lumière les conflits qui ont pu  opposer différents services nazis, les stratégies divergentes qu’ont pu suivre des individus appartenant à la même institution (en l’occurrence la SS) et les solutions, plus ou moins extrêmes, que ces acteurs proposaient pour résoudre le « problème juif ».

Les négociations entreprises par Musy sous l’égide du HIJEF s’inscrivent dans le droit fil de précédents pourparlers comme ceux entrepris, au 1942 entre le rabbin slovaque Michel Weissmandel, la responsable de l’organisation des femmes sionistes, Gizi Fleischmann, et le dirigeant local du IV B 4, Dieter Wisliceny.

Voyons quels sont les acteurs en présence dans l’affaire Musy.

Celui avec qui Musy eut les relations les plus suivies entre octobre 1944 et avril 1945 fut Walter Schellenberg. C’était un homme qui avait l’expansion du nazisme puisqu’il adhéra au NSDAP et fit son entrée dans la SS au printemps 1933, à l’âge de 23 ans, avant d’entrer en 1934 dans le service de sécurité, le SD, dirigé par Reinhard Heydrich. Il y fera une ascension fulgurante, passant du Bureau central du SD à la direction du contre-espionnage de la Gestapo, avant de devenir le chef du SD-Ausland — le service d’espionnage nazi à l’étranger — dont il prit la direction en juin 1941.

Il faisait partie du cercle des rares intimes de Heydrich et des rapports étroits avec Himmler qui considérait son jeune collègue comme un homme particulièrement doué dans le domaine du 18.

C’est à l’automne 1944 que Schellenberg rencontra pour la première fois Musy au cours de l’entrevue que celui-ci eut avec Himmler.

Musy dressa un portrait plutôt flatteur du responsable SS : « II me fit d’emblée bonne impression. Modeste, très calme, apparence de franchise, tout contribuait à inspirer confiance ».

Sa participation aux tractations de l’automne 1944 est une nouvelle illustration de la conviction de Schellenberg, affichée dès la fin de l’été 1942, qu’une paix séparée avec les Anglo-Saxons était indispensable pour sauver l’Allemagne d’une défaite totale. Il crut qu’un bon moyen de désamorcer l’hostilité des Nations-Unies vis-à-vis de l’Allemagne était de leur donner un gage en faisant libérer les Juifs détenus dans les camps de la mort.

Si Schellenberg put entreprendre des tractations aussi longues entre 1944 et avril 1945, c’est d’abord parce qu’à l’intérieur du SD-Ausland il pouvait compter sur la collaboration des services qui étaient sous ses ordres, en particulier la section VI-A chargée de l’organisation générale du SD et en son sein, Franz Gôring, qui était en charge des missions spéciales.

Mais Schellenberg put surtout bénéficier de la protection déterminante de Himmler lui-même. Ce dernier permit à celui dont il avait fait une sorte de conseiller spécial pour les affaires étrangères de s’engager dans les avec Musy parce qu’il était habité par l’illusion de conclure une paix séparée avec les Occidentaux.

Mais, parce qu’il restait déchiré entre son obéissance fidèle au Fùhrer et ses phantasmes de négociations avec l’Ouest, il adopta une attitude médiane : tout en couvrant Schellenberg dans ses contacts répétés avec Musy, il ne s’engagea jamais activement aux côtés de son subordonné, par exemple, en faisant pression auprès de l’Inspection des camps de concentration sous la direction de Richard Gliicks pour qu’il accélère la libération des Juifs de Theresienstadt.

La position de Himmler était donc extrêmement précautionneuse : il était disposé à tirer le maximum de profit politique de telles tractations tout en refusant ses relations avec Hitler en participant activement aux négociations.

Félix Kersten, officiellement le masseur du Reichsfuhrer mais en réalité le confesseur et le conseiller privé du Torquemada du IIP Reich, incita Himmler en août 1944 à recevoir l’ancien conseiller fédéral.

