Diaspora juive

Les juifs américains

De l’identité juive contemporaine aux États-Unis

La communauté juive américaine n’a jamais été plus prospère et influente qu’en ce début de vingt-et-unième siècle. Le lobby pro-israélien, AIPAC, a acquis la réputation d’être le plus influent des groupes de pression ethniques.

Certes, le lobby arabe qui s’est structuré sur son modèle tente de le concurrencer, sans réussir à représenter une menace. En raison de leur réussite, les Juifs ne sont pas considérés comme une « minorité » par les autres groupes ethniques.

En effet, aux États-Unis, l’existence minoritaire demeure liée à une situation d’oppression. Ce paradoxe se trouve à la racine de la « nouvelle ethnicité » des Juifs aux États-Unis, qui, vers le milieu des années 1970, ont tissé un lien entre « affirmation ethnique », surgie dans les années 1960, et résurgence de la mémoire de la Shoah, déclenchée par les débats publics au sujet du procès Eichmann1.

Avec la création en 1993 d’un musée et mémorial d’envergure au cœur de Washington, on assiste à une « américanisation » de la mémoire de la Shoah dont l’enjeu majeur s’avère la sauvegarde des valeurs américaines et, en premier lieu celle de la démocratie. Cette translation des lieux de mémoire de l’Europe vers les États-Unis peut se lire à la fois comme un ciment apporté aux diverses formes de judaïsme américain et à l’unité nationale d’une société multiculturelle2.

Dans les années 1990, s’amorce ainsi une mutation majeure de l’identité juive américaine où prédomine l’idée de « survie » du peuple juif, héritée de la mémoire de la Shoah.

Depuis les attentats terroristes du 11 septembre 2001 à New York et Washington, les Américains juifs se sentent doublement concernés par la menace qui plane sur eux : en tant qu’Américains et en tant que Juifs3. À cette date, le Premier ministre israélien a fait valoir que les États-Unis sont désormais engagés dans un même combat contre les terroristes. Au lendemain des attentats qui ont frappé l’Amérique en plein cœur, nous nous proposons d’analyser les principaux points de rencontre entre l’identité nationale aux États-Unis et l’identité juive américaine, toutes deux fragmentées et multiformes.

Un certain nombre de parallèles s’imposent entre ces identités. Toutes deux sont des identités collectives fragmentées ou « en crise », en quête d’un ciment idéologique que l’Histoire leur apporte. Ainsi les événements du 11 septembre ont à la fois soudé les diverses identités ethniques dans un élan patriotique et accru le sentiment de religiosité propre à l’Amérique. Pour la première fois, les États-Unis ont été attaqués pour « ce qu’ils représentent », c’est-à-dire l’emblème de la démocratie et de la globalisation de l’économie. De leur côté, les victimes israéliennes des attentats ont perdu la vie « pour ce qu’elles représentent », c’est-à-dire la judéité, l’altérité, le sionisme et la démocratie.

Il s’agit de tenter d’analyser comment ces phénomènes d’identification fonctionnent, en mettant en lumière une identité américaine fragmentée, en perpétuelle tension, à l’instar de l’identité juive, elle-même morcelée.

En effet, pour les religieux, seule la vie en terre – d’Israël permet une adéquation entre l’être juif et le commandement divin de retour à Sion. L’assimilation du Juif n’est pas réussie si subsiste le déchirement, voire la schizophrénie du « marrane », comme le démontre le philosophe Emmanuel Lévinas4.

Somme toute, l’identité juive dans sa globalité et l’identité nationale « en crise » se caractérisent par une tension. Pour les diverses identités juives américaines, il s’agit d’une tension visant à l’adéquation de l’être au-dedans et l’être au-dehors. L’identité nationale, elle, peut être qualifiée « d’identité instable, oscillant entre un pôle unitaire — la nation une et indivisible réalisée après la guerre de Sécession — et un pôle pluraliste — des États, des peuples, des communautés ethnoculturelles5 ».

Or, la double allégeance qui aux États-Unis ne pose pas problème, contrairement à la France, apporte une réponse à ce dilemme. Issue du « principe de tolérance » cher à l’Amérique post-ethnique, cette virtualité permet aux Juifs de s’identifier à Israël, tout en s’affirmant comme américain, voire davantage américain parce que juif.

