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Les projets millénaristes chrétiens en Palestine ottomane ont précédé le mouvement sioniste

La colonie euro-américaine dans la vallée d’Artas près de Bethléem

Au XIXe siècle, il y a eu en Europe et en Amérique du Nord un renouvellement d’intérêt marqué pour la Palestine.

Cet intérêt a pris plusieurs dimensions : d’un côté, une dimension religieuse, et d’un autre côté, une dimension politique liée à la concurrence entre les ambitions impérialistes françaises et britanniques mais aussi russes et prussiennes dans la région1.

Au niveau politique, le XIXe siècle a été dominé par la Question d’Orient qui désigne les différents positionnements stratégiques des puissances européennes envers un Empire Ottoman en difficulté grandissante.

Au niveau religieux, l’approche du nouveau millénaire et le souhait de maintenir les paradigmes bibliques face à l’évolutionnisme sont parmi les raisons de l’intérêt croissant pour la Palestine dont atteste le nombre important de récits de voyage et de pèlerinage et d’ouvrages de topographie biblique de cette période.

La « Terre sainte » était à nouveau un point de focalisation des intérêts chrétiens, autant catholiques que protestants2.

Parmi ces derniers, un grand nombre s’articulaient autour des idées millénaristes, selon lesquelles le « second avènement » du Christ et son règne millénaire dépendaient du « retour » des juifs à la terre des prophéties et de leur conversion au christianisme.

Jérusalem a été le carrefour de la plupart des interventions sur le terrain liées aux intérêts politiques et religieux des puissances européennes en Palestine.

Ces interventions ont débuté pendant les neuf années du règne d’Ibrāhīm Pacha en Palestine (1831-1840).

Son père, Muḥammad ‘Alī, le souverain d’Égypte, avait voulu s’assurer du soutien des puissances européennes lors de ses invasions en introduisant des réformes dont ces puissances allaient bénéficier. Ainsi, il avait aboli certaines pratiques discriminatoires vis-à-vis des non-musulmans vivant dans l’étendue du nouvel empire et il permit l’installation de consulats européens à Jérusalem, ainsi que l’institutionnalisation des activités missionnaires chrétiennes3.

À partir des années 1830, de plus en plus de consulats européens ont ouvert leurs portes dans la ville de Jérusalem et des missionnaires venant d’Europe et d’Amérique du Nord se sont installés dans ses rues.

Dans ce contexte, le cas du village d’Artas près de Bethléem, site de la première colonie millénariste euro-américaine en Palestine ottomane, présente une étude de cas très intéressante.
Couvent des soeurs du jardin d’Artas

Au milieu du XIXe siècle, cette vallée, de par sa fertilité et par son association biblique avec le Roi Salomon, a attiré de nombreux adeptes du millénarisme originaires de plusieurs pays d’Europe et d’Amérique du Nord.

En 1845, l’Anglais John Meshullam, un converti à l’anglicanisme d’origine juive, acquit près de la moitié de la vallée d’Artas pour y établir une exploitation agricole4 qui devint une véritable colonie multinationale dès 1849 et jouit du soutien résolu du Consul britannique à Jérusalem.

Meshullam employa des juifs convertis ou potentiellement candidats à la conversion dans sa colonie qui fut connue comme la première école de travaux manuels pour les juifs de Palestine.

Cette colonie, malgré le nombre modeste de ses membres qui n’a probablement pas dépassé une quarantaine à son apogée, gagna rapidement la réputation de colonie modèle à la fois parmi des chrétiens millénaristes œuvrant pour le rétablissement des juifs en vue du retour du Christ et parmi les juifs européens prônant un retour en Palestine avant même les débuts du mouvement politique sioniste5.

Il existe de nombreuses sources de première main ainsi que des témoignages dans des récits de voyage qui nous donnent la possibilité d’analyser comment les imaginaires millénaristes ont conditionné la réalité dans ce cas précis.

Cet article se propose de donner un aperçu général des imaginaires millénaristes concernant la Palestine tout en se tournant régulièrement vers l’exemple concret d’Artas avec une analyse du lien entre écrits et projets millénaristes au XIXe siècle.

Cette variation dans l’échelle permettra de mieux saisir la fonction des imaginaires millénaristes et leur rapport avec la réalité palestinienne.

La Palestine à travers le prisme biblique

La majorité des Européens et Américains qui se rendaient en Palestine au XIXe siècle avaient déjà une image de ce qui les attendait. Ils pouvaient en effet, avant leur voyage, puiser dans les deux répertoires des images bibliques et des images orientalistes pour se forger une idée de ce pays lointain.

Aux pèlerins, mais aussi aux voyageurs et à ceux qui venaient s’installer en Palestine pour des séjours prolongés, la lecture de la Bible et son interprétation souvent littéraliste offraient des images de la Palestine comme Terre sainte.

Ainsi, au XIXe siècle, la Bible était le guide préféré des voyageurs européens6.

La Palestine était donc pour eux un pays surinvesti d’images bibliques, projeté sur un arrière-plan d’imageries orientalistes. Le pays était perçu comme le décor de scène des paysages et des personnages bibliques, tout comme « l’Orient » en général était le décor de scène de « l’Autre » créé par l’imaginaire européen7.


Les paysages de la Terre sainte étaient même vus par certains comme une extension des évangiles.

Ainsi le moine bénédictin Bargil Pixner affirmait que la Terre sainte constituait le cinquième évangile :

 » Cinq évangiles relatent la vie de Jésus. Quatre que vous trouverez dans des livres et un que vous trouverez dans la terre qu’ils appellent sainte. Lisez le cinquième évangile et le monde des quatre s’ouvrira à vous 8. « 

Il y a là une réciprocité : la Bible devient intelligible à l’aide des paysages de la Palestine et la Palestine le devient à l’aide de la Bible.

Au XIXe siècle la Bible était également utilisée comme base de recherche par les chercheurs bibliques et même par de nombreux auteurs contribuant au corpus d’écrits orientalistes.

Le théologien protestant français Ernest Arnaud, auteur d’un livre sur la topographie biblique publié en 1868, exprime le consensus à l’égard de cette démarche :

La Bible est la base naturelle et nécessaire de toute étude historique et géographique sur la Palestine, à tel point que les travaux de ce genre auxquels elle a donné naissance, ne peuvent guère aspirer qu’à être des commentaires plus ou moins bien réussis9.

Même la population de la Palestine était souvent perçue à travers un prisme biblique.

Or, en 1865, l’explorateur italien Ermete Pierotti 10 fait référence aux mœurs du moment en Palestine pour éclairer la vie décrite dans la Bible :

Néanmoins, les sites, les monuments de toute nature ne sont pas les seuls témoins du passé, et peut-être l’archéologie a-t-elle tort de se borner à ce seul côté de la question. L’histoire, en effet, dans un pays aussi fortement constitué que l’était celui-là, doit encore se retrouver, en partie, du moins, dans les mœurs actuelles. Il est certain que bien des passages douteux de la Bible et des historiens de l’antiquité deviennent tout à fait clairs quand on les compare avec ce qui existe 11.

