Diaspora juive

Les Juifs et les États-nations dans l’Europe contemporaine (XVIIIe-XIXe siècles)

Contrairement aux apparences, confortées il est vrai par les manifestations de la violence extrême dont les Juifs furent souvent l’objet, la place des Juifs dans le féodalisme européen ne posait guère de questions.

Constamment cantonnés à la périphérie de ces sociétés d’ordres en tant qu’éléments hors système en raison de leur statut de non-chrétiens, voire même absents (par suite d’expulsions) de la plupart des formations étatiques de l’Occident du XVe ou XVIe jusqu’au XVIIe ou XVIIIe siècle, les Juifs n’intervenaient guère en tant qu’acteurs de l’histoire jusqu’au XIXe siècle.

Cela ne veut à coup sûr pas dire qu’ils furent complètement «hors l’histoire», comme l’avanceront certains historiens, puisqu’ils ne cessaient d’être au cœur de bien des conflits économiques, politiques, voire religieux opposant diverses puissances féodales (les patriciats urbains, la noblesse, les souverains, la hiérarchie des Églises).

Dans ces contentieux, ils ne détenaient certes qu’une marge étroite de manœuvre, donc une faible capacité d’action. Toutefois, en tant qu’intermédiaires économiques entre les ordres au point de servir (comme en Pologne ou en Moldavie) d’une sorte de tiers état avant la lettre, en concurrence avec le patriciat et la bourgeoisie corporatiste, les Juifs jouissaient partout d’une certaine autonomie communautaire, au moins pour l’organisation du culte et pour la police des mœurs, ce qui revenait parfois (comme en Pologne) à l’autogestion politique.

En tout cas, leur situation, quelque précaire qu’elle fût, n’était généralement pas mise en cause.

Cette situation de longue durée est bouleversée par suite de l’émergence, au cours du XVIIIe et de la première moitié du XIXe siècle, des projets de modernisation politique et économique des sociétés européennes comportant en règle l’abolition des sociétés d’ordres et la création des États-nations ou du moins des États (ou empires) centralisés et fortement structurés.

Certes, ces projets ont été conçus et ont reçu un début d’application dans des conditions très différentes selon la nature elle-même très variable de la féodalité aux quatre coins de l’Europe où des Juifs étaient implantés.

Pourtant, tous avaient un volet tendant à redéfinir la place des Juifs dans la société, soit — dans le cas plus général – en les y intégrant davantage par des mesures d’émancipation et d’association, soit en leur assignant une nouvelle position plus ou moins distanciée par rapport aux autres éléments constitutifs de l’État et de la société redéfinie en tant que « communauté nationale ».

Dans ce processus extrêmement diversifié, il convient d’identifier dès l’abord deux nouveaux phénomènes.

D’une part les Juifs eux-mêmes disposeront — grâce notamment aux programmes de modernisation mêmes en cours et aux transformations internes des communautés juives – d’un pouvoir élargi pour participer plus activement qu’auparavant dans la négociation de leur place dans la société.

De victimes passives ou résignées de la violence subie ou de partenaires faibles et soumis des puissances féodales, ils deviennent des agents de plus en plus créateurs de leur destin – ceci en dépit des contraintes qui continuent à peser sur leur action.

Les politiques d’émancipation ou de répression seront le résultat des interactions locales entre les élites dirigeantes et l’establishment juif.

D’où partout l’éclatement et la diversification croissante des milieux juifs selon les stratégies de comportement qu’ils adoptent face aux défis de la modernité, qu’ils soient perçus comme chance ou comme source de danger.

Le consensus, généralement acquis jusqu’au XVIIIe siècle, quant à la religion comme base de l’identité juive, vole dorénavant en éclats.

D’autre part, on observe sinon un mouvement de « globalisation » (avant la lettre) au moins diverses formes d’«nternationalisation» du traitement des Juifs en Europe.

Il ne s’agit plus d’un accord, jadis imposé par l’autorité ecclésiastique, quant au statut des Juifs dans les sociétés chrétiennes. Au contraire, chaque État poursuivant des « politiques juives » propres selon des principes idéologiques, mais aussi selon les rapports de forces qui y prévalent entre Juifs et non-Juifs, ou encore entre « modernistes » et « conservateurs » de divers acabits, il n’y a plus (au moins depuis le XVIIIe siècle finissant) aucun principe uniformément retenu en cette matière.

Cette internationalisation de ce qu’on en viendra à appeler « la question juive » tient à trois circonstances : la circulation accélérée des idées et des idéaux étatiques, les relations entre les puissances et la facilité accrue des migrations.

L’intensification des échanges idéologiques a non seulement permis la diffusion des Lumières, issues essentiellement de penseurs occidentaux (anglais, écossais, français, hollandais et allemands) jusqu’aux confins orientaux et méridionaux de l’Europe. Elle a également contribué à la propagation des modèles politiques et économiques de la modernisation inventés en Occident, ainsi que des courants de pensée portant sur la réforme religieuse au sein du judaïsme de l’Est.

Les conceptions nouvelles de l’antijudaïsme (comme la reformulation raciste en tant que fondement de l’action politique de la judéophobie chrétienne, à la fin du XIXe siècle) se diffusent également par les mêmes canaux.

Les relations de puissance, d’alliance ou de désunion entre États influent désormais, parfois de manière décisive, sur les réponses locales données à «la question juive».

De la sorte, les armées conquérantes de la Révolution française ou de Napoléon tendent à imposer partout la solution jacobine. Plus généralement, le mimétisme politique (volontaire ou forcé) par rapport à l’Occident, notamment quant à l’émancipation juive, représentera, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, une des pierres d’achoppement de la réussite de la modernité dans certains pays balkaniques ou centre- européens.

Enfin, le développement des moyens de communication et l’ouverture conjoncturelle passablement large (avant la Première Guerre mondiale) des frontières étatiques en Europe facilitent les mouvements migratoires massifs.


Des populations juives plus importantes que jamais peuvent ainsi changer de pays au gré des conjonctures, notamment pour échapper aux persécutions, pour acquérir une formation supérieure, ou encore, pour améliorer leurs chances de mobilité sociale.

Quelles sont les sources socio-historiques de la modernisation politique touchant aux Juifs?

On peut en faire une présentation sommaire en évoquant les principaux points des programmes dressés pour la création des États-nations visant la réalisation de sociétés plus « organiquement » intégrées, politiquement nivelées, juridiquement égalitaires, culturellement homogénéisées (sous l’égide de la langue et de la culture « nationales »), chacune de ces sociétés étant fixée sur un territoire propre qui est redéfini comme l’espace « naturel » de la nation.

Ce programme comportait tout d’abord l’abolition des privilèges et rigidités d’ordre économique hérités du féodalisme, qui faisaient obstacle à l’unification des marchés et de leur ouverture au libre-échange et à la liberté d’entreprendre.

Il s’agissait d’éliminer les entraves à l’industrialisation et au développement technologique par la liberté de mouvement garantie aux capitaux et à la main-d’œuvre.

Cet aspect de la modernisation était directement favorable à tous les agrégats jusqu’alors frappés, comme les Juifs, de lourds interdits ou d’exclusions professionnelles. Il ouvrait devant eux des possibilités de mobilité et de réussite économique inexistantes auparavant.

Cette redistribution des chances devait globalement stimuler le développement de l’économie par l’intensification de la « concurrence créatrice» propre au capitalisme de libre-échange.

Elle était non moins susceptible d’accroître les tensions au sein des groupes capitalistes, principalement entre des fractions juives et non juives de ces classes, par suite entre autres de l’élimination des marchés économiques protégés des corporations.

L’abolition des privilèges féodaux avait évidemment un volet politique et symbolique aussi, modifiant considérablement les rapports d’autorité et de prestige en faveur des sous-privilégiés (tels les serfs, les Juifs ou, plus généralement, les roturiers) et aux dépens de la noblesse et d’autres membres des hiérarchies féodales institutionnelles (surtout des Églises).

Les idéologues des Lumières ont amplement développé cette idée de base du « contrat social » liant les élites politiques — représentant la volonté générale — à l’ensemble des citoyens sans distinction et égaux devant la loi.

Ces deux aspects principaux des programmes portant sur l’abandon du féodalisme ne devaient pas seulement renforcer la légitimité des États (en les fondant désormais non pas en droit divin mais sur l’adhésion duplus grand nombre) et ouvrir en principe à tous les moyens de créativité sur tous les plans – économique, idéologique autant que culturel, contribuant ainsi à l’enrichissement général.

Ils devaient également transformer les règles du jeu de la reproduction sociale et conduire à la recomposition des élites ou du moins à la modification des rapports de forces en leur sein.

L’abolition des interdits économiques et l’intégration politique des « non-intégrés » (serfs, « tiers état » sans voix au chapitre politique) ou des « hors système » (tels les Juifs), ont fondé un régime de mobilité ascendant par principe purement méritocratique.

C’était en réalité un régime d’accès aux élites où les atouts hérités ou collectivement acquis (par la famille ou le groupe de statut) étaient condamnés à perdre du poids au bénéfice des atouts individuellement gagnés (tels les compétences, les titres scolaires ou les résultats de «l’esprit d’entreprise»).

Pareille individualisation des chances d’ascension sociale était favorable aux « nouvelles couches», dont les Juifs. De plus, ces derniers pouvaient désormais librement profiter de leur expérience multiséculaire dans la surcompensation des désavantages jusqu’alors subis.

Un troisième aspect des programmes de modernisation prévoyait soit l’élimination soit la réduction de l’influence des corps intermédiaires institués sous le féodalisme entre l’État et les sujets, telles les Églises, les corporations.

C’est le poids des Églises qui constituait dans ce contexte l’enjeu principal, puisque – du moins dans la chrétienté occidentale, sinon dans l’orthodoxie orientale – celles-ci faisaient fonction d’agences d’encadrement et de contrôle social largement indépendantes de l’État et des hiérarchies politiques locales, au point que la plus puissante d’entre elles, l’Église catholique, entretenait une dépendance plus ou moins forte par rapport à la papauté – celle-ci étant investie d’une autorité universelle (du moins sur le plan spirituel).

La modernisation politique comportait donc partout une certaine laïcisation des institutions publiques, soit par la séparation radicale des Églises et de l’État (comme en France), soit par la soustraction aux Églises de certaines des compétences qui leur avaient été reconnues auparavant, notamment en matière éducative, sanitaire, socio-philanthropique ou de police des mœurs.

Or, pareil mouvement était en partie favorable aux Juifs dans la mesure où il affaiblissait des instances de pouvoir qui leur étaient souvent hostiles.

En même temps, il sapait les fondements du communautarisme juif, en particulier leur autonomie juridique et parfois politique, du fait que, soumis à la loi commune, beaucoup de Juifs ont gagné la liberté d’échapper à leurs propres autorités religieuses.

Le dernier aspect des projets de modernisation concerne l’homogénéisation culturelle des États-nations au moyen de marchés d’échange et de communication culturels auxquels tous les citoyens pouvaient, voire même devaient (au moins symboliquement) participer.

L’importance attribuée à l’unification culturelle ne saurait être sous-estimée, surtout pour les pays tard venus ou retardés dans la course à la modernisation. Pour ces derniers, les efforts de modernisation culturelle précèdent même le plus souvent ceux portant sur d’autres aspects du programme.

On veut d’abord créer une «langue nationale», une «littérature nationale» ou d’autres langages d’expression nationale (musical, artistique, scientifique), d’autant plus que cela n’affecte pas ou affecte moins les intérêts politiques établis et s’avère donc plus facile à réaliser.

Son apport est en même temps immédiatement rentable sur le plan politique, parce qu’il sert de fondement à la naissance d’une opinion publique (Öffentlichkeit) capable de mobiliser les forces sociales autour d’autres aspects du programme de modernisation: d’où la naissance précoce, dans toutes les sociétés en mal de sortir du féodalisme, des institutions à la fois symboliques et instrumentales de l’unification culturelle: académies, sociétés savantes, musées, théâtres, bibliothèques, conservatoires de musique, opéras et, surtout, système scolaire « nationaux » .

Pareille « nationalisation culturelle » représente dans tous les cas une contrainte pour les Juifs concernés.

Ceux-ci sont presque toujours sommés de «s’acculturer » ou, à défaut, de payer le prix sous forme de discrimination politique ou sociale du maintien de leur distance délibérée (ou aliénation imposée de l’extérieur) par rapport à la « culture nationale » .

Mais cette contrainte peut aussi être complètement intériorisée et sa satisfaction vécue comme une libération sur le mode jubilatoire, en tant que signe tangible d’une intégration sociale ou du moins symbolique réussie dans des communautés de civilisation plus vastes et surtout (dans le cas des « grandes puissances culturelles » de l’Europe) à vocation universelle et investies — contrairement à la judaïté, entièrement tournée vers la tradition et le passé — des promesses économiques et culturelles de la modernité.

Cette présentation sélective et idéal-typique des points relatifs aux Juifs des projets de modernisation appelle dès l’abord plusieurs réserves.

L’évolution de toutes les formations étatiques en Europe fait qu’elles ne se reconnaissent pas au même degré dans ce cadre pour le moment tout théorique.

Le féodalisme n’a jamais existé dans certains pays de l’Europe occidentale ou septentrionale, voire dans les Balkans placés sous occupation ottomane, au même titre qu’ailleurs.

Certains pays en revanche (comme la Russie) ont conservé d’importants traits de leur organisation politique féodale jusqu’au XXe siècle.

L’empire plurinational des Habsbourg n’est pas devenu un État-nation, ou n’a pas laissé se transformer toutes ses provinces en État-nation à proprement parler jusqu’à son effondrement, bien que l’évolution interne de nombre de ses composantes territoriales et États successeurs ait emprunté beaucoup de modalités d’un tel développement.

Sources postféodales de la « question juive »

Si, toutefois, comme on vient de le voir, la poussée vers l’intégration de tous les éléments jusque-là désarticulés des sociétés de type féodal est au cœur des projets de modernisation, pourquoi l’intégration des Juifs apparaît-elle comme un des objectifs les plus problématiques, qu’on tend à placer désormais sous le signe d’une « question juive »?

On peut apporter trois réponses à cette interrogation. Elles renvoient toutes à la distance sociale apparaissant dès l’abord comme insurmontable entre Juifs et non-Juifs.

La singularité de la perception des Juifs tient avant tout de leur religion dans une civilisation marquée par l’hégémonie absolue du christianisme.

Tous les courants de pensée, voire la plupart des pratiques sociales (même les plus éloignées du culte), sont issus du paradigme chrétien auquel l’adhésion est considérée comme une obligation par le plus grand nombre jusqu’au XXe siècle, et dont la contestation aussi (de plus en plus radicale depuis les idéologues des Lumières et de la Révolution française) reste largement prisonnière des cadres mentaux fixés par le christianisme.

Le Judaïsme classique (avant ses réformes au XIXe siècle) demeure nécessairement appréhendé de l’extérieur comme un culte ésotérique, en raison de son rituel en langue hébraïque et de l’ignorance ou de la méconnaissance grossières dont ses textes de référence postbibliques (le Talmud, la Kabbale, le Shulchan Aruch, traité juridique coutumier faisant autorité, etc.) sont entourés dans les milieux chrétiens.

Prenant le relais des condamnations répétées du Talmud depuis le Moyen Âge, les polémiques contre ce grand livre exégétique du judaïsme prémoderne ne cesseront pas pendant la période de la modernisation.

Cette perception négative s’autorise aussi des pratiques de séparatisme social, qui sont effectivement inscrites dans les commandements religieux juifs, tels l’interdit frappant le connubium (mariage mixte) – qui remonte certes à des règles bibliques (émises notamment par le prophète Esdra), mais qui sera surtout développé dans la Diaspora -, la difficulté sinon l’impossibilité de la commensalité avec des non-Juifs par suite de la cascherout (règles alimentaires), les différences du cycle temporaire – notamment hebdomadaire (en raison de la loi du respect absolu du repos sabbatique pour les Juifs observants).

Ces différences religieuses contribuent à consolider dans l’imaginaire chrétien des représentations des Juifs comme radicalement et irrémédiablement allogènes, insensibles donc à toute intégration culturelle.

La conception des Juifs comme une race anthropologique à part due au «mythe aryen», que proposent certaines moutures de l’antisémitisme politique surgissant à la fin du XIXe siècle, constituera la naturalisation de cette idée de l’altérité essentielle des Juifs, d’abord fondée sur leur altérité confessionnelle.

