Histoire des peuples

La légende du protectorat de Charlemagne sur la Terre Sainte

Une tradition fort ancienne, et presque indiscutée aujourd’hui, veut qu’après dix années de négociations (797-807) auxquelles le patriarche Georges de Jérusalem fut étroitement mêlé, Charlemagne ait reçu du calife de Bagdad Haroun-al-Raschid la souveraineté, ou tout au moins le protectorat de la Terre sainte.

On a même cru pouvoir donner le texte des principales concessions faites par le calife à l’empereur franc : droit de protection sur tous les chrétiens et pèlerins de Terre sainte, sur le Saint-Sépulcre, le Calvaire et la ville de Jérusalem ; droit de juridiction sur les établissements et les habitants chrétiens, exercé au nom de l’empereur par le patriarche de Jérusalem ; droit de construire des églises, hôpitaux et monastères, à Jérusalem ; droit de propriété sur les établissements latins existant en Palestine, particulièrement sur le mont des Oliviers et l’église de Sainte-Marie-Latine.

Contre cette doctrine, puissante par le nombre et l’autorité de ses partisans, quelques historiens ont réagi. Se fondant sur le fait que les écrivains arabes ne parlent pas des rapports de Charlemagne avec Haroun, Pouqueville déclare qu’on se trouve en présence d’«anecdotes apocryphes » et que Charlemagne «n’eut guère de relations commerciales et politiques qu’avec les califes d’Espagne », et si Barthold, moins radical, admet des voyages de Francs en Orient et d’Orientaux en France à la fin du VIIIe et au début du IXe siècle, il ne croit pas que les voyageurs aient été chargés de missions officielles.

Nier les rapports entre Charlemagne et Haroun-al-Raschid, quand ils sont connus par des sources franques de la valeur des Annales royales et de la Vie de Charlemagne par Eginhard, n’est point chose possible et, quant au silence de l’historiographie arabe, il s’explique par sa pauvreté à cette époque, par son insuffisance générale en ce qui concerne la chrétienté d’Occident et même d’Orient, enfin par une autre cause, très simple, qui apparaîtra au terme de cette étude.

Cependant, tout dans la manière de voir des Pouqueville et des Barthold n’est pas faux. Cela m’est apparu clairement, après un examen approfondi des textes et des travaux sur lesquels a été bâtie depuis trois cents ans, l’histoire des relations entre Charlemagne et Haroun-al-Raschid, et ce sont les résultats de cette recherche que j’apporte, en priant ceux que je serai dans l’obligation de contredire, de croire qu’elle a été conduite aussi objectivement que possible, sans autre souci que celui de découvrir la vérité.

Au temps de Charlemagne, Rome, la ville des saints apôtres, «ceinte de la couronne d’innombrables martyrs », «Rome dorée», était dans tout l’Occident l’objet d’un culte fervent ; mais combien plus glorieuse que Rome était, aux yeux des grands croyants, la «cité sainte », où le Sauveur avait racheté le monde de son sang et qu’il avait exaltée par les scènes de sa résurrection et de son ascension : Jérusalem !

Tous les chrétiens de France, de Germanie, d’Italie, de Grande-Bretagne, la vénéraient, et nombre d’entre eux, continuant la tradition des premiers âges, ne craignaient pas de braver les fatigues du voyage pour aller baiser la terre où s’étaient posés les pieds du Christ et en rapporter quelque précieuse relique.

A leur retour, ces pieux pèlerins racontaient ou même écrivaient ce qu’ils avaient vu, et leurs compatriotes moins favorisés pouvaient, en les écoulant ou en les lisant, se représenter au vrai : la montagne de Sion, «élevée au-dessus de la ville comme une citadelle», dont la plate-forme portait une grande église bâtie sur l’emplacement du cénacle et environnée de nombreuses cellules de moines ; au nord de la montagne de Sion, la colline où se dressaient, dans une commune enceinte et autour d’une petite cour pavée de marbre, les églises de l’Anastasis ou du Saint-Sépulcre, de Sainte-Marie, du Calvaire, et la basilique constantinienne, bâtie sur l’emplacement où l’impératrice Hélène avait retrouvé la vraie croix ; à l’est, la vallée de Gethsémani ou de Josaphat, au fond de laquelle coulait, parmi les saules, le torrent du Cédron et s’élevait une autre église Sainte-Marie ; enfin, sur la rive opposée du Cédron, le mont des Oliviers, couvert de champs de vigne, de blé et d’orge, parmi lesquels les oliviers mettaient leur tache verte,

