Histoire spirituelle

Hellénisme et judaïsme

Hellénisme et judaïsme: deux mots grecs dont il faut rappeler le sens si l’on veut poser correctement la question du rapport entre les deux réalités auxquels ils renvoient.

Le substantif hellênismos désigne d’abord l’utilisation correcte de la langue grecque, par exemple chez Diogène de Babylone (11e s. av. n. è.) et Philodème (ier s. av. n. è.). Les traités Péri hellênismou composés par Séleucos, Ptolemée d’Ascalon, Philoxène et Tryphon entre le IIIe et le Ier siècles portaient sur cette question.

Un sens assez proche figure dans les papyri, où le mot désigne l’utilisation de la koinè par opposition à celle de la langue atticisante (POxy 1012).

Un autre emploi est attesté dans le célèbre passage de 2 Maccabées 4, 7-17, où le grand prêtre Jason obtient du roi Antiochos Épiphane l’autorisation d’établir à Jérusalem un gymnase et un ephêbeion et où il entreprend de faire passer les Juifs « vers le caractère hellénique ».

Jason fait disparaître les comportements conformes à la Loi, le culte est délaissé ; « de la sorte, il y eut un triomphe de l’hellénisme et un essor de Pallophyrisme » (4, 13), c’est-à-dire des manières étrangères ; on le voit, l’hellénisme est synonyme d’abandon de la Loi juive et d’adoption des manières grecques.

Enfin, plus tard, chez l’empereur Julien, l’hellénisme n’est autre que le paganisme grec: c’est le premier mot de la Lettre 84 adressée à Arsace, le grand prêtre de la Galatie, dans laquelle Julien énumère les réformes religieuses qu’il veut mettre en place. C’est en ce sens que le code de Justinien parle de « l’impiété de l’hellénisme » (1, 13, 9, 1).

Le verbe hellênizein est attesté avant le substantif, dès l’époque classique. Il signifie « parler grec », chez Eschine, Platon (Ménon 82b) et Xénophon. Il désigne le fait de « parler correctement le grec » chez Aristote, puis chez Denys d’Halicarnasse ; en ce sens, il s’oppose au verbe barbarizein, « parler une langue barbare, parler incorrectement » (Sextus Empiricus, Contre les grammairiens 246).

Chez le poète comique Posidippe, hellênizein est attesté au sens de « parler la koinè », par opposition au grec attique. Employé transitivement, le verbe signifie « helléniser » une autre langue, c’est-à-dire la traduire en grec: Dion Cassius, Histoire romaine 55, 3, 5, explique qu’il est impossible d’« helléniser » le mot latin auctoritas ; un sens proche est attesté chez Flavius Josèphe, celui de « donner une allure grecque » à des mots étrangers, en transformant par exemple Nôkh en Nôkhos {Antiquités juives I, 129).

Le passif est attesté chez Thucydide au sens d’« être instruit dans la langue grecque » par quelqu’un. Chez les Pères de l’Église, le verbe a souvent le sens de « pratiquer la religion païenne, être païen ». Quant à l’adverbe hellênisti, il signifie d’abord « en grec », chez Xénophon, Platon, Plutarque, puis « à la manière grecque », chez Lucien et Plutarque.

Enfin, le nom d’agent hellénistes apparaît plus tardivement, dans le corpus du Nouveau Testament, où il désigne ceux des Juifs qui ont pour langue le grec (Actes 6, 1 ; 9, 29) ; chez l’empereur Julien, il désigne le sectateur de la religion grecque traditionnelle (Lettre 84, 430d).

Le lexique du judaïsme présente une série de mots parallèle au vocabulaire de l’hellénisme. Toutefois, ce lexique n’est pas attesté chez les auteurs païens, mais uniquement chez les écrivains juifs et chrétiens.

Le substantif ioudaismos figure quatre fois en 2 Maccabées, où il désigne la religion propre aux Juifs dans toutes ses dimensions : en 2, 21, il est question des actes de bravoure accomplis par Judas Maccabée « en faveur du judaïsme » ; en 8, 1, Judas Mac- cabée rassemble contre l’ennemi païen ceux « qui étaient restés dans le judaïsme » ; en 14, 38 (bis), Razis est présenté comme un défenseur du judaïsme. Le même sens est attesté en 4 Maccabées 4, 26, ainsi qu’en Galates 1, 13-14, où Paul parle de son passé « dans le judaïsme ».

