Grands sages d'Israël

Les Empires et Israël dans la vision messianique du Maharal de Prague

Rabbi Yehuda ben Bezalel Liwa, plus généralement connu sous le sigle Maharal, domine de sa haute stature le monde juif ashkenaze en Europe centrale durant tout le XVIe siècle.

Son œuvre littéraire, l’une des plus importantes de la période de la Renaissance, se distingue par sa qualité systématique et par la singularité de sa rédaction : elle se présente comme un commentaire de l’aggada talmudique, le midrash, dans laquelle l’auteur décèle les éléments principaux de la philosophie du judaïsme.

Sur le plan juif comme sur celui de l’histoire générale, le XVIe siècle fut le témoin de transformations considérables qui appellent à une révision des conceptions du passé, à laquelle, me semble-t-il, l’œuvre du Maharal s’efforce de nous introduire.

À la suite de l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492, la dissémination des juifs s’étend à travers le monde entier et de nouveaux centres d’étude se créent à l’instar de celui de l’école cabaliste de Safed en Terre sainte. Alors que des tempêtes secouent l’Europe au milieu de multiples guerres religieuses, l’agitation messianique anime l’ensemble des communautés juives et se manifeste aussi bien par des spéculations théoriques que par la révélation de messies comme David Reubeni et Salomon Molko.

À l’éclatement des limites géographiques par la découverte du Nouveau Monde, succède la révolution astronomique de Copernic, Tycho Brahé et Jean Képler qui remet en cause les conceptions anthropocentriques admises depuis Ptolémée d’Alexandrie, disciple d’Aristote.

Le Maharal est un des rares penseurs à se mesurer à ces événements, à en rechercher la signification théologique et à dégager leur graine d’éternité.

En ce qui concerne plus particulièrement le sens de l’Exil et de la Rédemption, il publie en 1599 Netsah Israël (L’Éternité d’Israël), ouvrage consacré à sa conception du messianisme, et presque simultanément, en 1600, Ner Mitsva (La lumière du commandement), où il revient sur ce thème à propos de la fête de Hanoucca et de la confrontation entre le judaïsme et l’hellénisme [1]

Dans ce dernier livre, il s’adonne à une réflexion sur la façon dont le judaïsme est, depuis l’origine, une référence au monde, un rapport aux nations, un projet qui concerne l’humanité tout entière. Son étude s’ouvre sur une analyse d’un texte biblique qu’il éclaire à partir d’un commentaire du midrash et sa recherche s’achève par une méditation personnelle sur la signification universelle de l’Histoire d’Israël.

Essayons de suivre le Maharal dans l’exposé de ce triple développement.

La vision de Daniel

Le texte de référence choisi est le chapitre sept du livre de Daniel. Ce livre, rédigé au vie siècle avant l’ère courante, relate les aventures de Daniel déporté en Babylonie, après la destruction du Temple en – 586. Il est émaillé de prédictions énigmatiques et de visions fantastiques qui témoignent de l’attente fébrile de la fin de l’exil, de la délivrance finale et de la fin des temps.

Dans une vision prophétique Daniel voit quatre bêtes différentes, apocalyptiques, émergeant de l’océan : elles incarnent les grands Empires terrestres qui s’emparent successivement du pouvoir. Puis avec les nuées des ciels survient comme un fils d’homme dont le gouvernement est un règne éternel, qui ne sera pas détruit.

Cette vision qui met en scène quatre royaumes est à mettre en parallèle avec celle du songe de Nabuchodonosor que Daniel rapporte au second chapitre de son livre.

Dans son rêve, le roi de Babylone voit une immense statue dont la tête était d’or, le torse et les bras d’argent, le ventre et les cuisses d’airain, les jambes de fer et les pieds en partie de fer et en partie d’argile. Soudain une pierre se détache, sans l’aide d’aucune main, et heurte la statue aux pieds. Elle s’écroule et le vent disperse ses débris tandis que la pierre devient une grande montagne qui remplit toute la terre.

