Diaspora juive

Juifs austrasiens et Radhanites dans le commerce international au Moyen-Age (VIIe-Xe siècles)

Bien avant que le génie latin n’eut fait de la ville de Rome un Empire, la Méditerranée s’était peu à peu transformée en matrice des différentes civilisations occidentales.

Les Grecs qui, ainsi que l’écrivait plaisamment Hérodote, ressemblaient autour de la mer Egée à des grenouilles assises autour d’une mare, avaient depuis longtemps exploré les routes maritimes qui menaient aux côtes gauloises, ibériennes et mauritaniennes.

Les Phéniciens (hébreux) n’étaient pas en reste et avaient brillé par leur audace et leur esprit d’entreprise avant la ruine de leur principal état, celui de Carthage.

Plus à l’est, segment après segment, de vastes routes commerciales se mettaient en place, unissant l’Asie au bassin méditerranéen en voie d’unification.

Pline l’Ancien nous parle d’une « tour de pierre » quelque part en Asie centrale, où marchands venus de Perse et de Chine échangeaient leurs marchandises.

Celles-ci venaient de l’Empire du Milieu ou de l’Inde, voire de plus loin encore, de l’Insulinde ou de l’Indochine. Il s’agissait de soieries dont longtemps les Chinois conservèrent le secret de fabrication, mais aussi d’objets manufacturés et vendus à des clientèles fortunées, ivoires travaillés, céladons gris bleuté ou verts de l’empire des Han, plantes diverses servant aussi bien aux accompagnements des plats cuisinés que de médicaments et qu’on appellera plus tard les « épices ».

Les juifs étaient nombreux dans l’empire romain, mais n’étaient commerçants que très marginalement. Ils étaient à l’époque aussi bien colons agricoles que soldats, orfèvres que tisserands, vitriers que bronziers.

D’autres participaient au « cursus honorum » et devenaient chevaliers ou sénateurs, et c’est d’ailleurs cette fraction qui inquiétait la jeune église chrétienne à cause de l’influence qu’elle risquait d’acquérir sur les autorités, qu’elles fussent impériales ou plus tard barbares. Il semble bien d’ailleurs que cette inquiétude n’était pas sans fondement et qu’à l’époque, le prosélytisme des juifs était actif, surtout auprès de leurs domestiques, leurs esclaves ou simplement leurs clients. Ces notables attisaient la colère de certains, tel ce Priscus, favori du roi mérovingien Chilpéric, qui fut le contradicteur de Grégoire de Tours au cours d’un débat passionné.

Mais de grands négociants juifs, il n’en était pas question. Ils existaient cependant, mais pas en Europe.

Les missionnaires jésuites découvrirent leur existence en Chine au XVII e siècle et décrivirent leurs communautés, déjà moribondes à cette époque. La Bibliothèque Nationale possède dans son fonds des manuscrits hébreux, un talisman comportant quelques lignes des Psaumes, écrit entre le VII e et le IXe siècle, en Perse à en croire la paléographie, et retrouvé dans une grotte de l’oasis chinois de Dunhuang.

Les juifs vivaient aussi en Inde, arrivés en plusieurs vagues d’immigration. Comme dans le monde occidental, les plus anciens, les Béni-Israël étaient des autochtones, convertis par quelques immigrés, probablement dans les premières années de l’ère chrétienne. Ils étaient paysans, ethniquement identiques aux populations de la côte de Malabar ou de Cochin. C’étaient les derniers arrivés, Blancs venus du monde arabo-persique, qui s’occupaient de commerce.

En Europe, et plus particulièrement en Gaule, nous commençons cependant à entendre parler de commerçants juifs et syriens au IVe siècle, mais jusqu’aux derniers Mérovingiens, ils semblent ne tenir qu’une place discrète.

C’est que les liaisons commerciales entre l’Asie et le monde occidental avaient été gravement perturbées, presque arrêtées par la grave crise qui secoua l’Eurasie et qui était due aux soubresauts engendrés par les migrations massives des Huns. Car si ces tribus turco-mongoles, par un effet boule-de-neige, furent à l’origine de l’invasion des Germaniques, que les Romains nommaient « Barbares », qui allaient mettre fin à l’empire d’Occident, elles allaient aussi ébranler l’empire perse sassanide et n’être repoussées par les Han chinois qu’au prix de grandes difficultés. La Perse comme la Chine sortirent de l’aventure affaiblies, leurs relations avec l’ouest coupées, tandis que l’Occident s’enfonçait dans la régression.