Le verbe ioudaizein signifie « faire le juif, se faire juif » en Esther 8, 17, où il traduit le participe hithpael de yâhad ; dans la Bible, ce verbe est un hapax, mais la racine ne peut signifier que « être juif » et l’hithpael « se faire juif » ; il est intéressant de noter que, dans la LXX, le verbe est traduit deux fois : « beaucoup des peuples de la terre furent circoncis et judaïsèrent » ; les verbes peri- temnesthai et ioudaizein apparaissent ainsi comme synonymes.

Le même verbe avec le même sens se retrouve en Galates 2, 14 et chez Flavius Josèphe, Guerre des Juifs II, 454 et 463. L’adverbe ioudaisti signifie « dans la langue des Juifs » en 4 Règnes 18, 26 et Isaïe 36, 11, où il s’oppose à suristi, « dans la langue des Syriens », c’est-à-dire en araméen ; le même sens est attesté en 4 Règnes 18, 26 ; 2 Paralipo-mènes 32, 18 ; 2 Esdras 23, 24 ; Isaïe 36, 13. Enfin, ioudaistês figure seulement dans la littérature patristique, où le mot désigne des chrétiens qui adoptent des comportements juifs (Adamantius, Dialogue 2, 15 ; Concile de Laodicée 29).

Ainsi, les deux familles de mots renvoient, en un sens étroit, à une réalité linguistique et, en un sens large, à une réalité de civilisation dans tous ses aspects, la langue, le mode de vie, les valeurs, la religion.

Cependant, elles ne sont pas totalement symétriques : si hellênismos désigne le fait, pour des Juifs, d’avoir adopté le mode de vie grec, en revanche, ioudaismos ne désigne pas le fait, pour des Grecs, d’avoir adopté le mode de vie juif, mais simplement le judaïsme en tant que religion et mode de vie.

Néanmoins, chez les Pères de l’Église, le verbe ioudaizein peut désigner le fait, pour des chrétiens, d’adopter des manières ou des croyances juives.

Quand on rapproche les deux termes grecs d’hellénisme et de judaïsme, c’est pour poser la question de l’hellénisation du judaïsme et, plus rarement, celle de la judaïsation de l’hellénisme.

En fait la langue grecque n’a pas de substantif pour désigner ce processus de pénétration et d’influence. Cependant, dans un texte de Philon sur lequel Martin Hengel a attiré l’attention, le verbe aphellênizein renvoie à ce que nous appelons aujourd’hui hellénisation1. Philon fait l’éloge de l’empereur Auguste, il énumère les bienfaits que le souverain a apportés : il a mis fin aux guerres civiles et à la piraterie et il a civilisé les populations associables et sauvages ; c’est lui qui « a accru la Grèce de beaucoup de Grèces et qui a hellénisé la terre barbare dans les parties les plus nécessaires » {Ambassade 147).

A ce passage, on peut ajouter un texte d’un auteur païen, où le même verbe est employé au passif dans le même sens : dans le Discours 37 aux Corinthiens attribué à Dion Chrysostome, mais que l’on restitue aujourd’hui à Favorinos d’Arles, l’orateur, qui parle de lui-même à la troisième personne, affirme qu’il pratique avec zèle non seulement la langue, mais aussi la pensée, le mode de vie et la manière d’être des Hellènes (§ 25) ; « tout en étant Romain, il a été hellénisé, comme votre patrie » (26) ; il affirme le caractère universel de la paideia grecque.

On le voit, l’hellénisation concerne les individus, les cités, la terre habitée. Elle consiste dans le remplacement de ce qui est barbare par le mode de vie et de pensée grec.

La manière dont ce modèle grec s’est diffusé dans le monde méditerranéen jusqu’à l’Inde grâce aux conquêtes d’Alexandre et aux Epigones a fait l’objet du livre fondateur de Johann Gustav Droysen, Geschichte des Hellenismus, paru à Hambourg à partir de 1833.


Il y est très peu question des Juifs. L’hellénisme est conçu comme la fusion de la Grèce et de l’Orient et, dans la pensée de J. G. Droysen, il fait couple avec le christianisme, qui en est l’achèvement.