Les auteurs européens se concentraient le plus souvent sur les populations rurales et plus particulièrement sur les paysans.

Quelques auteurs les considéraient comme une « race »12 à part, comme les descendants des anciennes tribus qui habitaient la Palestine avant et pendant la période décrite par l’Ancien Testament : les Cananéens, les Edomites, les Jébuséens et les Hittites13. D’autres voyaient en eux les témoins vivants de la vie décrite dans l’Ancien Testament, considérant que leur mode de vie reflétait le mode de vie des premières générations de juifs.

De nombreux auteurs qui projetaient dans leurs écrits une image du passé et du présent de la Palestine étaient – ou croyaient être – également impliqués dans la création de son avenir.

Les liens entre les chercheurs européens en Palestine et les « champions » d’une colonisation européenne de la Palestine ne sont peut-être nulle part aussi clairs que dans l’institution britannique Palestine Exploration Fund (PEF).

Fondé en 1865 à Londres par un groupe d’universitaires et de membres du clergé britannique pour la recherche sur la Palestine, le PEF se voulait scientifique et loin des controverses14.

Néanmoins, la plupart des activités conduites et des livres et articles publiés par le PEF se sont inscrites dans le contexte d’une recherche orientaliste avec un fort aspect exégétique chrétien et aussi dans le cadre des aspirations européennes et plus particulièrement britanniques à l’égard de la Palestine.

Ces dernières étaient motivées à la fois par des considérations stratégiques dictées par l’impérialisme colonial et par des considérations d’un ordre religieux et idéologique, dont notamment l’idée du « rétablissement des Juifs » prônée par des mouvements à l’intérieur de l’Église Anglicane15.

Artas, Etham et Hortus Conclusus

Dans la littérature européenne et américaine sur la Palestine du XIXe siècle, et particulièrement dans les livres de topographie biblique, il existe des nombreuses références à la vallée d’Artas 16.

Couvent Hortus conclusus, tirant son nom du Cantique des Cantiques, dans le village d’Artas. Il fut construit il y a une centaine d’années et abrite un ordre italien ayant fait venir des sœurs d’Uruguay.

Cependant, le nom d’Artas y figure moins que deux autres noms utilisés pour le même lieu : en effet, les auteurs européens et américains utilisent souvent le nom d’Etham ou d’Hortus Conclusus pour désigner le lieu.

Etham est un nom mentionné dans l’Ancien Testament, associé par Flavius Josèphe17 aux jardins d’agrément du Roi Salomon qui aurait régné à Jérusalem au Xe siècle avant Jésus-Christ18.

Hortus Conclusus est le nom associé par les Croisés à la vallée d’Artas à l’époque du Royaume Latin de Jérusalem en référence au fameux jardin fermé du roi Salomon19.

Dans les ouvrages européens et américains du XIXe siècle les références à Etham sont particulièrement nombreuses : parfois le lien entre la vallée d’Artas et Etham a un accent nostalgique ou esthétique, ailleurs, il est évoqué en termes archéologiques et géographiques.

Dans le récit d’un pèlerinage accompli par trois missionnaires de la Maison des Chartreux de Lyon, adapté par l’Abbé A. Vachet et publié en 1885 sous le titre de Pèlerins et Touristes, Voyage en Orient, on trouve l’ensemble des éléments habituellement cités pour démontrer le lien entre Artas et Etham, dont notamment les bassins (ou vasques) dits de Salomon.

De plus, on trouve ce qui semble être une référence au fondateur de la colonie euro-américaine d’Artas, John Meshullam, sans que son nom soit mentionné.

Nous devons nous rendre aux Vasques de Salomon […]. Après une heure et demie de marche, nous […] sommes auprès d’un antique château-fort […]. A cent mètres à l’ouest, se trouve la fontaine scellée (fons signatus), à laquelle Salomon compare l’épouse, dans le Cantique des cantiques.

Elle est bien nommée ; l’ouverture, tout juste assez large pour le passage d’un homme, est fermée par une énorme pierre […]. A la lueur de nos flambeaux, nous voyons dans le fond une eau pure et limpide […]. Un canal souterrain la conduit dans le plus élevé des trois immenses réservoirs appelés les Vasques de Salomon. Ces bassins, distants les uns des autres de cinquante mètres, sont creusés dans le roc au fond de la vallée, sur un terrain en pente. […] C’est sans doute à ces vastes bassins que Salomon fait allusion dans l’Ecclésiaste, en disant : Je me suis fait des jardins et des vergers ; et je me suis construit des piscines d’eau pour arroser une forêt d’arbres fertiles.

Ces jardins, chantés aussi comme symbole de l’Epouse dans le Cantique des cantiques, sont situés dans le fond de la vallée, à une demie heure des réservoirs. Ce lieu, le plus charmant de la Terre-Sainte, mérite bien le nom de jardin fermé (hortus conclusus). Il est entouré de tous côtés par de hautes montagnes qui lui forment un rempart naturel. Une fontaine y répand la fraîcheur de ses eaux limpides, sur un sol paré de la plus luxuriante verdure. Les fleurs et les fruits croissent avec abondance dans cette délicieuse oasis ; un mois suffit pour faire naître et mûrir les semences. Hélas ! un israélite cultive aujourd’hui de prosaïques légumes dans ce paradis terrestre, sous les ombrages duquel Salomon écrivit probablement son mystérieux Cantique. Le pauvre hameau d’Ortus remplace seul l’antique ville d’Etham, où s’élevait le palais d’été, le Versailles du grand roi 20.

Pour ces pèlerins français, tous les éléments sont présents pour authentifier le lien entre Etham et la vallée d’Artas : la présence d’une fontaine avec une petite ouverture, les bassins d’eau et les jardins dans la vallée, entourés de montagnes.

À leurs yeux, l’imagerie paradisiaque du Cantique des Cantiques se trouve matérialisée dans la vallée d’Artas.

Toutefois, l’auteur exprime sa déception en voyant un « Israélite » (niant ainsi par ailleurs l’identité bien plus complexe de John Meshullam en tant que converti protestant d’origine juive) pour des raisons qui ne sont pas tout à fait claires : aurait-il préféré y trouver une présence catholique 21?

Pour l’abbé lyonnais, la présence d’un « Israélite » n’était visiblement pas la réalisation des espoirs chrétiens pour la Terre sainte, alors que pour de nombreux visiteurs protestants, l’installation de Meshullam à Artas préfigurait le retour des juifs en Palestine et leur conversion au christianisme, deux conditions sine qua non pour le « second avènement» du Christ.

La Bible et l’histoire du salut

Pour le christianisme, les idées millénaristes, bien que présentes dans les exégèses catholiques, jouent un rôle particulièrement important dans certaines églises protestantes et dans une partie de l’église anglicane (Church of England).

Bassins de Salomon

Ces idées se basent surtout sur le Livre de l’Apocalypse, chapitre 20 de la Bible ainsi que sur des éléments qui proviennent de la littérature juive apocalyptique préchrétienne.