De cette double allégeance, découle une première adéquation – toujours instable – entre l’identité juive fragmentée et l’identité nationale également fragmentée. Le second point de rencontre de ces identités se situe sur le plan de la religiosité. Nul n’ignore combien les Américains sont un peuple religieux. La devise inscrite sur les dollars nous le rappelle : In God we trust. Au gré des événements, la montée du sentiment de religiosité vient renforcer une identité nationale instable.

Ce n’est pas un hasard si la montée rapide de cette religiosité est perceptible peu après les attentats terroristes sur le sol américain, en particulier dans les discours de George W. Bush. Une irruption d’un protestantisme évangélique « agressif » sur la scène publique s’est produite alors que les présidents Carter ou Reagan s’étaient limités à la « religion civile » américaine héritée des « pères fondateurs ». Cette dernière se manifestait par une confiance en Dieu qui aidait les pionniers à conquérir de nouvelles terres inhospitalières. Ce phénomène a pour corollaire le messianisme de l’Amérique, nouvelle Terre promise. À l’instar de la Terre d’Israël biblique, « lumière des Nations », l’Amérique du président Bush est investie d’une mission spéciale qui fait dire à certains chercheurs français que ce messianisme ne connaît plus de limites6.

Autre parallèle entre identité nationale et identité juive américaine : un certain sens du sionisme avec une différence non négligeable : le « sionisme chrétien » appelle au rassemblement du peuple d’Israël sur sa terre avant le retour du Christ-Messie.

Rappelons que l’intention sous-jacente réside dans la conversion du peuple juif. Précisons qu’il existe deux cultures religieuses américaines : une culture de la chute, personnifiée par les Puritains et en particulier par Jimmy Carter, et une culture de Dieu selon laquelle l’homme a droit au bonheur. Cette dernière, plus proche des valeurs juives, est illustrée par Benjamin Franklin au XVIIIe siècle. Au début des années 1980, ce sont les discours de Ronald Reagan qui accordent une place récurrente à la recherche du bonheur (The Pursuit of Happiness).

Après le 11 septembre, ce n’est pas non plus un hasard qu’un président américain assiste pour la première fois à l’allumage des bougies de Hanoucca avec son épouse, à la Maison Blanche. Bush, homme du Sud biblique, adepte du protestantisme évangélique s’est ainsi justifié : « Cette maison est pour Laura et moi un foyer temporaire, mais c’est la maison du peuple et elle appartient à toutes les religions7». Invitée à allumer les deux premières bougies de la Hanoukia (chandelier), la petite Talia Lefkowitz, huit ans, a prononcé une bénédiction devant le président. Prêtée par le musée juif de New York, cette Hanoukia symbolise la continuité d’un peuple réimplanté en Amérique après la Shoah. Le président Bush a tenu à rappeler que ce chandelier en argent vieux d’un siècle provenait de la communauté polonaise de Lvov, détruite au cours de la Shoah. L’attitude de George W. Bush confirme bien que la mémoire du génocide des Juifs se trouve ancrée dans l’histoire, la culture et le mode de pensée de l’Amérique.

D’autres faits illustrent à la fois le sentiment d’une religiosité renforcée pour l’identité juive américaine et pour l’identité nationale.

Le 11 septembre semble avoir rappelé aux Américains que les Juifs partagent avec les descendants des Pères fondateurs de la nation américaine une communauté de destin. Les quatre nouveaux attentats terroristes en plein coeur de Jérusalem début décembre 2001 ont ravivé le traumatisme du mois de septembre sur le sol américain.

En geste de solidarité, l’ancien et très populaire maire de New York, Rudolph Guliani, s’est rendu immédiatement dans la capitale de l’État d’Israël, accompagné de son successeur, Michael Bloomberg, pour l’allumage des bougies de Hanoucca sur les lieux des attentats qui ensanglantent régulièrement la capitale d’Israël. Dans la tradition juive, cette célébration symbolise le miracle de la survie du peuple juif, de la flamme qui ne s’éteint pas.