Il va de soi que, maintes fois, ces représentations contemporaines ne font que reprendre, en les réactualisant, des fantasmes antijuifs que charrient depuis le Moyen Âge les divers discours chrétiens, souvent les plus autorisés.

Les réformes rituelles qui sont progressivement introduites, non sans âpre résistance de la part des milieux israélites traditionalistes, dans une partie grandissante des communautés au cours du XIXe siècle, serviront à réduire la « distance cultuelle » entre les religions juive et chrétienne et à minimiser la portée de « l’étrangeté confessionnelle » du judaïsme.

Mais l’intégration des Juifs peut également sembler problématique en raison des caractères propres à leurs organisations communautaires.

C’est un appareil assis sur une dualité de pouvoirs, le prestige charismatique des savants talmudistes (rabbins), d’une part, et l’autorité administrative et représentative (vers l’extérieur) d’une oligarchie élue parmi les possédants et les autres notables, d’autre part.

Étant donné les services et les compétences multiples de l’organisation communautaire (contrôle des mœurs, services rituels – cascherout, obsèques, mariage, circoncision—, éléments de sécurité sociale, protection des orphelins, soins assurés aux malades, alimentation des pauvres, etc.), elle est le foyer d’un réseau de solidarité allant bien au-delà des liens religieux.

De plus, en raison de la nature consensuelle de l’adhésion à la communauté, de l’indépendance de chacune d’entre elles qui forme de simples réseaux par régions ou par affinités cultuelles plus ou moins électives (tels les Séfarades du pourtour méditerranéen, les Ashkénazes yiddishisants du Centre-Est européen, les Romaniots d’origine levantine des Balkans, etc.) et, bien entendu, du rejet des Juifs de toute autre instance d’encadrement social avant l’époque contemporaine, les communautés juives apparaissent comme des organisations beaucoup plus solides que les paroisses ou autres équivalents chrétiens.

Cela les porte à résister, tant que cela se peut, aux efforts des États pour les réduire à de simples assemblées confessionnelles et de les dépouiller de la plupart de leurs autres attributs, notamment administratifs ou politiques.

Mais cela les expose, du même coup, aux accusations d’être des «États dans l’État», un reproche qui se retrouve dans des interprétations franchement antijudaïques autant que chez les idéologues de l’État-nation.

Les compétences communautaires représentent un des enjeux majeurs des négociations entre le judaïsme et les États dans la perspective de l’émancipation civile des Juifs.

Enfin, l’intégration des Juifs semble poser problème à cause de la stratification singulière qui les oppose aux agrégats chrétiens.

Alors qu’on peut figurer les sociétés féodales par une pyramide à base très large, formée par la paysannerie servile et des groupes assimilés (servants, domestiques, etc.) sur laquelle se superposent des couches intermédiaires de faible proportion — artisans et commerçants corporatistes, professions cultivées (hommes de loi, médecins, enseignants, fonctionnaires), dont le clergé constitue un ordre juridiquement distinct – et la noblesse (dont les proportions ne dépassent pas 5 à 6 % dans les pays à noblesse surabondante comme la Pologne ou la Hongrie), la stratification des Juifs tranche sur cette structure au moins sous quatre rapports.

Il n’y a pas d’équivalent à la noblesse, donc pas de culture nobiliaire non plus. Il n’y a pas de clergé institué et dépendant d’une hiérarchie, mais un marché libre des spécialistes du rituel, donc pas de « culture ecclésiastique » à part ni groupes d’intérêts corporatistes du rabbinat.

Faute de paysannerie servile, les masses de la population active juive sont formées de petits «indépendants» en tout genre – propriétaires, commerçants, artisans, métayers, locataires de terres, cabaretiers, bouilleurs de cru, démarcheurs et (surtout) prêteurs à gage -, de leurs employés ou aides occasionnels sans occupation fixe {Luftmenschen) .

Enfin, au sommet de la hiérarchie économique, se trouvent les financiers, négociants et commerçants interrégionaux ou internationaux, qui servent souvent (et ceci dès le Moyen Âge) de partenaires privilégiés aux princes (Juifs de cour) et (comme en Pologne) à la haute aristocratie.

Dans certains États ou villes allemands (tel est le cas de Vienne aussi), on n’accorde d’ailleurs pas le droit de résidence à d’autres Juifs. La stratification des Juifs est donc à peu près l’inverse de celles des sociétés à ordres.

Si, politiquement, les Juifs sont collectivement soumis à la discrétion des autorités en place, économiquement ils représentent un agrégat triplement autonome : ils remplissent des fonctions d’intermédiaires pour la société grâce à des compétences et dispositions rares propres à une protobourgeoisie efficace (calcul, rationalité économique, connaissance des marchés, mobilité) ; ils possèdent une large autarcie économique (artisanat, services intellectuels à usage interne) ; ils détiennent d’importants capitaux financiers et dominent certains marchés de ces capitaux (capacité de mobilisation de capitaux financiers sur les marchés internationaux).

Dès le XVIIIe siècle, on peut donc concevoir la « question juive » comme celle de la surpuissance économique qu’on leur impute d’ores et déjà et, à terme, comme celle d’un danger de domination économique appelé à croître.

Pareille perception des Juifs ne relève que partiellement de fantasmes idéologiquement construits, mais aussi des relations économiques réelles.

Dans une structure d’échanges où les Juifs sont confinés à la prestation de quelques services rares — pour la double raison de leur exclusion arbitraire de toute autre occupation et du fait que leurs propres métiers sont taxés d’indignité dans la société chrétienne -, qu’il s’agisse du petit prêteur sur gages, du grand banquier, du commerçant ambulant ou du cabaretier villageois ayant le monopole local de la fabrication et de la vente d’alcool (au titre de locataire de ce bénéfice nobiliaire, comme en Pologne avant le Partage), il va de soi que la relation liant les Juifs à leur clientèle chrétienne peut être vécue par cette dernière comme une dépendance, voire comme une forme d’exploitation.

En raison de l’importance de ces diverses formes de distance séparant Juifs et non-Juifs à l’aube de l’ère contemporaine — on pourrait dire que tout les sépare -, l’intégration dans les sociétés en instance de modernisation ne se fera nulle part sans à-coups, sans des hauts et des bas, parfois avec des retours en arrière.

Cette évolution des « politiques juives » des États européens se divise en tout cas en deux périodes. Jusqu’à la Grande Guerre, le sens de cette histoire se résume en gros par la marche vers l’émancipation juridique, lors Les Juifs et les États-nations dans l’Europe contemporaine même qu’il convient d’y inclure les conflits autour de cette émancipation – comme l’avènement de l’antisémitisme politique depuis les années 1880 dans certains pays du Centre et de l’Ouest et que, pour de grandes masses des Juifs d’Europe de l’Est, l’émancipation ne sera acquise qu’à l’arraché, pendant la Révolution de février 1917 en Russie, voire seulement après (Roumanie).

Depuis l’entre-deux-guerres, cette marche vers l’intégration s’arrête, se charge de contentieux d’une gravité inédite et se renverse presque partout (à l’exception des pays périphériques tels la plupart des États méditerranéens – y compris les Balkans et l’Italie fasciste -, du Benelux, de la Grande-Bretagne et des pays Scandinaves). En Europe continentale, la montée de l’extrémisme de droite représente (à l’exception des fascismes méditerranéens) une immense régression historique à cet égard, tandis que la bolchevisation de la Russie introduit une nouvelle donne, d’abord dans un sens libérateur, puis en un sens passablement contraire.

Pour en comprendre les conditions socio-historiques, il faut d’abord analyser la marche vers l’émancipation et l’intégration.

On va le faire en ramenant la diversité des développements nationaux à trois grands modèles, au prix de quelques simplifications inévitables.

Il s’agit des modèles occidental (propre à la France, à l’Italie, à la Grande-Bretagne, au Benelux et aux pays Scandinaves), d’Europe centrale (Allemagne, Autriche-Hongrie et pays balkaniques) et oriental (Russie et Roumanie).

L’émancipation presque sans conditions en Occident et ses cadres sociopolitiques

On sait que les pays occidentaux à l’ouest, au nord et au sud de l’Allemagne ont réalisé les premiers — à partir du début du XIXe siècle – et le plus complètement les États-nations modernes pourvus de leurs principaux attributs préconisés par les idéologues des Lumières (parlementarisme représentatif, égalité des citoyens devant l’impôt, devant la justice ou les obligations militaires, liberté d’entreprise, droits de l’homme fondamentaux garantis, processus d’homogénéisation culturelle avancé grâce au système scolaire efficace et «national»).

En France, la transition a été accomplie pour l’essentiel par la Révolution de 1789, dont les acquis se sont vus seulement très partiellement annulés, mais pour partie franchement développés (par exemple le système d’enseignement étatique unitaire à trois niveaux) sous les régimes consécutifs.

Ailleurs (en Angleterre, aux Pays-Bas ou dans les pays Scandinaves), l’évolution a été plus progressive mais bien moins conflictuelle et plus précoce aussi, débutant, le plus souvent sous l’égide des royautés constitutionnelles, dès le XVIIe siècle. Le seul cas atypique clans ce contexte est l’Italie, dont l’unité politique est tardive sous l’égide d’une royauté libérale. Son développement sera dès lors proche du modèle français.

Si l’on a cru bon de réunir « les politiques juives » de tous ces États dans un même modèle paradigmatique, ce n’est pas seulement parce qu’elles ont été concrétisées dans des mesures d’émancipation en général plus tôt que les autres, mais surtout parce que l’intégration des Juifs y découlait des principes et des idéaux mêmes sur lesquels reposaient les institutions de l’État-nation.

D’où le caractère généralement non conditionnel, c’est-à-dire non (ou peu) négocié et relativement peu contesté des mesures émancipatrices, de même que la rapidité et la qualité passablement harmonieuse (comparée au reste de l’Europe) et complète de l’intégration sociale des Juifs.

Cela signifie d’abord que le processus d’intégration, s’il ne fut nulle part sans débats ou conflits, ne s’était pas accompagné d’éruptions majeures de violence antijudaïque.

En Occident, on ne connaît guère (sauf en France durant les troubles révolutionnaires) les modes vicieux de l’agitation antijuive pendant le processus émancipateur (accusations et procès de meurtres rituels, tentatives de pogrom), habituels en Europe Centrale et Orientale au XIXe siècle – du moins avant l’avènement des mouvements d’antisémitisme moderne.

Lorsqu’ils surviennent à titre exceptionnel (comme en Alsace juste après 1791 ou pendant l’Affaire Dreyfus), l’État de droit s’impose pour défendre les Juifs.

De fait, l’émancipation juridique fut partout précédée par une période généralement longue de diverses formes collectives d’accommodement, d’entente, de coopération, de rapprochement, voire de symbiose et de complémentarité entre Juifs et non-Juifs (même si pareille complémentarité pouvait être localement chargée d’antagonismes, surtout d’ordre économique).

Ce développement a engendré des mouvements internes aux communauté juives capables de participer plus ou moins activement à la lutte pour l’émancipation et pour l’intégration «nationale», créant des champs d’intérêt communs entre élites juives et non juives.

Enfin, l’émancipation a été suivie d’une intégration sociale plus complète qu’ailleurs, notamment grâce aux facilités offertes aux Juifs d’entrer dans la fonction publique ou de participer à la modernisation politique des États.

De la sorte, les Juifs ont pu s’identifier plus complètement et plus directement qu’ailleurs (avec moins d’efforts « compensatoires ») aux valeurs et aux objectifs des États-nations.

Pour la clarté de l’exposé, il faut évoquer les conditions historiques de cette évolution du côté des sociétés d’accueil comme du côté des Juifs.

Il faut insister avant tout sur le fait que presque toutes les sociétés occidentales en question (à l’exception partielle, là encore, de l’Italie) ont été marquées par une modernisation historiquement plus rapide – surtout au sens élémentaire où le féodalisme, avec le fractionnement rigide de la société en ordres, s’est précocement dissous ou n’a jamais existé au même titre que dans le restant de l’Europe.

C’est là que commence la révolution industrielle (en Angleterre notamment), avec l’élaboration des nouvelles technologies, et que ses effets se font sentir les premiers (comme en France et aux Pays-Bas).

C’est là encore que s’érigent les premiers grands centres (Londres, Amsterdam) du réseau commercial s’étendant sur le monde entier, donnant lieu à la naissance d’une bourgeoisie capitaliste puissante et nombreuse, en même temps qu’à une nouvelle civilisation urbaine fondée de plus en plus sur le libre- échange et la réciprocité des prestations entre les classes sociales.

Cette évolution vers l’embourgeoisement et l’urbanisation transforme très tôt les rapports entre ordres subsistants en rapports de classe en général – en diminuant l’effet des classifications traditionnelles tranchées entre «seigneurs» et serviteurs, entre roturiers et nobles, entre propriétaires et métayers (paysans) -, et offre des chances croissantes aux Juifs d’entrer en partenariat d’abord économique, ensuite social, avec certains agrégats citadins sur un pied de quasi- égalité.

Partout les milieux d’accueil des Juifs se trouvent dans les grandes cités (telles Amsterdam, Anvers, Bordeaux, Londres puis, après la Révolution, Paris).

Dans les pays à immigration tardive (Suède, Danemark), ils commenceront à être admis d’abord dans certaines villes. Ce partenariat avec la bourgeoisie capitaliste naissante se fonde évidemment sur des affinités électives (ethos protobourgeois des habitués des marchés compétitifs), mais ne se développe pas sans heurts. Seulement ces conflits concurrentiels ne s’aggravent pas, ils tendent même à s’atténuer avec le temps pour une série de raisons.

La part des Juifs dans les marchés où ils se placent reste toujours soit assez modeste (parfois globalement insignifiante, comme dans les pays scandinaves) – et ne ressemble en rien aux monopoles de fait que les Juifs s’arrogent en plusieurs grands domaines d’investissement urbain en Europe centrale et orientale -, soit peu susceptible de heurter les intérêts établis des non-Juifs, puisqu’il s’agit de marchés nouveaux (telle l’industrie diamantaire à Anvers, développée par des Juifs à la fin du XIXe siècle).

Le partage des marchés entre les bourgeoisies locales et juives intervient dans le cadre de l’expansion rapide de ces marchés, contrairement à ce qui se passe dans la situation stagnante de longue durée, qui marque les marchés corporatistes de l’artisanat ou du commerce de la plupart des autres pays européens (où la révolution industrielle ne commencera que dans la seconde moitié du xixe siècle).

Il arrive même qu’on fasse appel aux Juifs pour qu’ils s’établissent dans le pays en apportant des capitaux. C’est le cas du Danemark où le roi Christian IV fait venir, dès 1622, des Juifs séfarades d’Amsterdam dans sa province de Holstein en leur offrant des privilèges commerciaux.

Il s’agit généralement d’États politiquement solides et unitaires (à la seule exception de l’Italie) depuis la Renaissance, ou d’États nouvellement créés (comme la Belgique) et, sur le plan culturel, parvenus à un haut niveau d’unification grâce notamment à l’action pastorale et éducative des Églises en langue nationale et à la généralisation précoce de l’instruction élémentaire (particulièrement forte dans certains pays protestants, comme l’Ecosse, les pays Scandinaves et la Prusse).

Les mêmes Églises, qu’elles soient protestantes (comme dans le Nord et l’Ouest de l’Europe) ou catholiques (comme dans le Sud et le Centre) sont partout hégémoniques à l’issue de la Contre-Réforme.

De plus, ce sont des pays sans groupes minoritaires importants définis comme ethniquement différents (de type insulaire ou imbriqués dans la population majoritaire) à l’inverse de l’Europe centrale et orientale. Les rares contre- exemples, comme les Irlandais pour l’Angleterre, les Bretons ou les Basques en France ou les Lapons en Suède — cantonnés pour l’essentiel dans leurs propres territoires et ayant fait l’objet de colonisations politiques historiquement anciennes —, ne font que confirmer cette règle.

De la sorte, l’acculturation des Juifs – souvent le seul agrégat perçu comme allogène dans la communauté nationale – peut se faire sans obstacles majeurs, tant les rapports de forces démographiques et culturels sont inégaux au sens où la majorité « nationale » n’a nulle raison de se sentir « menacée »dans son intégrité par ce processus.