Le Maharal établit une correspondance terme à terme entre les Empires, les parties du corps et les métaux, et une symétrie entre le gouvernement du fils d’homme qui survient avec les nuées des ciels, et celui suscité par « la pierre, sans l’aide d’aucune main ».4

Dans les deux cas, le contraste est marqué entre les quatre bêtes et cet unique fils d’homme, entre la succession des Empires qui s’écroulent et la pérennité de ce cinquième royaume dont le règne ne passera pas à un autre peuple. Il succédera finalement aux empires des Bêtes.

Dans la réalité historique du moment, il s’agit évidemment de la succession des quatre empires de Babylone, des Mèdes, des Perses et des Grecs.

Cependant, une interprétation rabbinique de ces chapitres datant du IIIè siècle de l’ère courante et que le Maharal adopte volontiers les rapporte aux empires de Babylone, de Perse, de Grèce et de Rome [2]

Ces empires ont, successivement, ruiné l’indépendance d’Israël et tenté de porter atteinte au développement de son identité, l’humanité totale de l’humain, au point d’attenter jusqu’à son existence. Cependant ce n’est pas au contenu historique des Empires, au fait événementiel de leur émergence, de leur aventure ou de leur décadence que s’attache le Maharal, mais au contexte et au sens métaphysique dans lesquels s’inscrit leur existence.

En effet les Empires sont la manifestation sur le plan de l’Histoire du pouvoir de domination de l’homme : ils sont la projection de l’essence humaine et le problème que pose leur diversité est justement celui de définir en quoi consiste l’humanité de l’homme.

Les différents systèmes politiques procèdent du déploiement de l’humain dans sa volonté d’être, selon ce qui constitue comme le noyau irréductible de la personne : l’intellect, la force vitale, le corps et la base qui réunit ces forces disparates en une unité organique, un élan vital saisi comme un devenir matériel.

Telle semble être la représentation de Nabuchodonosor : les Empires sont pour lui l’expression paradigmatique de ce qu’il considère être l’humanité de l’homme. Dans son rêve les Empires apparaissent sous la forme d’une statue à forme humaine dont les quatre parties composées de métaux divers – substances matérielles révélant une existence absolue, impersonnelle, dure et froide – sont les symboles des quatre modalités de la personne.

Pour Daniel par contre, selon l’interprétation du Maharal, cette définition est fortement réductrice ; elle ne tient aucun compte de la dimension spirituelle, marque spécifique de l’homme. Par rapport à sa destination ultime, la définition proposée le réduit à un sous-homme, capable dans son paroxysme de se conduire d’une manière bestiale.

Aussi Daniel se représente-t-il les Empires sous la figure de Bêtes – qui symbolisent également les quatre modalités de la personne, mais la fin de la condition humaine se situe ailleurs, au-delà.

Le Messie est la figure de la réalisation de l’Homme total, dans l’accroissement de tout ce qui fait la richesse de son fonds vital, et plus particulièrement dans sa faculté de dépasser son être, de vivre ouvert sur l’Autre, en tension vers l’a-venir. La temporalité de l’Histoire ne s’épuise pas dans celle du monde, mais s’enracine dans le fonds ontologique de l’historicité originelle, auquel elle emprunte son sens et la motivation secrète de son œuvre. C’est de cet ordre extérieur et transcendant que procède Israël.


Présent dans l’Histoire comme un rappel et un témoignage de sa fin trans-historique, affirmation universelle de la vocation métaphysique de l’Homme.

Les quatre Empires représentent une typologie des formes du Pouvoir politique et explicitent un des aspects essentiels de toute volonté de puissance.

L’Empire babylonien, fondé sur l’essence même du vouloir est la réplique poussée à l’extrême de cette pulsion dans la volonté de puissance et se traduit par une soif de pouvoir et de domination. Cet élan dynamique et spontané s’emploie à briser toute résistance afin de s’assurer non pas de la destruction de l’autre, mais de sa soumission. Lion avec ailes d’aigle, Tête d’Or : grandeur et orgueil de la puissance [3]

Le second Empire représenté par la Perse correspond au besoin de l’homme de satisfaire les appétits matériels relatifs à la corporéité. Pouvoir fondé sur l’avidité et la cupidité, qui privilégie l’avoir sur l’être et concentre toute son activité sur l’acquisition et l’accroissement insatiable de la puissance matérielle. Une prise en considération raisonnable de la matière est remplacée par un matérialisme passionné.