Le geste du maire de New York illustre trois points de rencontre entre identité juive américaine et identité nationale américaine : le sentiment de religiosité partagé, la communauté de destin et le sens de la survie. Cette dernière notion est apparue surtout après les attentats du 11 septembre qui ont fait près de 3 000 morts, rappelant, qu’à New York comme à Washington et même dans les airs, chaque Américain est désormais menacé et donc en survie.

Ces points de rencontre entre les deux nations ont une particularité : ils renforcent à la fois l’identité juive et l’identité nationale des Juifs aux États-Unis. Cette analyse est confirmée par un sondage réalisé à la fin du mois d’octobre 2001 pour l’hebdomadaire juif Forward. Selon ces données, les Juifs américains ont réagi aux attentats du 11 septembre par une plus forte identification aux États-Unis et par un plus grand soutien à Israël8. C’est le principe de double allégeance qui rend possible ce double renforcement d’identités qui, autrement, auraient pu entrer en conflit.


Quant aux Américains dans leur ensemble, un sondage réalisé mi-septembre (CNN, USA Today, Gallup) révèle que 55 % d’entre eux soutiennent Israël, contre 7 % du côté des Palestiniens9. À l’évidence, la vague de sympathie pro-israélienne constatée est liée à l’expérience directe du terrorisme, à une période où Ben Laden fait savoir qu’il veut transformer l’Amérique en « l’ombre d’elle-même ».

Cette expression ne rappelle-t-elle pas ce que le joug nazi a voulu faire des Juifs ? La similitude entre, d’une part, la force d’esprit du peuple américain, lui aussi arrivé en Terre Promise après avoir fui les persécutions et, d’autre part, l’opiniâtreté du peuple juif en terre d’Israël est formulée par le maire de New York. Rudolph Giuliani s’exprime ainsi après le 11 septembre : « Je me souviens avoir été frappé, à l’époque, par la force d’esprit du peuple d’Israël, par sa détermination, par sa volonté de continuer malgré tout. J’éprouve le même sentiment, en ce moment, ici, à New York10 ».

D’ailleurs, au lendemain du drame que vit l’Amérique, le paysage urbain new-yorkais porte la trace d’un changement et d’un renforcement de l’identité nationale. Partout, les bannières étoilées pavoisent et à Kennedy Airport, les visiteurs sont accueillis par un panneau géant : « Bienvenue dans la ville de nos héros ». Qui sont-ils ? Les pompiers et les policiers qui ont sacrifié leur vie en tentant de sauver les occupants du World Trade Center.

La communauté juive américaine a appris que parmi ces deux corps de métier se trouvait un nombre important de Juifs, dont plusieurs ont péri. Le logo habituel « I love New York » se décline en « I love New York more than ever »… comme si cette épreuve avait plus que jamais renforcé la foi des Américains en leur pays et en un Dieu à qui adresser ses prières. Force est de constater qu’il existe des périodes où les points de rencontre entre identité juive américaine et identité nationale américaine sont plus forts qu’à d’autres.

Dans un article du New York Times, le journaliste et essayiste israélien Tom Segev établit un parallèle entre Israël et les États-Unis qu’il estime confrontés aux mêmes problèmes depuis les attentats terroristes. Segev décèle une similitude entre la vague de patriotisme qui a déferlé sur les États-Unis et le patriotisme des Israéliens après la nouvelle Intifada déclenchée en Terre sainte. Il rapporte ainsi : « Les Américains disent : « Nous avons survécu à Pearl Harbor ; nous survivrons à Ben Laden ». En Israël, les gens disent: « Nous avons survécu à l’Holocauste, nous survivrons à Yasser Arafat11 ».

L’idée de survie et son corollaire, le héros parvenu à surmonter les épreuves, est bien dans cette perspective un des trois dénominateurs communs des identités juive américaine et nationale. C’est d’ailleurs une notion familière à la culture noire américaine. En témoignent des grands classiques de la chanson américaine comme « We Shall Overcome » (Nous triompherons) et la chanson à succès, toujours actuelle, chantée par Diana Ross « I will survive ». La célèbre mélodie « Let my people go » comprend une valeur symbolique intéressante : elle s’applique à la fois à la libération du peuple noir et fait écho aux supplications de Moïse au Pharaon pour libérer le peuple hébreu réduit à l’esclavage en Egypte.