Autour de ces édifices vénérés, les uns de forme circulaire, comme l’Anastasis et l’église du mont des Oliviers, les autres construits sur le plan de la basilique romaine, vivait un clergé nombreux de prêtres, de religieux, de moines grecs mêlés de quelques latins dont l’établissement remontait sans doute au pape Grégoire le Grand de reclus et de recluses ; mais beaucoup d’autres fondations pieuses se rencontraient encore autour de Jérusalem, et c’est ainsi que, par la vallée du Cédron toute garnie de petites chapelles consacrées à des saints, on atteignait, à 12 milles vers le sud, l’illustre laure de Saint-Sabas, peuplée de 150 moines grecs vivant dans des abris creusés à même le roc.

Les chefs de ces communautés étaient d’importants personnages, moins considérables cependant que celui qui réunissait sous son autorité toute l’église palestinienne: le patriarche de Jérusalem. Il fallait le voir, les jours de grande fête, quand il apparaissait en public, précédé de douze porte-cierges et escorté de dix-sept assistants, la mitre en tète et portant sur ses épaules l’étole de l’apôtre saint Jacques, «frère du Seigneur et premier des archevêques» de Jérusalem, pour apprécier sa grandeur.

Avec sa piété ardente, son esprit curieux, son érudition entretenue par les savants de son entourage comme Alcuin, le compatriote de Bède le Vénérable, qui dans un traité fameux avait décrit les Lieux saints, Charlemagne ne pouvait ignorer la cité sainte et ses merveilles, ni s’en désintéresser ; mais, bien que Jérusalem fût depuis un siècle et demi aux mains des califes arabes, comme toute la Palestine, il n’avait aucune raison de s’en préoccuper, car chrétiens et pèlerins y vivaient ou séjournaient sans être molestés, et, tandis que les musulmans priaient dans la mosquée construite sur l’emplacement du temple de Salomon, les chrétiens pouvaient entrer librement dans leurs églises ou circuler à travers les rues de la ville.

Or, en l’année 797, Charlemagne, renouant à trente-deux ans de distance les relations de son père Pépin avec le calife Abou Djafar el Mansour, envoyait au calife de Bagdad, qui était depuis onze ans Haroun-al-Raschid, une ambassade composée de deux Francs, Lantfrid et Sigismond, et du Juif Isaac.

A en croire un récent historien, le but unique de cette mission aurait été de procurer à Charlemagne un éléphant, cet animal, connu en Occident de nom seulement, devant enrichir d’un numéro sensationnel la ménagerie que le souverain entretenait dans ses jardins d’Aix-la-Chapelle.

Tel fut bien, en effet, l’un des motifs de l’ambassade de 797, mais elle en eut un autre, de plus vaste envergure. A ce moment, les chrétiens de Palestine étaient mal protégés contre les attaques des Bédouins du désert, qui trouvaient leur compte dans le pillage des communautés. C’est ainsi que, en 796-797, la laure de Saint-Sabas fut deux fois saccagée et incendiée et que dix-huit moines furent tués, après quoi les pillards se retirèrent avec les chameaux du monastère chargés de butin.

La corrélation des dates permet de penser que Charlemagne, ému de cette situation sur laquelle son attention avait été peut-être attirée par Alcuin fit demander à Haroun-al-Raschid de mettre un terme aux méfaits dont les religieux de Terre sainte avaient à souffrir ; mais il avait également prescrit à ses envoyés de lui concilier les bonnes grâces des princes musulmans et de distribuer de l’argent aux chrétiens pauvres habitant l’Asie ou l’Afrique du Nord.

Ainsi c’était une mission chrétienne, au sens le plus large et le plus élevé du mot, dont Isaac et ses compagnons se trouvaient chargés.

Le patriarche Georges, qui vit les ambassadeurs francs à leur passage à Jérusalem, manifesta aussitôt son contentement à Charlemagne. En 799, un moine de Palestine apportait au roi de sa part des reliques du Saint-Sépulcre, avec sa bénédiction et Charlemagne, sensible à cette prévenance, renvoyait ce moine en Orient l’année suivante, avec un prêtre de son palais appelé Zacharie porteur de cadeaux pour les Lieux saints.

Puis Charlemagne, se trouvant à Rome le 23 décembre de l’an 800, vit revenir Zacharie escorté de deux religieux appartenant, l’un au monastère de Saint-Sabas, l’autre au Mont des Oliviers, qui lui offrirent, au nom du patriarche, «les clefs du Saint-Sépulcre et du Calvaire, et celles de la cité et de la montagne [de Sion] avec l’étendard [de la croix] ».