Mais tout changea au VIIIe siècle. C’est qu’un événement considérable venait de se produire, la conquête extraordinairement rapide du Moyen-Orient et de l’Afrique septentrionale par les cavaliers arabes apportant une religion nouvelle, l’Islam.

Du point de vue commercial, l’événement était encore plus considérable, car désormais des rives de l’Atlantique jusqu’à l’Indus, une civilisation unique était en train de s’installer, syncrétisme entre judaïsme et christianisme, mais drapé dans un message qui apparaissait novateur.

L’unité politique ne sera jamais effective, l’occident musulman restant Omeyyade alors que l’essentiel passa sous l’autorité des Abbassides, mais le Dar-al-Islam représentait une réalité. Après la bataille de la Talas, en 751, la Chine, à son tour, se rouvrit au commerce international, tandis que par la Perse conquise, les relations se rétablirent aussi avec les Indes. Ces bouleversements ne restèrent pas ignorés en Europe occidentale, où les classes dirigeantes avaient toujours conservé le goût du luxe et se souvenaient encore de la manière fastueuse dont vivaient les « potentes » romains. L’effondrement de l’économie mondiale due aux incursions hunniques avait fait disparaître presque autant l’offre que la demande.

L’avènement de l’empire musulman ressuscitait l’offre et dès lors la demande ne pouvait qu’y répondre, d’autant plus que la reconstitution du royaume franc, menée par les Pépinides, arrivait à son terme.

Mais ces liaisons commerciales allaient-elles reprendre par les voies traditionnelles, les routes qui menaient aux ports méditerranéens, vers Lucques, Barcelone, Narbonne ou Marseille?

Ce ne sera pas le cas, car l’arrivée de l’Islam en Méditerranée occidentale va déclencher une période d’insécurité qui durera plusieurs siècles. Depuis l’Andalousie, les Baléares ou la Tunisie, les pirates musulmans allaient pratiquement arrêter le commerce chrétien vers l’Orient, tout en multipliant raids et razzias en Italie ou en Provence.

Les derniers Maires du Palais austrasiens, puis leurs successeurs Carolingiens, vont alors rechercher d’autres solutions. L’une d’elles sera l’appel aux juifs.

Jusqu’alors, les juifs d’Europe occidentale vivaient surtout en bordure de la Méditerranée, en Italie, en Espagne et en Gaule méridionale. Ceux d’entre eux qui traitaient avec la rive sud, l’ancienne Afrique ou l’Egypte, avaient vu leur commerce péricliter.

Parallèlement, Pépin le Bref, puis Charlemagne et ensuite leurs successeurs, tentaient, avec des fortunes diverses, de reconstituer un vaste état franc, dont le centre de gravité, avec les conquêtes en Germanie, s’était déplacé vers le nord-est, vers cette Austrasie, dont Metz était sinon une « capitale » au sens où nous l’entendons, du moins une des résidences royales.


D’autres villes d’Austrasie connaissaient un essor considérable. C’était le cas de Verdun, devenu le principal centre de triage des esclaves razziés en Ecosse, en Scandinavie ou en Pologne, et réexpédiés vers le monde musulman, en Espagne surtout.

C’était aussi le cas de la très lotharingienne ville de Mayence. Celle-ci devenait la tête de pont d’une route commerciale qui partait vers l’est, par la vallée du Main, vers la Bohême, la Galicie et au-delà, vers les steppes où coulent les grands fleuves venus du nord, le Dniestr, le Dniepr, le Don et la Volga.

Pour l’exploiter, Charles le Gros avaient besoin de juifs à Mayence, et il n’hésita pas à en faire venir de Lucques, en Italie. Ce port avait la réputation d’avoir l’expérience des relations trans-méditerranéennes, notamment grâce à ses négociants juifs.