Les historiens postérieurs se sont beaucoup intéressés aux rapports entre hellénisme et christianisme, parfois en défendant un tout autre point de vue que celui de X G. Droysen. Par exemple, à l’extrême fin du XIXe siècle, Adolf von Harnack veut revenir au christianisme authentique, ce qui suppose à ses yeux que l’on procède à sa déshellénisation.

Dans ce contexte, il est plus rarement question de la rencontre entre hellénisme et judaïsme, et Martin Hengel n’a pas tort, en 1969, de considérer que son Judentum und Hellenismus est la première tentative d’aborder le sujet dans toute sa complexité. Peu après M. Hengel, en 1976, Arnaldo Momigliano publie Alien Wisdom, en partie consacré à notre sujet.

Les études, alors, se multiplient, notamment en France, où Edouard Will et Claude Orrieux publient en 1986 Ioudaismos-Hellenismos. Essai sur le judaïsme judéen à l’époque hellénistique. En 1998, Marie-Françoise Basiez donne Bible et histoire. Judaïsme, hellénisme, christianisme, un livre dont le sous-titre montre que, dorénavant, on ne peut plus traiter du couple hellénisme et christianisme sans introduire le judaïsme. Enfin, en 2001, dans sa synthèse D’Alexandre à Zénobie. Histoire du Levant antique, Maurice Sartre consacre de nombreuses pages au sujet qui nous occupe.

De la lecture de ces travaux, il ressort que l’hellénisation est un concept large, qui ne se réduit pas aux réalités grecques: avec la conquête romaine, l’hellénisation devient par plusieurs de ses aspects une romanisation.

Par exemple, les thermes se répandent dans tout l’Orient: les rabbins des deux Talmuds les fréquentent et un passage décrit même le roi David en train d’y prendre un bain!

Un second acquis de la recherche est que la pénétration du mode de vie et de pensée gréco-romain n’est pas un phénomène uniforme dans le temps et dans l’espace. La langue hébraïque semble s’être maintenue dans les milieux du temple de Jérusalem, tandis que la langue et la culture grecques triomphent chez les Juifs d’Alexandrie.

A Jérusalem, la phase d’hellénisation initiale est suivie de la résistance maccabéenne, à laquelle succède une période d’ouverture sur l’hellénisme symbolisée par Hérode le Grand, suivie d’une nouvelle phase de résistance marquée par les deux guerres juives et terminée par le repli du judaïsme sur lui-même.

Les mêmes phases ne se retrouvent pas à Alexandrie, où pour reprendre le titre d’une étude de Joseph Mélèze-Modrejewski, aux splendeurs grecques ont succédé les misères romaines.

Et encore s’agit-il de tendances générales, qui ne doivent pas masquer que les choses ont été plus complexes dans la réalité: l’époque maccabéenne n’est pas seulement une phase de résistance à l’hellénisation, car, en face des Maccabées, il a existé un courant de Juifs favorables à une adaptation et une modernisation du judaïsme ; et les splendeurs grecques d’Alexandrie ont connu quelques ratés, que raconte 3 Maccabées.

En fait, il semble que le principal problème rencontré par les historiens soit de déterminer des critères incontestables de l’hellénisation: sont tour à tour invoqués :

  • La pénétration de la langue et de l’onomastique grecques.
  • Le développement de l’éducation à la grecque.
  • L’apparition d’une littérature juive de langue grecque.
  • La présence, dans cette littérature, d’idées grecques sur Dieu, l’homme et le monde
  • L’importance numérique de mots d’origine grecque et latine dans la Mishna, les deux Talmuds et la littérature midrashique.
  • L’influence du modèle politique de la cité grecque et des royaumes hellénistiques.
  • La multiplication des monuments gréco- romains.
  • L’existence de traductions d’écrits juifs en grec a également été utilisée, mais sans que l’argumentation soit présentée dans toutes ses dimensions.

La Septante entre adaptation à l’hellénisme et fidélité au judaïsme

A elle seule, l’existence d’écrits juifs de langue grecque ne prouve pas une pénétration réelle de l’hellénisme au sein du judaïsme.