Il est difficile de s’imaginer, quand on lit ces lignes, comment on a pu y découvrir l’envoi par le patriarche à Charlemagne, d’accord avec le calife (qui n’est même point nommé), des clefs et de l’étendard de la ville de Jérusalem, et une première mainmise par le souverain franc sur la Terre sainte.

Les clefs du Saint-Sépulcre et du Calvaire étaient, comme les petites clefs de saint Pierre distribuées par les papes depuis des siècles à des personnages éminents, ou bien des décorations pieuses destinées à honorer ceux qui les recevaient, ou bien des amulettes propres à les protéger contre le péché, la maladie ou la mort. Il en était de même des clefs «de la cité et de la montagne » de Sion, de la «cité de David », dont la vaste église (fig. 1), la «sainte Sion, sanctaSion », contenait, outre le cénacle, tant d’émouvants souvenirs : la colonne à laquelle le Christ avait été attaché pour être flagellé, le lieu où le Saint-Esprit était descendu sur les apôtres, celui où la Vierge était morte, la pierre sur laquelle saint Etienne avait été lapidé .

Et, quant à l’étendard de la croix, c’était la croix elle-même, ainsi nommée parce qu’elle est comme l’étendard des victoires du Christ, très vraisemblablement une pièce d’orfèvrerie renfermant quelque parcelle de la vraie croix, analogue, elle aussi, à ces petites croix que les souverains pontifes envoyaient à leurs correspondants illustres, et dans lesquelles ils mettaient du «bois de la croix du Seigneur » ou de la limaille des chaînes de saint Pierre.

Ces présents — des reliques et rien que des reliques — n’avaient donc pas plus de signification politique que ceux qui étaient arrivés à Aix l’année précédente : ils étaient un nouveau témoignage de la gratitude du clergé de Jérusalem envers Charlemagne, et, de la part du patriarche, ému de voir le prince franc prendre spontanément sa défense au moment où son protecteur naturel, l’empereur grec, en était empêché par des guerres prolongées et malheureuses avec le calife, un «signe de bénédiction», comme l’annaliste qui nous en parle a soin de le dire.


Aussi bien, cet hommage rendu par le patriarche de Jérusalem à Charlemagne deux jours seulement avant son couronnement impérial, et qui fit impression en Occident, était-il justifié, comme on en eut bientôt la preuve.

En effet, au mois de juin 801, alors qu’il retournait d’Italie en Gaule, Charlemagne reçut entre Ivrée et Verceil deux envoyés, l’un d’Haroun-al-Raschid, l’autre de l’émir de Kairouan, Ibrahim ben Aghlab, qui lui annoncèrent que l’ambassade de 797 avait pleinement réussi.

Réalisant de point en point les instructions de son maître, Isaac, dont les compagnons étaient morts en route, avait négocié heureusement avec les souverains musulmans, reçu d’eux de magnifiques présents, et, après avoir parcouru la Syrie et l’Afrique septentrionale, il attendait maintenant sur la côte africaine que des vaisseaux francs vinssent l’y chercher avec ses cadeaux.

Charlemagne se hâta d’envoyer le notaire Ercanbald au-devant de lui avec une flotte et, au mois d’octobre 801, Isaac débarquait à Porto Yenere en Ligurie L’hiver l’empêcha de passer les Alpes immédiatement avec sa cargaison, et il dut attendre à Verceil que les neiges eussent fondu, mais le 20 juillet 802, il faisait son entrée à Aix et remettait solennellement à Charlemagne, les présents qu’il escortait, notamment le fameux éléphant Aboul-Abbas, dont l’empereur ne devait jamais se séparer et qui produisit sur les Francs un prodigieux effet de curiosité.

Les présents des princes musulmans d’Asie et d’Afrique symbolisent les rapports d’amitié qui les unissaient désormais à Charlemagne pour le bien de l’Église, et ainsi les résultats de l’ambassade de 797 s’accordent admirablement avec le caractère universel et chrétien que le gouvernement de Charles avait toujours eu, mais qu’il affectait davantage encore depuis l’événement de l’an 800.