Où allaient-ils ? Nous en avons une idée assez précise par le livre d’un maître de poste du calife de Bagdad, Ibn Khurdadhbih, qui écrivait vers 840 environ. Il nous parle de juifs, que notre homme qualifie de « marchands du roi des Francs », et qui viennent faire du commerce dans le Califat. Ils sont donc des Européens, mais curieusement il les appelle « Radhanites ».

Le mot, resté longtemps mystérieux, semble aujourd’hui renvoyer à une province voisine de Bagdad, ce qui laisserait penser que ces voyageurs avaient des relations, peut-être même des liens familiaux avec la région mésopotamienne.

En outre, affirme le fonctionnaire persan, ils étaient polyglottes, parlant aussi bien les langues franques que le persan, le grec et l’arabe.

Un tel portrait ferait entrevoir une poignée de négociants juifs, encore très liés au monde musulman dans lequel ils auraient des intérêts voire de la famille, dont ils parlaient les langues, mais qui résidaient dans le monde carolingien.

Quelques générations plus tôt, ils habitaient peut-être l’Italie ou la Narbonnaise, mais s’étaient installés à présent en Austrasie.

Dans leur nouvel habitat, ils étaient au service des rois locaux, de Louis le Débonnaire d’abord qui les protégeait avec son fameux « magister judaeorum », puis de ses successeurs en Lotharingie, Louis le Germanique et Charles le Gros.

D’après notre auteur, ils apportaient en terre d’Islam des fourrures, des épées, mais surtout des esclaves, c’est-à-dire cette main-d’œuvre dont le monde musulman, héritier direct du monde antique, avait un si cruel besoin.

La route qu’ils empruntaient était appelée « derrière Byzance ». En effet ils évitaient soigneusement l’empire de Constantinople où les juifs étaient détestés au nom d’un christianisme bien plus intransigeant qu’en Occident.

Leur chemin les faisait passer plus au nord, où entre le Dniestr et la Volga, régnaient les Khazars, convertis au judaïsme depuis 740, et qui les accueillaient en amis. De Itil, leur capitale, située sur la Volga, ils s’embarquaient pour la Perse en traversant la mer Caspienne.

D’autres atteignaient aussi le monde de l’Islam par les voies maritimes. Mais ils n’embarquaient jamais dans les ports méditerranéens, comme le précise Ibn Khurdadhbih, mais dans un port de la « mer occidentale».

Ils pénétraient donc en Méditerranée par l’ouest, ce qui impliquait qu’ils bénéficiaient de la protection des musulmans andalous et traversaient l’ancienne Mare Nostrum grâce à leur protection.

Nous ne possédons aucun texte, aucune source, qui puisse nous confirmer que Metz était une des résidences des Radhanites.

Ibn Khurdadhbih ne mentionne aucune ville dont ces marchands auraient été originaires.

Un unique témoignage semble mentionner Mayence comme étape importante de cette route. En 973, un voyageur andalou mentionnera en effet avoir trouvé dans cette ville des épices indiennes et des pièces de monnaies samanides, dynastie perse convertie à l’Islam. Mais à défaut de preuves, nous pensons détenir un faisceau de présomptions.

Tout d’abord, nous devons nous pencher sur la littérature rabbinique, dont le principal représentant dans notre région est Rashi, qui vécut dans la seconde moitié du XI e siècle. Cet éminent talmudiste et commentateur habitait Troyes mais nous a laissé sa vision « géographique » du monde juif dans lequel il vivait.

Il distinguait trois régions en dehors des côtes méditerranéennes: Tsarfat « c’est », dit-il, « le royaume que l’on appelle France en langue vulgaire », Lothar, la région comprise entre Meuse et Rhin, et au delà, vers l’est, Knaan, l’Allemagne orientale, la Pologne ou la Russie, on ne sait.

Lothar, la Lotharingie, est donc une réalité vivante dans les esprits, du moins ceux des juifs, encore à la fin du XIe siècle. Les communautés de cet ensemble territorial, qui correspond effectivement à l’éphémère royaume de ce nom, étaient extrêmement intégrées les unes aux autres.