Les millénaristes se divisent en deux groupes : pré-millénaristes et post-millénaristes.

Les pré-millénaristes croient que les mille ans de bénédiction suivront le « second avènement» du Christ, tandis que les post-millénaristes soutiennent que le millénium le précédera et le préparera en instaurant la vertu sur terre.

Depuis la Réformation, des tendances millénaristes ont existé, entre autres, chez les anabaptistes, les piétistes et les adventistes22.

Puisqu’il existe de nombreuses écoles parmi les millénaristes protestants, il est difficile de tenir compte de tous leurs modèles théologiques qui ne cessent d’ailleurs d’évoluer, surtout dans les milieux évangéliques américains.

Ce qui nous intéresse ici ce sont les idées de base, qui se sont, pour la plupart, développées à partir du XVIIIe siècle chez les protestants européens et américains23.

Les millénaristes font une interprétation littérale de la Bible et basent leur idéologie sur « une compréhension herméneutique24 » des textes apocalyptiques.

Les messages contenus dans ces textes sont interprétés comme annonciateurs d’événements futurs : c’est pour cela que tous les événements historiques sont tissés dans la trame de l’apocalypse, et que les millénaristes cherchent les « signes du temps » dans l’actualité.

Cette théologie entretient donc un lien particulier avec l’histoire qu’elle soumet à une lecture linéaire focalisée exclusivement sur le « second avènement» du Christ25.

Parallèlement, elle accorde une place centrale à la relation entre Dieu et les juifs, conçus comme le peuple élu : en effet, le salut passe par cette relation qui est définie comme une alliance. Or, une partie des millénaristes protestants accorde une importance particulière à l’alliance entre Dieu et les juifs comparée à la nouvelle alliance symbolisée par l’Église.

Cette idée, qui marque par ailleurs une rupture importante avec la théologie protestante de Calvin et de Luther, est également à la base du dispensionnalisme qui est défini comme un système d’interprétation des Ecritures, dû principalement à John Nelson Darby (1800-1882) et qui engendre une vision originale de l’histoire du salut.

Celle-ci est compartimentée en « dispensations », sept époques successives caractérisées chacune par une formule particulière pour régler les rapports de l’homme avec Dieu […]

Une des pierres de touche est la séparation entre la destinée d’Israël et celle de l’Eglise, qui ne se réunissent même pas à la fin: les promesses du Royaume faites à Israël sont terrestres et il n’est pas permis de les « spiritualiser » ; elles ne s’accomplissent donc pas dans l’Eglise26.

Les juifs jouent un rôle clé dans la prophétie de la fin des temps : ils vont matérialiser les promesses faites à Israël dans la Bible.

Considérés par certains comme les descendants naturels d’Abraham et les frères naturels de Jésus27, ils doivent se réunir en Terre sainte afin de la préparer pour le retour du Christ, notamment en rétablissant le royaume de David et en reconstruisant le Temple28.

Il y a des différences entre les visions pré- et post-millénaristes sur le destin des juifs pendant cette période de préparation29, mais les deux écoles millénaristes sont d’accord sur l’idée que les juifs doivent se convertir au christianisme afin d’être sauvés.

C’est pour cela que Gershom Gorenberg, auteur du livre The End of Days a commenté cette idéologie en soulignant que « la conception évangélique est une pièce en cinq actes où les Juifs disparaissent au quatrième30 ».

La place centrale des juifs dans cette histoire du salut ne peut pas seulement donner naissance à des attitudes de solidarité et proximité ou même de révérence envers les juifs ; elle peut aussi entraîner la haine et l’hostilité par ceux qui considèrent leur refus de se convertir au christianisme comme un obstacle au salut31.

Bien que la majorité des millénaristes du XIXe siècle aient été convaincue que les événements liés à la « seconde venue » du Christ se dérouleraient en Palestine32 qui est pour eux à la fois la terre de la prophétie et la terre promise du peuple d’Israël, il existait dans l’histoire du monde depuis le XVe siècle des visions millénaristes concernant d’autres régions du monde, notamment les Amériques et l’Afrique du Sud33.

L’histoire du salut et l’entreprise coloniale : un détour par l’histoire américaine

Les puritains anglais, qui « étaient profondément imprégnés d’espérances millénaristes34 », avaient une vision particulière du continent nord-américain, qui leur était à la fois nouveau et étrange.

L’image paradisiaque de la côte Est dépeinte par les colons puritains dans leurs écrits du XVIIe siècle est souvent riche en allégories bibliques, dont notamment la comparaison avec Canaan.

Les pères pèlerins, qui avaient quitté l’Angleterre pour échapper à la persécution aux mains des Stuart d’Angleterre, se comparaient souvent aux anciens Hébreux, persécutés par le Pharaon d’Égypte.

Elise Marienstras montre les analogies établies entre le sort des pères pèlerins et des anciens Hébreux dans son livre Les Mythes fondateurs de la nation américaine :

Le plus souvent, l’Atlantique est comparé à la mer Rouge, l’émigration des sectes anglaises est identifiée à la fuite des Hébreux. La comparaison était en effet utile à plus d’un égard : la mer qui se referme après le passage des fugitifs est une barrière définitive entre le peuple élu et ses oppresseurs ; mais aussi la traversée de la mer Rouge appartient à l’histoire providentielle. Il s’agit d’une histoire hors de la mesure du temps conventionnel, celle qui se situe dans le temps très long du destin de l’espèce humaine et de l’accomplissement de la volonté divine 35.

Plusieurs auteurs puritains de cette époque ont exprimé leur conviction que le royaume terrestre de Dieu allait être établi en Amérique du Nord, et plus précisément en Nouvelle-Angleterre36, en invoquant la Providence.

Le concept théologique de la Providence est un maillon important qui lie le colonialisme et le millénarisme.

Ce concept, d’origine stoïcienne, est, dans la théologie judéo-chrétienne, lié à l’image d’un Dieu biblique « souverain », l’image d’un « maître absolu de l’histoire 37».

En s’attachant à la Providence, l’entreprise coloniale s’inscrit dans la trame de l’histoire du salut et se dote d’une légitimité divine.

Ainsi, dans le contexte historique du « Grand Réveil » de 1740-1744 aux Etats-Unis, les prophéties du Nouvel Age typiques du millénarisme étaient articulées autour d’un lien étroit avec l’histoire de la colonisation d’Amérique du Nord.

Jonathan Edwards (1703-1758), pasteur38 et initiateur de ce mouvement religieux charismatique, écrit :

[…] le commencement du grand travail de Dieu doit être proche. Et il y a beaucoup de signes qui semblent indiquer que cette œuvre débutera en Amérique. […] Ce nouveau monde a probablement été découvert de nos jours pour que le nouveau et plus glorieux état de l’Eglise de Dieu sur terre puisse débuter ici et pour que Dieu y fasse commencer un nouveau monde spirituel, en créant de nouveaux cieux et une nouvelle terre. Dieu a déjà accordé à l’autre continent l’honneur de voir naître le Christ, au sens littéral du terme, et d’y avoir révélé la rédemption. Or, comme la Providence maintient une sorte d’égalité dans la distribution des choses, il n’est pas déraisonnable de penser que la grande naissance spirituelle du Christ et le plus glorieux des actes de rédemption commenceront ici 39.