Walter Schellenberg, le « grand maître » des pourparlers avec Musy, eut affaire à deux types d’opposition à l’intérieur de l’appareil nazi : une opposition sur l’opportunité des négociations — une critique de fond sur l’existence même de tels pourparlers.

La première opposition provenait de Kurt Bêcher, Obersturmbann- fiïhrer SS et responsable des questions économiques au commandement opérationnel des SS en Hongrie. Ce fut lui qui, avec l’assistance de Otto Winkelmann, Obergruppenfuhrer SS et HSSPF en Hongrie (Hôhere SS und Polizeifuhrer — chef suprême des SS et de la police), mena les négociations avec Reszô Kasztner d’un côté, Sally Mayer de l’autre.

Bêcher vit donc avec une grande méfiance le développement, parallèlement aux propres négociations qu’ils avaient engagées, de tractations qui lui apparaissent comme une concurrence.

Musy, dans son rapport, et Schellenberg dans sa déposition au Tribunal International de Nuremberg (le 18 juin 1948), insistent sur la tactique d’obstruction de Bêcher qui aurait déployé une énergie considérable pour saboter leurs propres efforts de sauvetage.

A l’inverse, Bêcher insiste sur les manœuvres du chef du SD-Ausland auprès de Himmler pour le discréditer. En réalité, il semble que chacun des deux hommes ait insisté auprès du Reichsfiihrer SS pour présenter son opération de comme la seule politiquement efficace et dénigrer, a contrario, celle de l’adversaire, en s’alliant même avec un opposant résolu à toutes les visant à alléger le sort des Juifs : Ernest Kaltenbrunner.

L’homme qui, après avoir été HSSPF en Autriche, puis, en remplacement de Heydrich, du RSHA à partir de janvier 1943 était, comme l’a écrit son récemment, un soldat idéologique. Son antisémitisme rabique ne pouvait que le conduire à voir d’un œil négatif toutes les tractations à la libération « d’ennemis du Reich ».

Bêcher et Winkelman n’eurent donc pas beaucoup d’efforts à faire pour discréditer Schellenberg auprès de Kaltenbrunner d’autant plus que les deux hommes entretenaient de fort mauvaises relations.

Kaltenbrunner intercepta à la mi-février 1945 un message transmis par un service de renseignements gaulliste en Espagne qui annonçait que la libération des Juifs de Theresienstadt avait été obtenue contre la garantie que 250 nazis éminents obtiendraient l’asile en Suisse.

Cette information, totalement fausse, le chef du RSHA se hâta de la transmettre à Hitler, qui entra alors dans une colère noire, promettant à tout Allemand qui sauverait un Juif l’exécution immédiate, ce qui conduisit Himmler à faire cesser toute autre libération de Juifs.

Kaltenbrunner, lors de son procès, ne fait d’ailleurs pas mystère de son opposition résolue aux manœuvres entreprises par l’intermédiaire de Musy : « J’ai critiqué Himmler pour ses actes et je m’en suis plaint à Hitler en disant que les méthodes de Himmler et de Schellenberg desservaient la cause du Reich ».

Les rivalités intra-nazies ont eu un double effet contraire dans l’affaire Musy.

Elles ont d’abord permis aux tractations de démarrer, sous de Schellenberg « patronné » par Himmler ; elles ont aussi mis un terme à ces discussions puisque Bêcher, qu’elles « concurrençaient » dans ses propres manœuvres, et surtout le redoutable Kaltenbrunner qui par conviction idéologique toute négociation avec des organisations juives, mirent tout en oeuvre pour les faire cesser. C’est au milieu de ces contradictions — non pas idéologiques mais fonctionnelles — que Musy dut naviguer pour mener à bien sa mission. Mais il eut aussi affaire à des manœuvres dilatoires d’une autre origine, américaine cette fois.