Le premier grand maître du Talmud, Gershom Ben Yehouda, naquit à Metz vers 960. Mais certaines sources laissent penser que sa famille n’était installée dans cette ville que depuis peu de temps. Surnommé Me’or Hagolah, Lumière de l’Exil, il se rendit célèbre par de nombreuses réformes de la vie juive qu’il promulgua, notamment l’interdiction de la polygamie, du lévirât et de la répudiation brutale d’une épouse. Mais Gershom avait fait ses études à Mayence et professa à Worms où il mourut.

Egalement natif de Metz, un de ses disciples, Jacob ben Yakar fut le maître de Rashi, mais lui aussi enseignait à Mayence.

La tradition rabbinique connaît d’autres maîtres dits « de Metz », mais parfois ils enseignaient assez loin de leur ville natale, comme le fit David ben Samuel qui professa à Wurzbourg, sur le Main, vers 1200.

En un mot, cette « Lothar » des juifs des Xe et XI e siècle, correspondait à ce qu’était l’Austrasie les deux siècles précédents. Et si sa vie intellectuelle était si brillante, c’est que les communautés de l’époque étaient loin d’être misérables.

En résumé, l’implantation des juifs dans notre région s’est faite en plusieurs étapes. La première, probablement au cours du II e siècle ou au début du III e, ne devait concerner qu’une poignée de commerçants installés dans les grandes villes de garnison, Trêves, capitale impériale et Cologne. Du moins possédons-nous des sources à ce sujet. Rien d’étonnant, car différents historiens ont bien montré l’importance commerciale de la région du « limes », peuplée de dizaines de milliers de soldats et de leurs familles, disposant d’un pouvoir d’achat d’autant plus important qu’il était garant de leur fidélité.

La deuxième, après l’éclipsé due aux invasions barbares, fut l’effet de la réorganisation de l’autorité, effectuée par les maires du Palais austrasiens. Elle rétablit les courants d’échanges, et restaura un semblant de sécurité sur les chemins, en concédant des sauvegardes aux commerçants, et parmi eux, aux juifs. L’Austrasie forma alors le noyau de ce qui allait devenir un peu plus tard le nouvel empire d’Occident.

Il serait trop long de s’étendre sur le rôle qu’y joua Metz, berceau de la branche Arnulfienne de la famille impériale, siège de la célèbre abbaye de Saint-Arnoul, nécropole d’une partie de la famille régnante. Dans le palais royal juché sur la colline Sainte-Croix, ou dans sa villa de Thionville, la Cour faisait de fréquents séjours. Elle avait besoin de fournisseurs en produits de luxe, et nul doute qu’autour d’elle, gravitait tout un petit monde de marchands qui, compte tenu de la conjoncture générale, devait compter un certain nombre de juifs en son sein.

Nous avons déjà vu l’importance particulière que Louis le Débonnaire, deuxième et dernier empereur d’Occident, accordait aux marchands juifs.

Rappelons aussi à cette occasion que le fils de Charlemagne, qui mourut pourtant dans sa villa d’Ingelheim, fut inhumé selon sa volonté dans l’église de Saint-Arnoul, aux côtés de sa mère. Rappelons aussi qu’il fit nommer son demi-frère Drogon au siège de Metz et que c’est dans la cathédrale de cette ville qu’il fut solennellement restauré en 835. Louis était donc à la fois un Messin de cœur et le protecteur des juifs de son empire. Il semble donc assez logique de penser que sous son règne, ceux-ci devaient habiter la ville, peut-être peu nombreux mais certainement prospères.

La première preuve écrite de leur présence est un peu plus tardive, datée de 888. Un concile provincial se tenait cette année à l’abbaye de Saint-Arnoul, et un certain Guntbertus, princier de la cathédrale, prononça un réquisitoire contre les juifs habitant la ville. L’empereur Louis, décédé depuis quarante-huit ans, ne pouvait plus les défendre. Le princier ne faisait que reprendre les accusations lancées contre eux par des prélats bien plus influents, l’archevêque de Lyon Agobard d’abord, sous le règne du Débonnaire, son successeur Amolon ensuite, ainsi que son collègue Hincmar de Reims.