Presque cent ans après ce « réveil », un fermier du Massachusetts, William Miller (1782-1849) a affirmé connaître la date exacte de la fin du monde.

Ayant effectué des calculs sur les prophéties bibliques, il a annoncé en 1831 que la fin du monde aurait lieu en 1843. Il a publié plusieurs livres et articles à ce sujet et eu des milliers de disciples (entre 50 000 et 100 000), surtout sur la côte Est des États-Unis40. La première échéance étant passée sans fin du monde, Miller a repoussé la date au mois d’octobre 1844. Cette date n’ayant toujours pas signalé la fin du monde, elle est considérée comme le début d’un épisode de l’histoire américaine connu sous le nom de la « Grande Déception ».

Le mouvement millerite s’est effondré41, les disciples sont retournés vers leurs anciennes églises ou ont suivi d’autres mouvements millénaristes tels que les adventistes. Mais une des disciples de Miller, Clorinda Minor, a émergé de sa période de Grande Déception avec la ferme conviction qu’elle avait trouvé l’erreur dans les prophéties de Miller, et c’est précisément la correction de cette erreur qui nous ramène à l’histoire de la Palestine.

Clorinda Minor (1806–1855), femme d’un riche commerçant de Philadelphie42, était une fervente disciple de William Miller. Après la « Grande Déception » et une longue période de méditation, elle a déclaré que le retour du Christ devrait être précédé d’une préparation43 et que cette préparation impliquait obligatoirement le sort des juifs en Palestine.

Pour Minor, les prophéties ne pouvaient donc pas se produire en Amérique du Nord, elles devaient se dérouler en Terre sainte.

Son livre Meshullam ! Or Tidings from Jerusalem, publié en 1851 à Philadelphie sous le nom d’A.L. Wood, nous fournit des éléments importants pour comprendre la vision des millénaristes à l’égard de la Palestine et apporte des informations précieuses sur la colonie euro-américaine à Artas.

Écrit pour solliciter des dons et recruter des bénévoles pour la colonie à Artas, ce livre rassemble le récit du pèlerinage de Minor en Palestine en 1849-1850 et la correspondance du fondateur de la colonie d’Artas avec son réseau de soutien en Europe et aux États-Unis.

Un poème extrait de son livre nous donne une idée des images qui animaient l’esprit de Clorinda Minor au moment de son départ vers la Palestine en 1849 :

Sur le rivage de Columbia, bercé par l’océan,
Un observateur avec un verre prospectif, je me tiens debout,
Regardant loin vers l’est, à travers l’obscurité croissante,
où s’épaissit le plus sombre, le destin de la Terre qui approche.
Les nations et les trônes, par des tremblements de terre déchirés,
Avec la peste, la guerre et la famine, chassés.
Et comme le conflit s’approfondit dans la nuit,
J’attends que l’obscurité fasse place à la lumière,
avec l’espoir d’un jour plus lumineux,
pour chasser ces ombres du péché et de la mort.
Et maintenant, enfin, comme une étoile phare,
Une lueur se lève, sur les collines de Juda au loin –
Le foyer désolé et longtemps abandonné,
qui a donné naissance aux oracles de la sagesse,
Le mont de la prophétie, la source du chant,
« Visions de Paix », la belle, la forte,
Sion, lève-toi ! Le temps mesuré est venu,
Quand tes dispersés, et déchirés, se rassembleront à la maison,
Car ta longue nuit d’exil est terminée,
Et les « temps des gentils », et la règle, s’épuisent enfin –
Pour accueillir tes fils et saluer le jubilé de la Terre,
Je m’aventure en avant, un pèlerin solitaire à être,
A travers les larges poitrines fatiguées des vagues, pour aller,
Et ne me reposer que là où coulent les eaux de Shiloh 44.

Dans ce poème, il apparaît très clairement que le pèlerinage de Minor s’inscrit dans l’attente de l’apocalypse suivie par le règne de Jésus.

Le regard vers l’Est est un regard vers les ténèbres et vers le lieu où se joueront les catastrophes et les conflits annonciateurs de la fin de ce monde (elle énumère les tremblements de terre, la peste, la guerre et la famine).

Une vision de « l’Orient » comme dépourvue de lumière se mélange ici avec la vision apocalyptique. La Palestine apparaît comme un « foyer désolé et abandonné » qui attend le retour de ses propriétaires, les juifs exilés.

Arrivés à Jérusalem après un long et périlleux voyage, Minor et son compagnon font la connaissance de John Meshullam, qui les héberge dans son hôtel et les invite à se joindre à son projet d’une colonie agricole dans la vallée d’Artas.

Cultiver la terre et préparer le terrain du « retour » : la mise en œuvre de l’imaginaire millénariste à Artas

Les objectifs de la colonie agricole de John Meshullam ne peuvent s’expliquer que dans le contexte des croyances religieuses de son fondateur. Meshullam n’utilise le terme « millénariste » à propos de ses croyances dans aucune de nos sources, mais il était membre de la Société londonienne pour la Promotion du Christianisme parmi les Juifs (LJS) dont l’anglicanisme était fortement imprégné de millénarisme45.

Meshullam était motivé par un désir de contribuer à la réalisation des prophéties en lesquelles il croyait, notamment la « seconde venue» du Christ après une période de préparation et de purification et se considérait comme un outil au service de ces prophéties.

Étant donné que ces prophéties impliquaient le sort des juifs en Palestine, il voulait que son projet soit bénéfique pour les plus destitués de la communauté juive de Jérusalem.

Dans une lettre à son réseau de soutien aux États-Unis, il écrit :

Si le Seigneur soutient effectivement mon entreprise, en faveur de son peuple affligé, il achèvera, j’en suis sûr, l’œuvre qu’il a commencée et fera de moi, à l’avenir, l’instrument de son dessein, mais s’il en est autrement, je confierai simplement à sa Providence le soin de m’en occuper personnellement. […] Nombreux sont les signes évidents et croissants que les yeux du Seigneur sont tournés pour le bien de l’héritage de Jacob. Que l’islamisme s’enfuie de nos points d’appui et que le dessein du Seigneur trouve un espace, parmi les fragments brisés de cette terre désolée, et que le premier pas de la civilisation et du travail industriel, en culture, se répande dans les vallées de la Palestine et trouve son chemin, efficacement, vers les quartiers juifs, alors, au temps voulu et prédit, le Seigneur apparaîtra et montrera ouvertement la bande majestueuse qui doit revenir à Sion, et sa main séchera les larmes d’Israël, quand un reste sortira de la fournaise d’une longue affliction, aussi pur que l’or natif d’Arménie 46.

La convergence des idées de Meshullam et de Clorinda Minor est évidente et c’est sur cette base qu’ils ont pu collaborer à Artas.