C’est la raison pour laquelle l’acculturation linguistique des Juifs remonte, d’une part, très loin dans l’histoire des pays concernés, au point qu’elle précède parfois (à Bordeaux ou à Metz autant qu’à Amsterdam ou à Londres) la politique d’intégration des États ; d’autre part, étant donné la faiblesse relative de l’enjeu pour les États, les politiques incitatives ou contraignantes en ce domaine se mettent assez tardivement en branle.

Si elles commencent le plus tôt en France dès la Révolution, c’est qu’elles découlent des préceptes jacobins et touchent toutes les cultures particularistes régionales (les Bretons autant que les Basques et autres Picards), mais aussi parce que les Juifs d’Alsace représentent à cette époque la plus grande concentration d’Israélites non acculturés en Europe occidentale.

Aux Pays-Bas une politique pressante d’acculturation linguistique se développe au milieu du XIXe siècle seulement (surtout avec l’imposition de la fréquentation obligatoire des écoles primaires publiques en 1857).

Ailleurs, démographiquement noyés dans des majorités écrasantes et culturellement en voie d’homogénéisation (comme en Angleterre ou en Italie), les Juifs ne peuvent guère prétendre au maintien de leur vieille autarcie culturelle, si tant est que celle-ci existe encore à l’époque moderne.

Cette autarcie n’avait d’ailleurs pas (ou plus) le même rendement symbolique dans l’Occident « développé » que dans d’autres pays européens.

Si la conservation d’une culture linguistique, folklorique et religieuse – au sens anthropologique du terme (usages, pratiques quotidiennes, façons de parler, discipline comportementale, etc.) — proprement juive dans des pays économiquement sous-développés et considérés comme culturellement retardés (sans langue et institutions de « haute culture » , avec analphabétisme généralisé), pouvait apporter des avantages symboliques considérables en termes d’expression de la distinction sociale, voire de la supériorité culturelle – les Juifs pouvant se considérer à bon droit être porteurs d’une des plus anciennes civilisations écrites face à des cultures récentes et encore très provinciales -, le rapport à la civilisation dominante fut à peu près l’opposé en Occident. Ici les Juifs devaient, même si c’était à leur corps (c’est-à-dire leur identité d’origine) défendant, admettre que l’intégration dans l’Occident développé représentait une ascension inespérée sur l’échelle de la hiérarchie culturelle intra-européenne.

Apprendre le français (mais aussi l’anglais, l’italien – comme plus tard, l’allemand) n’a pu être vécu que comme l’entrée dans un des foyers de civilisation en passe de devenir mondialement dominants. Il en allait de même (à un degré certes moindre) de l’assimilation dans des pays naturellement plus périphériques (comme les Pays-Bas ou les pays Scandinaves), mais associés à ces «grandes civilisations » de l’Occident.

L’intégration linguistique et culturelle des Juifs bénéficiait donc des conditions favorables partagées entre facteurs de « poussée » et facteurs d’« attraction».

Il faut enfin évoquer l’effet des cadres confessionnels de l’intégration à l’occidentale. Les pays en question sont en effet soit protestants, soit à dominante catholique, comme la France, qui se trouve toutefois en voie de sécularisation relativement rapide (surtout après la Révolution).

L’Italie, qui n’achève sa longue marche à la réunification qu’en 1861, peut être associée sous ce rapport à la France. La «politique juive» du nouvel État s’inspirera largement des principes laïques du libéralisme français.

L’enjeu de l’intégration des Juifs est différent dans les deux cas.

Les États protestants, en guerre larvée permanente contre les puissances catholiques, éprouvent une certaine sympathie pour les Juifs en raison de l’antagonisme qui les oppose, ensemble, au catholicisme, mais aussi – pour ceux où les élites sont gagnées par les formes radicales du protestantisme (puritains anglais après la guerre civile victorieuse contre la royauté) – à cause des racines bibliques communes de leur foi.

Ailleurs, comme en Hollande, le calvinisme officiel est associé à la guerre de libération nationale contre l’Espagne catholique (gagnée dès la fin du XVIe siècle). Le pays en hérite quelques communautés de Marranos (Juifs clandestins formellement convertis). Aux effets propres à pareils rapprochements idéologiques et spirituels entre non-Juifs et protestants s’ajoutent deux faits complémentaires .

Le protestantisme, qui a été persécuté par le catholicisme pour avoir brisé le monopole ecclésial de la papauté dans l’interprétation du message christique, était toujours davantage enclin à la tolérance religieuse, surtout lorsque celle-ci n’avait pas d’enjeu majeur pour sa survie et pour l’unité confessionnelle établie.

C’était le plus souvent le cas du judaïsme qui ne représentait guère à l’Ouest de l’Europe un pôle de prosélytisme concurrentiel face aux religions d’État.

L’enjeu de la présence catholique en Angleterre a été considéré comme de portée plus grande que celle de la présence juive. Il n’est point dû au hasard que la première proposition de loi sur l’émancipation formelle des Juifs (1833) fût présentée et votée par les Communes (mais refusée par les Lords) peu après l’émancipation des catholiques (1829).

En Suède, le droit aux charges politiques fut octroyé aux Juifs et aux catholiques au même moment (1870). En Angleterre, la réadmission des Juifs (I656) répondait déjà au double souci d’équité face aux victimes de l’Espagne (ennemie héréditaire et concurrente mondiale de l’Angleterre, aux débuts de son expansion coloniale) et d’association symbolique avec le Peuple de l’Ancien Testament, idée chère aux Puritains purs et durs comme Cromwell.

Dans un tout autre contexte de la modernisation politique avancée des Provinces-Unies, la Belgique à majorité catholique en fut détachée (1830) pour séparer les deux populations confessionnellement opposées. Garantie dès auparavant, l’émancipation juive devait être aussi conservée dans la constitution du nouvel État.

Par ailleurs, tous les pays occidentaux gagnés par le protestantisme entretenaient des relations étroites avec le Nouveau Monde en raison de l’importance de leurs populations transplantées outre-mer.

Cela vaut pour les Hollandais (qui avaient fondé New York) autant que pour les Anglais (qui fournissaient l’essentiel des pionniers des trois premiers siècles d’immigration) ou les Scandinaves (dont l’émigration est devenue considérable au XIXe siècle).

Or l’égalité religieuse et, implicitement, l’émancipation des Juifs est inscrite dans la Constitution des États-Unis dès 1787, ce qui ne pouvait pas manquer d’affecter l’accueil des Juifs dans les principaux pays protestants d’où le gros de la population américaine d’alors était originaire.

Ce précédent a dû également exercer son influence sur le traitement de la «question juive» par les idéologues modérés de la Révolution française, qui avaient des hommes de liaison dans le camp indépendantiste américain.

Pour les Jacobins français dont les idées triomphent sous la Révolution et marquent, sous ce rapport, les régimes libéraux ultérieurs jusqu’à la fin de la IIIe République, voire au-delà, le problème confessionnel que posent les Juifs est également double.

Il s’agit tout d’abord de s’associer les Juifs en tant qu’alliés considérés comme naturels dans leur lutte contre l’Église — institution féodale et répressive par excellence (surtout en matière de dissidence confessionnelle ou de non- conformisme moral et idéologique) – et pour la laïcisation des institutions, afin de parvenir à l’élimination de toute inégalité de droits et de devoirs à base religieuse entre citoyens.

Mais cette même politique d’émancipation et de sécularisation d’inspiration jacobine se dirige également contre le particularisme juif. D’où la discrimination dans l’octroi même des droits civiques entre les Juifs du Sud regardés comme plus « francisés » et moins attachés au culte — qui sont émancipés dès janvier 1790 —, et les Juifs yiddishisants et plus observants (mais aussi beaucoup plus nombreux : cinq sixièmes des Juifs de France) de l’Alsace-Lorraine, qui n’obtiendront l’égalité qu’en septembre 1791-

Cette dernière loi émancipatrice prend toutefois soin d’abolir les organisations communautaires aussi au nom du principe proclamé par le député Clermont-Tonnerre : « II faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. »

Du coup, les communautés juives sont devenues, elles aussi, les victimes des mesures antireligieuses sous la Terreur (fermeture de synagogues, interdiction de pratiquer le culte, voire destruction massive du Talmud par le feu à Strasbourg, etc.).

Elles continueront à subir les efforts contraignants de l’administration pour contrôler les organisations confessionnelles avant tout sous Napoléon Ier, mais, occasionnellement, plus tard aussi au XIXe siècle.

Les conditions internes aux Juifs de l’intégration à l’occidentale et ses modalités

Du côté juif, les conditions de la réussite de l’intégration politique à l’occidentale sont plus simples à résumer. La faiblesse démographique apparaît ici comme le facteur de loin le plus important.

Il s’agit en effet d’agrégats démographiques mineurs, parfois infimes dans certains pays concernés. En Angleterre où – par suite de plus de 350 ans d’absence après leur expulsion – le retour des Juifs s’effectuera sans obstacles majeurs, leur effectif se compte seulement par quelques dizaines de milliers (20 000 vers 1825) à l’époque où se réalise le programme d’émancipation. Les chiffres sont semblables en Italie (environ 30 000 au moment de l’Unification) et un peu supérieurs en France (quelque 40 000 à la veille de la Révolution) et aux Pays-Bas (55 000 vers 1810).

Dans les pays Scandinaves, il n’y a pas de Juifs jusqu’au XVIIIe siècle et l’immigration y sera extrêmement lente et sélective. Les chiffres en question n’atteignent pas le millier vers 1838 en Suède, et montent à 4 200 seulement en 1849 au Danemark. En Norvège et en Finlande, les premières communautés juives de toute petite taille (dont le total n’excède pas mille âmes par pays) se sont formées seulement vers la fin du XIXe siècle.

Bref, si l’intégration se déroule le plus souvent dans de bonnes conditions, c’est aussi parce que cela ne concerne que des agrégats réduits. Ceux-ci ne dépassent deux millièmes de la population nationale que dans les seuls Pays-Bas.

Non sans lien avec cette faiblesse démographique, les Juifs de l’Occident ont amorcé plus tôt leur acculturation linguistique, culturelle et économique dans les sociétés globales, souvent bien avant que celles-ci achèvent la construction des États-nations ou s’embarquent dans une politique d’émancipation.

Les Juifs d’Alsace sont probablement le seul agrégat juif des pays occidentaux pour lequel l’émancipation précède un degré avancé d’acculturation.

Certes, ici comme ailleurs, l’abandon des langues de culture d’origine (le judéo-portugais ou judéo-espagnol d’une part, le yiddish d’autre part) a été un processus passablement long, accompagné pendant longtemps d’un bilinguisme actif.

Cette évolution semble pratiquement achevée dans tous les pays concernés au cours de la première partie du XIXe siècle. Le passage au français sera largement facilité chez les Alsaciens par leur urbanisation rapide qui suit l’émancipation, en particulier par leur installation massive dans le creuset parisien qui renferme, vers 1850, déjà le tiers des Juifs de France et les deux tiers après la défaite de 1870 (cause d’une nouvelle vague migratoire vers le centre du pays).

Aux Pays-Bas, où certaines villes (surtout Amsterdam) ont des communautés aux effectifs importants, les Juifs n’opposent pas de résistance majeure à la politique d’assimilation linguistique du gouvernement, qui s’appuie d’abord (depuis les années 1820) sur le réseau scolaire juif, puis, au milieu du siècle, sur les écoles publiques devenues obligatoires pour tous.

Toutefois, les Juifs « nationalisés » de l’Occident entretiendront une relation toujours beaucoup plus « ouverte » avec les langues étrangères et, ici ou là, des poches d’indigénat linguistique juif (surtout yiddishisant) se reformeront – au moins à titre provisoire – ultérieurement aussi, grâce à l’arrivée massive d’immigrés non ou moins acculturés à partir des années 1880.

Du fait de leur faiblesse démographique, mais aussi, peut-être, parce que les populations juives les plus larges sont généralement divisées en communautés rituelles différentes – dès l’abord en Ashkénazes yiddi- shisants et « Portugais » ou « Espagnols » (comme en France, aux Pays-Bas et en Angleterre) et plus tard en groupes d’obédience plus ou moins orthodoxe ou réformée -, l’organisation communautaire ne peut être nulle part fortement défendue par les intéressés devant les efforts étatiques pour la contrôler, voire pour la réglementer.

En France, la Révolution suspend le fonctionnement des communautés jusqu’alors autonomes et Napoléon Ier les réorganise radicalement – en leur donnant une administration centralisée (à l’image du modèle étatique impérial) avec le système consistorial.

Le contrôle étatique s’étendra de manière décisive avec la Monarchie de Juillet, qui transforme le rabbinat en un corps de la fonction publique (salariés de l’État).

Aux Pays-Bas, un processus similaire se déroule en deux temps. Le système consistorial y est d’abord établi sous l’influence française puis, sous le règne libéral mais interventionniste du roi Guillaume Ier (1815-1840), un ensemble de règlements étatiques sont imposés portant sur la formation et la nomination des rabbins et des enseignants des écoles juives, sur les programmes de celles-ci, sur le rituel public, etc.

Ailleurs, comme en Angleterre, le contrôle étatique des communautés sera généralement moins contraignant.

Racines historiques du modèle centre-européen du traitement des Juifs

Pendant toute la période de la modernisation politique, le gros des régions situées entre le Rhin et la Russie sont partagées entre deux formations étatiques, l’Empire des Habsbourg et la Confédération germanique dominée par la Prusse (dont se formera en 1871 l’Empire allemand).

On en a déjà évoqué l’évolution divergente vers un État multinational, pour le premier, hébergeant d’importants mouvements nationalistes dissidents (aboutissant, après la chute de l’Empire, à un ensemble de petits États-nations) et, pour la seconde, vers un puissant État-nation unitaire.

Il faut ici passer en revue les raisons qui permettent de les réunir dans un même modèle quant à leur gestion politique des affaires juives conduisant à l’émancipation formelle qui intervient en Autriche (1867) au même moment historique qu’elle est inscrite dans la Constitution de l’empire allemand (1871), après des mesures semblables introduites dans la plupart des Länder qui le composent.

Tout d’abord ces pays construisent historiquement leur « question juive » en deux temps.

Avant les partages de la Pologne, il n’y a pas d’importants effectifs juifs dans les États d’Europe centrale. Les villes allemandes sont largement judenrein avant le XVIIIe siècle à cause des expulsions presque partout définitives autour de 1500.

Il en va de même des provinces autrichiennes, sauf la Hongrie et les pays tchèques. Le repeuplement des villes se fait sélectivement à des conditions si rigoureuses d’apport de capitaux et d’une lourde taxation qu’on ne trouve à Vienne, à Berlin, à Munich, à Francfort ou à Hambourg que des petits groupes de négociants et de financiers et un certain nombre d’immigrés clandestins dont le total se compte pendant longtemps le plus souvent par centaines et seulement à titre exceptionnel par milliers avant le XIXe siècle.

La refondation des anciennes communautés est d’ailleurs souvent due à l’initiative des Hofjuden établis sur place et liés aux princes (comme à Halle, Dresden, Leipzig, Kassel, Brunswick).

Mais, au milieu du XVIIIe siècle encore, la Prusse ne compte que 2 100 familles juives « protégées » (soit quelque 10 000 âmes) hors la Silésie. Même vers 1815, les plus grandes communautés allemandes, celles de Breslau, de Berlin et de Francfort n’ont approximativement que 3 300 membres chacune. Si des communautés villageoises subsistent dans certains États allemands, comme au Wurtemberg, en Bade ou en Bavière, leurs effectifs globaux restent faibles.

Les concentrations relativement les moins insignifiantes sont à Prague (7 000 à 9 000 âmes au XVIIIe siècle), en Bohême (un total de 29 000 en 1754), en Moravie (5 100 familles, soit approximativement 25 000 personnes en 1725), en Hongrie (quelque 18 000 d’après une estimation en 1735, et 83 000 selon le recensement de 1787). Pour la Prusse, cette situation évolue déjà avec la conquête de la Silésie (1742) qui renferme une population juive plus large.

Un changement radical survient pour les deux empires avec les derniers partages de la Pologne en 1793 et 1795, assortis du rattachement de la Posnanie (avec près de 75 000 Juifs), voire temporairement (entre 1796-1807) de la région de Varsovie (12 000 Juifs) à la Prusse et de la Galicie à l’Autriche (avec une population juive de plus de 212 000, d’après un comptage – peu sûr — de 1785).