En conséquence, jusqu’au 11 septembre, le sentiment d’être en « survie » est essentiellement une constante juive, perçue notamment au moment des rituels et des fêtes religieuses qui réitèrent l’histoire du peuple juif. Après les quatre attentats terroristes et les menaces répétées de guerre bactériologique sur le sol américain, la survie devient un paramètre de l’identité nationale américaine, plus ou moins conscient selon les périodes.

La preuve ? Au cours de l’année 2001, des Américains achètent des masques à gaz et vont jusqu’à comparer l’efficacité de ceux qu’utilise l’armée américaine avec ceux, plus perfectionnés, distribués à la population israélienne par les soldats de Tsahal : jamais les deux identités n’ont été autant en adéquation. Que l’on ne s’y trompe pourtant pas ! Aux États-Unis en particulier, ces phénomènes d’identification ne durent pas. D’où le caractère instable de l’identité américaine.

Déjà en 1799, Abiel Abbot analysait les similitudes entre le peuple américain et le peuple juif dans un ouvrage au titre explicite : Traits of Resemblance in the People of the United States of America to Ancient Israël, où il s’exprime ainsi des Juifs : « Ils ont été élevés au-delà de toute comparaison avec d’autres nations, par les signes de la faveur divine12 ».

Rechercher la joie au quotidien pour mieux sentir la présence divine (chékhina) qui se manifeste dans cet état d’esprit, c’est ce que les Hassidim cultivent. Cet effort pour tendre vers le bonheur, inscrit dans le rituel du shabbat et des fêtes juives différencie le judaïsme de l’attitude puritaine. Valeurs universelles au sein de la nation américaine, issues, à la fois, de la pensée puritaine et de la philosophie des Lumières, la vertu, le bonheur, la paix et la prospérité appartiennent à la fois à l’individu et à la collectivité. Or, la poursuite légitime du bonheur se retrouve des années plus tard dans les success stories ou rags to riches stories que la culture populaire américaine affectionne tant.

Là encore, l’influence d’écrivains juifs venant d’Europe de l’Est, à l’instar d’Abraham Cahan se fait sentir, notamment celle de son roman majeur sur l’immigration, The rise of David Levinsky. Remarquons pourtant que si son héros connaît le succès matériel aux États-Unis, l’assimilation et la perte des repères culturels et religieux ne lui apportent pas le bonheur, mais le déchirement intérieur.

Trouvant sa place dans les nombreuses success stories des Juifs européens immigrés aux États-Unis, évoquées dans les chapitres précédents, l’histoire vraie de Miss America élue en 1945 s’avère révélatrice des points de rencontre entre l’identité juive et l’identité nationale. Issue d’une famille d’immigrés de Brooklyn, Bess Myerson s’est présentée au concours consacrant la plus jolie femme d’Amérique dans l’espoir de pouvoir continuer à payer ses cours de piano. Son succès a prouvé que la nouvelle acceptation des Juifs dans la société américaine était bien un processus amorcé au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.


Cependant, au cours des années quarante existaient des tendances contradictoires manifestées par une oscillation des citoyens américains entre tolérance et refus de l’étranger. Bess Myerson qui a depuis rédigé sa biographie, en offre un exemple édifiant. Alors que dans le cadre de ses nouvelles fonctions elle se rendit au chevet de malades à l’hôpital, elle s’entendit reprocher que la « guerre pour les Juifs » avait coûté la vie à nombre d’Américains.

Née de parents traditionalistes, la reine de beauté nationale a fait des études et s’est impliquée activement au sein du B’nai Brith contre la discrimination religieuse et pour le respect des droits de l’homme. D’aucuns diront que le jury ne pouvait pas faire autrement devant tant de beauté, de grâce et de talent musical : Bess Myerson offrait l’image idéale de la fille d’immigrants bien intégrée et jouissant des raffinements de la culture. Malgré un nom à consonance juive, qu’elle a refusé de changer bien qu’elle y ait été incitée, Bess Myerson a incarné l’Amérique triomphante, par sa beauté et ses compétences artistiques, auxquelles les États-Unis se sont identifiés de façon temporaire et fluctuante13.