Le War Refugee Board : son opposition à tout marchandage financier

Depuis environ vingt ans, de nombreux historiens américains ont remis en cause l’image jusqu’alors admise d’une administration américaine qui, ignorant la réalité du génocide en Europe, n’aurait pas été, par conséquent, en mesure de riposter aux pratiques hitlériennes.

Les recherches depuis 1968 montrent, au contraire que, non seulement Roosevelt était informée, dès l’été 1942, de l’existence des camps de la mort, mais qu’elle fit preuve plus que d’une banale inertie : d’une par omission, en refusant par exemple d’assouplir les règles rigides des quotas d’immigration.

Il faudra attendre le 22 janvier 1944 pour que F. D. Roosevelt crée le War Refugee Board qui fut chargé de tous les programmes de sauvetage et de secours aux victimes de l’oppression nazie.

Des agences du WRB furent créées auprès des différentes représentations diplomatiques dans quatre des cinq pays neutres (en Espagne, l’ambassadeur américain refusa qu’un représentant du WRB l’assiste) : la Suède (Iver Olsen), le Portugal (Robert Dexter), la Turquie (Ira Hirshmann) et la Suisse (Roswell Mac Clelland). Ce dernier, un quaker, directeur local de V American Friends Service Comittee, une organisation d’entraide américaine, déploya au cours des années 1944/45 une intense activité d’assistance en fabriquant des faux papiers, en organisant des réseaux clandestins (au profit par exemple, d’orphelins juifs recueillis en Suisse) ou en prodiguant des fonds à des groupes juifs clandestins comme le Hechaloutz.

Pour une raison d’ordre militaire, il y avait une chose que le WRB devait éviter coûte que coûte : renforcer, même marginalement, le dispositif militaire allemand. dit, il ne pouvait être question de cautionner un marchandage par lequel les Allemands proposeraient d’accorder la vie sauve à des Juifs en échange de la remise d’argent, de denrées ou de biens.

Étant donné l’opposition absolue du WRB à toute négociation une dimension financière, le Vaad Hahatzalah s’employa à le Sternbuch maintint Mac Clelland le plus longtemps hors du coup d’abord en transmettant ses messages au siège de l’Union des Rabbins orthodoxes de New York, non par les canaux de transmission américains, mais par les facilités télégraphiques des légations polonaises aux États-Unis et en Suisse où travaillait Julius Kuhl, un membre du Vaad.

Après la première rencontre entre Musy et Himmler au début du mois de novembre 1944, au cours de laquelle Musy avait évoqué la remise en liberté des Juifs en échange du versement d’au moins 1 million de francs suisses, Sternbuch se mit en quête de cet argent et entra, pour cela, en relation avec Mac Clelland dont l’intervention était indispensable pour que cette somme puisse être transférée des États-Unis vers la Suisse.

Le représentant du WRB conseilla au Département d’État de ne pas soutenir le projet parce qu’il était vague, peu crédible et impliquait Musy que Mac Clelland tenait pour un personnage assez douteux.

Après la seconde Musy-Himmler, à la mi- janvier 1945, au cours de laquelle la rançon fut portée à 5 millions de francs suisses, le WRB en fut informé par un membre new-yorkais du Vaad Hahatzalàh qui s’en ouvrit à George Warren, un officiel du Département d’État. Mac Clelland fut chargé de suivre de près.

Le 6 février 1945, la veille de l’arrivée en Suisse du train en provenance de Theresienstadt, Mac Clelland donna son accord de pour le transfert des 5 millions de francs suisses exigés par Himmler, étant entendu que cet argent ne pouvait servir en aucune façon à « ranàonner » les Juifs et que toute utilisation devait obtenir l’accord du WRB.

Lorsque l’argent fut transféré à Bâle le 1er mars 1945 sur un compte joint, détenu par Stenbuch et Mac Clelland, le projet était déjà abandonné de facto, du fait de l’opposition à Himmler à l’intérieur de l’État nazi.