Avec l’annexion de la Bukovine (1775), l’Autriche comptera jusqu’à la fin du XIXe siècle la deuxième plus grande concentration de Juifs au monde, après la Russie.

De fait, pendant toute cette période, la seule population juive de Galicie dépassera largement le double des effectifs comparables de l’ensemble des pays occidentaux.

Au milieu du XIXe siècle, le judaïsme allemand – pourtant bien moins important comparé à son équivalent d’Autriche – représentera près du décuple des agrégats juifs pris séparément en France, en Angleterre ou en Hollande.

Le partage de la Pologne opère donc d’un seul coup une immense redistribution des Juifs de l’Est dans les empires d’Europe centrale, mais il met également en branle les plus importants mouvements migratoires de Juifs dans le sens est-ouest (vers l’intérieur de l’Allemagne et, après 1849, vers Vienne) et est-sud (vers la Hongrie) que connaît l’Europe jusqu’aux années 1880.

Les empires centraux ont une politique juive déjà bien élaborée lorsqu’ils reçoivent la charge de la gestion des masses juives de l’ancienne Pologne.

Ce sont des États administrés dans l’esprit de l’absolutisme éclairé par des bureaucraties centralisées, sous l’égide du fort pouvoir personnel des souverains. Pourtant, dans les deux cas, les empires ne seront jamais entièrement homogénéisés sur le plan politique, à l’instar des États occidentaux.

Les princes des États allemands (puis les autorités des Länder) garderont une certaine autonomie par rapport à la Prusse hégémonique en Allemagne. En Autriche, chacune des provinces héréditaires continuera à être gouvernée (à commencer par le royaume de Hongrie) selon un dispositif législatif partiellement propre. Néanmoins, tout au long de la période de la modernisation, le pouvoir impérial conservera ses prérogatives bien plus qu’en Occident, en dépit des mesures de démocratisation progressives qui sont accompagnées d’une décentralisation politique en Autriche (indépendance interne de la Hongrie et de la Croatie après 1867) et de l’unification des États allemands.

Cette situation aura deux conséquences, partiellement contradictoires pour le destin des Juifs.

D’une part, le traitement politique des Juifs dépendra plus ou moins étroitement des pouvoirs centraux, voire assez largement (surtout au XVIIIe siècle) des dispositions personnelles des souverains. Cela vaut d’ailleurs pour tout le processus de modernisation, inspiré, encadré, dirigé, ou même imposé par « en haut » dans ces monarchies absolutistes.

D’autre part, parce que les Juifs font face dans chaque région (dans les différents États allemands, en Hongrie, en Bohême ou en Galicie) à des élites nationales ou provinciales disposant d’une certaine marge de manœuvre au sein des empires, ils auront quelque liberté pour négocier la situation locale qui leur sera faite et mettre en œuvre des stratégies d’alliance avec des fractions des élites qui leur semblent favorables. Cela conduit, surtout en Hongrie – mais en Bohême et en Galicie aussi – à des formes de partenariat ou même d’alliance politique entre la noblesse terrienne locale et les Juifs, ce qui se retourne parfois contre le pouvoir impérial dans des conjonctures où il y a conflit (comme dans la Hongrie d’avant 1867) entre les élites nationalistes et la bureaucratie centrale.

Avant d’obtenir les dépouilles de la Pologne, les empires centraux pratiquent des politiques juives clairement marquées par un triple souci : limiter drastique- ment les effectifs, rendre « utiles à l’État» ceux qui sont admis, c’est-à-dire les soumettre à une exploitation économique maximale, enfin — et plutôt secondairement -, imposer une réglementation autoritaire au fonctionnement des communautés.

On aménage de stricts systèmes de quotas sélectifs pour l’admission des Juifs dans les États ou dans les villes dans le but de garder les effectifs stationnaires.

C’est ce que vise explicitement le Familiantengeseîz autrichien de 1727, dont la validité sera maintenue en principe (sinon en pratique) juisqu’en 1848 !

Il s’agit de fixer avec précision le plafond des chiffres des Juifs dans les pays tchèques (les seuls à renfermer des communautés relativement importantes dans l’Empire habsbourgeois à cette époque) et de réserver le droit de se marier aux fils aînés des familles juives.

Un moyen d’atteindre ce même but dans certaines villes allemandes (comme à Francfort) est la conservation des ghettos dans leurs cadres anciens, interdisant toute croissance démographique sous peine de surpopulation insupportable.

L’octroi individuel des droits de résidence permet un contrôle des entrées plus ou moins efficace, puisque, outre les tolerances officielles, on enregistre dans bien des villes une population juive clandestine.

La loi prussienne de 1714 limite ainsi le droit d’hériter le Schutzbrief des pères juifs «protégés» aux seuls fils aînés, tandis que les autres fils doivent payer respectivement 50, 100, 200, etc. talers en plus pour bénéficier du même «privilège».

Une autre loi, de 1730, prévoit que les aînés des familles juives seront redevables à l’État d’une taxe annuelle de 50 talers – mais le premier cadet du double de cette somme – et ceci à la condition que le nombre des Schutzjuden n’augmente plus dans aucune localité.

À Prague, les autorités mettent en place dès le début duXVIIIe siècle une Judenredtiktions- kommission chargée de veiller à la limitation des effectifs de Juifs.

Un monarque aussi «éclairé» que Marie- Thérèse d’Autriche n’hésite pas à placer les Juifs de ses pays sous la menace constante de l’expulsion.

Si celle- ci ne sera pas exécutée en Moravie (1742) ou pour toute la Bohême (1745), on contraint effectivement au départ les membres de la grande communauté de Prague (1744), lors même qu’ils seront réadmis quelques années plus tard (1748).

Pour comprendre cette volonté « réductionniste » des empires absolutistes, il faut se souvenir de la rémanence – très vivace encore au XVIIIe siècle – des guerres de Religion, en particulier de la surcharge idéologique affectée aux religions d’État dans la vision du monde propre aux souverains et aux élites dirigeantes.

Le souci d’homogénéité et de conformisme confessionnels l’emporte souvent sur d’autres intérêts, notamment économiques, des États.

Des traces explicites de l’antijudaïsme religieux – proprement obsessionnels chez une Marie- Thérèse – seront ainsi conservées jusqu’au XIXe siècle dans le traitement institutionnel des Juifs, même si l’attitude de Joseph II d’Autriche (qui prend systématiquement le contre-pied de sa mère) représente à cet égard une exception unique.

Si les bureaucraties impériales seront ainsi peu portées à la sécularisation, il en sera de même de la majorité des élites locales, contrairement à la plupart des pays occidentaux où les Lumières font répandre dans les élites le non-conformisme ou le scepticisme religieux, voire l’athéisme militant dès le XVIIIe siècle, surtout dans les États – comme la France ou l’Italie – dont la modernisation passera par une rupture révolutionnaire anticléricale.

Dans une analyse plus approfondie, il conviendrait de prendre en compte les contre-exemples les plus significatifs sous ce rapport, la Hongrie (seul pays européen resté multiconfessionnel après la Réforme et la Contre-Réforme) et les pays tchèques, où le catholicisme, imposé de l’extérieur par la force après la bataille de la Montagne Blanche en 1620, n’a pu empêcher ni la survie d’un protestantisme protonationaliste, d’une part, ni les progrès de la sécularisation d’autre part.

Ces exceptions joueront un rôle au XIXe et au XXe siècle dans le rapprochement entre élites locales (comme la bourgeoisie allemande de Prague) ou nationales (telle la noblesse libérale hongroise) et élites juives, sous l’égide de la tolérance religieuse ou de la laïcité.

Mais la règle reste le confessionnalisme étatique au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle en Allemagne, ou même plus tard sous certains rapports, et au-delà de la fin de l’Empire en Autriche.

Cette dernière n’introduira par exemple le mariage civil que tardivement, sous le régime républicain de l’entre-deux-guerres.

L’exclusion de la fonction publique des membres des religions « non reçues » (surtout des Juifs, même après les lois d’émancipation) reste également la règle partout en Europe centrale, ce qui représente une invitation permanente aux élites juives, et même un moyen de pression, pour qu’elles se convertissent.

Toutefois, la politique juive des Empires est essentiellement axée sur les bénéfices financiers qu’ils escomptent en tirer. À l’opposé des pays occidentaux, la surimposition sera ici générale et continuera largement jusqu’aux approches de l’émancipation.

L’idéologie mercantiliste aidant, les États favorisent systématiquement la venue des Juifs riches – nonobstant même la judéophobie parfois déclarée des princes — et orientent de façon autoritaire les choix professionnels de leurs sujets israélites en fonction de leurs intérêts économiques du moment.

Aux possédants on accorde le droit de résidence, puis des privilèges spéciaux, voire la naturalisation (comme le Naturalisationspatent offert en 1791 pour la première fois en Prusse à la famille du célèbre Hoffaktor Daniel Itzig) et même des titres nobiliaires (au XIXe siècle).

Parfois, des mesures émancipatrices doivent être proprement achetées par les intéressés. La municipalité de Francfort consent, en 1811, à accorder l’égalité des droits aux concitoyens juifs et à la démolition des murs du ghetto contre le paiement d’une somme de 440 000 florins.

Les bureaucraties régnantes et les souverains font souvent preuve d’une mesquinerie tatillonne et humiliante pour soutirer de l’argent à «leurs» Juifs.

En 1769, le roi oblige les Juifs prussiens à acheter et à exporter des quantités annuellement fixées de porcelaines de médiocre qualité produites dans les faïenceries royales (et invendables autrement).

La loi prussienne de 1730 leur interdit tout petit commerce – qui ferait concurrence aux corporations établies -, mais admet le commerce de luxe, le prêt d’argent ou la vente de vieux vêtements.

En Autriche-Hongrie, Marie-Thérèse introduit dès 1743 la « taxe de tolérance » sur les familles, qui sera transformée en 1746 en impôt sur les personnes (de façon à peser sur la multiplication de la progéniture). Il ne sera aboli qu’en 1846. En même temps, les autorités poussent les investisseurs juifs à fonder des manufactures en Autriche (décret de 1749), comme en Prusse (après notamment la guerre de Sept Ans, 1756-1763).

Ce dispositif d’exploitation des Juifs par l’absolutisme « éclairé » se complète par le contrôle des communautés.

Certes, la fudenordnung de Marie-Thérèse (1752) laisse intacte l’autonomie juridique des communautés pour les affaires religieuses. (Cette autonomie sera à son tour abolie par Joseph II en 1784.) Elle n’en réglemente pas moins, souvent jusqu’aux moindres détails, la vie publique et privée des Juifs d’Autriche. Les fonctions du Landesrabbiner, responsable de la répartition de l’impôt prélevé sur les communautés, ont été spécifiées et son mode d’élection prescrit. Le Revidiertes Generalprivilegium de Frédéric II de Prusse (1750) comporte des dispositions semblables, bien qu’il soit centré surtout sur les interdits professionnels.

Les Lumières, la Haskalah et l’absolutisme éclairé

La politique des puissances rivales de l’Europe centrale commence à prendre un tournant vers la fin du XVIIIe siècle sous l’effet de la diffusion des Lumières dans les élites dominantes jusqu’aux cours impériales, de la Révolution française – qui exporte directement certains de ses acquis (en particulier l’émancipation des Juifs) par la force des armes pour les imposer dans des États conquis, ainsi que des rapprochements qui s’opèrent entre les élites locales et la bourgeoisie juive dans certaines villes allemandes, comme à Berlin.

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Cette nouvelle politique vise non seulement le maintien à distance et « à leur place » des sujets israélites mais comporte, pour la première fois dans cette partie de l’Europe, de réelles mesures d’intégration.

Cette évolution ne relève pas, pour l’essentiel, d’une quelconque sympathie philosémite qu’auraient éprouvée les concepteurs de ces transformations, mais s’inscrit dans des tentatives de réforme plus générales des empires.

L’empereur Joseph II d’Autriche, au programme véritablement révolutionnaire, ou les grands commis de l’État prussien (Wilhelm von Humboldt, Karl von Hardenberg ou Karl vom Stein) ont eu pour objectif l’élimination des restes de la féodalité : amélioration ou abolition du statut des serfs, minimisation des effets sociaux des classements en ordres, libéralisation du commerce, augmentation des espaces de la liberté d’entreprendre et homogénéisation culturelle par l’acculturation des allogènes (du moins de leurs élites) – notamment au moyen de l’extension de la scolarisation.

Pour ce qui est des Juifs, ce programme a pu être conduit jusqu’à l’émancipation formelle (même si celle-ci s’avère historiquement provisoire) dans les États allemands directement confrontés avec l’expansion de la France révolutionnaire et napoléonienne. En Autriche, il s’arrête à mi-chemin, en raison justement de la réaction qui s’organise face à la menace révolutionnaire.

Pourtant tout a commencé à Vienne par une démarche réformatrice radicale venue «d’en haut». Le Toleranzpatent (1781) suivi d’une série d’autres dispositions, notamment de la Systematica Gentis Judaicae Regulatio pour la Hongrie (1783) de Joseph II, représentent les premiers grands actes émancipateurs des temps modernes touchant aux Juifs.

Ils précèdent la Constitution des États-Unis et la Révolution française, même s’ils ne vont pas aussi loin. Ils s’inscrivent, bien entendu, avant tout dans l’effort d’homogénéisation culturelle et d’unification politique qu’entreprend l’empereur réformateur dans son empire éclaté en provinces, au passé constitutionnel et aux structures socio- politiques très disparates. Ils reprennent certaines idées du pamphlet, devenu fameux, que le philosophe et diplomate allemand Wilhelm-Christian von Dohm (1751-1820) vient de répandre aux quatre coins de l’Europe «éclairée»,

L’amélioration des Juifs en tant que citoyens /Über die bürgerliche Verbesserung der Juden/ (1781), à moins que ce ne soit l’inverse et que Dohm se fût inspiré des décrets impériaux.

Désormais, on se reporte régulièrement aux dispositions de Joseph II lorsqu’il s’agit d’œuvrer en faveur de l’émancipation des Juifs. C’est le cas des idéologues qui la préconisent, la préparent et la réussissent les premiers en Europe sous la Révolution française.

Pourtant Joseph II ne rompt pas entièrement avec la politique de ses prédécesseurs. Il n’abolit ni la loi sur la limitation des familles Familiantengesetz de Charles III, ni ne renonce à la taxe personnelle Leibzoll dite « de tolérance» de Marie-Thérèse. Tout au plus en change- t-il la dénomination en « taxe camérale » pour la rendre moins humiliante.

Il vise surtout des mesures d’intégration dont certaines apparaissent comme révolutionnaires, étant donné la distance sociale qui sépare les Juifs du reste de ces sociétés féodales.

Il accorde tout d’abord aux Juifs la liberté de mouvement et d’établissement résidentiel (sauf dans les villes minières privilégiées), la liberté d’entreprendre et de s’engager dans tous les métiers – même l’agriculture (s’ils cultivent eux-mêmes les terres, qu’ils peuvent louer) — ainsi que le droit de fréquenter les écoles chrétiennes, voire les universités (du moins les facultés de médecine, les seules à conduire pour le moment à des professions admises).

Mais le souci de Joseph II est surtout « intégrationniste ». Toutes les marques extérieures humiliantes de la judaïté sont éliminées. Les Juifs sont astreints, au même titre que d’autres, au service militaire et même le port de l’épée — insigne distinctif de la noblesse – leur est autorisé, s’ils atteignent le rang d’officier.

On leur impose en revanche la fondation (et le financement) d’écoles publiques propres en langue allemande et l’usage public de l’allemand à la place du yiddish (ce «jargon»).

L’adoption de patronymes «normaux», c’est-à-dire allemands, sera rendue obligatoire par décret (1787).

Dans son zèle réformateur, Joseph II ordonne également aux Juifs de couper leurs barbes – ce qui provoque un tollé dans l’orthodoxie, si bien que cette « réforme » doit être vite annulée.

Si la mort de Joseph II donne un coup d’arrêt au mouvement d’émancipation en Autriche (au point que les villes nouvellement ouvertes aux Juifs se mettent tout de suite à s’en défaire, parfois avec succès), ses réformes poussant à l’assimilation seront poursuivies. L’esprit « joséphiniste » ne survivra peut-être dans nul autre domaine aussi bien qu’en matière de politique juive de l’Empire autrichien.