C’est alors qu’un second pas en avant aurait été fait et qu’à la suite de nouvelles négociations habilement conduites, Haroun-al-Raschid aurait concédé à Charlemagne, en 806-807, la souveraineté, ou tout au moins le protectorat de la Terre sainte, de sorte que l’empereur serait devenu, en vertu d’un acte juridique formel, le patron des chrétiens habitant la Palestine et des chrétiens qui s’y rendaient.

L’hypothèse est invraisemblable, même en admettant que l’on n’eût pas alors de la souveraineté politique la même conception qu’aujourd’hui ; car comment croire que le calife ait abandonné en totalité ou en partie, à un prince qui ne pouvait être à ses yeux qu’un mécréant, son droit sur cette terre d’Asie arrosée du sang de ses coréligionnaires, et comment aussi, étant donnée la distance qui séparait la Gaule de la Syrie, supposer que Charlemagne ait prétendu exercer sur la Terre sainte une souveraineté lourde d’obligations et une protection efficace ?

En vérité, mis à part certains textes dépourvus de valeur et qui ont pu égarer de bons esprits, il apparaît que les faits se sont passés tout autrement et sont d’une nature bien différente de celle qu’on imagine communément.

Au mois d’août 803, Charlemagne, se trouvant à son palais de Salz, dans la Francie orientale, recevait deux moines envoyés par le patriarche Georges, qui l’accompagnèrent au cours d’un voyage en Bavière et repartirent après être restés au moins trois mois avec lui.

Pourquoi étaient-ils venus? Se serait-il produit en Terre sainte à cette époque quelque nouvel incident, de nature à provoquer auprès du calife une démarche analogue à celle qui avait eu lieu six ans auparavant? La chose semble sûre, si l’on considère le séjour prolongé des deux moines à la cour, qui implique beaucoup d’insistance de leur part.

Dans tous les cas, une ambassade franque, ayant à sa tête un certain Radbert, partit immédiatement pour l’Orient, se rendit auprès d’Haroun après avoir, selon l’usage, déposé à Jérusalem les offrandes de Charlemagne, et, bravant la flotte des Grecs avec lesquels celui-ci était alors en guerre, débarqua en 806 dans -un port de la Yénétie. Cette ambassade, dont Eginhard (Vita Caroli) est seul à nous faire connaître les résultats, avait atteint, comme jadis celle d’isaac, tous ses objectifs, et «non seulement, dit Eginhard, le calife, mis au courant des désirs de Charlemagne, lui accorda tout ce qu’il lui demandait, mais il plaça sous son pouvoir le lieu sacré d’où le salut des hommes était venu », c’est-à-dire, d’après le contexte, «le très saint sépulcre de notre Seigneur et sauveur.

Cette affirmation, sur laquelle repose tonte la doctrine du protectorat, est très nette. Haroun n’a point concédé à Charlemagne un «pouvoir » sur la Terre sainte, ni même sur l’église du Saint-Sépulcre : il lui a donné «le tombeau du Sauveur, c’est-à-dire le lieu de sa résurrection ».

Et il ne saurait régner sur le sens de ces mots aucune équivoque, même si l’on n’en trouvait le commentaire précis dans l’Itinéraire Arculfe, cet évêque franc qui visita la Terre sainte vers 670 et dont l’ouvrage était répandu, au VIIIe et au IXe siècle, dans tout l’Occident.

Après avoir décrit «l’église de forme circulaire édifiée sur le tombeau du Seigneur», en d’autres termes l’église du Saint-Sépulcre, Arculfe raconte qu’au centre de cette église il y a «une maison ronde taillée dans une seule pierre », entièrement revêtue de marbre à l’extérieur et dont le faite d’or porte une grande croix dorée ; puis il dit qu’à l’intérieur et dans le flanc nord de cotte petite maison, se trouve creusé le tombeau de Jésus-Christ ; enfin il ajoute :

«Il faut avoir bien soin de distinguer entre le monument et le sépulcre. Le monument, c’est la maisonnette ronde dont il a été souvent parlé, …à l’entrée de laquelle avait été roulée la pierre qui fut déplacée, dit-on, quand le Seigneur ressuscita. Le sépulcre, à proprement parler, c’est, dans ce monument et au nord, la place où fut déposé le corps du Seigneur enveloppé de bandelettes, dont la longueur mesurée par Arculfe de sa propre main est de sept pieds… et dont la surface, tout unie, peut servir de lit à un homme couché sur le dos.»

Devant un témoignage aussi formel, que confirme la reproduction d’un dessin gravé par Arculfe lui-même sur une tablette de cire, qu’on trouvera figuré ici (fig. 2), il n’y a qu’à s’incliner. Certes, Haroun-al-Raschid avait de bonnes raisons pour vouloir faire plaisir à Charlemagne, et qui dominent toute cette histoire.