Durant l’après-guerre, les Juifs ont accédé à des domaines où ils n’avaient pas accès auparavant. Mais il ne s’avère pas toujours aisé de distinguer les causes des effets. L’élection d’une Miss America juive a-t-elle modifié la perception des Juifs aux États-Unis ? Comme toujours en matière de perception, l’analyse est difficile. Il semble que 1947 ait été un tournant décisif au cours du processus d’acceptation des Juifs dans la société américaine.

L’année 1947 voit en effet l’attribution de l’Oscar du meilleur film à Gentlemen’s Agreement, la version filmée du roman de Laura Hobson sur l’antisémitisme. En 1950, The Wall, le roman de John Hersey sur le ghetto de Varsovie vient en tête du classement des best-sellers du New York Times. La même année, c’est la chanson du folklore israélien « Tzena Tzena », enregistrée par les Weavers, qui se place au top du Hit Parade. Autant d’éléments qui portent à croire qu’en cet après-guerre, la rencontre de l’identité nationale et de l’identité juive se produit en raison d’une ouverture plus grande de l’Amérique à l’histoire et à la culture juives, ainsi qu’au nationalisme juif, incarné par l’existence de l’État d’Israël. Or, cette évolution se poursuit.

En définitive, l’image de la victime a fait à ce point problème dans la société américaine qu’elle a dû être dépassée par l’idée de survie qui fait des survivors des héros. La représentation demeure toutefois ambiguë comme le montre l’utilisation du film Schindler’s List pour calmer les tensions entre la communauté noire et la communauté juive américaine en mars 1994. Un seul exemple : quand, la même année, Khalid Abdul Muhammad, porte-parole de Nation of Islam se lance dans de multiples diatribes antisémites sur le campus d’une université du New Jersey, le gouverneur de cet État l’invite à une projection de Schindler’s List.


Le leader charismatique de Nation of Islam se dit ému par le film et ajoute aussitôt que « L’holocauste fait pâle figure en comparaison de ce qui est arrivé aux Noirs pendant l’esclavage14 ». Selon le contexte, une identité ne prime-t-elle pas sur l’autre ?


Pour en découdre avec une identité juive de victime, le journaliste américain Rick Cohen préfère s’identifier aux grands gangsters juifs, aux vrais « durs ». Dans un ouvrage intitulé Tough Men (Les durs), l’auteur dévoile la fascination qu’il voue aux gangsters, figure typiquement américaine s’il en est. Chez Arnold Rothstein, habile gangster juif, il observe comment les rapports ambigus de la société américaine avec la criminalité ont été mis à profit. Certes, la position de l’auteur revêt un caractère quelque peu excessif, mais elle exprime le refus de l’image de la victime qui, à ses yeux, est un handicap pour construire son identité sur le sol américain15.

Diffusé sur NBC début novembre 2001, le film télévisé en plusieurs épisodes intitulé Uprising a fait sensation aux États-Unis. Depuis le procès Eichmann, la transformation du statut de survivant se poursuit : les efforts sans relâche d’Elie Wiesel ont porté leurs fruits. C’est lui qui a répété publiquement qu’il n’y a pas de honte à avoir été une victime. Grâce à son combat, l’identité dialectique de la victime et du survivant a acquis une respectabilité par le biais du dépassement de soi.

Maîtrise et dépassement de soi aussi après le 11 septembre aux États-Unis. Du peuple américain, les caméras du monde entier ont donné à voir retenue, pudeur, dignité dans la douleur. Ni dévoilement continu du chiffre des victimes ni corps sans vie filmés. Seul un patriotisme unifiant toutes les ethnies, des bannières étoilées, l’altruisme des pompiers, nouveaux héros triomphant de l’adversité. Par sa foi en un pouvoir salvateur de la conduite morale, le peuple américain, aussi fragmenté soit-il, s’affirme comme un peuple religieux.