2 Maccabées, dont la plus grande part a été écrite directement en grec, fait connaître les idées d’un groupe de Juifs ennemis de l’hellénisme. En va-t-il différemment dans le cas des traductions? C’est ce que l’on pense spontanément, mais à tort. Car il existe deux types de traductions dans l’Antiquité: les traductions ad sensum, qui privilégient la langue cible et ses catégories de pensée, et les traductions ad litteram, qui veulent rendre compte de la langue de départ.

La traduction de la Bible par Aquila au début du IIe siècle de notre ère reproduit si fidèlement le modèle hébreu qu’elle est incompréhensible pour qui ne sait pas l’hébreu.

La traduction de la Torah par les soixante-douze lettrés venus de Jérusalem à Alexandrie sous Ptolémée II Philadelphe, ou un peu plus tard, n’est pas aussi littéraliste. Mais elle a été entreprise à une époque où il n’existait pas encore de traductions ad sensum. Elle est fortement littérale, comme le montre le fait qu’elle reproduit l’ordre des mots de l’hébreu.

Or on a admis pendant longtemps que la Septante avait été traduite pour répondre aux besoins de la communauté juive d’Alexandrie, qui n’aurait plus su l’hébreu.

Elle serait donc un exemple d’adaptation d’un texte juif à l’environnement grec. Mais, depuis une vingtaine d’années, on en revient à l’explication donnée dans l’Antiquité et notamment par Aristée, Lettre à Philocrate: la traduction résulterait d’une initiative du pharaon grec, soucieux de pouvoir accéder en sa langue à un texte de référence d’une des ethnies d’Alexandrie. Si cela est vrai, alors il n’y aurait pas eu de volonté explicite d’helléniser la Bible hébraïque. Est-ce à dire pour autant qu’il n’y a pas eu d’hellénisation effective de ce texte?

Selon Aristée, les traducteurs étaient « des maîtres dans les lettres judaïques, mais aussi adonnés à la culture hellénique » (§ 121). Est-il possible de vérifier cette compétence culturelle?

L’hellénisation des réalités bibliques

Quelques exemples suffiront pour prendre la mesure de ce phénomène.

La Torah hébraïque présente le peuple errant dans le désert sous l’aspect d’une population de nomades en déplacement. Or, le Pentateuque grec apporte une innovation à cette présentation: le peuple nomade devient une cité grecque en route dans le désert.

Dans le livre des Nombres, la « communauté », sunagôgê, des fils d’Israël est divisée successivement en « tribus », phulai, « parentés », suggeneiai, « dèmes », dêmoi, et « maisons des lignages paternels », oikoi patriôn.

C’est la distinction entre tribus et dèmes qui doit retenir l’attention. En effet, le mot « dème » apparaît plus de 150 fois, et uniquement dans ce livre. Il correspond à l’hébreu mishpâhâh, qu’on traduit par clan, ou par famille, ou par parenté.

Dans les autres livres de la Torah, ce mot est rare et est rendu par « tribu », phulê (11 exemples en Genèse ; 1 en Lévitique).

L’originalité des Nombres est donc d’introduire la distinction entre la tribu et le dème. Or, cette distinction renvoie à une réalité politique grecque précise: plusieurs cités d’époque classique ou hellénistique sont organisées en tribus et en dèmes.

A l’époque de Clisthène, les dèmes constituent les éléments de base de l’organisation civique athénienne: au nombre de 139, puis dépassant les 150, les dèmes sont les lieux d’enregistrement des citoyens âgés de 18 ans. Ces dèmes sont répartis entre les dix tribus, qui servent de cadre à l’ensemble des institutions politiques. Le système des dèmes et des tribus existent également à Rhodes, où il y avait 3 tribus et 36 dèmes.

La cité d’Alexandrie elle-même semble avoir été divisée en 5 tribus ; et, à leur tour les tribus sont divisées en 12 dèmes, et les 12 dèmes en 12 phratries ; de la sorte, il y a 60 dèmes et 720 phratries, comme le signale le papyrus Hibeh 28 (265 avant notre ère).

A la différence d’Athènes, où les dèmes avaient une réalité topographique, les dèmes d’Alexandrie étaient probablement une simple réalité numérique, regroupant un nombre défini de citoyens.