Ces ecclésiastiques, dans leurs écrits polémiques, rappelaient d’abord les décisions des conciles de l’époque mérovingienne qui visaient à proscrire toute convivialité entre juifs et chrétiens par crainte de l’influence que les premiers pourraient avoir sur les seconds. Agobard l’avoue lui-même :

« Avec quelque bienveillance que nous les traitions, nous ne réussissons pas à les attirer à la pureté de notre foi spirituelle. Au contraire, plusieurs d’entre nous, partageant volontiers les mets du corps, se laissent aussi séduire par leur nourriture d’esprit  ».

Il devait avoir à l’esprit le scandale qui éclata lorsque le diacre Bodon, confesseur de Louis, se convertit au judaïsme et dut s’enfuir en Espagne en 829.

L’épisode de Guntbertus suggère donc que les juifs qui habitaient Metz en 888 devaient avoir une certaine importance.

Nous ne savons pas depuis combien de temps ils étaient Messins ni quels métiers ils pratiquaient, mais le bon sens conduirait à penser que si on les craignait tant, c’est que leur influence était forte. Or, à cette date, et compte tenu de la place qu’occupait Metz dans l’empire, de la présence, ponctuelle au moins, de la Cour, cette influence ne pouvait être que celle des fournisseurs de la Cour, de ces « négotiatores » que protégeait le Débonnaire, et qu’à l’autre bout du monde connu, le maître de poste du calife de Bagdad appelait les Radhanites. (Associés au Roi de Rodha)

La « route derrière Byzance » allait cependant disparaître au siècle suivant avec la fin du royaume juif des Khazars, abattu en 965 par les Russes christianisés sous le patronage de l’orthodoxie byzantine.

C’en était désormais fini des privilèges que ces marchands juifs, Orientaux occidentalisés, pouvaient espérer d’un peuple turc judéïsé. Dans les villes d’Austrasie, les juifs allaient devoir se tourner vers d’autres occupations.

Réseau commercial des Radhanites

D’autant plus qu’après l’An Mil, l’Occident qui ne cessait jusqu’alors de se désintégrer, allait entamer un spectaculaire redressement. Celui-ci s’accompagnait de la réouverture progressive des routes maritimes vers l’Orient, grâce à la puissance des flottes de guerre génoises et vénitiennes qui assureront à la fin du XI e siècle la logistique des Croisades.

 

Cette épopée marquera le rétablissement des liens commerciaux entre les deux parties de la Méditerranée, mais au profit exclusif des nations chrétiennes, italiennes en tout premier lieu.

Les juifs, qui avaient si longtemps constitué le seul lien, fragile mais permanent, entre les deux mondes, allaient cesser d’être utiles aux princes et aux prélats. L’Église allait enfin pouvoir mettre sur pied la vision qu’elle avait de la Société Chrétienne, et les juifs, « testes iniquitate suae et veritatis nostrae », ramenés au rang qui devait être le leur.

Mais à notre avis, il est resté à Metz une trace émouvante de l’ancienne gloire des juifs de la ville.

Au début du XIIIe siècle en effet, apparaissent, au terme d’un long processus politique, des clans patriciens, appelés les paraiges.


Sans entrer dans les détails de ce cheminement économique, juridique et politique qui avait abouti à l’effacement du pouvoir episcopal au profit d’une véritable révolution bourgeoise à la fin du XIIe siècle, nous constatons que ces paraiges étaient au nombre de cinq :

Trois d’entre eux avaient leurs assises territoriales à l’extérieur de la muraille d’alors, c’est-à-dire en dehors de la juridiction épiscopale.

Porte-Moselle contrôlait le Rhinport, Port-Sailly les grèves de la Seule. Tous deux tiraient leur pouvoir politique de leur importance économique, contrôle du vin du val de Metz pour l’un, du sel du Saulnois pour l’autre.

Outre-Seille était le quartier des artisans, des métiers selon l’expression d’alors. Par contre, les deux derniers paraiges étaient issus de la ville murée, c’est-à-dire de la partie de la ville placée sous la juridiction de l’évêque. Il s’agissait de Saint-Martin, implanté dans la « ville-l’évesque », quartier de la cathédrale et du palais episcopal et du dernier et du plus curieux, celui de la « Jeurue » regroupant cinq familles habitant cette rue ou des rues voisines.