Ce n’est point tant, en effet, un sentiment d’amitié ardente qui le guidait, comme le laissent entendre les écrivains francs, que la communauté des vues politiques, l’empereur et lui ayant aux extrémités de la Méditerranée les mêmes ennemis : en Occident l’émir ommeyade de Cordoue, en Orient l’empereur grec.

Mais, précisément parce que les intérêts étaient réciproques, Haroun n’avait pas besoin de faire à Charlemagne un abandon quelconque de territoire ou de souveraineté.

De même qu’à notre connaissance, il n’y eut pas d’alliance diplomatique entre les deux princes, non plus que des opérations militaires arrêtées en commun, de même, en ce qui concerne les affaires de Terre sainte, il n’y eut pas d’autre manifestation que le geste plein de noblesse d’un souverain à qui la tolérance était familière, garantissant la sécurité des chrétiens de ses Etats et ajoutant à ses engagements un magnifique cadeau auquel Charlemagne dut être extrêmement sensible.

Aussi bien, ce cadeau n’arriva pas seul, mais, en 807, une ambassade orientale, composée d’un envoyé d’Haroun-al-Raschid appelé Abdallah et de deux envoyés du patriarche Thomas de Jérusalem, le moine Félix et l’abbé Georges du Mont des Oliviers, apporta au palais d’Aix, de la part du calife, des présents qui, par leur importance, rappelaient ceux dont le Juif Isaac avait été précédemment chargé : un pavillon et des tentures de lin d’une beauté merveilleuse, des étoffes de soie, des parfums, de grands candélabres d’airain, enfin une horloge mécanique en bronze doré sonnant les heures, où l’on voyait sur le coup de midi douze cavaliers apparaître par douze fenêtres qui se fermaient derrière eux.

Cette entente des deux souverains a porté des fruits précieux pour les chrétiens qui vécurent en Terre sainte à la fin du VIIe et au commencement du IXe siècle, ainsi qu’il résulte d’un certain nombre de faits, connus en partie par des documents postérieurs à la mort de Charlemagne, comme l’Itinéraire du voyage accompli en Palestine vers 870 par le moine franc Bernard, mais qui s’accordent si bien avec plusieurs textes contemporains de l’empereur qu’il est difficile de les rejeter.

D’après l’ensemble de ces témoignages, Charlemagne s’est largement intéressé aux monastères et hospices de Jérusalem, sans doute parce qu’ils constituaient des asiles pour les pèlerins venus de ses États.

L’abbaye du Mont des Oliviers eut alors des moines francs, et l’on sait que son abbé, Georges, celui-là même qui avait fait partie de l’ambassade orientale de 807, était un Franc appelé Égilbald, ce qui indiquerait que les Occidentaux, établis comme religieux en Terre sainte, s’affublaient de noms grecs.

Au sud du Saint-Sépulcre, un hospice réservé aux voyageurs parlant la langue romane fut construit près de l’église de la Vierge, et Charlemagne dota cette église d’une riche bibliothèque, de champs de vigne, d’un jardin situé dans la vallée de Josaphat.

Près du Sépulcre encore, il fonda un couvent pour dix-sept religieuses, et même il aurait acheté, dans le nord de la montagne de Sion, le Champ du Sang (Acheldemach), c’est-à-dire le champ acquis par Judas avec ses trente deniers qui servait anciennement de cimetière ou de charnier aux pèlerins, afin d’y créer un autre hospice qui prit le nom d’hôpital des Francs, mais le fait reste douteux.

Cependant les pèlerinages continuaient, et aussi les relations de l’empereur avec le patriarche de Jérusalem. En 809, celui-ci recommande à Charlemagne, par l’intermédiaire du pape Léon III, deux Francs qui reviennent du voyage de Palestine. C’est l’époque où les moines francs du Mont des Oliviers sont accusés d’hérésie par un moine grec de Saint-Sabas, pour avoir introduit le filioque dans le Symbole des apôtres.

Inquiets parce qu’ «ils ne sont à Jérusalem, selon leur propre expression, que des étrangers », ce qui prouve bien que Charlemagne, leur maître, n’était en Terre sainte ni un souverain, ni un protecteur, ils adressent une plainte au pape qui la transmet à l’empereur. Celui-ci réunit, au mois de novembre 809, à Aix-la-Chapelle, un concile pour traiter l’affaire, d’ailleurs à un point de vue purement dogmatique, et la décision est renvoyée à Léon III.