Les dèmes bibliques, eux, sont au minimum une réalité numérique, puisque le second recensement de Nombres 26 se fait dème par dème ; mais ils sont probablement aussi une réalité topographique: lors de la marche dans le désert et au moment des campements, chaque tribu a une place déterminée ; même si le texte biblique est muet sur ce point, il est probable que l’ordre des dèmes au sein de chaque tribu en déplacement ou au repos n’était pas anarchique.

Ainsi, par l’emploi des mots « tribu » et « dème », les traducteurs ont transposé le modèle de l’organisation civique en usage dans des cités grecques célèbres à la description que donne la Torah d’une population nomade errant dans le désert.

Ce qui a favorisé cette transposition, c’est que la Torah décrit la population en marche dans le désert comme une armée en déplacement organisée autour de ses monuments cultuels.

L’influence du modèle civique grec ne se limite pas à cet exemple.

En Nombres 1, 18, Moïse et Aaron passent en revue les fils d’Israël et se livrent à une opération peu claire dans le texte hébreu, mais que les targums araméens et les traductions modernes comprennent comme un enregistrement.

La Septante dit que « ils mettaient sur des tablettes » les noms des soldats. Le verbe epaxoneîn signifie au départ « placer sur un axe ». Mais, dans le vocabulaire politique, il prend une signification particulière: à Athènes, les axones étaient les quatre côtés d’une pièce de bois de section carrée sur lesquels étaient gravées les lois de Solon ; ces tablettes tournaient autour d’un pivot, ce qui permettait leur consultation ; selon d’autres sources, les axones étaient de forme quadrangulaire et recevaient les lois privées, tandis que les lois publiques étaient écrites sur des kurbeis triangulaires de pierre. Les lois de Rome avaient été gravées sur un dispositif de ce genre.

Ainsi, à l’instar de ce que certaines cités du monde gréco-romain pratiquaient pour leurs lois, Moïse et Aaron mettent sur des tablettes les noms des Hébreux : de la sorte, leur passage en revue reçoit force de loi.

Dernier exemple : le mot hébreu qui signifie « les anciens » est traduit tantôt par presbuteroi, tantôt par gerousia (25 exemples dans le Pentateuque) ; si le mot presbuteroi n’a pas en grec de sens institutionnel net, en revanche, la gerousia est une institution bien attestée, qui désigne une forme de gouvernement par les plus âgés.

Les limites à l’hellénisation

Pour les traducteurs, toutes les réalités juives ne sont pas traduisibles en grec. C’est ce que montre l’existence des translittérations. Normalement les noms propres d’hommes ou de lieux sont translittérés.

Dans le lexique des plantes, il y a sabek, l’arbre du sacrifice d’Abraham (Genèse 22, 13). Dans le domaine des unités de mesure, il y a, dans le cas des liquides, Yhin (6,5 1) et Voiphi (45 1) ; dans le cas des solides, le gomor, qui transcrit l’hébreu hômer. Dans le domaine de l’alimentation, la nourriture miraculeuse du désert est appelée mon ou  manna ; la boisson alcoolisée appelée shêkar devient, d’après l’araméen,  sikera. Dans le domaine des réalités religieuses, il y a les exemples bien connus des chérubins,  kheroubim, et de Pâque, pessakh.

Toutefois, cette limite à l’hellénisation qu’est la translittération rencontre à son tour des limites. C’est ainsi que des mots résultant au départ d’une translittération entrent dans le système nominal grec et se déclinent ou bien ils donnent lieu à des dérivations ; de la sorte, on peut dire qu’ils sont partiellement hellénisés : c’est le cas de noms propres, comme Moïse, Môusês, ou de quasi-noms propres comme « lévite », leueitês, ou encore d’un des mots qui désignent le prosélyte, ho geiôras, ou enfin du sabbat, ta sabbata, sur lequel est fabriqué le verbe sabbatizein.

Surtout, des noms de lieux que les traductions modernes transcrivent sont traduits en grec ; il y a une trentaine d’exemples de ce phénomène dans la Genèse ; c’est ainsi qu’en 11, 28, la cité d’Abraham, Ur, devient « territoire », khôra. De la sorte, les traducteurs anciens considéraient le texte biblique comme plus traduisible que nous ne le faisons aujourd’hui.

Un autre phénomène atteste que les traducteurs avaient conscience des limites de la traduisibilité de leur texte: l’existence des hébraïsmes sémantiques, en d’autres termes de mots grecs employés en un sens qui n’existe que dans leurs correspondants hébreux.