La citation suivante extraite de l’introduction du livre Meshullam ! Or, Tidings from Jerusalem nous permet de mieux comprendre les éléments de la croyance en une rédemption du pays évoqués par Meshullam :

le Fils de l’homme viendra, et un roi régnera dans la justice, « sur la montagne de Sion, et le Seigneur sera roi sur toute la terre ». Alors viendra « la régénération, quand le Fils de l’homme s’assiéra sur le trône de sa gloire », et apportera la restitution de toutes les choses que Dieu a dites… quand la promesse d’Abraham sera accomplie, pour toute sa postérité naturelle et spirituelle, et que la malédiction du pays sera levée, et qu’il deviendra « comme les jardins du Seigneur  » 47.

La promesse à Abraham, à laquelle cette citation fait référence, constitue le lien entre ces idées religieuses et la Palestine, car cette promesse est citée comme la base de toutes les idéologies prônant le « retour » ou le « rétablissement » des juifs.

Pour Minor et ses disciples, cette promesse implique aussi bien la « descendance spirituelle » que la « descendance naturelle » d’Abraham, ces derniers étant les Hébreux juifs.

Selon Minor, la descendance spirituelle est composée de tous ceux qui croient en la « seconde venue » du Christ et qui considèrent en même temps les juifs comme les frères naturels de Jésus48.

Les croyances millénaristes établissent donc un lien fort entre les juifs et les « vrais » chrétiens, d’une part, et entre la Palestine et les prophéties bibliques, d’autre part.

Vue à travers ces prophéties, Artas n’apparaît pas seulement comme l’ancien Etham, mais aussi comme le futur jardin de Dieu.

Ainsi pour John Meshullam le travail très concret de cultiver les champs dans la vallée d’Artas avait une dimension spirituelle extrêmement importante. Il voulait montrer que la terre de Palestine devait être cultivée parce qu’elle est le terrain du retour du Christ.

Ici, la démarche spirituelle est donc traduite en termes matériels.

En même temps, il tenait à apprendre aux juifs destitués de Jérusalem à cultiver la terre afin qu’ils acquièrent de nouvelles possibilités et moyens de subsister. Parallèlement, bien entendu, cette formation était liée à une « invitation » plus au moins indirecte au christianisme.

Pour Minor, le projet de Meshullam apparaît comme une opportunité providentielle de mettre en œuvre ses idées à propos de la préparation du pays au « second avènement » :

des incidents providentiels d’un intérêt et d’une importance particuliers, accompagnés de fortes convictions de l’Esprit, concernant les promesses non accomplies faites à Israël, ont […] ouvert un champ nouveau et inattendu de devoir et de bénédiction à mes anticipations de foi49. […] Son caractère [de Meshullam] et sa merveilleuse expérience dans l’agriculture, à ce moment de l’attente dispensational, quand les Juifs dans chaque pays se lèvent de leur état de captifs, a grandement intéressé, et nous a conduit à considérer sérieusement le but du Seigneur dans son soutien 50.

Clorinda Minor évoque donc l’idée de la providence à propos de son engagement aux côtés de John Meshullam à Artas : elle voit une conjoncture providentielle dans la présence de ce juif converti dans une vallée fertile en Terre sainte, mais aussi dans certains changements politiques en cours dans l’Empire ottoman au milieu du XIXe siècle qui facilitaient très graduellement l’installation des citoyens européens et américains en Palestine51.

Dès son retour à Philadelphie en avril 1850, Clorinda Minor a tout mis en œuvre pour publier le journal qu’elle avait écrit pendant son pèlerinage en Palestine.

Fin 1850 ou début 1851, elle a publié son journal sous le titre de Tidings from Jerusalem. Les mille copies de la première édition ont été vendues en seulement trois mois52. Devant ce succès, une deuxième édition est parue au printemps 1851 à laquelle elle avait ajouté des lettres écrites par Meshullam ou à son sujet.

Elle a lancé aux lecteurs un appel fervent au soutien du projet de Meshullam à Artas, rebaptisé « Manual Labor School of Agriculture for the Jews53 ». Le soutien est arrivé sous différentes formes, tant en dollars qu’en nature, surtout de la part de personnes privées installées dans les états de Pennsylvanie, New York et Maryland54.

Les dons venaient de membres des églises presbytérienne, adventiste et baptiste55.

Selon le rapport financier inclus dans l’annexe de Tidings from Jerusalem, entre avril 1850 et mars 1851, Minor a reçu $256. En juin 1850, elle a expédié à Meshullam un moulin avec tous ses accessoires et, en mars 1851, elle lui a expédié des outils agricoles56.

La colonie millénariste d’Artas : la jeune pousse de la « rédemption » du pays

La colonie millénariste fondée par John Meshullam à Artas a attiré beaucoup d’attention dans les milieux millénaristes en Palestine, en Europe et en Amérique du Nord, car elle était un premier aboutissement des espoirs millénaristes57.

De nombreux écrits du XIXe siècle font mention de la colonie dont les associés représentaient différentes nations et mouvances protestantes, un « multinationalisme » qui a sans doute contribué à sa notoriété.

Parmi ces écrits, le récit de voyage de Mary Eliza Rogers mérite une attention toute particulière, car il offre non seulement beaucoup d’informations sur la colonie, mais aussi un regard forgé à la fois par les attentes millénaristes et les aspirations impérialistes britanniques en Palestine.

Mary Eliza Rogers (1828-1910) était la sœur d’Edward Thomas, Vice-Consul à Jérusalem pendant les premières années de service du Consul James Finn avant de devenir lui-même Consul britannique à Damas.

Elle faisait partie intégrante du milieu artistique et littéraire londonien et comptait notamment parmi ses amis le peintre William Holman Hunt et le critique d’art John Ruskin58, tous deux connus pour leur soutien au projet du « rétablissement des juifs ».

Son récit de voyage était publié en 1862 à Londres sous le titre de Domestic Life in Palestine ; une traduction française parut dès 1865.

Mary Rogers arrive en Palestine au cours de l’été 1855 et passe près de deux ans dans la région.

Pendant ses longs séjours à Jérusalem, elle loge chez la famille du Consul britannique James Finn qui soutenait la colonie de John Meshullam avec beaucoup de ferveur, car il était, comme Meshullam, membre de la LJS et champion du « rétablissement » des juifs en Palestine.

Ainsi, Mary Rogers visite la colonie euro-américaine à Artas à plusieurs reprises.

Dans son récit de voyage, le passé de la Palestine est celui décrit dans l’Ancien et le Nouveau Testament et les ruines sont souvent aperçues comme des témoins du génie des anciens Hébreux.

En revanche, le présent est caractérisé par l’aspect abandonné du pays, signe d’un manque de soin et de développement.