Après les attentats, la religiosité est bien apparue comme le paramètre essentiel de l’identité nationale américaine. Quelle que soit leur religion ou leur croyance, les Américains refusent une vision tragique qui serait la négation de l’existence du Créateur. Or, cette attitude se situe au cœur du judaïsme pour lequel il existe la conviction que ce que fait Dieu est bon (Kol maassé hashem tov), même si la finalité n’est pas perceptible en ce monde. L’identité juive américaine se coule donc bien dans le moule de l’identité nationale.

Notes
1 Nous nous permettons de renvoyer à notre article, à paraître : The Eichmann trial and American Jewry, Jewish Political Studies Review; Spring 5767/ 2007. Nous tenons à remercier la Fondation pour la Mémoire de la Shoah pour le soutien apporté à nos recherches.
2 F. Ouzan, The United States Holocaust Memorial Museum de Washington : une spécificité américaine ?, Les Nouveaux Cahiers, été 1997, Mémoires d’Amérique, pp. 55-61.
3 Ces analyses proviennent de notre ouvrage : Histoire des Américains juifs, de la marge à l’influence, paru chez André Versaille éditeur, 2008. (Présentation de l’ouvrage : http://www.andreversailleediteur.com/index.php?livreid=711). L’emploi de l’expression « Américains juifs » plutôt que « Juifs américains », appellation traditionnelle, traduit un glissement marquant la primauté d’une identité sur une autre. Ce glissement est tangible à partir des années 1990 où la tendance à l’assimilation est forte tandis que le glass ceiling, plafond invisible qui empêchait les Juifs de s’élever dans l’échelle sociale, se brise peu à peu à partir du milieu des années 1980.
4 E. Lévinas, Difficile Liberté, paragraphe intitulé « L’assimilation », Paris, Albin Michel, coll. Livre de Poche, 1963, pp. 354-355.
5 D. Lacorne, La crise de l’identité américaine, Paris, Fayard, 1997, pp. 344-345.
6 Sur le messianisme de l’Amérique de George Bush, voir S. Fath, Dieu Bénisse l’Amérique, la religion de la Maison Blanche, Paris, Seuil, 2004. E. Bonnivard, « Après les attentats, la communauté juive américaine dans l’expectative » et sondage de l’Institut Gallup pour CNN et le quotidien USA Today sur les attitudes des Américains après les attentats du 11 septembre, L’Arche, numéro 524-525, nov. 2001, pp. 128-129.
7 « La Hanoukiah de Georges Bush », L’Arche, janvier-février 2002, n° 527-528, p. 86.
8 Forward, octobre 2001, sondage cité par L’Arche, janvier-février 2002, n° 527-528, p. 87.
9 Sondage cité note 6.
10 Rudolph Giuliani, cité par E. Bonnivard, « Après les attentats, la communauté juive américaine dans l’expectative », L’Arche, numéro 524-525, nov. 2001, pp. 128-129.
11 T. Segev, New York Times, oct. 2001.
12 A. Abbot, Traits of Resemblance in the People of the United States of America to Ancient Israel, Haverhill, 1799.
13 S. Dworkin, Miss America, 1945, Bess Myerson and the Year that Changed our Lives, New Market Press, 1987, nouvelle édition, 2000. Ajoutons que Bess Myerson a été l’une des fondatrices du Museum of Jewish Heritage de New York et que ses liens avec Israël sont étroits. De sa confrontation avec l’antisémitisme des années 1940 est né son engagement ultérieur comme porte-parole de l’Anti Defamation League.
14 The Jewish Standard, « Muhammad at Trenton State: A Man who Really Believes the Stuff », p. 8, 4 mars 1994.
15 R. Cohen, Yiddish Connection, Histoires vraies des gangsters juifs américains, Paris, Denoël, 2000 (1ère édition en anglais : Tough Jews, New York, Simon and Shuster, 1998). Voir aussi R. Rockaway, And He was Good to His Mother: the Lives and Crimes of Jewish Gangsters, Jerusalem, Gefen Publishing House, 2000.

Françoise Ouzan
« De l’identité juive contemporaine aux États-Unis », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [En ligne], 18 | 2007, mis en ligne le 15 avril 2008, Consulté le 22 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/bcrfj/235


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