Le Greek-English Lexicon de H. G. Liddell et de R. Scott contient un assez grand nombre de ces mots, pour lesquels, après les sens attestés en grec, ils signalent, dans une rubrique spéciale, l’emploi propre à la LXX. Mais, en s’appuyant sur une analyse sémantique plus rigoureuse et en se fondant sur les inscriptions et les papyri, G. B. Caird a éliminé nombre de ces particularités de la LXX10.

En réalité, les hébraïsmes sémantiques sont peu nombreux et leur nombre ne cesse de diminuer au fur et à mesure des progrès de la papyrologie documentaire. De plus, le contexte d’emploi de ces hébraïsmes permet en général de comprendre de quel champ sémantique ils relèvent, voire de déterminer leur sens précis. Par exemple, l’investiture des prêtres est exprimée en hébreu par l’expression verbale « remplir les mains de quelqu’un ». Pour un hébraïsant, cette expression signifie « consacrer, habiliter ». Or, le Pentateuque présente deux fois la tournure « remplir les mains », plêroun, à laquelle il est apparemment difficile pour un helléniste de donner le sens d’investiture sauf s’il connaît l’hébreu.

Cependant, le contexte d’Exode 32, 29, permet au lecteur de comprendre que le remplissage des mains n’est pas un acte ordinaire. Moïse vient d’ordonner aux lévites de tuer les adorateurs du veau d’or. Une fois ce châtiment accompli, il leur déclare: « vous avez rempli vos mains pour Seigneur » ; et celui-ci les bénit. Le lecteur comprend que le remplissage des mains est une métaphore qui désigne l’acceptation d’une responsabilité particulière au nom de Dieu. On n’est pas très loin du sens d’investiture. C’est sûrement le sens que l’on donne à Nombres 7, 88, où Moïse, dans le TM, vient d’oindre Aaron et, dans la LXX, vient de lui remplir les mains et de l’oindre : le remplissage des mains apparaît comme synonyme de l’onction.

Adaptation aux réalités grecques et fidélité au judaïsme


A première analyse, le phénomène des traductions multiples pourrait être traité sur le même plan que les translittérations et les hébraïsmes sémantiques et être considéré comme relevant des limites de l’hellénisation: si un même mot hébreu est rendu par plusieurs mots grecs, c’est qu’aux yeux des traducteurs, le mot n’a pas de véritable équivalent dans la langue d’arrivée et n’est pas traduisible.

En fait un tel raisonnement ne tient pas compte de l’aspect positif des traductions multiples. Prenons le cas de Nombres 35 : les fils d’Israël reçoivent l’ordre de réserver aux lévites 48 villes, ainsi que le migrâsh qui est autour d’elles. Ce mot désigne la zone immédiatement extérieure aux murs de la ville, où les citadins conduisaient (garâsh) leurs troupeaux.

Dans la LXX, le mot est traduit de trois façons : ta homora, « les bordures », ta proastia, « les banlieues », ta sugkurounta, « les lieux contigus ». Il donne lieu aussi à une traduction interprétative : ta aphorismata, « les lieux mis à part » ; au lieu d’être défini comme un espace, le migrâsh est décrit par un terme qui énonce ce qui est fait de cet espace: il est mis à part pour les lévites.

Comment comprendre cette multiplicité des traductions? L’explication est double. Tout d’abord, aux yeux des traducteurs, il n’y a pas d’équivalent grec exact du migrâsh. Mais ensuite une bonne approximation de cette réalité biblique peut être atteinte si l’on combine tous les équivalents grecs: le migrâsh est un lieu mis à part dans l’environnement des villes, qu’il borde et jouxte.

D’autres phénomènes de traduction montrent qu’en règle générale, les traducteurs ont su à la fois s’adapter aux réalités grecques et être fidèles au judaïsme. C’est ainsi que, pour rendre compte de réalités bibliques qui n’ont pas d’équivalent grec, ils créent des mots nouveaux, mais sans que ces mots nouveaux soient incompréhensibles pour des Grecs.

Aux yeux des Juifs, l’autel du désert est unique et réservé à l’unique Seigneur: il n’était pas possible d’utiliser le mot bômos, qui renvoie aux autels multiples de la religion grecque. Dès lors, sur θυσία, qui est l’offrande apportée au Seigneur, les traducteurs ont créé thusiastêrion, qui désigne de manière limpide « l’autel à offrandes ».