Sous le règne de François Ier, (1792- 1835), on introduit un catéchisme – dû à l’inspecteur « éclairé » Herz Homberg – pour l’enseignement religieux dans les écoles juives.

Dès 1820, on prescrit des études philosophiques aux futurs rabbins ainsi que le recours à « la langue de l’État » pour les prières publiques.

Désormais, si l’on excepte les années de répression suivant immédiatement l’écrasement des révolutions de 1848-1849, les autorités centrales pratiquent (avec des hauts et des bas) une politique continûment protectionniste et integrationniste, souvent à l’encontre des cités dont le patriciat tend à regarder les Juifs comme des concurrents redoutables.

Diverses mesures émancipatrices à effet local ou général s’ensuivent. Une loi de semi-émancipation est sanctionnée pour la Hongrie dès 1840. En Bohême, on met fin à l’interdiction de posséder des terres (1841) et à l’application de la loi sur les familles en 1846. La même année intervient pour tout l’empire l’abolition de la taxe personnelle et du serment humiliant « more judaico » (1846).

Les révolutions aboutissent d’abord à la Constitution de mars 1849, qui accorde aux Juifs l’égalité des droits de citoyens ; mais elle sera provisoirement révoquée en 1851 dans le cadre de la réaction absolutiste : beaucoup de membres des jeunes élites juives ont pris fait et cause pour les mouvements insurrectionnels.

Pourtant, à partir de 1849, la capitale impériale, fermée aux Juifs depuis 1670 (sauf permissions individuelles pour s’y établir), s’ouvre à l’immigration et la formation d’une communauté juive y est autorisée.

Les principaux interdits et incapacités frappant les Juifs sont levés dès les années 1858-1860. L’Empire des Habsbourg s’achemine ainsi progressivement vers l’émancipation légale qui sera complète en 1867.

Le gouvernement de l’Empire aura par la suite une politique de plus en plus favorable aux Juifs, en particulier pendant les crises d’antisémitisme et l’organisation des partis politiques judéophobes qui marquent la fin du XIXe siècle.

Malgré l’épisode contraire, représenté par la participation d’importantes fractions des judaïsmes régionaux dans les actions révolutionnaires et indépendantistes de certaines provinces (comme en Hongrie) en 1848-1849, les Juifs seront considérés comme des piliers de la monarchie bicéphale et plurinationale.

Dans la mémoire juive aussi, le règne paternaliste de François-Joseph Ier (1848-1916) fait figure d’âge d’or, de paix et de prospérité précédant la montée des barbaries antijuives et antihumanistes du XXe siècle.

La logique de cette association tardive mais forte avec la Monarchie bicéphale, véritable patriotisme d’empire, répond au fait que, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, l’évolution politique des nationalités qui se réclament d’un territoire historique propre obéit de plus en plus aux orientations centrifuges — à savoir au nationalisme sécessionniste —, tandis que les Juifs conservent leur fidélité à l’empire en tant que puissance supranationale, garante de leur sécurité.

Si beaucoup de Juifs seront tentés eux-mêmes par l’option nationaliste (sionisme, folkisme) ou par le « nationalisme d’emprunt» (comme en Hongrie, en Croatie et, à un moindre degré, en Galicie polonaise) face à l’exacerbation des revendications nationalistes souvent protofascistes (comme en Slovaquie ou en Galicie, depuis le tournant du XXe siècle) et des mouvements populistes antisémites (à Vienne même, mais aussi à Budapest ou à Prague), pareille garantie apparaît désormais comme de plus en plus indispensable.

C’est pour cela qu’on retrouvera dans les États successeurs de l’entre-deux-guerres de larges fractions de la bourgeoisie juive parmi les nostalgiques de l’empire et dans les mouvances légitimistes.

En Allemagne comme en Autriche, le mouvement pour l’émancipation fait partie des réformes de l’État entreprises par l’absolutisme éclairé. La nouvelle politique étatique doit ici plus qu’en Autriche au renouvellement des idées relatives aux Juifs dans les hautes sphères de l’administration, affectées par la philosophie des Lumières, et à la «modernisation» interne des milieux juifs – due aux effets conjugués de leur embourgeoisement, de leur intégration progressive dans certaines fractions des élites chrétiennes et de l’idéologie de la Haskalah.

C’est Wilhelm-Christian von Dohm, archiviste royal à Berlin, qui donnera la version aufkläriste (qui deviendra classique) de la reformulation de la « question juive » dans son livre rédigé sur la demande du philosophe juif Moses Mendelssohn.

Dohm passe en revue l’histoire des Juifs surtout pour évoquer l’oppression qu’ils ont de tout temps subie et qui est de nature à provoquer la « corruption du caractère moral » de ses victimes. C’est pour cela que les Juifs sont avides du gain, sous toutes ses formes, et aiment pratiquer l’usure, ces défauts étant aggravés par leurs règles religieuses et leurs sophismes talmudiques par lesquels ils se séparent de leurs concitoyens.

Une fois posée cette relation entre l’oppression et les traits de caractère négatifs, Dohm ne trouve rien à redire ni à la religion ni aux autres traits de caractère des Juifs qui, selon lui, possèdent de la sagesse, un esprit éveillé, de l’assiduité et de la persévérance ainsi qu’une capacité de maîtriser les difficultés. Il préconise donc la levée des restrictions qui les frappent, un effort d’éducation pour les débarrasser de leurs tares et des encouragements dans leur direction pour qu’ils partagent la civilisation de la majorité.

L’émancipation des Juifs par le gouvernement éclairé enrichirait l’État, augmenterait la population utile tout en rétablissant la justice. Le maintien et l’intégration des Juifs vaut mieux que l’appel à des immigrants, parce que les premiers sont plus enracinés dans le pays qu’ils habitent et qu’ils n’aspirent pas à une autre patrie.

Dohm énonce ainsi les principales thèses aufklaristes relatives aux Juifs, largement partagées de part et d’autre par les élites chrétiennes et juives des capitales allemandes, avant tout à Berlin.

Du côté majoritaire, la crise des États allemands déclenchée sous le choc de l’invasion napoléonienne transformera ces préceptes en une série de lois d’émancipation.

Du côté juif, les cercles d’intellectuels et de bourgeois cultivés, d’ores et déjà passablement germanisés, organiseront le plus important mouvement spirituel de modernisation juive, la Haskalah, autour de la figure emblématique du philosophe judéo-allemand berlinois Moses Mendelssohn, ami de Lessing. Il convient d’insister sur la connexion entre les objectifs des législateurs germaniques et des réformateurs juifs les plus « avancés » . Pour les deux, il s’agissait surtout de rapprocher le monde {Lebenswelt) des Juifs et des non-Juifs.

Pareille diminution de la distance les séparant devait se faire sous l’égide de la culture séculière nationale – par l’acculturation linguistique -, au moyen du partage des idéaux politiques de l’État-nation, par l’intégration économique grâce à l’élimination des restrictions qui entravent les capacités des Juifs, par la réforme du culte israélite rendant le rituel juif plus « transparent » et comparable à celui du christianisme, enfin par la «régénération morale » des Juifs, qui serait acquise à la fois par l’éducation moderne et comme conséquence de l’émancipation elle-même.

Ce dernier aspect du programme s’est avéré comme peut- être le plus crucial des réformes.

L’exigence de la « régénération morale » comme condition de l’émancipation n’exprime pas seulement sur le mode idéologique tout le malentendu socioculturel entre Juifs et non-Juifs – lié aux rapports économiques déséquilibrés (tels entre prêteurs et débiteurs, commerçants et acheteurs), à l’incompréhension qu’éprouvent les chrétiens pour un culte pour eux ésotérique, à la méfiance et au soupçon mutuels qui pèsent sur le rapport entre dominants et dominés. Elle fournira aussi le thème central du contentieux entre adhérents de la Haskalah et de la « modernisation » juive et l’orthodoxie de divers acabits, entre Juifs « assimilés » et traditionalistes, entre Juifs de l’Est (Ostjudeii) et Occidentaux.

L’importance de la Haskalah est en tout cas capitale, parce que c’est le mouvement d’acculturation et d’assimilation qu’elle a impulsé qui constitue la principale référence justificative des mesures d’émancipation légale aux yeux des autorités, ainsi que la base des revendications portant sur l’émancipation chez les Juifs.

Il n’est évidemment pas dû au hasard que la Haskalah ait pris racine et ait été élaborée à Berlin, dont la communauté juive – parmi les plus importantes des pays allemands – a une ascendance considérable sur l’ensemble des régions d’Europe centrale, de même que beaucoup de ses membres – que ce soient des philosophes comme Mendelssohn ou des financiers comme les Itzig (un des premiers Juifs naturalisés en Prusse) – ont leurs entrées dans les cercles des intellectuels et des grands commis de l’État prussien.

La maison des Mendelssohn, les salons des dames cultivées des Höffaktoren – telles Hemiette Herz, Rachel Varnhagen et Dorothea Schlegel – servent de lieux de rencontre à l’élite culturelle juive et chrétienne de Berlin à la fin du xvme siècle.

C’est sans doute des hauts fonctionnaires fréquentant ces salons, qui poussent à l’émancipation à la première occasion qui se présentera, au moment des grandes réformes politiques provoquées par la défaite des armées allemandes devant Napoléon Ier à Iéna (1806). Ces réformes comprennent en Prusse l’abolition du servage et des privilèges nobiliaires, l’ouverture de la citoyenneté et des fonctions municipales (1808) ; enfin l’édit du 11 mars 1812 reconnaissant aux Juifs l’égalité juridique avec les autres citoyens et l’abolition de toute restriction professionnelle en vigueur jusque- là. Certains États allemands, surtout ceux groupés par Napoléon dans la Confédération du Rhin, ont précédé la Prusse dans cette voie, comme Baden (1808), Francfort et certaines villes hanséatiques (1811).

Émancipation et assimilation en Europe Centrale

Toutefois, ces dispositions, loin de constituer la fin, ne marquent que le début du processus d’émancipation en Allemagne. Lors même que les Juifs de Prusse et d’autres États s’enrôlent avec enthousiasme dans les armées de libération et s’identifient à la lutte contre les envahisseurs français pendant « l’insurrection nationale » de 1812 et que le Congrès de Vienne (1815), qui clôt l’épopée napoléonienne, reconduit les mesures prises en faveur des Juifs, les gouvernements allemands reviennent plus ou moins tous sur l’émancipation complète.

Durant le demi-siècle qui suit, on met plus que jamais en valeur le caractère conditionnel de l’émancipation éventuelle des Juifs.

La réaction antinapoléonienne produit un conservatisme politique qui servira de cadre à l’élaboration d’une conception romantique de l’État allemand, qui trouvera ses ressources idéologiques dans la germanité linguistique et culturelle (notamment dans le folklore reproduit par les frères Grimm), dans le christianisme et dans le passé teuton (tel qu’on le trouve reconstruit dans le légendaire wagnérien).

Pour être acceptables dans un tel État-nation, les Juifs doivent renoncer à tout particularisme ethnique et religieux.

Les troubles antijuifs dits «Hep-hep» (1819) dans les villes allemandes rappellent la force de la résistance populaire à l’ascension économique et à l’intégration sociale des Juifs en tant qu’Israélites.

Les législateurs auront soin d’ajuster leur « politique juive » au degré d’assimilation que les intéressés sont présumés avoir atteint. En Prusse-Orientale (Posen), la loi de 1833 va jusqu’à lier l’octroi des droits de citoyenneté aux « accomplissements » moraux, économiques et culturels (germanisation) selon les critères définis par les autorités.

Vers 1846, encore un tiers des Juifs de Prusse (et plus de 80% de ceux de Posen) ne disposent pas des droits civiques. Les révolutions de 1848 donnent une nouvelle impulsion aux mouvements d’émancipation. Des Juifs siègent au Parlement de Francfort et la proclamation des « droits fondamentaux du Peuple allemand» ne distingue pas entre les citoyens selon leur appartenance confessionnelle. Mais la réaction qui s’ensuit retardera – ici comme en Autriche – l’acquisition définitive de l’émancipation.

C’est finalement en 1869 seulement que la confédération des États d’Allemagne du Nord abolit les restrictions appliquées aux Juifs, suivie en cela par les États du Sud après la guerre de 1870, lesquelles dispositions seront incluses dans la Constitution de l’Empire en 1871.

Dans ce processus «conditionnel», les stratégies juives de la gestion de l’identité auront joué un rôle déterminant.

Elles seront toutes fortement influencées par l’idéologie de la Haskalah en ce qui concerne notamment la scolarisation allemande et plus généralement la germanisation culturelle, mais elles divergeront quant au rapport à la religion. L’adhésion quasi générale aux valeurs culturelles allemandes, à la langue, aux lettres, à la science, à la musique et aux arts germaniques devra évidemment beaucoup au volontarisme « compensatoire » des néophytes, mais aussi au sentiment de libération qu’ont pu éprouver les « assimilés » à se défaire d’un particularisme culturel étroit et pesant et à entrer dans la Kultur qui consolidera, au cours du XIXe siècle, ses prétentions à la domination internationale grâce au rayonnement croissant de ses universités, de ses savants, de ses littérateurs et autres instituteurs autant que de ses industriels et de ses armées (surtout après les guerres victorieuses menées contre l’Autriche et la France).

Dès 1778, on fonde à Berlin sous l’influence de Mendelssohn une Jüdische Freischule selon des principes éducatifs modernes. Elle sera suivie par beaucoup d’autres, telle la Philanthropin de Francfort (1804). En 1819, le Verein für Kultur und Wissenschaft der Juden, créé par d’éminents littérateurs, historiens et philologues (dont Leopold Zunz, Isaac Marcus Jost, Eduard Gans avec Heinrich Heine), pose les fondements d’une Wissenschaft des Judentums détachée des préoccupations religieuses. La sur-représentation de plus en plus forte des étudiants juifs ou d’origine juive s’affirme dès le Vormärz dans les lycées publics et dans les universités allemands.

Si la germanisation ne pouvait être perçue, dans l’esprit de la Haskalah, que comme un acquis, la transformation du rapport au culte devait provoquer des déchirures et des dissensions dramatiques qui accompagnent tout le processus d’émancipation.

L’absence de tendances fortes à la sécularisation dans les États allemands ne cesse en effet de peser sur les élites juives au sens de la conversion.

C’est le choix de larges fractions économiquement les mieux réussies et culturelle- ment le plus « assimilées » du judaïsme allemand.

En Prusse, on compte de 1812 à 1846 près de 3 200 baptisés, dont les filles et fils de Moses Mendelssohn.

Lorsqu’un décret de 1818 exclut les Israélites de Prusse des carrières universitaires et qu’en 1819 on expulse les Juifs des postes de la fonction publique en Westphalie, des vagues d’apostasie s’ensuivent (dont celle du poète Heinrich Heine ou du père de Karl Marx). Toutefois, la plupart des intéressés trouvent une solution de compromis au défi religieux dans la réforme du culte, comme ceci a été déjà préconisé par Moses Mendelssohn.

Les mouvements d’apostasie et de sécularisation seront en partie endigués, en partie encadrés seulement par des réformes liturgiques plus ou moins radicales, qui diviseront durablement le judaïsme allemand en communautés rivales.

À Berlin, une congrégation réformée, datant de 1845 ira jusqu’à déplacer le shabbat à dimanche.

Si pareil extrémisme ne recueille pas l’adhésion du plus grand nombre, les réformes «libérales » ou « conservatrices » du rituel — comportant la réorganisation de l’espace de la synagogue, l’introduction, certes très controversée, de l’orgue et du chœur, le sermon en allemand, etc. -, ont beaucoup plus de succès.

La Austrittsgesetz prussienne (1876) admet l’abandon des communautés locales sans sortir des liens confessionnels, de sorte qu’elle facilite la fondation de nouvelles communautés. La réaction rabbinique s’organise sous l’égide de l’orthodoxie traditionnelle, mais aussi autour du mouvement néo-orthodoxe de Samson Raphael Hirsch et d’Azriel Hildesheimer. Dans la plupart des villes allemandes, on assiste à l’émergence de communautés parallèles d’obédiences divergentes.

Ces développements en Allemagne auront des répercussions considérables dans l’Empire autrichien.