Parmi les forces vitales qui poussent l’homme à déployer son énergie et à imposer son pouvoir, on trouve naturellement la force de l’esprit et la puissance de la raison. La supériorité dans ce domaine, pour être plus subtile, n’exclut nullement une volonté de domination, qui au cours de l’histoire a souvent revêtu une forme violente.

L’Empire grec qui impose l’hellénisme et considère l’initiative autonome de la pensée immanentiste comme l’unique sagesse susceptible de rendre l’homme maître et possesseur de la nature. L’intention thématisante constitue l’essence même de la rationalité ; elle aspire à s’étendre à l’ensemble des choses et des êtres, en effaçant dans son englobante généralité toutes les distinctions singulières et en érodant toute altérité [4]

Le quatrième Empire réalise la synthèse des trois précédents : un lieu hégémonique où la volonté de puissance dans son désir effréné de domination absolue devient incisive, agressive et destructrice. Il est décrit comme une bête terrible, effrayante, portant en elle la meurtrière vitalité féroce du fauve. Curieusement, la passion de détruire gît également dans les profondeurs de l’être, cherchant à s’opposer à l’effort de vie et à s’affirmer par la dévastation et la ruine [5]

Projeté dans le domaine social, cet impérialisme qui n’est motivé par aucun profit rationnel d’ordre biologique ou économique est représenté par « de puissantes dents de fer » qui dévorent et broient impitoyablement tout ce qu’ils trouvent.

Alors que les trois premiers étaient fondés sur une faculté humaine positive et seuls l’excès et l’exclusivité les transformaient en un système condamnable, le quatrième Empire est pure négativité. Il conduit à une décomposition de l’humain qui amorce la disparition des Empires pour céder la place à l’établissement d’une relation fondée sur la relation métaphysique de l’homme, ouvert sur la Transcendance, et aspirant à l’infini.

L’effondrement des Empires fait apparaître le vide réel de leur projet et dévoile en même temps la réalité jusque-là cachée de la qualité véritable de l’essence de l’humain qui lui permet de réaliser le projet intime dont il est porteur.

On comprend que le cinquième Royaume qui voit la réalisation de ce qui fait l’humanité ultime de l’homme se présente sous une forme humaine et non une forme animale.

Un monde nouveau émerge des ruines des civilisations mortelles.

Elles s’écroulent sous le coup « d’une pierre qui se détache sans l’aide d’aucune main ». Seule une force venue d’ailleurs, d’un autre lieu ou d’un lieu autre, se détachant des roches de la montagne émergeant des nuages et surplombant la terre, est susceptible, par sa puissance d’attraction et d’élévation, de lutter contre les forces de dégradation et d’érosion qui s’attachent forcément à tout ce qui relève de la seule matérialité naturelle.

Le cinquième Royaume, représentatif d’Israël, incarne un principe de fermeté, de résistance et de persistance, la pierre étant pour le Maharal également principe d’unité dans les dimensions de l’espace et du temps.

La vision de l’histoire comme une confrontation entre Israël et les Empires pour une spiritualisation progressive de l’univers suppose une unité de la création, une continuité de sens, une mémoire dont le lien intrinsèque qui unit les générations est la manifestation la plus tangible [6]

Le midrash : à la racine des Empires

C’est à un midrash portant sur la Création et qui reprend le schéma quatre plus un, que le Maharal renvoie pour l’élucidation des visions de Daniel. Le texte de la Genèse affirme en effet :

«La terre était désolation et chaos ; les ténèbres sur la face de l’abîme et l’esprit de Dieu planait sur la face des eaux. » (Genèse, 1:2)

Rabbi Shimon ben Laquish interprète ce verset en référence aux Empires.