A ce moment, les guerres civiles, provoquées par la succession d’Haroun-al-Raschid, mort en 809, affectent dans une certaine mesure un caractère hostile aux chrétiens ; le chroniqueur byzantin Théophane affirme même que les églises de la cité sainte furent alors abandonnées, ainsi que les monastères de Chariton, de Cvriaque et de Saint-Sabas.

Il y a lieu de croire que la tourmente fut passagère et que les églises de Jérusalem, restaurées dès 810 par les soins de l’empereur franc, reprirent vite leur ancien éclat.

Ainsi l’œuvre de Charlemagne en Terre sainte, même ramenée à ses véritables proportions, apparaît encore considérable et il n’est pas besoin d’avoir recours à la fiction d’un protectorat officiellement consenti à l’empereur par le calife, pour l’expliquer. Il suffit de s’en tenir au témoignage autorisé d’Eginhard, d’après lequel cette politique de Charlemagne, qui ne se manifeste pas seulement en Syrie, mais en Égypte et en Tunisie, à Alexandrie et à Carthage, fut une initiative heureuse pour obtenir, par des relations amicales avec les souverains musulmans d’outre-mer, ce qu’aucune autre méthode n’était capable de produire : un adoucissement à la condition des chrétiens vivant sous leur domination

Le protectorat de Charlemagne sur la Terre sainte constitue en somme une légende qui, comme toutes les légendes, mérite une explication ; et c’est cette explication que je voudrais donner en terminant, car elle est, elle aussi, dans une certaine mesure, de l’histoire.

Aussi bien il nous suffira, pour tirer les choses au clair, de suivre rapidement l’évolution des idées sur les rapports de l’empereur franc avec le calife arabe depuis l’époque de Charlemagne jusqu’à nos jours, et de déterminer, chemin faisant, les influences sous lesquelles ces idées se sont transformées.

Au temps de Charlemagne et immédiatement après lui (sa vie par Eginhard est de 821 ou 822) personne, on vient de le voir, ne pensait que le grand empereur possédât un «pouvoir » quelconque sur la Terre sainte. Pendant trois quarts de siècle environ, l’on s’en tint strictement à cette opinion, et elle semblait à jamais fixée, quand parurent, entre 883 et 887, les Gestes de Charlemagne du moine de Saint-Gall.

Ce moine était un érudit, mais qui désirait grandir son héros et peut-être aussi parler à l’imagination populaire. Il prit en conséquence les deux seules sources dont il disposât, comme tous ses contemporains, c’est-à-dire les Annales royales et la Vie de Charlemagne, et il les dénatura, ajoutant aux présents que Charlemagne avait effectivement reçus d’Haroun, tous les produits de l’Orient, adjoignant à l’éléphant Aboul-Abbas, pour le compte d’Ibrahim ben Aghlab, un lion et un ours de Numidie.

Allant plus loin encore, il imagina un discours du calife aux ambassadeurs francs, où il leur déclarait qu’il était tout disposé à «remettre la Terre promise au pouvoir de Charlemagne » et que désormais il l’administrerait fidèlement en son nom comme un «avoué », puisque «son frère Charles » ne pouvait passer les mers pour la protéger lui-même contre les barbares.

C’était une première fable. Quarante ans après, en 925, une autre prit naissance. A cette date, un moine de Reichenau, qui désirait authentiquer un fragment du saint sang conservé dans son monastère, résolut de le placer sous la garantie de Charlemagne, raconta donc qu’un gouverneur arabe de Jérusalem nommé Azan, séduit par la renommée de l’empereur son contemporain, s’était rendu en Occident pour le contempler et «contracter avec lui un traité d’amitié », mais que, retenu en Corse par la maladie, il ne put que remettre à un envoyé franc appelé Wadon le trésor inestimable qu’il réservait à son maître et qui comprenait : une ampoule en onyx pleine du sang du Sauveur, une petite croix d’or enrichie de pierres précieuses contenant encore du sang du Christ, une épine de la couronne, un clou, un morceau de bois de la vraie croix, un fragment du sépulcre.

Il est vraisemblable que le moine de Reichenau, comme son compatriote le moine de Saint-Gall, avait emprunté à la Vie de Charlemagne par Eginhard, le fondement historique, d’ailleurs très mince, de son récit.