Au début du XIII e siècle, chaque paraige avait son sceau et ses armoiries. Chacun était à sa manière un emblème, une marque identitaire.

 

Saint-Martin arborait les boulets de l’évêché, rappel du martyre de Saint-Etienne, qui figurait d’ailleurs sur le sceau de la Commune. PortSailly se signalait par une tour, symbolisant la porte qui, dans l’enceinte, donnait accès au quartier sur lequel il régnait. Porte-Moselle était simplement fascé et Outre-Seille chevronné.


Quant à Jeurue, il était tout de même assez particulier.

 

Tout d’abord, il portait une aigle dite écourtée, c’est-à-dire tronçonnée au milieu du corps, mais de manière à laisser trois excroissances. En héraldique, on appelle cela un lambel, dérivant du mot lambeau. C’est une brisure, c’est-à-dire une marque apposée sur un blason indiquant une quelconque infériorité par rapport au meuble principal, ici l’aigle, symbole des empereurs germaniques depuis les Hohenstaufen. En France, de nombreux blasons portent le lambel pour rappeler qu’il s’agit d’une branche cadette.

Au fil du temps, le lambel fut parfois remplacé par la barre, la bande ou le péri. Mais le lambel gardait le prestige de l’ancienneté.

Lorsque la Provence entra dans le royaume au XVe siècle, ce fief prestigieux, apanage de la couronne, reçut de nouvelles armes, dont le lambel considéré comme plus ancien, donc plus respectable que d’autres brisures. L’infériorité était alors devenu soit le simple signe d’une branche cadette, soit d’une branche bâtarde.

 

La Jeurue, qui par ce blason, semblait faire allégeance au Saint-Empire, n’était pas, à l’évidence, dans ces cas-là. Que pouvait être alors son infériorité ? On l’entrevoit par la petite gravure, difficile à déchiffrer, qui figure à la dextre de la croix qui, comme pour chaque paraige, somme le sceau. Il s’agit en fait d’un rameau d’olivier. Le rameau que rapporta la colombe à Noé, le rameau qui, après le déluge, concluait la nouvelle alliance entre Dieu et les Hommes.


La Nouvelle Alliance, voilà à ce que signifie ce sceau, message encore renforcé par le contre-sceau qui figure explicitement une tête de juif, barbue et coiffée du chapeau en usage au XIIIe siècle.


Aucun autre sceau de paraige ne comporte de contre-sceau, et aucun ne comporte un élément figuratif à côté de la croix sommitale. Aux yeux d’un héraldiste, ces armoiries peuvent se lire comme un message codé : nous sommes des juifs convertis à la nouvelle foi. De notre ancienne condition, nous avons gardé le souvenir de notre ancienne infériorité, (le lambel), notre nom (Jeurue, en latin vicus judaeorum, la rue des juifs), et le contre-sceau. Mais nous nous affichons désormais comme chrétiens et nous sommons nos armes d’une croix, renforcée encore par le rameau d’olivier symbolisant notre nouvelle naissance.

Aucun texte n’a été conservé à Metz relatant le souvenir de la conversion au christianisme de quelques familles juives notables.

Cela peut cependant s’expliquer par les périodes troublées que connut la ville durant les interrègnes liés à la Querelle des Investitures ou plus tard à la Lutte du Sacerdoce et de l’Empire.

Nous n’avons cependant aucune certitude et tout cela reste du domaine de l’hypothèse. Il n’en demeure pas moins que le paraige de Jeurue semble revendiquer, directement ou indirectement une filiation juive, réelle ou symbolique.

En l’absence de toutes autres preuves, c’est au moins là un signe du grand prestige qu’ont pu avoir les juifs de Metz au cours de l’histoire de la ville et de la région, et dont les racines plongent certainement dans ces années du IXe et Xe siècle, où ils assuraient le train de vie des Carolingiens

M. Jean-Bernard LANG : Les juifs austrasiens dans le commerce international au Moyen-Age (VIIe-Xe siècles)


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