Des secteurs entiers du judaïsme viennois (implantés surtout dans le Ier et le IIIe Bezirke de la ville), praguois et tchèques seront acquis à la réforme modérée, tandis que, localement, des poches de résistance orthodoxes se consolident (ainsi dans la Leopoldstadt de Vienne).

En Hongrie, le Congrès juif, convoqué, afin de procurer aux communautés juives une représentation nationale, par Jozsef Eötvös, ministre de l’Instruction et des Cultes et grande figure du libéralisme hongrois, aboutit à l’échec et au schisme. Le judaïsme hongrois se scinde en réseaux communautaires néologue (réformistes-conservateurs), orthodoxe et status quo ante. Chacun sera accepté comme l’interlocuteur de l’État — qui ne reconnaît pourtant qu’un seul statut religieux israélite.

En Galicie, des centres de Haskalah se forment (notamment à Brody, à Lemberg, à Tarnopol et ailleurs), mais les masses juives restent divisées entre les divers courants de l’orthodoxie, eux- mêmes fortement antagonistes, tels les Hassidim et l’orthodoxie rabbinique de différentes tendances.

En Hongrie aussi, la yeshiva de Pozsony /Pressburg sera le bastion de l’orthodoxie rabbinique, tandis que les Juifs de l’Est du pays, au-delà de la rivière Tisza, seront marqués par l’impact du Hassidisme.

Ces divisions interviennent de deux manières dans la politique juive officielle.

Les adhérents de la Haskalah recourent maintes fois à l’appui des autorités pour combattre leurs adversaires en Galicie autant qu’en Hongrie. Cette alliance de fait n’est pas indépendante de la propension assimilationniste déclarée des réformateurs du culte qui vont au-devant des autorités pour satisfaire à leurs exigences en matière d’acculturation et de « modernisation », alors que l’orthodoxie tend à conserver ses traditions linguistiques (le yiddish) et culturelles (habits distinctifs, isolationnisme social, etc.).

Toutefois dans l’Empire des Habsbourg l’orientation même de l’assimilation culturelle pose problème en raison de l’éclatement de l’État en provinces dominées par des nationalités parfois concurrentes. On peut cependant relever plusieurs phénomènes constants.

Premièrement, l’acculturation des Juifs se dirige toujours vers les élites politiquement et culturellement hégémoniques. Deuxièmement, lorsqu’il y a concurrence locale entre des élites d’obédiences ethniques différentes, au-delà des rapports de forces entre ces dernières, l’orientation culturelle des Juifs suit préférentiellement les élites nationales les plus « modernes » ou les plus ouvertes vers l’Occident.

Quelle que soit la situation, l’intensité de l’acculturation dépend surtout de la position de classe, les élites juives y étant généralement beaucoup plus portées, avant tout parce qu’elles ont des chances supérieures de participer à la scolarisation publique longue, commune à toutes les élites.

Enfin, l’acculturation n’est jamais un processus univoque, définitif voire unilatéral de changement culturel. Les « assimilés » gardent souvent pendant plusieurs générations des éléments parfois importants de leur culture d’origine, notamment la langue juive de leurs ancêtres, comme en témoigne le multilinguisme très répandu chez les Juifs habsbourgeois jusqu’au XXe siècle.

Ils peuvent revenir sur leur options culturelles au gré des circonstances, à savoir selon l’évolution des rapports de forces entre les élites en place ou en cas de migration dans une autre région.

De plus, leur « modernisation culturelle » , notamment leur surscolarisation, leur fournira des moyens pour servir à leur tour d’élite acculturatrice et « modernisatrice » pour des éléments en mobilité descendante ou en « retard culturel » des milieux dominants.

Pour toutes ces raisons les mouvements assimilationnistes ne suivront pas une orientation unilinéaire dans l’Empire habsbourgeois, sauf à Vienne et en Basse-Autriche même, où il n’y a pas d’alternative à l’assimilation germanique.

Là encore, pourtant, il s’agira surtout de l’adhésion à la civilisation pangermanique (Grossdeutsch) et bien moins à la culture provinciale locale.

Ailleurs aussi, les alternatives s’organisent autour du choix de la germanisation et de l’adhésion à la culture nationale locale. La tentation du germanisme est d’autant plus forte qu’elle répond à l’attente des autorités depuis les mesures de germanisation prises par Joseph II.

En Galicie, en Hongrie comme en Bohême, les communautés juives établissent d’abord, au tournant du XVIIIe siècle, des réseaux scolaires allemands.

Si la germanisation s’accomplit sans grands heurts en Bohême, c’est que les Juifs y parlent dès l’abord un yiddisch -deutsch proche de la langue allemande des pays tchèques et, surtout, qu’ils trouvent dans la bourgeoisie allemande de certaines villes (notamment à Prague) des alliés politiques contre la montée du nationalisme tchèque. Celui-ci, en effet, dans sa première phase (s’étendant jusqu’à la fin du XIXe siècle), propagera un discours aussi antiallemand qu’antijuif.

En Galicie aussi la scolarisation « moderne » des Juifs se fait d’abord en allemand, grâce à la fondation d’un réseau d’écoles juives à statut public (pas moins de cent quatre établissements en 1787) dans les centres de la Haskalah.

Mais l’élan germanisateur, partagé par les instituteurs et par l’inspecteur Naphtali Homberg, est vite retombé.

Si vingt ans après il ne reste rien de cette initiative ambitieuse et que les dirigeants juifs doivent pour partie revenir à l’éducation traditionnelle dans les cheder, complétés par les yeshivot, d’autres écoles allemandes seront créées par la suite et une fraction des élites juives continuera à s’adonner à l’assimilation germanique jusqu’aux années 1860-1870 en envoyant ses jeunes dans les universités de Vienne ou d’Allemagne.

Parallèlement et surtout par la suite, les élites juives urbanisées dans les capitales provinciales à Cracovie et à Lemberg/Lwow tendent aussi à se tourner vers les écoles polonaises, d’autant plus que ces deux villes sont les sièges des seules universités de langue polonaise après 1870.

En Galicie comme ailleurs, l’adoption du nationalisme politique ou culturel local (ici le polonais) n’exclut point le maintien des liens avec la Kultur allemande, ni même avec la civilisation française, base de communion symbolique avec des élites polonaises – elles aussi marquées par la germanophonie et la francophilie à la fois.

Une véritable symbiose judéo-polonaise — qui ne touche pas les masses — se réalise clans la bourgeoisie cultivée et dans les nouvelles classes moyennes, parce que la partie polonaise aussi est portée à favoriser ce rapprochement jusqu’au moment où, vers la fin du siècle, le nationalisme polonais a redéfini ses objectifs et ses alliances, revenant à une conception exclusiviste (à savoir antisémite) de la nationalité.

Dans toute la Monarchie bicéphale, comme dans toute l’Europe de l’Est – et ceci de la mer Noire jusqu’à la mer Baltique —, le processus de « modernisation » des Juifs se développe dans un champ de forces marqué par l’attraction pour beaucoup irrésistible de cette haute Kultur allemande et l’ancrage culturel local-national des pays hôtes.

 

Les cas singuliers de la Hongrie et des nouveaux États des Balkans

Dans ce contexte, une place à part doit être faite à la Hongrie dont l’évolution est à cet égard si singulière qu’on devrait la ranger à mi-chemin entre le modèle occidental et d’Europe centrale d’intégration.

On a noté déjà que la formation du judaïsme hongrois a été marquée par l’intensité de l’immigration d’abord (au XVIIIe siècle) de la Bohême-Moravie, puis de Galicie (jusqu’aux années 1850).

Cette population est sélectionnée parmi les éléments les plus dynamiques des Juifs de l’Empire habsbourgeois, ce qui facilitera leur urbanisation rapide et leur réussite économique.

Ici aussi l’acculturation commence sous le signe de la germanisation, notamment par la fondation d’un réseau d’écoles allemandes, ceci d’autant plus qu’une partie importante de l’agrégat juif— qui s’établit dans l’Ouest et le Nord-Ouest du pays, c’est-à-dire dans la région la moins sous-développée et la plus urbanisée — parle dès son arrivée une langue proche de l’allemand et s’imbrique dans une population elle-même souvent de langue allemande.

Ces «Juifs de l’Ouest» formeront le gros de la fraction né logue (réformée-conservatrice) du judaïsme hongrois.

Dès le début de l’immigration, une relation de services réciproques s’établit entre la noblesse propriétaire et les Juifs, comme en Galicie ou jadis dans le royaume de Pologne-Lituanie. Toutefois, cette bonne entente fondée sur les intérêts partagés se transformera dès le Vormärz en véritable alliance politique entre la fraction la plus libérale de cette noblesse – en lutte pour l’indépendance nationale et pour la création d’un État-nation moderne sous sa propre direction — et la bourgeoisie juive montante en mal d’intégration sociale.

Le gage de cette alliance sera, du côté juif, la magyarisation culturelle et le soutien sans réserve accordé à la cause indépendantiste et, du côté nobiliaire, la protection contre l’antijudaïsme et une politique de sécularisation et de modernisation, donnant libre cours à la mobilité professionnelle des Juifs.

En fonction de ce «contrat social assimilationniste » (non écrit), les Juifs de Hongrie s’engagent massivement dans l’acculturation magyare, appuient de leurs deniers et avec leur sang Révolution et Guerre d’indépendance de 1848-1849, paient (avec les autres nationalistes) un lourd tribut à la répression absolutiste, et épousent, après le Compromis de 1867 les objectifs du nationalisme hongrois d’abord libéral, puis de moins en moins libéral, notamment la magyarisation forcée des minorités nationales.

Vers 1910, seule une minorité de yiddischisants (24 %) établie pour la plupart dans les comitats les plus orientaux du pays, déclarent avoir une langue maternelle autre que le hongrois.

Le réseau scolaire juif enseigne exclusivement dans la langue nationale et 87 % des synagogues néologues (mais également 13 % des maisons de prière orthodoxes) emploient cette langue pour les sermons.

La « nationalisation » des Juifs hongrois des régions intérieures du pays est aussi complète qu’en Europe occidentale. De son côté, la noblesse hégémonique aura également respecté ses engagements. Une loi de semi-émancipation est votée dès 1840 et une des dernières mesures de l’assemblée révolutionnaire de 1849 sera l’adoption de l’émancipation des Juifs « en reconnaissance de leurs mérites » dans le combat pour l’indépendance.

Si cette disposition – la première du genre en Europe centrale et orientale – est annulée par la réaction, l’émancipation sera effective dès le retour au pouvoir de la noblesse libérale à la suite du Compromis avec la Cour impériale.

Mais la Hongrie (avec la Croatie, qui lui est constitutionnellement liée jusqu’à 1919) ira plus loin en cette matière que tous les autres États de la région (y compris l’Autriche cisleithane) en adoptant, en 1895-1896, une série de lois de sécularisation avancée : mariage civil obligatoire, registres d’état civil tenus à la mairie, réciprocité entre les confessions « reçues » en droit familial (fixant notamment le culte des enfants en cas de mariages mixtes) et, surtout, « réception » du judaïsme en tant que religion protégée — voire subventionnée — par l’État, à l’égal des grands cultes chrétiens.

Chaque fois que les Juifs sont menacés par la violence « populaire », comme en avril 1848 dans les villes à majorité allemande ou à la suite du retentissant procès de meurtre rituel de Tiszaeszlàr (1883), le gouvernement intervient énergiquement contre les émeutiers.

Même après l’apparition de l’antisémitisme organisé sur la scène politique européenne, la Hongrie – qui n’est point épargnée par ce mouvement -, restera un havre de tolérance libérale (comme le reconnaîtra expressément le fondateur du sionisme Theodor Herzl, lui-même de naissance et d’éducation hongroises), parce que les antisémites ne peuvent compter sur aucune complicité officielle jusqu’à l’effondrement de la Monarchie en 1918.

Les pays balkaniques (Grèce, Bulgarie ou Serbie) qui ont obtenu leur indépendance au cours du XIXe siècle en se libérant de l’Empire ottoman, ainsi que la partie européenne de la Turquie, peuvent être rangés dans ce modèle d’Europe centrale où l’émancipation des Juifs a accompagné sans heurts ni résistances majeurs le processus de construction de l’État-nation moderne.

Il est vrai que l’enjeu était faible pour les élites nationales, en raison du caractère clairsemé et au total réduit des agrégats juifs en jeu.

En Turquie, les Juifs, traditionnellement traités à égalité avec d’autres minorités non musulmanes et à ce titre « protégés » , ont été exempts de toute discrimination.

Avec les différentes réformes introduites au cours du XIXe siècle pour moderniser l’administration (en particulier en 1839, en 1843, en 1846 et en 1856), une charte de tolérance religieuse et une égalisation des conditions de tous les citoyens sans distinction confessionnelle a été formellement adoptée.

L’égalité de principe de tous, proclamée en 1856, devant l’impôt, la justice, l’école et l’accès à la fonction publique, a pratiquement réalisé l’émancipation des Juifs des restes de l’Empire ottoman en Europe, sans leur assurer toutefois la même situation que dans les pays d’Europe centrale, en raison du maintien du caractère essentiellement autocratique (et peu représentatif) du régime politique turc, de la corruption et du haut degré d’arbitraire qui régissent le fonctionnement des institutions.

Les nouveaux États balkaniques, qui se dégagent de la tutelle ottomane, ont plus ou moins rapidement imité l’exemple de l’Europe centrale, d’autant plus que l’émancipation juridique des Juifs faisait partie des exigences des puissances occidentales qui s’étaient portées garantes de leur indépendance.

En Serbie, le parlement a formellement avalisé l’émancipation en 1889 seulement, une décennie après en avoir accepté le principe au Congrès de Berlin en 1878. En Bulgarie, l’émancipation a été incluse dans la Constitution adoptée immédiatement après le Congrès de Berlin et symboliquement cosignée par le grand rabbin du pays, délégué d’office à l’Assemblée Constituante.

La situation a évolué de façon beaucoup plus conflictuelle en Grèce où les Juifs furent souvent regardés par les nationalistes grecs – ceci depuis la première révolte et guerre d’indépendance commencées en 1821 – comme des alliés des Ottomans.

Si l’égalité des droits des Juifs a été peu à peu reconnue, le XIXe siècle est jalonné en Grèce, jusqu’à sa fin, d’émeutes antijuives, d’accusations de meurtre rituel et d’expressions violentes de la rivalité commerciale, localement bien réelle, entre négociants juifs et grecs.

Les origines des politiques de non-émancipation en Russie et en Roumanie

Le dernier modèle du traitement des Juifs en Europe réunit les deux pays les plus orientaux du continent, la Russie et la Roumanie, les seuls à refuser l’émancipation juridique complète de leurs sujets israélites pendant la modernisation politique de l’État, c’est-à-dire durant le long XIXe siècle.

Certes, l’évolution des deux pays n’offre pas beaucoup d’autres analogies si l’on excepte l’appartenance au monde de la chrétienté orientale (orthodoxie) et la politique d’« apartheid» (avant la lettre) qu’ils pratiquent à l’égard des Juifs.

En Russie tsariste, la politique juive se développe dans les structures d’un système de gouvernement archaïque d’un empire féodal multinational.

En Roumanie, celle- ci résulte d’une volonté délibérée des élites, unique en Europe, opposées à toute admission des Juifs dans le cadre national d’un État-nation dont la modernisation politique a largement réussi.

La Russie est une grande puissance militaire ayant voix au chapitre clans les relations inter-européennes, voire mondiales, et jouissant d’une entière liberté d’action pour ses affaires intérieures. La Roumanie est en revanche une formation étatique neuve, créée de toutes pièces au hasard de l’issue des conflits entre les Empires russe et ottoman sous la tutelle des puissances occidentales qui, de ce fait, peuvent peser sur sa politique intérieure, notamment à l’égard des Juifs.

La Russie constitue en effet un régime autocratique indépendant, avec le maintien continu de l’hégémonie du souverain aux dépens des groupes d’intérêts des élites statutaires et économiques. Ceux-ci conservent au XIXe siècle leurs classements féodaux en ordres hiérarchisés soumis à une réglementation stricte de leurs droits et devoirs publics.

Lors même qu’après les troubles révolutionnaires de 1905 l’établissement d’un certain contre-pouvoir représentatif est concédé avec la création de la Douma, le pouvoir exécutif et une bonne partie des pouvoirs législatif et judiciaire continuent à relever directement de la bureaucratie impériale. On peut donc dire que, pour une large part, la non-émancipation des Juifs revient à la non-émancipation des peuples de Russie sous le régime tsariste, autrement dit à l’absence d’une modernisation politique à l’occidentale avant la Révolution de février 1917.