  • « Désolation » ferait allusion à Babel,
  • « Chaos » aux Mèdes et aux Perses,
  • « Ténèbres » à l’empire grec
  • et « Abîme » à Rome.
  • « L’esprit de Dieu », c’est l’esprit du Roi-Messie, qui instaurera le cinquième royaume après l’écroulement des quatre précédents.
  • « Planait sur la face des eaux », c’est par le mérite du Retour à une relation originaire, de la Teshuva qui est comparée à l’eau, que cet esprit s’imposera progressivement à l’humanité afin de briser la rude et tenace emprise des Empires. (Genèse Rabba, 2 : 5)

L’argumentation du Maharal s’ancre dans le rapprochement suggéré par le texte talmudique entre le surgissement des Empires et l’œuvre de Création. Celle-ci, contrairement à une opinion souvent admise, ne met pas fin à la confusion initiale, le chaos et l’abîme étant une composante de la création elle-même.

L’éclatement de l’absolu marque certes la mise en mouvement du développement physique de l’univers et son émergence progressive du chaos, mais également celle de la constitution de l’humain à la recherche de son identité.

Les « Empires » sont, sur le plan de l’histoire, une conséquence d’un manque originel qui ne pourra être comblé que par un retour à l’unité.

En analysant leurs formes d’existence, considérées typologiquement comme représentant une part de l’humain, mais une part seulement, le Maharal dépasse le plan historique et événementiel pour se livrer à des considérations sur le rapport qu’ils entretiennent avec l’universalité humaine en voie d’accomplissement. Il décèle, à côté de l’inhumain, la force d’une poussée irrésistible, soutenue et maintenue par Israël dans son singulier destin, afin que la flamme conserve son éclat jusqu’à ce qu’elle chasse toute trace d’obscurité.

Problème de la relation des nations à l’Élection d’Israël, du sens de cette distinction et de la signification d’Israël pour la sauvegarde de la vocation prophétique de l’Homme.

Le projet de l’Histoire s’inscrit dès l’origine dans le plan et dans la structure de la Création, les échecs ne pouvant annuler l’espoir en une victoire messianique du Bien. La rencontre d’Israël avec les Nations revêt de ce fait aux yeux du Maharal une dignité métaphysique dont il s’applique à définir le contenu, à préciser la nature de la tension qu’elle véhicule, et à décrire la gestation.

C’est en effet à l’examen de l’idée de Création qu’il faut remonter afin de saisir le rapport intrinsèque qui existe entre l’acte créateur et le pouvoir des Empires. Tout élément créé, effet par rapport à la Cause, porte en lui une imperfection de base, un manque d’être, un Hissaron.

Cette déficience se retrouve à tous les niveaux de l’existence, et naturellement aussi de l’existence humaine, individuelle et collective, où elle sera ressentie d’autant plus douloureusement qu’elle est consciente. Elle invite l’être humain à un dépassement de sa condition d’être-en-manque ou le voue à un inachèvement radical.

Le Maharal interprète la littéralité du midrash en plaçant la négativité de la rupture au-delà de l’expérience humaine, comme un mal radical. C’est une rupture en Dieu qui est l’origine de l’Histoire, cette négativité garantissant la liberté de l’homme pour lui permettre de mériter par lui-même le bonheur d’être. Il suggère ainsi le caractère nécessaire de l’aventure historique et politique et pose clairement le problème de la source et du sens de l’autorité du Pouvoir en liaison avec celui du sens de l’être.

Ambiguïté inévitable qui naît certes, à partir de l’émergence des Empires, mais porte en elle, déjà, l’alternative de leur déclin, voire de leur destruction.

L’idée messianique, comme réalisation ultime de ce dessein, est une exigence originaire d’absolu : celle de transformer le réel en dépassant le défaut d’être et l’imperfection qui le caractérise.

La fracture de l’origine se manifeste dans l’Histoire par le morcellement de l’humanité en civilisations diverses, représentatives chacune de valeurs qui lui sont spécifiques. Chacune, selon sa vocation propre, est un reflet singulier, partiel, de l’universel, et à travers son vouloir-vivre particulier exprime une manière d’être concrète de participation au divin et de réalisation de l’humain.

La séparation en identités collectives irréductibles les unes aux autres serait légitime et répondrait peut-être à l’exigence d’une éducation de la relation, comme si celle-ci, par la frontière qu’elle impose et le dépassement qu’elle propose, était la définition même de l’humain.

Plus pénétrante la conscience des particularités et de leurs limites, plus lucide devrait être celle de ce qu’elles démarquent : l’infini.