Trop tard ou trop peu, c’est ainsi qu’on pourrait résumer l’action du WRB dans les années 1944/45.

Cette remarque se vérifie en particulier dans « l’affaire Musy » au cours de laquelle Mac Clelland se refusa toujours à envisager le moindre paiement effectif aux nazis en échange d’un sauf-conduit pour certains Juifs.

Le Vaad Hahatzalàh ne put compter que sur la collaboration active d’un seul diplomate américain : Sam Woods. Ce dernier était attaché commercial du consulat général de Zurich, mais en réalité il appartenait aux services secrets américains : Office of Strategic Service (OSS). C’est lui qui, au cours de l’année 1943, mit en relation Reuben Hecht, qui avait établi le quartier général de l’Irgoun à Zurich au printemps 1941, et les Sternbuch de Montreux dont il avait entendu parler dans le cadre de ses activités professionnelles. Il est probable que Woods ait agi, en en particulier grâce à ses relations personnelles avec le secrétaire d’État Cordell Hull, pour que le Département d’État n’intervienne pas pour contrer les activités parallèles de Sternbuch, surtout à partir du moment où elles produisaient des résultats.

C’était, de toute façon, bien la moindre des choses que pouvaient faire les autorités américaines : ne pas entraver une initiative qui, étant donné l’heure tardive à laquelle elle intervenait, ne risquait plus de contribuer à retarder l’échéance fatale pour le pouvoir nazi.

C’est une attitude d’attentisme précautionneux assez similaire que l’on retrouve dans le comportement des autorités suisses dans l’affaire Musy.

Les autorités suisses entre l’ignorance et la prudence

La Confédération Helvétique a été vigoureusement critiquée pour la politique draconienne qu’elle a conduite vis-à-vis des réfugiés qui à gagner son sol. Dans le rapport qu’il écrivit sur ce sujet en 1957, le conseiller d’État bâlois Cari Ludwig se montre sévère vis-à-vis des fédérales de l’époque auxquelles il fait grief d’avoir trop négligé leur obligation d’humanité au profit d’une prise en compte exclusive de la raison d’État.

Il faudra attendre le printemps 1943, avec les défaites allemandes sur le front russe, et surtout la capitulation italienne de septembre 1943, pour assister à un infléchissement de la politique helvétique à l’égard des juifs.

Outre le changement du climat international en faveur des Alliés, les pressions américaines furent aussi instrumentales dans de l’attitude des Suisses. Après l’invasion de la Hongrie en mars 1944, le WRB fit pression sur les États neutres et sud-américains pour qu’ils délivrent des documents de protection au profit des Juifs hongrois et le chef du service des intérêts étrangers à la légation suisse de Budapest, Charles Lutz, émit ainsi des milliers de lettres de protection33.

Comment la libération des 1.200 Juifs de Theresienstadt s’intègre-t-elle dans ce climat de bonne volonté manifestée par les officiels suisses?

Il faut dire, pour commencer, que les autorités suisses ont été maintenues à l’écart des tractations de Jean-Marie Musy : diverses lettres d’Edouard von Steiger, chef du département de justice et police et président de la Confédération helvétique en 1945, et de Heinrich Rothmund, chef de la division de la police, montrent clairement que, non seulement ils n’avaient pas été informés des agissements de leur collègue Musy, mais qu’ils furent littéralement mis au pied du mur : ils apprirent l’existence de cette opération de sauvetage alors que le train pénétrait sur le territoire suisse.

Mis devant le fait accompli, les responsables suisses consentirent à ce que ces Juifs restent temporairement en Suisse. La magnanimité suisse doit toutefois être tempérée par la double considération suivante : les frais de séjour étaient pris en charge par le WRB et l’évacuation des Juifs devait être promptement organisée car il n’était plus question de les autoriser à résider en Suiss5.

Le départ des Juifs fut, effectivement, mis sur pied avec une extrême célérité, non plus tant à cause de l’impatience des Suisses, mais parce que les réfugiés devenaient un enjeu politique pour les divers groupes juifs qui cherchèrent à se les « approprier ».