L’évolution de la Roumanie est tout autre, puisque l’État national ne se forme que dans la seconde moitié du XIXe siècle à partir des deux principautés (Moldavie et Valachie). Celles-ci se libèrent peu à peu de la domination ottomane (après la révolte de 1821), puis de la colonisation russe (par suite de la rébellion frustrée de 1848, puis du Traité de Paris en 1856, qui clôt la guerre de Crimée) pour s’unir (en 1859), d’abord comme principauté sous protectorat ottoman et, en 1978 seulement, en tant que royaume pleinement indépendant reconnu par les grandes puissances.

Il sera régi par un parlementarisme représentatif assorti de prérogatives royales d’abord faibles, puis progressivement étendues (droit de veto des lois, compétences pour des initiatives politiques).

C’est ce régime formellement «libéral», bien que dominé par une oligarchie politicienne largement recrutée dans les classes possédantes, qui refusera d’accorder la citoyenneté aux Juifs roumains.

On ne compte pas moins de sept tentatives majeures en ce sens, assorties de fortes pressions étrangères, avant qu’une loi aussi tardive que celle du 29 mars 1923 (!) confirme enfin la disposition d’un décret (22 mars 1919) pris sous le dictât des puissances signataires du Traité de Versailles stipulant expressément l’émancipation des Juifs.

Les deux pays s’opposent également par l’origine de leur « question juive » respective.

Les communautés de Roumanie sont issues de mouvements migratoires multiples (surtout en Moldavie) qui s’échelonnent depuis le XIVe siècle.

Au XVIIIe siècle, les princes moldaves les font véritablement venir de Pologne en leur offrant des avantages, l’exemption d’impôts par exemple, pour rétablir des villes ravagées par des guerres, fonder ou renforcer d’autres centres commerciaux. Une série de bourgades, comme Suceva et Focsani, ont bénéficié d’une véritable colonisation juive.

Le bon accueil de l’administration et les marchés favorables ont même fait préférer par de larges groupes juifs la Moldavie aux pays voisins lorsque ceux-ci venaient d’être annexés, comme la Bukovine par l’Autriche (1775) ou la Bessarabie par la Russie (1812).

En Valachie, le peuplement juif, beaucoup plus clairsemé, date de l’expulsion d’Espagne et se développe lentement par l’apport d’agrégats surtout séfarades au cours des siècles.

Si très tôt les commerçants juifs se heurtent à la compétition sauvage d’autres groupes «médiateurs» (Grecs, Bulgares, Arméniens) qui s’appuient le plus souvent sur l’Église orthodoxe pour prêcher un antijudaïsme militant, ce n’est qu’au XIXe siècle que ce dernier sera érigé en politique publique par les fractions devenues hégémoniques des élites en lutte pour l’indépendance et pour l’unité étatique.

Dans un pays d’une seule nationalité et confessionnellement pratiquement unitaire, la politique d’exclusion ou de relégation des Juifs peut prendre pour prétexte le combat contre « l’ennemi intérieur » , destinée à la préservation de l’homogénéité culturelle de la nation.

En Russie, les Juifs, comme la plupart des autres groupes taxés d’étrangers sur le plan ethnique ou confessionnel, ne sont pas admis à résider jusqu’au XVIIIe siècle.

Cette situation évolue peu à peu au cours du siècle et de façon décisive par suite des conquêtes successives sur la Turquie d’abord (1768, Crimée et rivages de la mer Noire) et surtout sur la Pologne (à partir de 1772, suivant les partages du Royaume polonais), lorsque l’Empire des tsars doit prendre en charge la plus grosse concentration de Juifs existant dans le monde de cette époque, en même temps que de très importantes masses d’autres allogènes (Polonais, Ukrainiens, Slaves, Baltes et Allemands).

La « question juive » surgit donc en Russie avec la « question nationale », par suite de l’élargissement de l’Empire qui devient brusquement plurinational vers la fin du XVIIIe siècle.

La politique juive aussi se développera dans le cadre du contrôle des nationalités, mais, à bien des égards, en sens opposé. Les nationalités territorialement plus concentrées et souvent dotées de traditions militaires (Polonais, Lituaniens, Ukrainiens) font l’objet d’une domination négociée avec leurs élites (qui sont les propriétaires fonciers) et, en cas de révolte, réprimées dans le sang. Rien que dans les régions à peuplement polonais, on compte une série de grands soulèvements (1793, 1830, I863) contre le pouvoir russe depuis les partages du royaume dont le dernier (1795) accorde à l’Empire des tsars la plus grande partie de l’ancien royaume.

Les Juifs, beaucoup plus dispersés, dépourvus d’aspirations, de passé ou de structures de solidarité autres que religieux et sans capacités militaires, pourront être beaucoup plus arbitrairement traités.

Leur capacité de résistance étant considérée comme faible, ils seront davantage exposés à des mesures le plus souvent contraignantes ou humiliantes au gré des intérêts présumés de l’administration impériale ou des dispositions personnelles des souverains informés d’un antijudaïsme religieux d’un autre âge.

Les politiques d’exclusion et d’intégration de l’autocratie russe

Pourtant, en dépit de son caractère autoritaire, la politique des tsars à l’égard des Juifs ne sera pas homogène, oscillant entre des objectifs contradictoires, tels que leur relégation territoriale (qui les enferme dans une zone géographique de résidence obligatoire, mais aussi les pousse à coloniser des territoires peu habités du Sud), l’exploitation maximale de leur potentiel financier, leur assimilation linguistique et culturelle, leur intégration sociale par la conversion forcée, enfin leur refoulement (notamment des villages), répression et intimidation par des mesures policières et par des pogroms.

Faut-il rappeler que cette dernière forme du banditisme collectif antijuif – tolérée, légitimée ou carrément organisée par les autorités – remonte à une vieille tradition fortement ancrée dans la chrétienté orientale autant qu’occidentale.

Si elle a été mise hors la loi dans les pays d’Europe occidentale et centrale, au cours de leur modernisation politique, ainsi que d’autres avatars de la violence antijuive, l’autocratie tsariste l’a au contraire remise à la mode le plus souvent dans le cadre d’une politique de division des minorités dominées.

Les Juifs ont pu être d’autant plus régulièrement désignés à la vindicte populaire par les autorités comme boucs émissaires de leurs frustrations que, face à la paysannerie servile (et formellement émancipée en 1861 seulement) et les masses de la petite bourgeoisie « de service » et du prolétariat urbains, qui se forment au cours du XIXe siècle, les Israélites représentent dans leur majorité une sorte de tiers état ethnique marqué dans cette société résistant à la sécularisation du sceau particulièrement infamant des « ennemis du Christ » .

Cela dit, la « politique juive » des tsars évolue considérablement selon les règnes.

Pendant les premières décennies suivant le partage définitif de la Pologne, la Russie maintient le statut ancien des Juifs. Catherine II (1762-1796) était même d’abord encline à étendre leurs privilèges commerciaux en les admettant également dans l’état des marchands des anciens territoires de l’Empire.

C’est sous la pression des marchands de Moscou et de Smolensk, craignant la concurrence, qu’elle en fut dissuadée, mais elle n’en confirma pas moins les libertés commerciales des Juifs – y compris leur droit de participer aux conseils municipaux dans la « Nouvelle Russie » .

C’est à la fin seulement de son règne (1794) que la politique impériale prit une direction antijuive par le redoublement des taxes applicables aux chrétiens et par de sévères restrictions résidentielles.

Désormais, le droit de résidence leur est reconnu dans les seuls anciens territoires polonais ainsi que dans les régions de la mer Noire reprises des Turcs.

Avec l’incorporation de la Bessarabie dans l’Empire (1812) cette zone d’établissement exclusif prend ses aspects presque définitifs entre les mers Noire et Baltique.

Les Juifs seront d’abord collectivement exclus de tous les autres territoires.

Si, après 1859, certaines exemptions individuelles seront octroyées sur des critères stricts (bien que variables) d’appartenance aux élites cultivées ou économiques, la zone d’exclusion sera conservée pour l’essentiel, voire même augmentée, jusqu’à la Révolution de février 1917.

Le «Statut juif» proclamé dès 1804 mélange des mesures d’intégration forcée et de prohibitions draconiennes.

On permet aux Juifs de fréquenter les écoles de tous niveaux, à condition qu’elles enseignent dans une des trois langues officielles — le russe, le polonais et l’allemand – et on les pousse à s’établir dans les territoires méridionaux tout en les proscrivant des villages, d’où une proportion élevée des intéressés tirent leurs revenus en tant que cabaretiers, tenanciers de propriétés, fabricants et vendeurs d’alcool, etc.

Cette politique reprend des éléments des campagnes de «productivisation » préconisées par les adhérents de la Haskalah qui voyaient, en Russie comme ailleurs en Europe, une chance de « normalisation économique » de la situation des Juifs dans l’abandon même contraint des métiers traditionnels d’intermédiaires — notamment en faveur de l’agriculture.

Si les guerres contre Napoléon retardent la mise en pratique de ce dispositif qui, dans l’immédiat, ruine d’importantes fractions de la population juive, l’expulsion des zones rurales et le transfert vers les régions méridionales — assortie d’incitations à la conversion – s’intensifient à partir de 1822.

Le règne de Nicolas Ier (1825-1855) marque une nouvelle étape d’une « politique juive » de plus en plus oppressive.

En 1827, on introduit dans les provinces lituaniennes et ukrainiennes l’infâme système « cantoniste», en vigueur jusqu’à 1856, comportant l’enrôlement forcé de jeunes garçons juifs dans l’armée pour un service militaire de vingt-cinq ans, qui leur impose une déjudaïsation implacable.

L’expulsion des villages et de certains autres territoires continuent (interdiction de résider à Kiev depuis 1827 et, depuis 1843, à une distance d’une cinquantaine de kilomètres des frontières autrichienne et prussienne).

Puisque les Juifs répugnent à envoyer leurs enfants dans les écoles publiques, de peur qu’ils ne soient déjudaïsés, le gouvernement tente, dans les années 1840 d’organiser un réseaux d’écoles juives sous sa surveillance et aux frais des communautés (financées par la taxe sur les bougies). Un décret de 1844 est seulement partiellement suivi d’effets. Les écoles normales Israélites de Vilna et de Zitomir serviront pourtant par la suite d’importants centres de formation des maîtres pour les écoles russifiées de ce réseau.

Le gouvernement intervient dans l’organisation des communautés auxquelles on ne concède qu’une autonomie restreinte. Une série de règlements tatillons leur confie entre autres la collecte des impôts et la désignation d’un rabbin représentant du gouvernement dans chaque région administrative (chargé des registres d’état civil et des sermons progouvernementaux à l’occasion des jours de fête publics).

La mise en pratique, préparée de longue date, de la division officielle de la population active juive en catégories « utiles » et « inutiles » sera effective en 1851, malgré la campagne de protestation qu’elle soulève en Russie et en Occident.

La première catégorie renferme les groupes les plus fortunés, commerçants, artisans et agriculteurs. Aux derniers on accorde même le privilège de l’exemption du service militaire, afin de favoriser la colonisation du Sud. Les membres de la deuxième catégorie — tous les autres – sont voués en principe au service militaire et à la formation contrainte en vue des métiers « utiles ».

La désastreuse guerre de Crimée entrave la pleine application de cette division, mais elle contribue à renforcer la brutalité du système cantoniste avec l’intensification des enlèvements d’enfants (30 « cantonistes » pour 1 000 hommes juifs) pour fournir les rangs de l’armée menacée de déroute.

Le règne d’Alexandre II (1855-1881) est placé sous le signe des grandes réformes et de la modération de la politique antijuive, auxquelles le régime est contraint entre autres par la défaite de Crimée.

Le système cantoniste est aboli et la division en catégories sera réinterprétée dans un sens favorable aux milieux juifs les plus nantis.

La liberté de résidence dans tout le pays sera garantie aux marchands les plus riches (1859), aux diplômés de l’enseignement supérieur (1861), aux artisans qualifiés et au personnel paramédical (1865). Ces mesures, ainsi que l’allégement pour les bacheliers du service militaire obligatoire de quatre ans (introduit depuis 1874), provoqueront une poussée de scolarisation, l’accroissement des communautés juives dans les grandes villes (surtout à Moscou et à Saint-Pétersbourg) et l’émergence d’une intelligentsia juive russifiée et sécularisée.

L’apparition, parfois spectaculaire en raison de leur réussite, de Juifs dans les marchés des classes cultivées autochtones (le journalisme, le théâtre, la musique, les arts, le barreau, la médecine) ne manque pas d’engendrer une réaction hostile dans les milieux conservateurs, sans que les groupuscules libéraux ou révolutionnaires osent prendre la défense active de leurs «alliés objectifs», par crainte d’être désavoués par «leurs bases».

L’antijudaïsme d’inspiration Slavophile (auquel des auteurs aussi importants que Dostoïevski ne répugnent pas à prêter leur autorité) fait écho aux vieilles accusations selon lesquelles les Juifs « exploitent les masses russes», forment un «État dans l’État», et, bien que constituant un «élément étranger», prennent les leviers de commande de la vie économique et culturelle de la nation.

Il s’agit d’un discours « moderne » qui prend pour cible principale les Juifs assimilés et urbanisés qui ont réussi leur intégration partielle dans les nouvelles élites russes, sans que l’antijudaïsme plus archaïque de type religieux cesse de harasser les masses traditionnelles établies dans les shtettles.

Cette agitation atteint son apogée après la guerre balkanique (1877-1878) et surtout par suite de l’assassinat du tsar en mars 1881.

Cette date représente en effet un tournant dans l’histoire des Juifs de Russie.

Le nouveau tsar Alexandre III (1881-1894) parvient à détourner l’agitation antigouvernementale à l’encontre des Juifs.

Des pogroms (comportant pillages, meurtres et viols) plus ou moins encouragés par les autorités éclatent dans un grand nombre de villes et bourgades de la Russie méridionale (dont Kiev) dès 1881.

Ils seront suivis d’autres violences antijuives dans les années suivantes sans que les victimes trouvent des défenseurs, même dans les cercles de l’opposition politique. Ces derniers tentent même d’en profiter pour fomenter des turbulences révolutionnaires.

Les commissions gouvernementales d’enquête s’empressent d’imputer la responsabilité de ces troubles aux victimes elles-mêmes.

Les lois dites «provisoires » de mai 1882 en tirent les conséquences sous forme de dispositions répressives renouvelées (notamment l’interdiction de s’établir hors les villes et l’annulation des achats de biens immobiliers qui y auraient été effectués par des Juifs).

Leur harcèlement administratif prend le relais des pogroms, suspendus en 1884, et s’accompagne d’une violence verbale sans précédent dans la presse soumise à la censure officielle.

Le chef du Saint-Synode de l’Église orthodoxe (Pobedonostsev) exprime publiquement l’espoir qu’« un tiers des Juifs se convertira, un tiers mourra et un tiers fuira le pays ».

De fait, ils sont de nouveau exclus des zones rurales et un sévère numerus clausus restreindra, dès 1886, leur présence dans les écoles publiques à 10 % des élèves dans la zone de peuplement autorisée et à 3 à 5 % au- dehors.

En 1891, la plupart des Juifs sont expulsés de Moscou.

Il faut remarquer que ces mesures tendent à consolider le dispositif de refoulement et d’arrêt de la mobilité sociale et de l’intégration des Juifs dans la société russe précisément lorsque celle-ci entame un vaste mouvement de réformes comportant l’élimination des entraves féodales à la mobilité socio-économique et à l’égalité juridique.

Le décollage industriel du pays remontant à cette même époque, tout se passe comme si les élites russes nouvelles et anciennes voulaient exclure les Juifs des fruits de la modernisation sous le prétexte qu’ils allaient en prendre la direction.

De fait, les entrepreneurs juifs participent puissamment (surtout depuis les années I860) à la construction routière et ferroviaire, à l’exploitation des mines, au développement des industries textiles et alimentaires et à l’exportation des grains et du bois, sans parler de la mise en place des institution modernes du crédit.

Par exemple en 1872, les Juifs contrôlent 90 % de la production d’alcool, 57 % de l’industrie du bois, 49 % de la fabrication du tabac et 33 % de l’industrie sucrière en Ukraine.