Ainsi, dans sa description d’une promenade dans les alentours d’Artas, Rogers souligne l’aspect déserté de ce paysage pour le mettre en relation avec un passage de l’Ancien Testament :

De nombreuses collines, surtout au sud et à l’est, étaient couronnées de ruines et montraient des signes d’anciennes cultures, mais elles étaient maintenant désertes. Les murs de pierre des anciennes terrasses ont été démolis, la terre a été emportée par les eaux, et là où poussaient autrefois des vignes et des figuiers, des épines et des chardons ont poussé – toute la terre est vraiment silencieuse et désolée. Nous regardions une grande partie de la division de la tribu de Juda. Voir Jer. Vii. 34, – « Je ferai cesser dans les villes de Juda la voix de la joie et la voix de l’allégresse, la voix du fiancé et la voix de la fiancée, car le pays sera dévasté. »  59

Ailleurs dans son livre, elle cite un proverbe que les Arabes en Palestine utiliseraient souvent :  » Les Juifs ont construit ; les Grecs ont planté ; et les Turcs détruisent 60. « 

Quelle que soit la vérité sur l’origine de ce proverbe, il exprime une idée qui revient souvent dans le livre de Rogers.

En effet, son livre transmet un message à travers les images de désolation et de destruction : les Turcs et les Arabes ne sont pas capables de construire le pays, seuls les Européens et les juifs pourront le faire.

Leur capacité à le construire est prouvée notamment par la colonie de Meshullam qui représente ce que Rogers espère pour l’avenir de la Palestine :

À la tête de la vallée se trouvait une colline arrondie, couronnée par un petit bouquet d’arbres, qui abritait une tente blanche. Les pentes nord et ouest étaient vertes d’orge barbu. Cette belle parcelle de terre cultivée contrastait étrangement avec les collines sauvages des alentours, où il n’y avait aucun signe d’industrie humaine. M. Meshullam a apprécié notre surprise, puis nous a expliqué comment il avait défriché la terre, l’avait ensemencée et avait fait un petit jardin au sommet de la colline 61.

Rogers présente donc les champs de Meshullam comme le seul signe d’industrie humaine. Ailleurs, elle rappelle le danger qu’impliquerait un échec de la colonie de Meshullam :

…il a introduit dans le pays beaucoup d’arbres fruitiers et de plantes potagères qui n’avaient jamais été cultivés en Orient. […] Toutefois, sans l’énergique protection que M. Finn lui accorde, il ne pourrait pas résister aux envahissements des tribus arabes de ce district, et la fertile vallée deviendrait bientôt un désert 62.

L’admiration que Rogers a pour ses compatriotes apparaît clairement ici. Les représentations de la population sont ici aussi importantes que celles du paysage.

Si le fait que les paysages dans la région d’Artas ont un aspect abandonné et presque déserté montre que la population indigène ne cultive pas la terre, l’image des bédouins renforce ce message.

Il semble qu’aux yeux de Mary Rogers, les nomades représentent le manque d’attachement à la terre.

Selon la « logique sédentaire63 », ils ne sont pas propriétaires de la terre au même titre que les paysans parce que les bédouins ne la travaillent pas.


Pour cette raison, l’impression d’une présence plus importante de bédouins que de paysans à Artas véhiculée dans le texte de Rogers semble avoir une intention précise, celle de montrer que les indigènes majoritaires dans la vallée n’y étaient pas vraiment enracinés.

Cette idée se retrouve également dans le livre de Clorinda Minor qui désigne tous les Arabes comme les « fils sauvages » d’Ismaïl :

….Là où il y avait autrefois des villes, belles et fortes, des vignobles, des champs fructueux et des plaines cultivées, grouillant d’une vie animée, et des cœurs qui adoraient Dieu, il ne reste plus maintenant qu’un sol sauvage et désertique, des tas de ruines, éparpillés çà et là, et le fils sauvage d’Ismaël maître des lieux 64.

Pour Clorinda Minor comme pour Mary Rogers, la Palestine était un pays en voie de devenir (ou re-devenir) digne de son passé biblique, grâce à la présence de pionniers européens et américains.

La colonie fondée par Meshullam à Artas représente tout le potentiel de cette terre de prophétie, comme Minor le décrit dans le passage suivant :

Nous étions épuisés et fatigués avant d’atteindre les bassins ; et lorsque nous descendîmes des hauteurs arides et brûlantes, et que mon regard se posa sur le bleu profond qui se reflétait du ciel sur leur surface ondulée, je réalisai la beauté de la métaphore de Salomon (Cantique vii. 4.). Ici, nous nous sommes reposés une heure, Ahmud a fait du café et nous avons déjeuné dans le château […] Un figuier a poussé au milieu des ruines, et quelques familles arabes résident ici, qui nourrissent les moutons et le bétail de Meshullam […] un certain nombre de bovins et d’ânes se promenaient docilement. Ceux-ci appartenaient à un enfant d’Israël, et ces serviteurs étaient liés à son ménage laborieux, et ses efforts et son succès dans un endroit si intéressant, semblaient, comme je pleurais avec les pensées profondes qui me pressaient, comme la mince plante de la restauration qui surgit parmi ces ruines de l’ancienne gloire d’Israël. […] De nouveau, nous avons regardé la vallée d’Eden du printemps, alors que le soleil couchant brillait en biais entre les montagnes, sur son vert vivant. Les lumières et les ombres sur son feuillage varié renforçaient sa beauté, et comme il disparaissait de ma vue, j’ai dit : « Adieu ! Beau bourgeon de promesse, jusqu’à ce que nous revenions, et que toutes ces collines désertiques fleurissent comme la rose! 65.

On constate une vision multi-temporelle dans les descriptions de Minor et de Rogers qui rappelle l’ère messianique telle que l’a définie Walter Benjamin comme une simultanéité du passé et de l’avenir dans un présent instantané66.

À Artas, le passé subsistait à travers l’image des jardins d’agrément de Salomon, roi monumental de l’histoire de l’ancien Israël, qui construit le Temple à Jérusalem.


L’avenir, aux yeux des millénaristes, allait restaurer l’ancienne gloire d’Israël pour la dépasser par la conversion des juifs et le « second avènement » du Christ.

Ainsi, la colonie millénariste se situe entre un passé illustre et un avenir encore plus prometteur comme un prélude prophétique : fondée par un juif converti et œuvrant pour la formation des juifs appauvris de Jérusalem dans les métiers agricoles et manuels, cette colonie préfigure l’étape nécessaire de l’installation des juifs en Terre sainte et de leur conversion au christianisme.

Conclusion

L’imaginaire a toujours joué un rôle clé dans la justification de projets coloniaux en créant le cadre historique, idéologique ou religieux qui rendait l’emprise coloniale nécessaire, inévitable et bénéfique pour la région convoitée.

La « mission civilisatrice » vis-à-vis des populations indigènes servait dans ce contexte d’apologie des pratiques d’expropriation, d’esclavage, d’expulsion, de conversion forcée et de discrimination.

Dans le cas de l’imaginaire millénariste sur la Palestine, ce qui est perçu comme l’évidence de l’histoire biblique fait que le projet colonial n’a pas besoin de « s’inventer » un cadre historique ou religieux : pour les millénaristes, il existe dans les paysages mêmes de la Palestine, dans les ruines et dans les tombeaux datant du temps des deux Testaments, ainsi que dans les textes sacrés.

De plus, la légitimité de la mainmise chrétienne ne peut point faire objet de discussion, car il s’agit là d’un événement historique programmé par la providence.