Bien que ce soit le Vaad Hahatzalah orthodoxe qui ait été à l’origine de cette action de sauvetage, l’Agence juive, qui était bien mieux organisée, s’employa à préparer leur départ vers la Palestine.

La tension entre les deux organisations était inévitable puisque le Vaad du fait de son antisionisme, ne voyait pour destination possible pour ces Juifs que les communautés orthodoxes aux États-Unis ou en Europe, alors que l’Agence juive avait pour unique objectif de renforcer le foyer national juif par Yaliya.

Finalement, après de véhémentes protestations émanant des réfugiés, dans leur majorité hostiles au départ vers la  Palestine, et de leaders orthodoxes comme le rabbin Botschko de Montreux, la plupart des Juifs de Theresienstadt quittèrent la Suisse au cours de l’été 1945 pour rejoindre d’autres pays européens ou les États-Unis.

Seule une petite minorité se rendra en Palestine avec les groupes d’olim : 34 rescapés de Theresienstadt se joignirent, par exemple, à 700 réfugiés de Bergen-Belsen et à 300 jeunes pionniers pour former le convoi qui partit pour la Palestine le 23 août 1945 via Brigue (Valais) et Trieste.

Avec le départ de Suisse de ces Juifs s’achevait l’affaire Musy.

Conclusion

Si, en février 1945, 1.200 Juifs purent trouver refuge en Suisse, cette réalisation est l’aboutissement d’une conjonction d’intérêts.

Pour Jean- Marie Musy, l’intérêt immédiat qu’il pouvait trouver en jouant les pour le compte d’une organisation juive était d’ordre personnel : se forger un alibi et se refaire une virginité politique en masquant son par un philosémitisme de dernière heure.

Le Vaad Hahatzalah avait, lui, un objectif humanitaire : sauver le maximum de Juifs (en lieu dans les cercles orthodoxes).

Enfin, si certains des responsables allemands ont pu s’engager dans ces tractations, c’est avant tout parce qu’ils en escomptaient des bénéfices tout en se berçant de l’illusion de désamorcer l’hostilité des Anglo- Saxons vis-à-vis de l’Allemagne. Cette tactique s’avéra d’ailleurs fructueuse puisque Schellenberg ne fut condamné, malgré ses lourdes responsabilités, qu’à six ans de prison en avril 1949.

Les tractations impliquèrent activement les trois parties précitées. Les Américains n’intervinrent, par l’intermédiaire du WRB, qu’avec réticence et après avoir été maintenus « sur la touche » le plus longtemps possible par Sternbuch.

Quant aux Suisses, ils sont véritablement les grands absents après avoir été tenus à l’écart de ces tractations, ils n’eurent plus qu’une alternative : accueillir les 1 200 internés juifs à leur arrivée en Suisse… et faire en sorte qu’ils poursuivent leur route sous d’autres cieux.

« L’action Musy » — comme « l’action Sally Mayer » — constitua un succès limité. Pourtant, elle ouvrit la voie à d’autres interventions qui soulagèrent les souffrances de milliers d’hommes et de femmes dans les premiers mois de 1945 alors que le Reich agonisait.

Au nombre de ces interventions, citons :

  • — le transfert de 5 000 internés Scandinaves vers la Suède,
  • — la libération de 3 500 femmes juives de Ravensbriick,
  • — le ravitaillement des camps en vivres et en médicaments par la Croix Rouge.

L’action Musy ne fut pas la cause immédiate de toute cette agitation humanitaire mais elle créa, par son dénouement heureux, un climat à de telles initiatives qui restèrent, malgré tout, fort limitées et sans commune mesure avec l’ampleur de la tragédie que vécut le peuple juif au cours de la seconde guerre mondiale.

Alain Dieckhoff, Chargé de recherche au C.N.R.S.


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