Or c’est justement en Ukraine que la violence antijuive de la plèbe, inspirée et souvent encadrée par les forces de l’ordre locales, atteint son comble.

Ici, les ressentiments économiques contre la bourgeoisie Israélite se nourrissent des revendications nationalistes aussi, devant l’orientation russophone de l’acculturation des Juifs, tout en répondant à l’appel de vieux démons des siècles passés (incarnés par des massacreurs comme Chmielnicki ou autres Haidamaks, dorénavant célébrés en héros nationaux).

La violence des foules, l’agitation publique assortie de boycott local des commerces et les autres mesures répressives contribuent à la paupérisation des masses juives et à l’isolement social de leurs élites.

Elles poussent la bourgeoisie concernée à un mouvement de désinvestissement, font désengager certaines fractions des classes cultivées de l’orientation assimilationniste (tandis que d’autres réagissent par la conversion et le redoublement du zèle dans le « déniement de soi »), et mettent en branle de nouveaux mouvements migratoires.

Alors que ces derniers étaient jusque-là surtout internes, pour se diriger essentiellement du Nord vers le Sud (Odessa et d’autres cités neuves de l’Ukraine devenant au cours du siècle d’importants centres de peuplement juif), depuis la grande famine de Lituanie dans les années 1870 les départs vers l’Occident se multiplient.

Ils seront rejoints par le véritable exode déclenché par les pogroms des années 1881-1884 qui, avant la Grande Guerre, débouchera — avec plus de deux millions de départs, en majorité vers les États-Unis — au plus formidable transfert de populations connu jusqu’alors dans l’histoire européenne.

Les étudiants les plus concernés par le numerus clausus prennent immédiatement le chemin des universités d’Allemagne et de France.

En même temps, la radicalisation politique de toute la jeunesse juive restée sur place s’exacerbe. Elle sera encadrée par les diverses formations du nationalisme juif ainsi que des mouvements révolutionnaires autochtones qui voient se gonfler l’adhésion des fils des élites juives. L’accueil et l’aide aux Juifs russes s’organise dans les milieux embourgeoisés du judaïsme occidental.

Un philanthrope français, le baron Maurice de Hirsch, conclut en 1891 un contrat avec le gouvernement du tsar prévoyant le transfert de quelques trois millions de Juifs en Argentine.

L’Association de Colonisation juive créée à cet effet et dotée d’importants capitaux, sans pouvoir approcher cet objectif, accomplit une œuvre utile dans la formation surtout agricole de jeunes gens en vue de l’émigration. Si, sur le plan démographique, les départs massifs sont largement compensés par la haute natalité, assortie de la baisse progressive de la mortalité (si bien que la population juive, estimée à quelque 2 350 000 âmes en 1850, fait plus que doubler ses effectifs dans le demi-siècle suivant), ils allègent aussi la condition économique des masses avec l’envoi de fonds aux familles par les émigrés.

Mais l’urgence des interventions occidentales en faveur du peuple des shtettles ne cesse d’augmenter avec les années.

Les autorités russes ne relâchent pas la pression exercée sur les Juifs sous le règne de Nicolas II (1894-1918) et les troubles révolutionnaires de 1904- 1905 offrent l’occasion de nouveaux pogroms, beaucoup plus sanglants que les précédents.

Dès Pâques 1903, les émeutes antijuives de Kichinev se soldent par plus de cent morts, et de bien d’autres encore les années suivantes.

Désormais, les pogroms organisés avec la participation active de l’armée et de la police font partie d’une politique délibérée des autorités.

Celle-ci arrive à son apogée en octobre 1906, aux lendemains de la Constitution concédée par le tsar.

Les concessions auxquelles le pouvoir est contraint conduisent à l’établissement d’une assemblée législative, la Douma, où les Juifs aussi sont représentés.

La situation ne change pas pour autant. Aux poignées de délégués juifs et à leurs alliés socio-démocrates fait face l’Union du Peuple Russe (dite les Cents Noirs), aussi puissante que droitière et professant un antisémitisme de plus en plus extrémiste.

Elle va jusqu’à exiger l’élimination complète des Juifs du pays.

C’est sur l’instigation de ses partisans que la police secrète russe fait publier, en 1905, le fameux faux intitulé «Protocoles des Sages de Sion », qui entend révéler la conspiration des Juifs pour dominer le monde.

Ce libelle pernicieux fut concocté dès la fin du siècle et il deviendra (bien que le tsar lui- même refuse d’y accorder crédit) – surtout depuis la fin de la Grande Guerre – un texte de référence pour l’antisémitisme militant jusqu’à nos jours.

La Douma repousse toute réforme favorable aux Juifs et va, dans la rage extrémiste de sa majorité, interdire entre autres de nommer officier des descendants d’apostats juifs jusqu’à la troisième génération (1912).

À la veille de la Grande Guerre, le gouvernement reprend sa propagande et organise un retentissant procès de meurtre rituel (procès Beilis, 1913). Toutefois, les pressions des autorités se retournent contre leurs auteurs et le jury, composé de douze paysans, acquitte l’accusé.

Le modèle étatique du traitement des Juifs en Russie peut donc être résumé par deux tendances historiques.

Le régime tsariste a refusé jusqu’au bout l’émancipation et maintenu les Juifs dans un état de parias, privés des conditions sociales d’existence accordées aux autres citoyens de semblable statut économique.

Après l’épisode révolutionnaire de février 1917, étape éphémère d’émancipation à l’occidentale, le régime soviétique a imposé l’intégration sociale et l’assimilation forcée des Juifs, tout en ménageant à ses débuts des espaces de liberté contrôlée à la culture yiddish.

Au lieu d’un processus négocié avec les intéressés, la politique juive en Russie aura toujours été dictée par un État surpuissant organisé en despotisme de type oriental.

En Roumanie réunie : un cas d’antisémitisme national « structurel »

De fait, les Juifs de Roumanie partagent pendant quelque temps le sort de leurs coreligionnaires en Russie, puisque les principautés roumaines sont occupées par les troupes du tsar entre 1819 et 1834 et deviennent jusqu’en 1856 des protectorats de l’Empire de Moscou.

Les aspects le plus souvent restrictifs ou franchement répressifs de la « politique juive » pratiquée dans l’Empire hégémonique ne peuvent manquer d’affecter le statut que les élites locales, préparant l’indépendance du pays, envisagent pour les Juifs roumains.

Les pièces idéologiques et législatives du futur cadre officiel du traitement des Juifs sont mises en place dès avant l’indépendance.

On les considère comme des étrangers, auxquels le droit de citoyenneté est dénié et dont l’immigration est limitée.

Ils sont réputés exploiter la population autochtone et, en conséquence, on leur interdit le séjour dans les villages, l’affermage des terres ou la fondation des manufactures.

Les «lois organiques», promulguées par la puissance « protectrice » de 1839 et de 1843, comportent des mesures antijuives précises permettant aux autorités locales de décider – à la manière russe — lesquels des Juifs sont « utiles » pour le pays, les autres pouvant être déclarés « vagabonds » et expulsés à ce titre.

Pareilles dispositions laissent aux autorités de tous niveaux une marge d’appréciation arbitraire admettant tous les abus, que seule la corruption mitige.

Les actions antijuives du prince de Moldavie ne seront par exemple arrêtées en 1835 et 1839 qu’après l’annulation de ses dettes aux banquiers juifs.

Désormais le chantage à l’expulsion fera partie (comme au Moyen Âge) de l’arsenal répressif régulièrement brandi contre les Juifs qui refusent la règle du jeu définie par des autorités corrompues.

La Roumanie et la Russie sont également les seuls pays à garder à cette époque une institution de contrôle et de médiation entre l’État et les communautés juives.

Le système des hakham bashi, survivance du protectorat ottoman, est conservé jusqu’à 1834. Le hakham bashi, aux fonctions héréditaires multiples (collection des impôts, chef administratif de la communauté, représentant du pouvoir étatique, etc.), résidait à Iasi et avait un délégué à Bucarest. Personnage de peu de prestige, son autorité a été de plus en plus contestée par les immigrants de Galicie, dont beaucoup de Hassidim, qui ont finalement réussi à faire abolir ses attributions.

La Russie interviendra même après la réunion des principautés pour appuyer une « politique juive » discriminatoire et opposée à l’émancipation, notamment lors des négociations cruciales (Traité de Paris de 1856, après la Guerre de Crimée) qui aboutiront à l’indépendance du pays en 1859 et à la reconnaissance internationale de celle-ci en 1878 (Congrès de Berlin).

Entre ces deux dates, on perçoit quelques oscillations dans l’attitude des élites roumaines. Les révolutionnaires de 1821, se soulevant contre la domination des Ottomans, et ceux de 1848 — qui veulent se débarrasser de leurs successeurs russes — font appel aux Juifs, non sans succès.

Le Traité de Paris proclame le principe de l’égalité des citoyens nés dans le pays, sans égard à leur religion. Toutefois, l’hostilité de la classe dirigeante empêche que cette disposition s’applique aux Juifs. Sous le règne libéral d’Alexandru Ion Cuza (1859-1866) – un des révolutionnaires de 1848 -, on accorde aux Juifs indigènes le droit de vote dans les élections locales (« petite naturalisation »), mais les très nombreux immigrés en sont exclus.

La nouvelle Constitution, adoptée après la chute de Cuza (provoquée par la « monstrueuse coalition » entre libéraux et conservateurs) et l’avènement du roi Carol Hohenzollern-Sigma- ringen avec l’appui de l’establishment conservateur, stipule expressément que la citoyenneté est réservée aux seuls chrétiens.

Cette clause – à vrai dire unique dans les annales législatives européennes de l’époque contemporaine — n’en rappelle pas moins les différentes dispositions explicites ou implicites en vigueur dans les pays peu sécularisés pour restreindre aux adhérents de la religion d’État ou des cultes « reçus » l’accès à certaines fonctions politiques ou des postes élevés de la fonction publique.

Les autorités ne répugnent pas à organiser l’agitation antijuive (comme en 1866 lorsqu’une grande synagogue de Bucarest est détruite par la foule avec la complicité de la police) afin de justifier leur attitude.

En 1867, le ministre de l’Intérieur Ion Bratianu, lui aussi ancien libéral de 1848, recommence à faire vider les villages des Juifs et en expulser d’autres nés à l’étranger, malgré les protestations des gouvernements et des institutions juives occidentaux.

En 1878, puisque les délégués roumains et russes au Congrès de Berlin n’ont pas pu convaincre les puissances occidentales de renoncer à lier la reconnaissance de la Roumanie indépendante et l’émancipation des Juifs roumains, on met en scène d’autres démonstrations de rue pour soutenir les autorités dans leur politique discriminatoire.

Sous la pression des puissances, le Parlement de Bucarest se résigne finalement à modifier la « clause chrétienne » de la Constitution.

Si désormais la naturalisation des Juifs est admise, elle devra être votée individuellement pour chaque cas par les deux Chambres. Cette procédure pour le moins compliquée permettra à un total de 2 000 intéressés seulement d’obtenir la citoyenneté (dont dans l’immédiat 883 vétérans de la « guerre d’indépendance » menée contre la Turquie en 1877) en l’espace de trente-huit années, avant que le principe de la naturalisation globale soit acquis à l’issue de la Grande Guerre (toujours sous la pression des puissances occidentales).

Mais les Occidentaux refusent d’abord cette manœuvre. La crise qui se déclenche entre les puissances et le nouvel État sera dénouée cette fois encore grâce au jeu des intérêts financiers.

La Roumanie rachète à un prix exorbitant (dépassant de six fois leur cotation en Bourse) les actions des chemins de fer roumains détenues par des junkers silésiens et des membres de la Cour impériale de Berlin en échange de la ratification par l’Allemagne de la reconnaissance diplomatique de la Roumanie. Sur ces entrefaites, la France et l’Angleterre cèdent en s’alignant sur l’Allemagne.


Fort de son impunité, l’État roumain laissera se détériorer la situation légale faite aux Juifs dans les décennies qui suivent le Traité de Berlin.

De sujets roumains certes privés des droits civiques, les Juifs sont désormais considérés comme des étrangers. Leurs chances professionnelles sont extrêmement limitées puisque toute la fonction publique et les entreprises étatiques (transports en commun, hôpitaux, etc.) leur sont fermées, d’autant qu’ils restent exclus des postes de professeurs, du barreau ou du commerce des produits relevant de monopoles d’État (sel, alcool, tabac).

En 1885, on expulse du pays des intellectuels juifs influents et tout à fait roumanisés (le folkloriste Moses Gaster et l’historien Elias Schwarzfeld, entre autres) qui ne renoncent pas à militer pour l’émancipation de leurs coreligionnaires.

En 1893 on introduit un sévère numerus clausus dans les écoles publiques, ce qui provoque le développement d’un réseau scolaire proprement juif avec l’aide de l’Alliance israélite universelle et d’autres organisations juives européennes.

La révolte paysanne de 1907 se dirige d’abord (spontanément cette fois) contre les Juifs. Toutefois si, dans le champ politique, les deux formations dominantes – l’une libérale, l’autre conservatrice – communient également dans les idées antisémites, le Parti National Démocratique, fondé en 1910 par des universitaires (tels A. C. Cuza et N. Iorga) s’en réclamera ouvertement.

Devant l’échec des pressions étrangères en faveur de l’émancipation, la résistance juive s’organise.


Dès 1872, une Société Fraternelle de Sion se crée, qui convoque un congrès mondial des organisations juives à Bruxelles pour avancer la cause des Juifs roumains. Sous l’influence des cercles assimilationnistes, le congrès rejette l’idée de l’émigration massive en tant que solution antipatriotique.

En 1890, se fonde l’Association générale des Israélites Autochtones, qui d’abord revendique la naturalisation pour les Juifs ayant servi dans l’armée. C’est sous la pression de son aile socialiste qu’elle étendra sa réclamation pour tous les intéressés nés dans le pays. Mais l’Association se disloque sous l’effet des menaces et des actions violentes qui visent ses membres.

Une Union des Juifs Autochtones prendra le relais avec des objectifs à la fois assimilationnistes et émancipationnistes. Elle ne peut pas empêcher que les départs vers l’Occident et outre-Atlantique ne se multiplient au tournant du siècle.

Entre 1900 et 1914, on estime à 70 000 le nombre des émigrés, soit plus d’un quart des effectifs juifs dans le pays (qui baissent entre-temps de 267 000 à 240 000, malgré la croissance naturelle de la population).

Pour les trente ans de 1899 à 1928, d’autres comptages indiquent quelque 135 000 départs, dont plus de trois quarts vers les États- Unis.


 

Si la lutte pour l’émancipation s’exacerbe pendant et après la Grande Guerre sous l’effet à la fois de la détermination des puissances, mais aussi de l’accroissement de la résistance des autorités, c’est que l’enjeu démographique s’en est modifié à la hausse.


La population juive de la Roumanie aura plus que triplé avec l’annexion de la Transylvanie, de la Bessarabie et d’une partie de la Bukovine, consacrée par le Traité de Versailles. L’émancipation juridique, qui sera finalement arrachée de haute lutte en 1923, ne changera pourtant guère les rapports de forces internes dans la société roumaine, marqués par la montée de la judéophobie de plus en plus extrémiste de l’entre-deux-guerres.

Fondé sur une définition romantique et essentiellement xénophobe de la nationalité, qui confond dans un semblable opprobre les ennemis extérieurs « historiques » (Turcs, Russes, Hongrois, Polonais) et les « ennemis de l’intérieur» (Grecs, Tsiganes, etc.), l’antisémitisme est un discours idéologique presque consensuel du processus de construction de l’État-nation en Roumanie.

La présence juive y est constamment regardée comme une menace ethnique.

Les principaux hommes de lettres (tel Milan Eminescu, considéré comme le plus grand poète de langue roumaine) ou politiques (avec peu d’exceptions, tel Titu Maiorescu) le partagent, le cultivent et contribuent à sa vulgarisation. Il servira de véritable principe unificateur de la classe politique roumaine sous tout l’ancien régime (pré-socialiste).

Victor Karady

■ Cet article paraîtra en allemand dans Juden in der europäischen Moderne. Eine Sozialgeschichte, collection Europäische Geschichte, sous la direction de Wolfgang Benz, Francfort am Main, Fischer Verlag, 1997.


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