Un phénomène voisin du néologisme consiste à donner à un terme un sens nouveau, mais tel que le contexte d’emploi permet de le comprendre. En grec, le proche parent se dit agkhistos, un mot dérivé de l’adverbe agkhi, qui marque la proximité. En droit attique, le substantif agkhisteia désigne le droit d’héritage en tant que proche parent et le verbe agkhisteuô signifie « être parent au degré successible ».

Dans la LXX, le verbe est appliqué au domaine des crimes de sang: ho agkhisteuôn to haima ou tou haimatos, « le proche parent quant au sang » ou « du sang », est l’homme qui, étant le plus proche parent, est en droit de demander compte du sang versé.

Un procédé plus subtil consiste à utiliser des mots qui évoquent le lexique auquel on veut se référer, tout en s’en distinguant légèrement. Dans la religion grecque, le sacrifice du salut, en remerciement d’une guérison, d’un heureux retour, etc. s’appelle ta sôtêria. Il existe un équivalent biblique de ce sacrifice, qui se dit shelâmim. La traduction littérale serait sôtêria. Or la LXX propose toujours le singulier to sôtêrion.

Ainsi, par l’emploi du radical sôtêr-, elle évoque le monde du sacrifice, mais, par le singulier, elle affirme que le rite biblique n’est pas identique au rite grec. Autre exemple : la phase préparatoire de tout sacrifice consiste à apporter l’offrande. Dans la religion grecque, cet apport est désigné par le verbe epipherein. Ce verbe est employé par la LXX, mais jamais dans un contexte de sacrifice. A sa place, elle utilise anapherein et prospherein, qui font clairement écho au verbe grec, tout en s’en distinguant  il est ainsi suggéré que l’apport sacrificiel biblique est différent de l’apport grec, tout en l’évoquant.

Conclusion

Trois points méritent d’être soulignés :


1. Les traducteurs ont su dire en grec les choses juives, pour reprendre une belle expression d’Emmanuel Lévinas.


2. La Bible hébraïque est apparue de moins en moins traduisible au fur et à mesure de l’avancée du temps. Dans les dernières années du ne siècle av. notre ère, le traducteur du Siracide affirme que « les textes n’ont pas une force égale lorsqu’ils sont dits dans leur langue originale en hébreu et lorsqu’ils sont traduits dans une autre langue ». Il est ainsi l’un des plus anciens témoins de l’adage traduttore, traditore.

Au début de l’ère chrétienne, Théodotion, un réviseur de la LXX, multiplie les translittérations, non pas qu’il ne sache pas traduire, mais qu’il estime que certains mots ne peuvent pas être traduits. Un siècle après lui, la nouvelle traduction d’Aquila est difficilement compréhensible si l’on n’a pas une bonne connaissance de l’hébreu.

Par exemple, pour rendre compte du fait que le mot rê’shît, «commencement», est dérivé du mot rô’sh, «tête», Aquila traduit le premier substantif de la Genèse par kephalaion faisant ainsi écho à kephalê. Mais kephalaion ne peut avoir ni le sens de commencement ni celui de principe.

Pour comprendre la signification qu’il a ici, il faut savoir quel est le mot hébreu sous-jacent ou du moins avoir à sa disposition un commentateur qui informe sur le texte hébraïque. De la sorte le fossé qui sépare l’hellénisme et le judaïsme s’est accru entre la période des traducteurs et celle des Sages. Ce phénomène participe de la résistance du judaïsme à l’égard de l’hellénisme et de l’affirmation identitaire.

3. Cette conclusion ne doit pas être poussée trop loin. C’est la Bible des Septante devenue l’Ancien Testament des chrétiens que les Sages ont rejetée, non le grec. La version d’Aquila est utilisée dans la diaspora encore à l’époque de Justinien et la Bible est lue en grec à Byzance. Le grec en tant que langue de communication n’est pas remis en cause. En revanche, il est coupé de son arrière-fond culturel et religieux. Le même phénomène n’est pas propre aux Juifs, mais est attesté chez les Pères de l’Église, même si, chez eux, il a pris une ampleur moindre.

Gilles Dorival


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