En tout cas, la légende de Charlemagne, possesseur en droit de la Terre sainte et pourvoyeur de reliques, paraissait lancée, quand elle accomplit, autour de l’année 968, une évolution décisive. A ce moment, un moine italien du couvent de Saint-André, au pied du mont Soracte, le moine Benoît, voulant à son tour illustrer et authentiquer les reliques de son abbaye, en les attribuant à la générosité de Charlemagne, raconta que l’empereur avait rapporté de Constantinople le corps de saint André, à la suite d’un grand voyage qu’il fit en Orient, voyage durant lequel «il se rendit au très saint Sépulcre de notre Seigneur et sauveur Jésus-Christ et lieu de sa résurrection, l’orna d’or et de pierres précieuses, y mit un étendard d’or d’une étonnante grandeur, et non seulement décora ainsi tous les saints lieux, mais obtint du roi Aaron (le calife Haroun) qu’il plaçât sous son pouvoir la crèche et le sépulcre .»

Comme on l’a remarqué depuis longtemps, il avait suffi à Benoît de Saint-André de prendre le texte de la Vie de Charlemagne que nous savons et d’y substituer l’empereur à ses propres ambassadeurs, pour faire de Charlemagne l’un de ces pèlerins francs qui, à la fin du VIIIe et au début du IXe siècle, visitaient la Palestine.

Ainsi se trouvèrent posées aussi les bases de la légende qui, popularisée dans la première moitié du XIIe siècle par le plaisant poème du Voyage de Charlemagne en Orient accomplit vers la même époque un dernier progrès, grâce à la fameuse histoire en langue latine, qui fit aller Charlemagne en Terre sainte avec une armée «faite de tous les hommes capables de porter les armes », pour rétablir le patriarche de Jérusalem chassé par les infidèles, et le montra «une fois les païens mis en fuite entrant joyeusement et humblement dans la ville qui possède les monuments, étendards de la croix vivifiante et de la passion du Christ, de sa mort et de sa résurrection » .

Il n’entre pas dans mon sujet d’étudier le succès prodigieux de cette légende qui fit de Charlemagne ce qu’il devait rester jusqu’à la fin du moyen âge, le premier des croisés, et d’ailleurs la chose a été faite et bien faite : il me suffit d’avoir montré comment, en déformant les textes de la Vie de Charlemagne et des Annales royales dans l’intérêt de quelque couvent ou par désir de plaire, certains écrivains du moyen âge ont fini par donner du Charlemagne d’Haroun-al-Raschid une idée tout à fait fausse.


De même, je rappellerai simplement qu’avec la Renaissance, l’esprit critique, bien servi par les contes absurdes dont les compilateurs des deux cents années précédentes et certains de leurs devanciers avaient rempli la légende de Charlemagne, ruina cette légende et du même coup la tradition relative au séjour de l’empereur en Terre sainte comme pèlerin ou comme soldat

. Il ne reste plus à voir que la manière dont une nouvelle légende s’est substituée à celle qui venait de disparaître, légende tellement solide qu’elle a duré jusqu’au début du xxe siècle, qu’elle dure encore actuellement.

Ici, un premier fait mérite d’être observé, à savoir que cette seconde légende a commencé presque aussitôt après la chute de l’autre. Il est facile de s’en rendre compte, si l’on parcourt les historiens du XVIIe et du XVIIIe siècle qui ont parlé de Charlemagne.

C’est Scipion Dupleix intitulant en 1639 un de ses chapitres : «Aaron, roy de Perse, honore merveilleusement Charlemagne et luy donne la seigneurie du saint-sépulcre en Hiérusalem. » C’est Mézeray écrivant en 1679 que le calife «sçachant que Charlemagne avait dévotion pour la Terre sainte et pour la cité de Jérusalem, les lui donna en propre ».

C’est Jean Barbayrac, affirmant en 1739 qu’Haroun «fit donation des saints lieux à Charlemagne ». C’est enfin le P. Daniel disant en 1755 qu’Haroun «ayant su l’intérêt que Charlemagne prenait aux saints lieux, les lui céda et lui en fit une donation ».

Un second fait intéressant réside dans la nature des causes pour lesquelles ces historiens se sont trompés et qui sont au nombre de deux principales. Faute d’avoir interprété d’une manière exacte le latin des Annales royales, ils se sont mépris complètement sur la portée des cadeaux faits par le patriarche de Jérusalem à Charlemagne, y voyant «comme autant de marques que Charlemagne était mis en la possession des saints lieux » ; surtout ils ont eu le tort de reprendre la tradition du moine de Saint-Gall depuis longtemps abandonnée, et de faire de lui l’émule d’Éginhard, un’ historien digne de foi.