Le temps de l’histoire serait la durée nécessaire à l’épuration de ces limites pour que celles-ci deviennent transparentes à l’illimité.

Les différents Empires sont l’expression orgueilleuse de la tentation d’imposer une unité en étendant sur les autres leur propre particularité, considérée comme valeur de référence exclusive.

Prétention totalitaire à l’universalité qui compromet par son unilatéralité, la finalité même du projet divin pour l’homme.

Le pouvoir politique des Empires dérive dans un mouvement qui semble presque fatal, vers la tyrannie d’un impérialisme englobant, qui se veut l’expression unique de l’universel.

Face à cette dérive, émerge une force de contestation susceptible de par sa vocation et de par sa présence, de proposer l’image d’une communauté humaine fondée sur une relation vivante et personnelle avec l’Autre, absolument respecté dans son altérité.

Elle aurait pour tâche de développer une conception du pouvoir ne se justifiant pas par la seule affirmation de sa puissance et d’instaurer une société ouverte sur la transcendance.

Afin d’éveiller l’humanité au sens et aux exigences de la diversité, les Empires doivent être confrontés à une réalité extérieure, objective, dont la singularité soit catégoriquement et irréductiblement Autre. Altérité absolue, qui par son unicité rompt l’immanence et éveille à l’Unique.

Telle serait la fonction d’Israël, introduit dans l’Histoire afin de l’aiguiller et de l’orienter [7]

Sa présence dans le monde maintient une trace de l’origine et le travaille de l’intérieur afin de lui assurer un sens ultime.

Dans ce sens le judaïsme se présente comme l’infini de l’humain.


Si l’histoire d’Israël se saisit comme plénière en elle-même, elle ne prend cependant son impact véritable que par rapport à celle de toutes les nations de l’univers.

La coexistence d’Israël et des Empires a pour but de retrouver, à travers les dualités constitutives du réel, les voies de l’Unité : elle forme la trame et dessine la structure d’un monde inachevé à la recherche permanente de sa plénitude. Elle correspond à une loi naturelle dont le Maharal retrouve les composantes essentielles dans les polarités contradictoires et complémentaires de la structure du monde. Elle est la condition indispensable pour assurer une évolution, les forces contradictoires étant posées dans leurs différences, pour mieux permettre leur dépassement à travers l’épanouissement de leurs contrastes.

L’interprétation du Maharal suppose une unité entre les divers plans de la réalité, physique, psychique, historique, sociologique et une parenté essentielle entre l’homme et le cosmos.

Les problèmes théologiques peuvent être traduits en problèmes humains et les problèmes humains ne peuvent être saisis dans leur sens ultime qu’à partir de leur fondement théologique.

Une exigence d’universalité

Cette conception développée dans le siècle qui a suivi l’expulsion des juifs d’Espagne permet de saisir la finalité universelle de la singularité du fait juif.

Le questionnement du Maharal, qui rappelle celui de R. Yehuda Halévy dans le Kuzari, porte sur la signification de l’Histoire, ses vrais enjeux et sur la place et le rôle réservés à Israël dans le concert des nations.

 


Au-delà de l’histoire événementielle, il se place d’emblée dans la perspective biblique d’une Histoire universelle dans laquelle le choc des cultures répond à un grand dessein, une visée de la fin en traversant secrètement toutes les péripéties.

L’ordre politique, celui des civilisations mortelles, ne saurait se comprendre qu’à partir de son fondement théologique : une métahistoire se profile à travers l’histoire. Produit des attitudes immuables de la nature humaine, l’ordre politique répond à un projet pour la formation continue de l’homme.

Quelque chose se construit à travers ce qui se défait.

Malgré toutes sortes de détours, l’histoire de l’humanité se dirige vers un horizon dont le destin singulier d’Israël est la mémoire et le garant.

Il n’y a pas à proprement parler de rupture entre le particulier et l’universel dans le judaïsme dans la mesure où l’existence même du peuple juif est dictée et demeure toujours aspiration vers la transcendance et ne prend signification que dans la relation avec l’Autre.