Les auteurs cités dans cet article font preuve d’une conviction très ferme que l’avenir de la Palestine doit être contrôlé par les « vrais chrétiens » (protestants et anglicans millénaristes) pour faciliter l’installation des juifs sur la terre des prophéties et leur conversion au christianisme, deux conditions sine qua non du « second avènement » du Christ.

Les multiples descriptions de la terre abandonnée sont autant d’appels à l’intervention, et dans ce cas, à l’intervention des millénaristes qui doivent préparer le « retour » des juifs en Palestine.

Le grand réseau de soutien dont jouissait la colonie millénariste d’Artas, qui s’étendait d’Amérique du Nord jusqu’en Allemagne en passant par la Grande-Bretagne, montre que ces appels ne sont pas tombés dans les oreilles d’un sourd.

L’imaginaire millénariste avait un fort pouvoir mobilisateur en Europe et en Amérique du Nord au XIXe siècle et continue à en détenir jusqu’à présent et surtout aux Etats-Unis.

En effet, de nos jours, cet imaginaire incite des centaines de milliers d’évangéliques américains à soutenir les colonies juives en Cisjordanie, car à leurs yeux, elles représentent le « retour » des juifs en Terre sainte et aident donc à remplir une des conditions nécessaires au « second avènement » du Christ.