Ainsi font Mézeray, quand il déclare qu’Haroun «se réserva seulement le titre de lieutenant » de l’empereur, et le Père Daniel, quand il parle de ces «ambassadeurs que Charlemagne envoya au roi des Perses, qui, charmé de ce qu’on lui rapporta des grandes qualités de ce prince, dit aux envoyés français qu’il cédait à leur maître toute son autorité sur la Terre sainte, que si elle n’était pas si éloignée de la France, il le prierait d’en prendre possession lui-même, mais que désormais il ne voulait plus la gouverner que comme vice-roi au nom de l’empereur des Français ».

Les progrès de la science historique au XIXe siècle ont heureusement relégué le moine de Saint-Gall dans le domaine des faiseurs de romans et ramené au premier plan le seul texte sérieux que nous possédions sur les soi-disant concessions du calife : le texte de la Vie de Charlemagne. Mais alors il s’est produit une chose étrange. C’est qu’aune seule exception près, celle de l’historien allemand Hegewish, personne n’a plus compris ce texte.

Qu’il s’agisse des historiens ou des traducteurs, tous ont cru trouver dans la phrase si simple et si claire d’Eginhard, comme dans le récit fantaisiste et touffu du moine de Saint-Gall, l’affirmation du protectorat de Charlemagne sur la Palestine. En quoi ils se sont montrés inférieurs à Benoît de Saint-André, car si celui-ci a eu le tort de faire de Charlemagne un pèlerin d’Orient, il a fort bien compris qu’il avait reçu le saint sépulcre en cadeau et même il a ajouté la crèche au sépulcre.

Pourquoi ce phénomène?

Parce que, aux XIXe et XXe siècles comme au XIVe et au xXVe, on s’est trouvé en présence d’une tradition séculaire, profondément enracinée chez toutes les nations, et à laquelle ne fut peut-être pas étrangère la pensée du rôle que la France a joué en Syrie au temps de François Ier et qu’elle y joue encore à l’heure actuelle, comme si l’œuvre merveilleuse accomplie par les croisés francs sur cette terre d’Orient ne suffisait pas à justifier son action politique.


Il faut cependant que cette seconde légende aille rejoindre l’autre. Comme Hegewish l’écrivait en 1 805 , Charlemagne a reçu «le Saint-Sépulcre en présent. C’est ce qui, sans autre motif, a fait croire à quelques personnes qu’Haroun-al-Raschid avait cédé à Charlemagne Jérusalem et toute la Terre sainte. »


Et par le Saint-Sépulcre, il faut entendre le caveau long de 7 pieds, taillé dans de la pierre blanche et rouge et éclairé par quinze cratères d’or remplis d’huile, décrit et mesuré au VIIe siècle par l’évêque Arculfe. Un présent sans plus, et non point un présent isolé, mais qui faisait partie d’un ensemble comprenant divers objets parmi lesquels il était seulement le plus précieux, un présent analogue à ces présents faits dans la suite par les sultans des Turcs aux chrétiens illustres qui visitaient les Lieux saints, dont le dernier fut le petit champ d’un tiers d’hectare, où la tradition place la maison mortuaire de la Vierge et une partie du cénacle, remis solennellement au nom d’Abd-ul-Hamid, le 1er novembre 1899, par les autorités ottomanes à l’empereur allemand Guillaume II, lors de son fameux voyage de Palestine.

C’est donc à un échange de cadeaux, de reliques et de preuves de mutuelle courtoisie, dont profitèrent largement les chrétiens d’Orient, que se ramène en définitive l’histoire des rapports de Charlemagne avec le calife et le patriarche.

Par là s’explique le mieux du monde le silence des historiens arabes sur ces événements, ainsi que le verbiage des écrivains francs béant d’admiration devant les parfums, les riches étoffes, l’horloge mécanique, l’éléphant Aboul-Abbas, tous ces produits d’une civilisation raffinée qui découvrait à leur imagination de demi-barbares de prestigieuses contrées.

Et ici, une phrase de l’Introduction aux Études historiques de MM. Langlois et Seignobos vient tout naturellement au bout de ma plume :

«Les erreurs historiques sont innombrables, dont la cause est un contresens ou une interprétation par à peu près de textes formels. »

Kleinclausz, A.

Syria. Archéologie, Art et histoire  Année 1926  7  pp. 211-233


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