Relation qui ne peut s’instaurer que dans le respect de la différence et de la séparation, en assumant l’appel immémorial de faire advenir l’humain en maintenant l’histoire ouverte sur une autre Histoire.

Ce qui a été enseigné et transmis à Israël est une promesse de l’Unique qui vaut pour tous.


Le message qui lui a été adressé est une exigence d’universalité dont la singularité juive ne doit pas se détourner, mais vers laquelle elle doit s’ouvrir pour la maintenir vivante dans un monde en risque permanent de céder à la tentation idolâtrique des dérives totalitaires.

Tâche difficile qui lui demande simultanément de ne renoncer à aucun élément de sa tradition tout en étant conscient qu’elle ne constitue pas un ordre séparé, mais le noyau d’une humanité en voie d’avènement.

Il est remarquable que la conscience, non seulement d’appartenir à l’histoire universelle mais surtout d’y jouer un rôle prépondérant, ait animé la pensée juive même durant les périodes où la communauté s’en voyait exclue. Comme si l’exil lui-même n’était qu’un aspect d’une mission, d’une destinée, qu’aucun destin ne saurait interrompre.

Tant il est vrai que le message que le juif porte et qui le porte ne saurait se comprendre qu’en référence avec tout l’univers des nations, dans l’espoir indéracinable et l’obstination fondamentale de l’avènement de l’Homme s’ouvrant en et par Dieu.

Benjamin Gross

Notes
[1]Voir : Benjamin Gross, Le messianisme juif dans la pensée du Maharal de Prague, Albin Michel, Paris 1994 et Que la lumière soit, Albin Michel, Paris, 1995.
[2]Genèse Rabba 2 : 5. Voir également Pirqé de Rabbi Eliézer, chap. 28.
[3]Cf. « La puissance est à un degré étonnant indépendante des facteurs matériels, nombre et ressource » (H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, 1961, p. 225).
Paul Claudel, dans Tête d’Or, fait dire à l’un de ses héros : « En cela que quelque chose ne m’est pas soumise, je ne suis pas libre. »
[4]Franz Rosenzweig a bien éclairé la prétention générale de la philosophie de « l’Ionie à Iéna », en décelant un constant recours à la totalisation, une volonté de réduire par la pensée la variété de l’expérience à un élément fondamental. Cette tendance, implicite selon lui à toute la philosophie, aurait abouti dans l’idéalisme hégélien à réaliser le principe parménidien de l’identité de l’être à la pensée.
Si la sagesse se définit par la connaissance et requiert un accord universel sur la vérité, elle incline à imposer une totalité, elle tend au totalitarisme. Elle implique un pouvoir de domination, une volonté de puissance qui apparente la sagesse à la politique, lorsqu’elle dévie vers l’idéologie et tombe dans la rhétorique.
[5]Dans le même sens Freud parle d’un instinct de mort, où la conscience de la destructivité devient l’un des pôles de l’existence, qui en luttant contre le pôle de l’Éros forme l’essence même de la vie. Cf. Malaise dans la civilisation (1930) : « L’inhumanité de l’homme en tant que possibilité vitale. »
[6]Jean-Paul Sartre, au soir de sa vie, semble avoir eu l’intuition du sens du messianisme juif pour l’histoire universelle. Voici ce qu’il dit lors de ses entretiens avec Benny Lévy :
J.P. S. — La philosophie de l’histoire n’est pas la même s’il y a une histoire juive ou s’il n’y en a pas. Or, il y a une histoire juive, c’est évident.
B. L. — Autrement dit, l’histoire que Hegel a installée dans notre paysage a voulu en finir avec le juif, et c’est le juif qui permettra de sortir de cette histoire qu’a voulu nous imposer Hegel.
J.P. S. — Absolument, parce que cela prouve qu’il y a une unité réelle des juifs dans le temps historique… L’essentiel, c’est que le juif a vécu et qu’il vit encore métaphysiquement (L’espoir maintenant, Verdier, Paris 1991, p. 75-76).
[7]Comme le métaphysique est imbriqué dans le physique, le miracle dans la nature, l’infini dans le fini. Dimension surnaturelle présente dans l’univers naturel comme un projet qui donne vie et soutient l’œuvre.



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