Auteur : Falestin Naïli

Notes
  • 1 Alexander Schölch, Palestine in Transformation 1856-1882 : Studies in Social, Economic and Political Development, Washington D.C., Institute for Palestine Studies, 1993, p. 48.
  • 2 Pour le contexte plus large des liens entre la Palestine et l’Europe à partir de la fin du XVIIIe siècle, voir Henry Laurens, La question de la Palestine, Tome 1, 1799-1922, L’invention de la Terre sainte, Paris, Fayard, 1999.
  • 3 Schölch, Palestine…, op. cit., p. 49.
  • 4 L’achat de terrain par des non-Ottomans étant encore illégale à cette époque, John Meshullam a pu obtenir un bail de la part des paysans d’Artas en payant le prix du sang qu’ils devaient à un autre groupe, vraisemblablement nomade, de la région. Pour le contexte socio-politique en Palestine à cette époque, voir Alexander Schölch, Palestine…, op. cit.
  • 5 J.E. Hanauer, Notes on Attempts to make Hebrew-Christians and Jews Agricultural Colonists, manuscrit non-publié ou publication privée (trouvé dans les archives de Hilma Granqvist, Palestine Exploration Fund, Londres), s.a., p. 6-7.
  • 6 Sandra Pasternak, Les voyageurs occidentaux à Jérusalem au XIXe siècle, Mémoire de maîtrise d’histoire sous la dir. de Robert Ilbert, Université de Provence, 1996-1997, p. 42. Pour une analyse des écrits des voyageurs et pèlerins germanophones, voir Peter Gradenwitz (éd.), Das Heilige Land in Augenzeugenberichten, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1984.
  • 7 Edward Said, Orientalisme, Paris, Editions du Seuil, 1997, p. 80.
  • 8 Internet : http://www.centuryone.com/2427-8.html, mars 2007.
  • 9 Eugène Arnaud, La Palestine Actuelle et Moderne, Géographie Historique et Physique de la Terre Sainte, Paris, Berger-Levrault et fils, 1868, p. VII.
  • 10 Pierotti était commandant au Génie militaire italien, et, à partir de 1854, a travaillé en tant qu’architecte pour Thurayā Pacha, gouverneur ottoman de Jérusalem. Pierotti est connu comme explorateur de Jérusalem et a écrit plusieurs livres sur la Palestine et Jérusalem.
  • 11 Ermete Pierotti, La Palestine Actuelle dans ses Rapports avec la Palestine Ancienne, Paris, Librairie de la Société Botanique de France, 1865, p. II.
  • 12 À propos de la raciologie populaire en Europe au XIXe siècle, voir Gilles Boëtsch, « Arabes / Berbères, l’incontournable lecture raciologique du XIXe siècle », in H. Claudot-Hawad (dir.), Arabes ou Berbères ? Le tango des spécialistes, Paris, Editions Non-Lieu, 2006, p. 23-38.
  • 13 Claude Clermont Ganneau, « The Arabs in Palestine », The Survey of Western Palestine 1882-1888 : Special Papers, Londres, Archive Editions/ Palestine Exploration Fund, 1998, p. 324.
  • 14 David M. Jacobson et Yolande Hodson, The Survey of Western Palestine : Introductory Essays, Londres, Archive Editions/ Palestine Exploration Fund, 1999, p. 4.
  • 15 Schölch, Palestine…, op. cit., p. 48.
  • 16 Artas est aussi connu pour avoir été le village que l’anthropologue finlandaise Hilma Granqvist a étudié pendant les années mandataires, produisant cinq monographies sur la vie des villageois ; voir au sujet de son œuvre : Falestin Naili, « L’œuvre de Hilma Granqvist : L’Orient imaginaire confronté à la réalité d’un village palestinien », Revue d’Etudes Palestiniennes, n° 105, automne 2007, p. 74-84. Voir au sujet de sa mémoire à Artas : Falestin Naili, « Hilma Granqvist, Louise Baldensperger et la « tradition de rencontre » au village palestinien d’Artas », Civilisations, n° 52, décembre 2008, p. 127‑138.
  • 17 Flavius Josèphe (né à Jérusalem en 37, mort à Rome vers 96) est l’auteur de La Guerre juive et Les Antiquités juives, parmi d’autres écrits.
  • 18 La tradition de l’Ancien Testament concernant Etham se base sur sa lecture topographique et sur l’historien Flavius Josèphe. Si on engage une lecture topographique de l’Ancien Testament à l’instar des chercheurs du XIXe siècle, on trouve plusieurs références à Etham et aux œuvres de Salomon. En effet, le nom d’Etham y figure quatre fois, mais seulement deux de ces mentions sont associées à la région de Bethléem : une première fois dans le premier livre des Chroniques (I Chroniques IV, 3 et 32.), où l’on trouve les généalogies antérieures à David et une deuxième fois dans les Juges 15 qui traite de la vengeance de Samson contre les Philistins. Une évocation des œuvres de Salomon dans un texte de L’Ecclésiaste (L’Ecclésiaste, II, 4-6) est également considérée par certains chercheurs du XIXe siècle comme une référence aux jardins d’Etham, ainsi qu’une mention au chapitre 11 du premier livre des Chroniques qui raconte l’histoire de la conquête de Jérusalem par David, bien que, dans les deux cas, Etham ne soit pas mentionné directement. La plus poétique des références est sensée se trouver dans « Le Cantique des Cantiques » de Salomon (Cantique des Cantiques, IV, 12-13).
  • 19 Depuis le début du XXe siècle il existe un couvent catholique du même nom dans la vallée d’Artas qui a été fondé à l’initiative de l’archevêque de Montevideo.
  • 20 Abbé Vachet (éd.), Pèlerins et Touristes, Voyage en Orient, Lyon, Vite et Perrussel, 1885, p. 322-324.
  • 21 Le dernier chapitre de son livre invite à le croire, car l’auteur y exprime sa fierté à l’égard du rôle de la France dans les Croisades (Vachet, 1885, p. 387), dont les juifs et les musulmans étaient les victimes.
  • 22 Oxford Dictionary of Christian Churches, 1997, p. 1086-1087.
  • 23 Au sujet du millénarisme en général, voir Jean Delumeau, Mille ans de bonheur, Une histoire du paradis, Paris, Fayard, 1995, et aussi Eugen Weber, Apocalypses et Millénarismes, Paris, Fayard, 1999.
  • 24 Donald Wagner, The Daily Star, 8 octobre 2003.
  • 25 Mohammed Taleb, « Visages du Sionisme Chrétien », Revue d’études palestiniennes, vol. 21, Paris, automne 1999, p. 47.
  • 26 Encyclopédie du Protestantisme, 1995, p. 421.
  • 27 A.L. Wood, Meshullam ! Or Tidings from Jerusalem, From the Journal of a Believer Recently Returned from the Holy Land, deuxième édition, publié par l’auteur, 1851, p. iv.
  • 28 Sylvain Cypel, « Les tribulations des chrétiens américains en Israël », Le Monde, 16 décembre 2002.
  • 29 Les pré-millénaristes de nos jours, parmi eux de nombreux Born Again Christians et d’autres fondamentalistes évangéliques, croient que deux tiers des juifs doivent tomber « en martyre » durant les années de tribulations antérieures à l’instauration du Royaume de Dieu sur terre, et que seulement un tiers survivra pour accepter Jésus comme le « vrai » Sauveur.
  • 30 Sylvain Cypel, op.cit.
  • 31 Voir à ce sujet Eugen Weber, Apocalypse…, op. cit., surtout les pages 159-164.
  • 32 Il y a des différences dans les détails du déroulement de la « seconde venue » entre pré-millénaristes et post-millénaristes. Ainsi, pour la majorité des Adventistes du Septième Jour (qui sont post-millénaristes), par exemple, la Palestine occupe une place marginale dans les prophéties du millenium, car celui-ci aurait lieu dans les cieux et pas dans ce monde.
  • 33 Voir à ce propos Michaël Prior, Bible et Colonialisme, Critique d’une instrumentalisation du texte sacré, Paris, L’Harmattan, 2003. Pour l’Amérique du Sud, notons également le livre de Tzvetan Todorov, (Paris, 1991) bien qu’il soit plus généralement focalisé sur les constructions identitaires résultant de l’expérience coloniale pour les colons espagnols.
  • 34 Delumeau, Mille ans…, op. cit., p. 280-281.
  • 35 Marienstras, Les Mythes fondateurs de la nation américaine, Éditions complexes, 1992, cité dans Taleb, « Visages… », art. cit., p. 50.
  • 36 Delumeau, Mille ans…, op. cit., p. 280-281.
  • 37 Henry Duméry, Encyclopaedia Universalis, Dictionnaire de la Philosophie, 2000, p. 1560-1561.
  • 38 Weber, Apocalypse…, op. cit., p. 201.
  • 39 Delumeau, Mille ans…, op. cit., p. 282-284.
  • 40 The New Encyclopaedia Britannica, 1998, p. 136.
  • 41 Weber, Apocalypse…, op. cit., p. 208-209.
  • 42 J.E. Hanauer, « Notes on the Modern Colonisation in Palestine », Palestine Exploration Fund Quarterly Statement, avril 1900, p. 128.
  • 43 Wood, Meshullam…, op. cit., p. vii.
  • 44 Wood, Meshullam…, op. cit., p. 13. Italiques ajoutés.
  • 45 La London Society for the Promotion of Christianity among the Jews (LJS), réunissait parmi ses instances dirigeantes « la fine fleur de la politique, de la finance et de la religion britanniques » (Weber, Apocalypse…, op. cit., p. 156-157.). Si au moment de sa fondation, la LJS avait été un projet associant Église Anglicane et les églises protestantes, à partir de 1815, la Société était exclusivement anglicane. Ainsi, l’évêque de Canterbury figurait sur la liste des personnages influents actifs dans la LJS. L’objectif initial de cette organisation missionnaire était de venir en aide aux juifs pauvres, mais cet objectif s’est progressivement élargi durant les premières décennies de son existence. Sur le plan géographique, les activités se sont d’abord étendues sur le continent européen, puis au Moyen-Orient. À propos de l’histoire de la LJS, voir Yaron Perry, British Mission to the Jews in Nineteenth-Century Palestine, Londres, Frank Cass, 2003. Pour le contexte politique, voir A.L. Tibawi, British Interests in Palestine, A Study of Religious and Educational Enterprise, 1800-1901, Oxford University Press, 1961.
  • 46 Wood, Meshullam…, op. cit., p. 130. Majuscules de l’auteur. Italiques ajoutés.
  • 47 Wood, Meshullam…, op. cit., p. vi-vii. Majuscules de l’auteur.
  • 48 Ibid., p. iv.
  • 49 Ibid., p. 86.
  • 50 Ibid., p. 87. Italiques ajoutés.
  • 51 Pour les millénaristes, les changements politiques importants étaient surtout la reconnaissance des protestants comme communauté religieuse (millet) dans l’Empire ottoman, déclarée en 1850, ainsi que les réformes permettant l’accès à la propriété des non-Ottomans, qui ne s’est mis en place que très graduellement.
  • 52 Wood, Meshullam…, op. cit., p. iii.
  • 53 Ibid., p. 137.
  • 54 Ibid., p. 134-135.
  • 55 Hanauer, Notes…, op. cit., p. 130.
  • 56 Wood, Meshullam…, op. cit., p. 134-136.
  • 57 Voir au sujet du réseau de soutien de la colonie millénariste à Artas : Falestin Naili, « The millenarist settlement in Artas and its support network in Europe and North America, 1845-1878 », Jerusalem Quarterly, à paraître en 2011.
  • 58 Internet : http://home.cogeco.ca/~gstephenson1/#Eliza, mars 2007.
  • 59 Mary E. Rogers, Domestic Life in Palestine, Londres / New York, Kegan Paul International, 1989, p. 319-320.
  • 60 Ibid., p. 20.
  • 61 Ibid., p. 318.
  • 62 Mary Rogers, La Vie Domestique en Palestine (traduction française), Paris, Agence de la Société des Ecoles du Dimanche, 1865, p. 74.
  • 63 Hélène Claudot-Hawad, « Nomades et Etat : l’impensé juridique », Droit et Société, n° 15, 1990, p. 232.
  • 64 Wood, Meshullam…, op. cit., p. 67-68. Italiques ajoutés.
  • 65 Ibid., p. 62-63. Italiques ajoutés.
  • 66 Ma traduction de « a simultaneity of past and future in an instantaneous present », Walter Benjamin, Illuminations, p. 265, cité dans Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Spread of Nationalism, 2e édition, Londres, Verso, 2003, p. 24.

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